Courts Martial

Decision Information

Summary:

Date of commencement of trial: 21 October 2019

Location: 2 Canadian Division Support Base Valcartier, building CC-119, room 123, Casgrain Street, Valcartier, QC

Charge:

Charge 1: S. 129 NDA, conduct to the prejudice of good order and discipline.

Decision Content

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AUDIENCE DEVANT UN JUGE MILITAIRE

 

Référence: R. c. Gagnon et Lafontaine, 2019 CM 3012

 

Date : 20191021

Dossier : 201861

201956

 

Procédure préliminaire

 

Base de soutien de la 2e Division du Canada

Garnison Valcartier (Québec) Canada

 

Entre :

 

Adjudant J.D.C. Gagnon,

Caporal J.W. Lafontaine,

requérants

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

En présence du Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.C.A.


 

DÉCISION CONCERNANT UNE REQUÊTE VISANT UNE DÉCLARATION QUE L’ARTICLE 129 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE EST CONTRAIRE À L’ARTICLE 7 ET L’ALINÉA 11 d) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

 

(Oralement)

 

[1]               L’adjudant Gagnon et le caporal Lafontaine font tous les deux l’objet d’accusations portées en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale (LDN). Ils sont tous les deux représentés par le même avocat de la défense. Par contre, une cour martiale différente a été convoquée pour chacun d’eux séparément, et conséquemment, le procureur militaire est différent pour chaque cause.

 

[2]               Les accusés ont tous les deux présenté une requête préliminaire en vertu de l’article 187 de la LDN, alléguant les mêmes questions constitutionnelles à l’effet que l’article 129 de la LDN viole, tout d’abord, leur droit à la liberté en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés de manière non conforme au principe de justice fondamentale qu’est la présomption d’innocence, et leur droit à la présomption d’innocence prévu au paragraphe 11d) de la Charte.

 

[3]               Pour des raisons de commodité procédurale, j’ai proposé aux parties impliquées d’entendre les deux requêtes dans une seule et même audience préliminaire, ce qu’ils ont tous accepté.

 

[4]               Ainsi, le 24 septembre 2019, j’ai entendu la requête des procureurs de la poursuite en irrecevabilité de celle actuellement présentée par chacun des accusés. Suite à l’audition qui s’est tenue à la salle de cour Asticou à Gatineau, j’ai décidé d’entendre seulement deux des quatre arguments avancés par les requérants dans leur avis écrit de requête et j’ai fixé au 30 septembre 2019 l’audition de la requête.

 

[5]               Le 30 septembre 2019 en après-midi, après une longue discussion en chambre qui a été résumée dans le cadre de l’audience le lendemain, il a été convenu de procédé seulement le 1er octobre 2019 pour l’audition de la requête.

 

[6]               Donc, le 1er octobre 2019, j’ai procédé à l’audition de la requête à Valcartier.

 

[7]               À titre de preuve, les requérants ont déposé une copie des actes d’accusation dont ils font respectivement l’objet. Chacune des parties a aussi introduit ses arguments respectifs mis par écrit et qui m’ont été fournis à l’avance.

 

[8]               L’adjudant Gagnon est accusé en vertu de l’article 129 de la LDN et le chef d’accusation se lit comme suit :

 

« COMPORTEMENT PRÉJUDICIABLE AU BON ORDRE ET À LA DISCIPLINE

 

Détails : En ce que, le ou vers le 28 avril 2017, à ou près de la Base de soutien de la 2e Division du Canada Valcartier, province de Québec, il a transmis par messagerie texte des propos inopportuns et offensants au Cplc Émilie Rhainds. »

 

[9]               Quant au caporal Lafontaine, il est accusé de deux infractions en vertu de l’article 129 LDN et les chefs d’accusation se lisent comme suit :

 

« COMPORTEMENT PRÉJUDICIABLE AU BON ORDRE ET À LA DISCIPLINE

 

Détails : En ce que le ou vers le 8 août 2017, à Palm Springs, Californie, États-Unis, il a proposé un pari à caractère sexuel concernant le Sdt Prior. »

 

« COMPORTEMENT PRÉJUDICIABLE AU BON ORDRE ET À LA DISCIPLINE

 

