Courts Martial

Decision Information

Summary:

Date of commencement of trial: 10 June 2019

Location: Asticou Centre, block 2600, room 2601, courtroom, 241 de la Cité-des-Jeunes Boulevard, Gatineau, QC

Charges:

Charge 1: Para. 125(a) NDA, wilfully made a false statement in a document signed by him that was required for an official purpose.
Charge 2: Para. 125(a) NDA, wilfully made a false entry in a document signed by him that was required for an official purpose.
Charge 3: S. 130 NDA, committed a fraud (subsection 380(1)(b) CCC).
Charge 4: Para. 117(f), an act of a fraudulent nature not particularly specified in sections 73 to 128 of the National Defence Act.
Charge 5: S. 129 NDA, conduct to the prejudice of good order and discipline.
Charges 6, 7, 8: S. 129 NDA, neglect to the prejudice of good order and discipline.

Results:

FINDINGS: Charges 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8: Withdrawn.

Decision Content

Warning : this document is available in French only.

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Dutil, 2019 CM 3003

 

Date:  20190617

Docket:  201839

 

Cour martiale permanente

 

Salle d’audience du Centre Asticou

Gatineau (Québec) Canada

 

Entre :

 

Colonel M. Dutil, requérant

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence du Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.C.A.


 

DÉCISION SUR LA DEMANDE EN RÉCUSATION FORMULÉE PAR L’ACCUSÉ À L’ÉGARD DU JUGE MILITAIRE PRÉSIDANT LA COUR MARTIALE

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]               À l’ouverture du procès, lorsque j’en ai fait la demande aux parties suite à la lecture de l’ordre de convocation, l’accusé, le colonel Dutil, s’est opposé à ce que je préside la cour martiale permanente pour laquelle j’ai été désigné à titre de juge militaire. Cette cour martiale a été convoquée au sujet des accusations portées à son égard et contenues dans l’acte d’accusation signé en date du 3 août 2018 par le sous-lieutenant Senécal, procureur spécial nommé par le directeur des poursuites militaires, et a fait l’objet d’une mise en accusation formelle le 16 août 2018.

 

[2]               Plus précisément, le colonel Dutil me demande de me récuser à titre de juge militaire désigné pour présider la présente cour martiale et de retourner l’acte d’accusation et tout le dossier qui y est afférent à l’administrateur intérimaire de la cour martiale, au motif que je ne bénéficie pas en réalité et en apparence, de l’indépendance et de l’impartialité requises pour présider son procès.

 

La preuve

 

[3]               Au soutien de sa demande, le colonel Dutil a témoigné devant moi et il a aussi fait comparaître l’administratrice de la cour martiale, madame Morrissey. De plus, il a présenté les documents suivants :

 

a)                  VD1-1, l’original de son avis écrit concernant sa demande en récusation daté du 9 mai 2019 et reçu par le bureau de l’administratrice de la cour martiale le même jour;

 

b)                  VD1-2, l’ordre de convocation concernant la cour martiale permanente du colonel Dutil signé par l’administrateur intérimaire de la cour martiale en date du 2 mai 2019;

 

c)                  VD1-3, l’acte d’accusation concernant le colonel Dutil signé le 3 août 2018 par le sous-lieutenant Senécal;

 

d)                 VD1-4, une copie d’une citation à comparaître adressée à moi-même, signée par l’administrateur intérimaire de la cour martiale, monsieur Saindon, en date du 3 mai 2019;

 

e)                  VD1-5, une copie du procès-verbal de signification concernant ma citation à comparaître signé par un huissier de justice, monsieur René Bergeron, en date du 6 juin 2019;

 

f)                   VD1-6, une copie de la liste des témoins que la poursuite entend faire comparaître au soutien de la présentation de sa preuve au soutien des accusations;

 

g)                  VD1-7, une copie d’un courriel d’approbation daté du 31 mai 2019, provenant du colonel Dutil au sujet des formations à être suivies par le juge d’Auteuil durant l’année fiscale 2019-2020;

 

h)                  VD1-8, une copie d’un courriel d’approbation daté du 3 avril 2018, provenant du colonel Dutil au sujet des formations à être suivies par le juge d’Auteuil durant l’année fiscale 2018-2019;

 

i)                    VD1-9, une copie de décret du gouverneur en conseil du 14 juin 2018 concernant la nomination du lieutenant-colonel d’Auteuil à titre de juge militaire en chef adjoint (JMCA);

 

j)                    VD1-10, une copie d’une lettre du 15 juin 2018 signée par le juge militaire en chef (JMC) concernant la délégation de certains pouvoirs et fonctions au juge militaire d’Auteuil;

 

k)                  VD1-11, une copie de six formulaires d’autorisation de congé pour l’année financière 2018-2019 pour le lieutenant-colonel d’Auteuil et approuvés par le colonel Dutil;

 

l)                    VD1-12, une copie de cinq formulaires d’autorisation de congé pour l’année financière 2018-2019 pour le colonel Dutil et approuvés par le lieutenant-colonel d’Auteuil.

 

[4]               J’ai aussi pris connaissance judiciaire des faits et questions énumérés et contenus à la règle 15 des Règles militaires de la preuve.

 

[5]               La poursuite a décidé de ne pas présenter de preuve pour les fins de cette demande.

 

Les faits

 

[6]               Le colonel Dutil a été nommé juge militaire le 10 janvier 2001. Dans mon cas, j’ai été nommé le 18 mai 2006. Le juge Dutil a été nommé JMC le 2 juin 2006. L’administratrice de la cour martiale occupe son poste actuel depuis le mois de mai 2007. Le capitaine de frégate Pelletier a été nommé juge militaire le 10 avril 2014.

 

[7]               Selon le colonel Dutil, il a rapporté au mois de décembre 2014 à l’administratrice de la cour martiale une relation personnelle qu’il avait avec une sténographe judiciaire, soit l'adjudant Annie Dorval. Au mois de janvier 2015, le colonel Dutil m’aurait aussi rapporté qu’une telle relation aurait existé alors qu’elle était déjà terminée.