Détails : En ce que le ou vers le 9 août 2017, à Palm Springs, Californie, États-Unis, il a tenu des propos intimidants ou menaçants à l’égard du Sdt Paquette. »

 

[10]           Les requérants m’ont soumis qu’un des éléments essentiels d’une accusation portée en vertu de l’article 129 de la LDN, soit l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline, tel qu’interprété par la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) dans la décision R. c. Golzari, 2017 CACM 3, a pour effet d’opérer un renversement du fardeau de preuve dévolu normalement à la poursuite, et qu’en conséquence, un tel résultat constitue une violation du droit à la présomption d’innocence des requérants prévu à l’article 7 et  à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

[11]           De plus, les requérants sont d’avis que la disposition législative que constitue l’article 129 de la LDN est imprécise, contrairement aux exigences de l’article 7 de la Charte car elle doit prévenir raisonnablement les justiciables du code de discipline militaire des conséquences de leur conduite et limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application. Une disposition qui ne satisfait pas à ces exigences essentielles est nulle pour imprécision, et ce, malgré la décision sur cette question précise émise par la CACM en 1993 dans R. c. Lunn, [1993] CMAC-352. Selon les requérants, cette dernière décision ne prend pas compte des développements sur ce sujet de droit précis qui ont été énoncés par la Cour suprême du Canada (CSC) dans une décision assez récente, soit R. c. Levkovic, 2013 CSC 25, et qui aurait pour conséquence de m’amener à conclure de manière différente de la CACM dans la cause de Lunn.

 

[12]           Les procureurs de la poursuite sont d’avis que l’élément essentiel d’une accusation en vertu de l’article 129 de la LDN concernant l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline, tel qu’interprété par la CACM dans Golzari n’a pas l’effet suggéré par les requérants. Au contraire, cette décision n’est pas différente des précédentes de la même cour qui a simplement pris soin de fournir un peu plus de précision sur la notion spécifique d’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline requise à titre d’un des éléments essentiels à être prouvés dans le cadre d’une accusation en vertu de l’article 129 de la LDN. Au surplus, la poursuite est d’avis que l’utilisation de la notion de probabilité qu’un risque qu’un tel élément se produise n’est pas différente d’autres dispositions du Code criminel du Canada ou du code de discipline militaire au même effet.

 

[13]           Quant à la question de l’imprécision soulevée par les requérants concernant l’article 129 de la LDN, la poursuite s’en remet directement à la décision de la CACM dans l’affaire Lunn. À son avis, la décision de Levkovic de la CSC n’apporte rien de nouveau quant au droit applicable en cette matière, et la décision de Lunn devrait être suffisante pour moi afin de trancher cette question soumise par les requérants.

 

[14]           Donc, à cette étape-ci, il y a deux questions que je dois résoudre :

 

a)                  Est-ce que le droit des requérants à la présomption d’innocence prévu à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte a été violé en raison du fait qu’un des éléments essentiels d’une accusation portée en vertu de l’article 129 de la LDN, soit l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline, tel qu’interprété par la CACM dans la décision Golzari, a pour effet d’opérer un renversement du fardeau de preuve dévolu normalement à la poursuite?

 

b)                  Est-ce que l’article 129 de la LDN est imprécis au point de violer les exigences de l’article 7 de la Charte en cette matière?

 

[15]           L’article 7 de la Charte est libellé comme suit :

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

[16]           La juge en chef de la Cour suprême du Canada a défini très clairement les charges respectives que cet article fait peser sur les parties au paragraphe 12 de l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350 :

 

L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le réclamant a donc le fardeau de prouver deux éléments : premièrement, qu’il a subi ou qu’il pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; deuxièmement, que cette atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale. Si le réclamant réussit à faire cette preuve, le gouvernement a le fardeau de justifier l’atteinte en application de l’article premier, selon lequel les droits garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[17]           Tel que je l’ai mentionné dans R c Moriarity, 2012 CM 3017, le critère à satisfaire pour déclencher l’application de l’article 7 de la Charte dans le cadre de l’analyse d’une disposition créant une infraction est très faible. Ainsi qu’il en a été décidé dans Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 et dans R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 84, la possibilité d’emprisonnement ou le risque que cette peine soit infligée suffit pour déclencher une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte.