 

[8]               Le juge Gibson, nommé le 1er octobre 2013, s’est retiré de sa fonction de juge militaire en février 2015 en raison de sa nomination à titre de juge à la cour supérieure de justice de l’Ontario.

 

[9]               La sténographe impliquée dans la relation personnelle avec le JMC, Annie Dorval, se serait jointe au Cabinet du JMC à l’automne 2013. Elle aurait été certifiée dans son métier de sténographe judiciaire en mars 2014. À compter du mois de janvier 2015, elle aurait été en congé de maladie et absente du Cabinet du JMC de manière continue jusqu’à son transfert d’unité avec l’Unité interarmées de soutien du personnel, qui était à l’époque une unité assurant la transition de carrière des militaires vers la vie et le marché du travail civil. Elle a été libérée des Forces armées canadiennes en février 2016.

 

[10]           Tel que rapporté dans son témoignage par madame Morrissey, administratrice de la cour martiale, elle aurait été approchée au mois de septembre 2015 par le colonel Wakeham, chef d’état-major du juge-avocat général (JAG), qui lui aurait mentionné qu’il considérait formuler une plainte au comité d’enquête des juges militaires à l’égard du JMC en raison d’une allégation à l’effet qu’il aurait eu une relation personnelle avec une sténographe judiciaire. Il aurait aussi mentionné qu’il en avait discuté avec le JAG. Il aurait indiqué à madame Morrissey que son code d’éthique du barreau auquel il appartenait en tant qu’avocat l’obligeait à considérer à faire une telle plainte. Il a demandé la coopération de l’administratrice de la cour martiale, ce qu’elle a refusé, car ce n’était pas son rôle dans les circonstances.

 

[11]           Une telle plainte a été formulée le 9 octobre 2015 par le colonel Wakeham. Par contre, le colonel Dutil en a appris l’existence seulement le 5 novembre 2015 dans le cadre d’une conférence préparatoire avec les avocats impliqués dans une cour martiale.

 

[12]           Le colonel Dutil a dit qu’il a informé les juges militaires de l’existence de cette plainte, ce qui inclut le juge Pelletier et moi-même à l’époque, et ce, le jour même où il l’a appris. En raison des circonstances, il m’a aussi délégué le 5 novembre 2015 l’ensemble de ses pouvoirs et fonctions de JMC. Cette délégation a été annulée par lui le 13 novembre 2015.

 

[13]           Le colonel Dutil a décrit sa relation avec le juge Pelletier. Avant la plainte, ses contacts avec lui étaient professionnels et parfois personnels. Il avait des discussions avec lui d’ordre judiciaire sur certains dossiers. Il rencontrait et discutait avec le juge Pelletier dans le cadre d’événements à caractère plus social du bureau comme le party de Noël, certains repas au restaurant avec les autres juges et le golf en compagnie des autres juges. Suite à la plainte, une animosité s’est développée au fil du temps entre les deux. Le juge Pelletier lui a fait part clairement de son opinion. Il lui aurait fait comprendre qu’il était mécontent de cette situation et des effets que cela pourrait avoir sur les juges militaires et sur lui-même. Il est d’avis que le juge Pelletier ne lui a pas fourni son soutien dans les circonstances pour des motifs qui lui sont personnels.

 

[14]           Le colonel Dutil a décrit la relation qu’il avait avec moi. Il a indiqué que nous avions développé une relation professionnelle et aussi personnelle au fil du temps. Il a mentionné qu’il considérait que je suis devenu un confident et ami avec le temps. Il a expliqué qu’en raison du contexte pour le travail, soit le petit nombre de juges, les échanges et discussions de nature professionnelle occasionnés par le fait de travailler de manière isolée dans un milieu juridique plus spécialisé, cela a favorisé, en principe, une plus grande proximité entre les juges militaires.

 

[15]           Cela a été confirmé par madame Morrissey qui a décrit notre relation comme étant professionnelle et aussi personnelle. Elle a dit qu’en plus d’être des collègues, nous avions une bonne connaissance de nos familles respectives et que nous nous étions supportés l’un et l’autre lorsqu’il y a eu certains moments familiaux plus difficiles. Elle a illustré cela par le fait, entre autres choses, que nous allions au restaurant de manière assez fréquente le vendredi midi lorsque nous étions au bureau tous les deux.

 

[16]           Le colonel Dutil a précisé que je l’avais aidé dans sa gestion de la relation qu’il avait avec la sténographe après l’avoir quitté en janvier 2015. Je tiens à préciser qu’elle ne travaillait plus au bureau et qu’elle ne faisait plus partie de l’environnement de travail du Cabinet du JMC.

 

[17]           En raison du fait que des membres de son entourage et du Cabinet du JMC ont été contactés par un enquêteur de la police militaire, le colonel Dutil a conclu qu’il faisait l’objet d’une enquête par la police militaire.

 

[18]           Le comité de conduite des juges militaires a décidé, en février 2016, de ne pas donner suite à la plainte qui avait été formulée parce que cela n’avait rien à faire avec l’exercice de la fonction de juge militaire, et il a conséquemment fermé le dossier.

 

[19]           Le 17 février 2017, la capitaine de frégate Sukstorf a été nommée juge militaire. Sa langue maternelle est l’anglais. Elle parle et comprend un peu le français.

 

[20]           Il appert que les activités investigatrices de la police militaire n’ont pas cessé à l’égard du colonel Dutil après le règlement de la plainte, car ce dernier a constaté que d’autres questions étaient toujours posées à des personnes de son entourage.

 

[21]           Le 25 janvier 2018, un enquêteur du Service national des enquêtes des Forces canadiennes portait des accusations à l’égard du colonel Dutil quant à une réclamation qu’il aurait effectuée en raison d’un devoir temporaire qu’il avait exercé à titre de juge militaire au sujet d’une cour martiale qu’il présidait à l’automne 2015 et aussi en ce qui a trait à la relation qu’il aurait eu de l’automne 2014 au mois de septembre 2015, à titre de JMC, avec une sténographe judiciaire du Cabinet du JMC.

 

[22]           Le colonel Dutil m’a délégué le même jour l’ensemble de ses pouvoirs et fonctions de JMC. Cette délégation a été annulée le 23 février 2018.

 

[23]           Le 11 juin 2018, une mise en accusation en anglais à l’égard du colonel Dutil était effectuée par le procureur spécial, le lieutenant-colonel Poland, nommé par le directeur des poursuites militaires, faisant ainsi suite aux accusations portées le 25 janvier 2018.  Cependant, le procureur spécial ne s’est pas déchargé de son obligation d’informer l’administratrice de la cour martiale quant au choix de l'accusé relativement à la langue du procès et il en a été informé par cette dernière.

 

[24]           Plus tard au mois de juin, il a informé l’administratrice de la cour martiale que la langue du procès choisi par l’accusé était le français. Ainsi, un nouveau procureur spécial, le sous-lieutenant Senécal, a été nommé. Il a effectué un retrait de la mise en accusation faite en anglais et une nouvelle mise en accusation a été faite en français le 16 août 2018 à l’égard d’un acte d’accusation qu’il a signé le 3 août 2018.

 

[25]           Le 14 juin 2018, par décret du gouverneur en conseil, j’étais nommé JMCA.

 

[26]           Le 15 juin 2018, le JMC me déléguait, dans le cadre de l’exercice de ma fonction de juge militaire, son pouvoir de désigner les juges militaires pour présider aux cours martiales et à toutes autres auditions judiciaires, ainsi que l’exercice de sa fonction de direction générale sur l’administrateur de la cour martiale. Cette délégation n’a aucun lien juridique avec ma fonction de JMCA pour laquelle la Loi prévoit que je peux exercer les pouvoirs et fonctions de JMC en cas d’absence ou d’empêchement de ce dernier ou de vacance de son poste.

 

[27]           En conséquence, outre les pouvoirs et fonctions qu’il m’a délégués, il a conservé tous ses autres pouvoirs et fonctions reliés à sa fonction de JMC.

 

[28]           C’est le 6 septembre 2018, dans le cadre d’une conférence téléphonique de coordination spécifique pour cette cause, que Me Boutin annonçait son intention de présenter une demande de récusation à l’égard de tous les juges militaires, incluant moi-même. Le 21 septembre 2018, dans le cadre d’une deuxième conférence téléphonique au même effet, le procureur spécial de la poursuite, le sous-lieutenant Senécal, m’informait qu’il contesterait vigoureusement toute demande en récusation qui serait présentée par l’accusé. J’ai informé les parties que si je décidais de ne pas nommer de juge militaire pour présider la cour martiale, je les informerais de ce fait par écrit avec les raisons justifiant une telle décision.

 

[29]           Lors de cette même conférence téléphonique, suite à une entente entre les deux parties, la date du 10 juin 2019 a été retenue comme date de procès pour la cour martiale du colonel Dutil. Il est à noter que j’ai mentionné qu’il y avait de la disponibilité judiciaire pour tenir le procès à compter du mois de janvier 2019. Même si le fait de traiter la requête en récusation de manière préliminaire à la tenue du procès a été évoqué, aucune des parties n’a mentionné de date ou moment spécifique pour en traiter.

 

[30]           Le 4 décembre 2018, je recevais une lettre du procureur spécial me demandant de convoquer la cour martiale du colonel Dutil le plus rapidement possible afin de traiter de la question de récusation de manière préalable au procès. Sa demande était justifiée en raison de sa préoccupation à l’effet que le procès se déroule dans un délai raisonnable. Je lui ai répondu par écrit et je lui ai fait remarquer que rien de spécifique n’a été discuté auparavant concernant la récusation. Je lui ai aussi rappelé :

 

a)                  qu’une demande de récusation se fait habituellement à l’ouverture du procès;

 

b)                  que pour disposer de manière préalable d’une question, une fois que la Cour est convoquée, il appartient à la partie qui l’invoque de présenter la requête;

 

c)                  qu’il était possible de changer la date de convocation de la cour martiale pour qu’elle débute plus tôt si les parties s’entendent à cet effet, et de procéder à la demande de récusation dans le cadre du procès, puis d’ajourner le déroulement lui-même du procès à la date initialement prévue au mois de juin 2019.

 

[31]           Une autre conférence téléphonique a eu lieu le 8 janvier 2019 durant laquelle les parties ont convenu d’un commun accord, que la requête soit entendue de manière préliminaire durant la première semaine du mois d’avril 2019, sans changer la date prévue pour le début de la cour martiale. J’ai aussi confirmé que j’étais prêt à désigner un juge militaire pour présider la cour martiale.

 

[32]           Le 17 janvier 2019, un ordre de convocation a été signé par l’administrateur intérimaire de la cour martiale, monsieur Saindon, pour la convocation d’une cour martiale générale concernant le colonel Dutil et devant avoir lieu le 10 juin 2019 à la salle d’audience du Centre Asticou à Gatineau. J’étais identifié sur ce document comme étant le juge militaire désigné pour présider la cour martiale. Le type de cour martiale était celui qui s’appliquait par défaut, étant donné qu’à cette date, le colonel Dutil n’avait pas indiqué son choix de type de tribunal, et ce, malgré le fait qu’il avait été formellement sollicité pour le faire.

 

[33]           Cependant, vers la fin du mois de février 2019, Me Boutin a fait part au procureur spécial de son intention de présenter la demande récusation seulement au moment de l’ouverture de la cour martiale convoquée pour le 10 juin 2019, et non avant.

 

[34]           Le 22 mars 2019, j’ai procédé à l’audition d’une requête pour un changement de date présentée par le procureur spécial. Essentiellement, il suggérait que la cour martiale du colonel Dutil soit convoquée pour le 1er avril 2019 ou dans cette semaine-là afin de disposer de la demande de récusation, considérant les délais.