 

[18]           Les requérants ont donc établi qu’étant donné qu’ils sont passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de moins de deux ans, par l’effet combiné des articles 129 et 139 de la LDN, leur droit à la liberté pourrait être atteint.

 

[19]           Il incombe ensuite aux requérants de prouver que l’atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas un principe de justice fondamentale et, plus précisément ici, la présomption d’innocence, en relation avec l’article 129 de la LDN.

 

[20]           Tel que mentionné dans la décision de la CSC dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, la présomption d’innocence est un principe de justice fondamentale qui a été identifié dans le cadre de l’application de l’article 7 de la Charte.  Elle « a pour effet de sauvegarder la liberté fondamentale et la dignité humaine de toute personne que l'État accuse d'une conduite criminelle », parce qu’elle « garantit qu'un accusé est innocent tant que l'État n'a pas prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. » Comme la CSC nous le rappelle dans la décision de R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, à la page 683, ce principe « anime toutes les composantes du processus de justice pénale. »

 

[21]           Les requérants invoquent aussi une violation de leur droit à la présomption d’innocence prévue à l’alinéa 11d) de la Charte, qui se lit comme suit :

 

11. Tout inculpé a le droit :

 

[…]

 

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

 

[22]           Malgré le fait que ce principe est explicitement énoncé à l’alinéa 11d) de la Charte, soulignons que selon les indications de la CSC dans l’affaire R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la page 603, il peut aussi faire l’objet d’un examen dans le cadre de l’article 7 de la Charte  car « l'examen de l'art. 7 et celui de l'al. 11d) sont inextricablement liés. »

 

[23]           Ainsi, mon intention est de faire une seule et même analyse de la question sous l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte en raison du contexte de cette affaire. Essentiellement, la question est celle de savoir si le droit à la présomption d’innocence des requérants a été violé, et il importe peu que cela se fasse sous l’un ou l’autre des articles, puisqu’il s’agit de la même notion qui est au coeur de cette analyse.

 

[24]           L’article 129 de la LDN se lit comme suit :

 

129 (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(2) Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l’article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

                a) une disposition de la présente loi;

 

b) des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

 

c) des ordres généraux, de garnison, d’unité, de station, permanents, locaux ou autres.

 

(3) Est également préjudiciable au bon ordre et à la discipline la tentative de commettre l’une des infractions prévues aux articles 73 à 128.

 

(4) Les paragraphes (2) et (3) n’ont pas pour effet de porter atteinte à l’application du paragraphe (1).

 

(5) Le présent article ne peut être invoqué pour justifier une accusation relative à l’une des infractions expressément prévues aux articles 73 à 128; le fait que l’accusation contrevient au présent paragraphe ne suffit toutefois pas pour invalider la condamnation de la personne ainsi accusée, sauf si la contravention paraît avoir entraîné une injustice à son égard.

 

(6) La validité de la condamnation ne porte pas atteinte à la responsabilité d’un officier en ce qui a trait à la contravention.

 

[25]           L’article 129 de la LDN est une disposition générale qui criminalise tout comportement jugé préjudiciable au bon ordre et à la discipline au sein des Forces armées canadiennes (R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4, au paragraphe 24).

 

[26]           L’article 129 de la LDN ne crée pas deux infractions, soit une en vertu du paragraphe 129(1) de la LDN et une autre en vertu de du paragraphe 129(2) de la LDN. Au contraire, il s’agit d’une seule et même infraction (R. c. Winters, 2011 CACM 1, au paragraphe 23).

 

[27]           Le paragraphe 129(1) de la LDN nous indique simplement que tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline est une infraction. De manière générale, une preuve hors de doute raisonnable d’un préjudice au bon ordre et à la discipline doit être faite, alors que la preuve d’un tel préjudice peut être quelquefois inférée des circonstances si la preuve indique clairement que le préjudice est une conséquence naturelle d’un fait prouvé (R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7).

 

[28]           Le paragraphe 129(2) de la LDN nous indique que dans certaines conditions particulières, le préjudice au bon ordre et à la discipline est réputé en être un. Il s’agit cependant d’une présomption réfragable, c’est-à-dire, qui peut être réfutable (Winters aux paragraphes 25 et 26, Tomczyk au paragraphe 24).