 

[35]           Le même jour, j’ai rejeté sa requête car j’étais d’avis que les motifs invoqués par l’accusé pour ne pas présenter sa demande de récusation de manière préliminaire, soit en raison de nouveaux développements dans l’affaire et de changements causés par la situation personnelle de l’avocat de la défense et de l’accusé, étaient justifiés d’une part, et d’autre part, que le fait de tenir la cour martiale plus tôt aurait pour effet de priver l’accusé de son droit de choisir à nouveau, au plus tard trente jours avant la date fixée pour l’ouverture de son procès, le type de cour martiale.

 

[36]           Le 2 mai 2019, un nouvel ordre de convocation était signé par l’administrateur intérimaire de la cour martiale en raison du fait que le colonel Dutil avait exprimé son désir d’être jugé par une cour martiale permanente au lieu de générale. La cour martiale devait avoir lieu à la même date, le même endroit et être présidé par le même juge militaire que mentionné dans l’ordre de convocation précédent.

 

[37]           Le 23 mai dernier, la capitaine de frégate Deschênes a été nommée juge militaire. Elle a occupé auparavant la position de conseillère juridique au JMC sur les questions d’administration de la justice militaire et à l’administratrice de la cour martiale sur toute question juridique, et ce, du mois de juillet 2012 au mois de juillet 2015. À ce titre, elle aurait maintenu une relation strictement professionnelle avec le JMC. Le colonel Dutil a affirmé que sur la base de la divulgation de la preuve qu’il a reçue au sujet des accusations traitées en cour martiale, il la considère comme un témoin des faits de la cause, et aussi comme l’une des personnes impliquées dans la plainte déontologique dont il a fait l’objet. En effet, au début de son témoignage devant moi, il a identifié l’adjudant à la retraite Michaud, la maître de 1re classe à la retraite Smith et une autre personne, qu’il a identifiée comme étant la juge Deschênes, comme étant les personnes impliquées dans la plainte déontologique examinée par le comité de conduite des juges militaires en 2015-2016.

 

[38]           Le colonel Dutil a mentionné qu’il n’avait eu aucun contact personnel avec moi depuis la mise en accusation au mois de juin 2018. Cela a d’ailleurs été confirmé par madame Morrissey dans son témoignage. Par contre, il y a eu des contacts entre lui et moi pour des fins administratives depuis ce temps.

 

Le droit

 

[39]           En droit canadien, il existe une présomption forte d’impartialité à l’égard du juge qui préside une audience. C’est à celui qui demande la récusation du juge pour une question de partialité d’en faire la preuve. Cette preuve doit démontrer une réelle probabilité de partialité.

 

[40]           Tel que mentionné par la Cour suprême du Canada dans R. c. S. (R. D.), [1997] 3 R.C.S. 484 au paragraphe 105, « la partialité dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines questions. »

 

[41]           Le critère pour la récusation est une crainte raisonnable de partialité. Le juge doit donc se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.

 

[42]           Le test doit être appliqué de manière objective. Cependant, les faits qui peuvent constituer le fondement d’une telle décision doivent aussi être raisonnables. C’est ce qui explique que l’analyse est contextuelle et doit se faire au cas par cas.

 

[43]           Dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, au paragraphe 22, le juge LeDain, au nom de la Cour, s’exprime en ces termes :

 

Tant l'indépendance que l'impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l'individu comme du public dans l'administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l'acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu'un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu'impartial et que le critère de l'indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l'ai proposé, être celle d'un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d'indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s'il jouit de ces conditions ou garanties.

 

[44]           Donc il doit y avoir perception d’impartialité et non pas seulement une impartialité réelle. D’où la nécessité de faire l’analyse de manière objective.

 

Questions

 

[45]           Est-ce que le colonel Dutil a démontré, selon la balance des probabilités, qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial?

 

[46]           Dans la perspective où je conclurais que je dois me récuser, comment dois-je procéder pour la suite de cette affaire?

 

Position des parties

 

Le colonel Dutil

 

[47]           Le colonel Dutil demande que je me récuse, car il est d’avis qu’il a démontré, selon une prépondérance des probabilités, qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial pour plusieurs motifs :

 

a)                  L’absence d’indépendance institutionnelle entre sa fonction de JMC et ma fonction de juge militaire, en raison du rôle administratif joué par le JMC à mon égard;

 

b)                  La présence de partialité en raison des liens personnels qui unissent le JMC et moi-même;

 

c)                  Ma connaissance personnelle des faits concernant les deux incidents allégués à la base même des accusations contre le colonel Dutil;

 

d)                 Ma connaissance personnelle de plusieurs témoins, mettant en péril ma capacité d’évaluer leur crédibilité et leur probité;

 

e)                  Le fait que mon témoignage est nécessaire pour établir sa défense à l’égard des accusations.

 

[48]           De plus, selon lui, si je décide de me récuser, je n’ai pas d’autre choix que de mettre un terme aux présentes procédures afin que le dossier soit renvoyé à l’administrateur intérimaire de la cour martiale pour que soit convoquée une nouvelle cour martiale avec un nouveau juge désigné. À son avis, ma récusation aurait pour effet de rendre caduc, nul et non avenu l’avis de convocation de la présente cour martiale et je n’aurais d’autre choix que d’agir comme il le suggère.

 

La poursuite

 

[49]           Selon la poursuite, le colonel Dutil n’a pas réussi, selon la prépondérance des probabilités, à faire la démonstration nécessaire pour que je conclue que je dois me récuser dans cette affaire.

 

[50]           Le procureur de la poursuite est d’avis que l’indépendance institutionnelle entre le juge en chef et moi-même est suffisante dans les circonstances et ne justifie pas, à elle seule, ma récusation.

 

[51]           Il rejette l’argument quant à ma partialité concernant ma connaissance des faits et de certains témoins dans cette affaire, car, à son avis, le seul fait d’alléguer la connaissance de certaines circonstances ou de témoins n’est pas suffisant en soi pour justifier ma récusation. De plus, le fait de démontrer l’existence d’une relation personnelle avec le colonel Dutil n’est pas en soi suffisamment probant pour rencontrer le test exigé pour conclure à une récusation de ma part.

 

[52]           Il ne s’agit pas, selon le procureur, qu’il y ait absence de sympathie ou d’opinion de ma part, mais plutôt d’évaluer si je suis en mesure de garder un esprit ouvert pour décider. Selon lui, il n’a pas été démontré que je ne puisse pas agir ainsi.

 

[53]           Concernant mon assignation à titre de témoin par le colonel Dutil, le procureur est d’avis qu’il doit être démontré que mon témoignage est pertinent et substantiel, ce qui n’aurait pas été prouvé par l’accusé. Il m’a soumis que cela pourrait être interprété comme un moyen dissuasif pour me décourager de siéger dans cette affaire et qu’il faut que je sois prudent quant au poids à donner à cette question.

 

[54]           Le procureur spécial me demande donc de rejeter la demande en récusation du colonel Dutil.

 

[55]           Il m’a aussi mis en garde quant au fait que si j’arrivais à la conclusion que je me récusais dans cette affaire, il est important de considérer les motifs de ma décision à la lumière de la nécessité de procéder dans cette cause en raison du contexte, soit qu’il pourrait être aussi impossible pour les autres juges militaires de siéger dans cette affaire et que le contexte particulier qui justifie l’existence d’un système de tribunaux militaires distincts doit être pris en compte dans ma décision. En conséquence, cela pourrait faire varier le poids des motifs à la base de ma décision de me récuser et me conduire à la conclusion qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis impartial.

 

[56]           Finalement, le procureur spécial me suggère, si j’accepte la demande en récusation formulée par le colonel Dutil, de me limiter à ce qui est prévu à la règlementation, soit d’ajourner la cause jusqu’à ce qu’un autre juge militaire soit désigné.

 

[57]           Dans R. c. S. (R. D.), la Cour suprême du Canada s’exprime ainsi aux paragraphes 91 et 92 :

 

91.          Pour mériter le respect et la confiance de la société, le système de justice doit faire en sorte que les procès soient équitables et qu’ils paraissent équitables aux yeux de l’observateur renseigné et raisonnable. Tel est le but fondamental assigné au système de justice dans une société libre et démocratique.

 

92.          C’est un principe bien établi que tous les tribunaux juridictionnels et les corps administratifs sont tenus d’agir équitablement envers les parties qui ont à comparaître devant eux. [...] Afin de remplir cette obligation, le décideur doit être impartial et paraître impartial. La portée de cette obligation et la rigueur avec laquelle elle s’applique varieront suivant la nature du tribunal en question.

[Emphase dans l’original]

 

[58]           À mon avis, dans un contexte où la cour martiale traite d’une question de nature disciplinaire aux conséquences pénales sérieuses, et que la présomption d’innocence joue un rôle central dans la question à être déterminée par cette Cour, soit la culpabilité ou non d’un justiciable du code de discipline militaire sur les accusations devant la Cour, je dois traiter avec une grande rigueur la question de mon impartialité, et j’irais jusqu’à dire avec la même rigueur qu’un juge de cour supérieure de juridiction criminelle. Il suffit de se rappeler la constatation faite par la cour d’appel de la cour martiale dans la décision de R. c. Leblanc, 2011 CACM 2, à l’effet que les nombreux changements à la Loi sur la défense nationale avaient « opéré un rapprochement considérable entre les juges civils et les juges militaires en matière criminelle, et, d'autre part, ont accru pour le militaire mis en accusation l'équité du système de justice militaire ».

 

[59]           Contrairement à ce qu’avance la poursuite, je ne crois pas que le contexte militaire du présent tribunal me permettre d’envisager d’appliquer avec moins de rigueur qu’un autre tribunal ayant juridiction sur des affaires pénales au Canada et comportant la possibilité d’incarcération comme sanction, la question d’impartialité et d’apparence d’impartialité.

 

[60]           Dans l’arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la page 296, la Cour suprême discute de l’impact du contexte militaire sur l’indépendance et l’impartialité dont la cour martiale doit faire preuve, et non du juge qui la préside. De plus, la Cour suprême a exprimé dans le même paragraphe que si le système de tribunaux militaires avait pour effet de violer un droit de l’accusé prévu à la Charte canadienne des droits et libertés, cette violation devrait faire l’objet d’une analyse sous l’article 1 de la Charte où justement le contexte militaire devrait être pris en compte. Je ne crois pas que les commentaires de la Cour suprême du Canada devraient être interprétés dans le sens suggéré par le procureur spécial.

 

[61]           La question de mon indépendance institutionnelle face au JMC, le colonel Dutil, a été soulevée comme l’un des arguments devant être considérés quant à la question d’impartialité.

 

[62]           Essentiellement, il a été soumis par le colonel Dutil qu’en raison de l’exercice de certaines obligations administratives envers moi, je ne bénéficierais pas de l’indépendance nécessaire et, par conséquent, de l’impartialité nécessaire pour juger cette affaire.

 

[63]           À mon avis, le colonel Dutil n’a pas démontré qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial en raison d’une absence d’indépendance institutionnelle.

 

[64]           Dans la décision de Valente, la Cour suprême du Canada s’exprime en ces termes à la page 685 :

 

Même s'il existe de toute évidence un rapport étroit entre l'indépendance et  l'impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L'impartialité désigne un état d'esprit ou une attitude du tribunal vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée.  Le terme « impartial » [. . .] connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme « indépendant », à l'al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu'est l'indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l'organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.

 

[65]           Ce concept d’indépendance a été défini de la manière suivante par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, à la page 138 :

 

Je n'entends toutefois pas limiter cette notion de « gouvernement » aux simples pouvoirs exécutif et législatif. Par l'expression « gouvernement », dans ce contexte, je veux dire toute personne ou tout organisme capable d'exercer des pressions sur les juges en vertu de pouvoirs émanant de l'État. Cette large définition englobe, par exemple, le Conseil canadien de la magistrature et tout Barreau. J'inclurais aussi toute personne et tout organisme au sein de la magistrature investis de certains pouvoirs sur les juges; par exemple, les membres de la Cour doivent jouir de l'indépendance judiciaire et être en mesure d'exercer leur jugement sans faire l'objet de pression ou d'influence de la part du Juge en chef. Je souligne qu'en élargissant le sens du mot « gouvernement » pour définir l'expression « indépendance judiciaire », je n'entends nullement donner une définition aux fins de l’art. 32 de la Charte canadienne.

[Emphase dans l’original]

 

[66]           L’une des principales fonctions du JMC est de désigner les juges militaires qui présideront les cours martiales ou toutes autres auditions judiciaires. Lorsqu’il exerce son autorité, le JMC doit considérer la disponibilité des juges et le niveau de formation de ceux-ci.

 

[67]           À mon avis, l’exercice d’autoriser un congé et la formation d’un juge découle directement du fait qu’il désigne les juges pour présider une instance judiciaire. En effet, c’est le JMC qui décide de l’horaire des juges en rapport avec leur disponibilité et le niveau d’expérience.

 

[68]           En me déléguant son autorité pour désigner les juges pour présider les cours martiales et toutes autres auditions judiciaires, le JMC m’a aussi passé en quelque sorte le contrôle sur l’horaire de travail des juges, incluant la question des congés et formations.

 

[69]           Dans les faits, il appert que les congés des autres juges militaires sont autorisés par moi-même. Ceux du JMC sont autorisés par moi, mais il ne siège pas en ce moment. Il serait difficile dans les circonstances actuelles pour moi de les lui refuser dans le contexte où je n’ai pas à considérer actuellement sa présence pour présider une audience. Dans les faits, il s’agit plus d’une approbation qui ne nécessite pas l’exercice d’une discrétion de ma part.

 

[70]           Quant à mes congés, je suis d’avis qu’il s’agit de la même situation. Puisqu’il revient à moi d’établir le calendrier de travail, il serait plutôt difficile pour le JMC de me refuser un congé qui doit s’articuler dans le contexte du travail à accomplir par les autres juges et moi-même.

 

[71]           Quant à la formation des juges, le raisonnement est aussi le même. Les juges militaires me soumettent leur demande. J’en discute par courriel avec le JMC qui l’approuve. Ici encore, que cela soit pour moi-même ou pour les autres juges, il serait difficile pour le JMC de refuser cela à la lumière des recommandations que j’émets dans le cadre de l’établissement du calendrier judiciaire. Ici encore, il s’agit d’une approbation pour laquelle le colonel Dutil n’a pas besoin d’exercer sa discrétion.

 

[72]           J’en viens donc à la conclusion que l’aspect d’indépendance institutionnelle ne peut jouer un rôle à titre de facteur à considérer pour la demande de récusation dans le contexte de cette affaire.

 

[73]           Le colonel Dutil soulève aussi que notre relation personnelle, ma connaissance des faits et des témoins reliés aux accusations devant cette Cour sont des raisons suffisantes pour accepter sa demande en récusation.

 

[74]           Le fait que le juge qui préside ce tribunal a fréquenté l’accusé sur le plan professionnel et personnel depuis plusieurs années ne semble pas causer de problème à la poursuite quant au fait de présider de manière impartiale ce tribunal. Essentiellement, il semble que la poursuite est d’avis que le fait de connaître quelqu’un n’est pas suffisant pour constituer un motif de récusation. En effet, le fait de connaître quelqu’un ou d’avoir une opinion sur cette personne n’est pas en soi suffisant. C’est plutôt dans quelle mesure un juge peut faire fi de cela, en apparence et en réalité, sur un plan objectif, pour juger la cause. Il y a un point où cette connaissance ne peut humainement être mise de côté.

 

[75]           Le colonel Dutil m’a décrit comme un ami et un confident et que je l’ai aidé à passer à travers certaines épreuves personnelles. Je suis d’avis qu’en raison de la preuve qui a été faite, la nature de la relation personnelle entre moi-même et l’accusé, démontrée par la preuve, est en soi suffisante pour arriver à la conclusion qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial. En effet, en apparence, il apparaîtrait difficile selon moi pour cette personne que je serais en mesure de mettre de côté tout ce que je connais de l’accusé pour ultimement avoir l’état d’esprit libre et ouvert qui est requis pour juger.

 

[76]           La seule connaissance de l’existence de la relation reprochée ou d’une réclamation qui a été effectuée par le colonel Dutil n’est pas en soi un motif de récusation. Par contre, le fait de connaître certains aspects du contexte relié à ces deux incidents allégués, que ce que je connais soit pertinent ou non à cette affaire, est suffisant à mon avis pour qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial.

 

[77]           Quant à certains témoins qui ont été appelés pour prouver la cause de la poursuite, je dois dire que cela apparaît comme un facteur sérieux à considérer. En effet, comme l’a décrit le colonel Dutil, un juge militaire est appelé à voyager avec le sténographe judiciaire. Évidemment, ils apprennent mutuellement à se connaître mieux sur le plan professionnel et personnel. Certains passent plus de temps que d’autres ensembles en dehors de la cour.

 

[78]           Le juge militaire aussi doit apprendre à faire confiance au sténographe judiciaire, car dans la tenue d’une cour martiale, le sténographe fait tout en son pouvoir pour préserver l’indépendance et l’impartialité du juge militaire en contrôlant les gens qui ont accès à lui et les faits qui seraient susceptibles de lui être rapportés hors cour. Ainsi, le sténographe judiciaire discute de certaines questions relatives à la cour martiale et dont le juge n’aura connaissance qu’une fois le procès terminé. Le sténographe judiciaire assure ainsi le bon fonctionnement de la cour.

 

[79]           Cette confiance est essentielle et comporte une analyse continuelle de la part du juge militaire à l’égard de la compétence et de la personnalité du sténographe judiciaire. Ainsi, le juge est appelé à en connaître plus du sténographe que le requerrait une relation professionnelle habituelle. Cette confiance s’apparente à celle qui existe souvent entre deux militaires en mission. Ils doivent suffisamment se connaître pour pouvoir être efficaces dans leur fonction respective.

 

[80]           Ceci dit, pour les témoins qui sont d’anciens sténographes judiciaires, soit mesdames Smith et Michaud, ainsi que monsieur Marsolais, il serait difficile de croire que je puisse mettre de côté ma connaissance acquise de ces personnes dans le contexte précédemment décrit, et ce, malgré un certain écoulement du temps, pour être en mesure d’évaluer leur crédibilité et leur fiabilité dans cette affaire. Clairement, selon moi, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial sur cet aspect aussi.

 

[81]           Il en va de même pour madame Dorval. En plus de l’avoir connue comme sténographe, il a été établi que j’ai été le confident du colonel Dutil sur la question des liens qui les unissaient. Clairement, en ce qui a trait à l’évaluation de la crédibilité et la fiabilité de son témoignage, je vois difficilement comment une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, ne pourrait pas conclure autrement qu’à ma partialité quant à l’évaluation de son témoignage.

 

[82]           Madame Morrissey sera aussi appelée à titre de témoin à charge dans cette affaire. Nous maintenons des liens professionnels en raison de nos fonctions respectives, mais un fait est évident : madame Morrissey aura à continuer à prendre des décisions à titre d’administratrice de la cour martiale qui pourraient m’affecter dans ma fonction de juge militaire. Me prononcer sur la crédibilité et la fiabilité de son témoignage comporte le risque de vivre avec ma décision par la suite, incluant qu’elle puisse prendre des décisions à saveur de représailles ou craindre que la relation de travail soit affectée. Dans cette perspective, il est clair pour moi qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial.

 

[83]           Concernant l’assignation à comparaître qui m’a été signifiée, il appert que les raisons qui justifient une telle approche ont fait l’objet d’une décision mûrie et réfléchie de la part du colonel Dutil et, à mon avis, il a été démontré qu’un tel témoignage pourrait être pertinent et substantiel à l’égard de certaines des infractions devant moi. Que ce soit sur l’existence ou non de la relation entre le colonel Dutil et madame Dorval et la nature de la relation elle-même, ou sur l’exercice du devoir temporaire du colonel Dutil qui est à la base des accusations concernant sa réclamation, il m’apparaît clair que le fait de me citer comme témoin est justifié et n’est simplement pas un moyen détourner pour sélectionner un juge militaire ou un autre. Quant à moi, considérant ce fait particulier, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial.

 

[84]           Je conclus donc qu’en considérant l’ensemble de ces éléments, le colonel Dutil a prouvé, selon une prépondérance des probabilités, qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de manière réaliste et pratique, conclurait que je suis partial.

 

[85]           J’aborderai maintenant la question de nécessité soulevée par le procureur spécial. Comme je l’ai dit auparavant, il m’a suggéré que dans la mesure où j’en viendrais à conclure que je dois me récuser dans cette affaire, il est de mon devoir de soumettre à une analyse les éléments constitutifs de ma décision dans la perspective de nécessité. Si je comprends bien sa position, qui est la même depuis le début de cette affaire, il serait essentiel que la Cour procède malgré ma conclusion que je devais me récuser.

 

[86]           Qu’entend-on par nécessité? À mon avis, il s’agit de la nécessité d’éviter que le procès ne puisse se retrouver dans une impossibilité de procéder.

 

[87]           Au surplus, selon la poursuite, je devrais aussi prendre compte du fait que ma décision de me récuser pourrait rendre impossible la tenue du procès dans un délai raisonnable.

 

[88]           J’aimerais spécifier que selon la Charte, le droit à un procès raisonnable appartient à l’inculpé, soit le colonel Dutil. Par contre, le corolaire de cette obligation est à l’effet que le poursuivant doit traiter une accusation avec toute la célérité que les circonstances permettent, tel qu’énoncé à l’article 162 de la Loi sur la défense nationale.

 

[89]           À mon avis, cette question est tributaire des actions des différentes parties à l’instance, et ne repose pas exclusivement sur les décisions d’un tribunal. Ainsi, tel que je l’ai mentionné dans le résumé des faits de cette affaire, la mise en accusation finale par la poursuite qui a conduit à la convocation de cette cour martiale a duré, en apparence, sept mois. La poursuite, d’un commun accord avec la défense, a fixé le 21 septembre 2018, soit il y a environ neuf mois, la date de convocation de cette cour martiale au 10 juin 2019, les deux parties connaissant très bien la jurisprudence s’appliquant spécifiquement à cette question et présumément au courant de la procédure requise et des conséquences reliées au traitement de la question de récusation.

 

[90]           Tel que suggéré par le procureur spécial, les droits prévus à la Charte n’ont pas d’ordre de préséance dans leur application. Il s’agit d’interpréter les droits prévus à la Charte dans le contexte de l’affaire. Ici, il ne s’agit pas de décider si le droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial doit céder le pas ou non au droit à un procès dans un délai raisonnable.

 

[91]           Ce qui est au centre de la présente demande en récusation est la capacité du juge militaire présidant la cour martiale de juger cette affaire sans crainte raisonnable de partialité. La question du délai raisonnable à juger cette affaire n’a aucun lien avec la question à décider. Par contre, les décisions qui ont été prises par les différents acteurs, incluant ce tribunal, pourront faire l’objet d’une analyse ultérieure dans le cadre d’une requête visant spécifiquement le droit du colonel Dutil à un procès dans un délai raisonnable.

 

[92]           Il est plutôt difficile pour moi de prédire l’avenir quant aux conséquences de ma décision sur la récusation. Évidemment, si, pour un instant, je présume qu’aucun autre juge militaire ne pourrait présider en raison du défaut d’être nommé ou en raison d’une récusation, il y aura un certain délai de causer à l’audition de cette cause.

 

[93]           Par contre, tel que mentionné par Me Boutin, la poursuite n’a pas démontré qu’il y avait une impossibilité totale qu’un juge militaire préside cette cour martiale.

 

[94]           Il est vrai que la poursuite a démontré qu’il pourrait y avoir des motifs pouvant justifier une demande de récusation à l’égard des juges militaires Pelletier et Deschênes. Quant au juge Sukstorf, à mon avis, il est clair qu’elle n’a pas la capacité de présider un procès contesté dans la langue française.

 

[95]           Je dois reconnaître le fait que, contrairement au directeur des poursuites militaires et au directeur du service d’avocats de la défense qui peuvent être assistés par des avocats en dehors de leur organisation lorsqu’ils constatent la présence potentielle d’un conflit d’intérêts, il ne semble pas exister un tel mécanisme lorsque surgit un potentiel conflit d’intérêt au sein de la magistrature militaire comme celui soulevé par la présente demande en récusation.

 

[96]           Par contre, il n’y a aucune démonstration à l’effet que la nomination d’un autre juge militaire ou d’un juge militaire de la réserve ne pourrait pas être considérée dans les circonstances, particulièrement dans la perspective où cette problématique est connue depuis un certain temps déjà.

 

[97]           En résumé, le moment d’entendre la requête et de rendre ma décision a été choisi en toute connaissance du droit et de la procédure applicables à une demande de récusation par les parties et il ne m’appartient pas de surseoir à ma décision de me récuser sur la simple base d’une question qui n’est pas reliée à ce qu’on me demande de décider dans cette affaire. L’effet potentiel de ma décision de me récuser sur le délai n’est qu’une simple conséquence de celle-ci et ne fait pas partie des critères utilisés pour y arriver. Le moment de considérer et de rendre une décision sur cette question appartenait clairement aux parties impliquées. Quant à moi, il devenait plutôt délicat de forcer les choses d’une manière ou d’une autre, sachant pertinemment que moi ou et mes collègues ferions l’objet d’une demande en récusation par le colonel Dutil à laquelle s’opposerait vigoureusement le procureur spécial.

 

[98]           Il est très important de se rappeler que la question ici était de savoir s’il y avait une crainte raisonnable de partialité de la part du juge militaire, et non pas si la cour martiale était un tribunal indépendant et impartial.

 

[99]           En d’autres mots, il ne s’agit de savoir si un juge militaire peut juger un autre juge militaire ou le JMC dans le cadre d’une cour martiale. Un juge militaire est justiciable du code de discipline militaire et il peut être jugé par une cour martiale présidée par un autre juge militaire.

 

[100]       Par contre, dans le cas où les accusations concernent des faits et des personnes reliées directement au fonctionnement du Cabinet du JMC et que l’accusé est un juge militaire ou le JMC, comme c’est le cas ici, la question de l’habileté d’un juge militaire à pouvoir présider la cour martiale d’un autre juge militaire de manière impartiale peut apparaître plus probante comme aspect à être déterminé par le tribunal. À tout le moins, les chances qu’une telle question soit soulevée par l’une des parties sont très grandes.

 

[101]       L’impossibilité que le colonel Dutil puisse être jugé par une cour martiale en raison de ma décision n’a pas été démontrée, et de ce fait, la nécessité que je sursoie à ma décision de me récuser n’a pas à être considérée dans les circonstances de cette affaire.

 

[102]       Finalement, puisque je me récuse, dois-je simplement ajourner la cause ou dois-je plutôt terminer l’affaire et renvoyer le tout à l’administrateur intérimaire de la cour martiale?

 

[103]       L’alinéa 112.14(6) des Ordonnances et Règlements Royaux applicables aux forces canadiennes prévoit :

 

(6) Si le juge fait droit à la demande, les procédures sont ajournées jusqu'à ce qu'un remplaçant soit nommé.

 

[104]       Le procureur spécial est d’avis que je dois donner effet à ce paragraphe, alors que le colonel Dutil est d’avis que ma décision de me récuser a pour effet de rendre caduc l’ordre de convocation et selon lui je n’ai d’autre choix que de renvoyer tout le dossier à l’administrateur intérimaire de la cour martiale.

 

[105]       Le seul fait de me récuser ne rend pas, à mon avis, l’ordre de convocation caduc. Reprendre tout le processus au complet, incluant la citation des témoins à comparaître, n’est pas souhaitable. La validité de l’alinéa en question n’est pas remise en cause et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas simplement ajourner les procédures de cette cour martiale jusqu’à ce qu’un autre juge militaire soit nommé.

 

[106]       Le colonel Dutil, l’accusé dans cette affaire, a droit d’être jugé par un juge militaire indépendant et impartial, comme tout autre justiciable du code de discipline militaire.

 

[107]       La confiance du public, et plus particulièrement celle des militaires, envers le système de justice militaire repose, entre autres choses, sur le fait qu’une telle assurance existe en apparence et dans la réalité.

 

[108]       À mon avis, agir autrement, minerait cette confiance.

 

POUR TOUTES CES RAISONS, À TITRE DE JUGE MILITAIRE DÉSIGNÉ POUR PRÉSIDER LA COUR MARTIALE DU COLONEL DUTIL, LA COUR

 

[109]       ACCUEILLE la demande du colonel Dutil de me récuser à titre de juge militaire désigné pour présider la présente cour martiale.

 

[110]       AJOURNE les procédures de cette cour martiale jusqu’à ce qu’un autre juge militaire soit nommé pour la présider.


 

Avocats :

 

Me P-L Boutin, 1461 boulevard Wallberg, Dolbeau-Mistassini (Québec), avocat du requérant, colonel M. Dutil

 

Le directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le sous-lieutenant C. Senécal et le major H. Bernatchez, avocats pour l’intimée

 You are being directed to the most recent version of the statute which may not be the version considered at the time of the judgment.