 

[29]           Dans certains cas, le paragraphe 129(2) de la LDN est nul et inopérant dans la mesure où il a pour conséquence de dispenser la poursuite d’établir hors de tout doute raisonnable la culpabilité de la personne accusée avant que celle-ci n’ait à répondre à l’accusation ou en d’autres mots, qu’il permet une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à la culpabilité de l’accusé (R. v. Korolyk, 2016 CM 1002).

 

[30]           Outre l’état d’esprit blâmable, les éléments essentiels d’une infraction portée en vertu de l’article 129 de la LDN sont l’acte ou le comportement tel qu’allégué dans les détails de l’infraction et son effet préjudiciable sur le bon ordre et la discipline (Winters au paragraphe 24).

 

[31]           Concernant l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline, la CACM a eu l’occasion à quelques reprises d’en définir plus précisément la portée et la signification. Dans l’arrêt Tomczyk, la CACM s’est exprimée sur ce sujet au paragraphe 25 de la manière suivante :

 

La preuve de préjudice est un élément essentiel de l’infraction. Le comportement doit réellement avoir été préjudiciable (Winters, précité, aux paragraphes 24 et 25). D’après la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7, la norme de preuve applicable à cet égard est la norme hors de tout doute raisonnable. Cependant, on peut déduire qu’il y a eu préjudice si la preuve établit clairement qu’il est une conséquence naturelle des actes prouvés; voir R. c. Bradt (B.P.), 2010 CACM 2, 414 N.R. 219, aux paragraphes 40 et 41.

 

[32]           Dans la décision de Golzari, la CACM a précisé sa pensée, à la lumière de ses propos antérieurs qu’elle avait formulés sur cette question dans Tomczyk.

 

[33]           Aux paragraphes 77 et 78 de sa décision dans Golzari, la cour affirme :

 

[77] Cette formulation laisse entendre que le préjudice sera prouvé hors de tout doute raisonnable, tant que la totalité des circonstances appuie la conclusion selon laquelle le comportement en cause est susceptible d’être préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Puisque la Cour, dans la décision Jones, a laissé la porte ouverte pour déduire le préjudice à partir des circonstances, je conviens avec l’appelante que l’élément « préjudiciable » comprend un comportement qui « tend à » ou qui est « susceptible » d’être préjudiciable.

 

[78] Dans son sens grammatical ordinaire, l’élément préjudiciable signifie « qui porte ou qui peut porter préjudice » (Le Nouveau Petit Robert). L’ajout des mots « to the » (dans la version anglaise) devant « prejudice » (dans la version anglaise) incorpore un élément de risque ou un potentiel, et l’expression, interprétée dans son ensemble, n’exige pas que la présence d’effets préjudiciables soit établie dans chaque cas. Même si la preuve d’effets préjudiciables peut exister, elle n’est pas requise pour qu’un comportement fasse l’objet d’une mesure disciplinaire dans le contexte militaire. La discipline militaire exige qu’un comportement soit puni s’il existe un risque véritable d’effets préjudiciables au bon ordre au sein de l’unité; cela constitue plus qu’une simple possibilité de préjudice. Si le comportement tend à ou est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur la discipline, ce comportement est alors préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

 

[souligné dans l’original; je mets en gras]

 

[34]           Il est bon de spécifier que l'expression « bon ordre » employée à l'article 129 de la LDN est assez vaste pour inclure le bon ordre au sens donné à ces mots dans la vie civile dans leur application aux civils et au sens qui leur est attribué dans la vie militaire, dans leur application aux membres d'une force militaire.

 

[35]           La discipline militaire est la pierre angulaire d’une force armée effective et efficiente dans une démocratie. Si les exigences de la discipline militaire ne sont pas atteintes, l’autorité militaire peut en être affectée et cela ne peut qu’avoir pour conséquence que de jeter le discrédit sur le service affaiblissant l’autorité des personnes concernées. Cela peut être aussi perçu comme étant préjudiciable au concept de discipline militaire.

 

[36]           Comme l’a déclaré le colonel J.-B. Cloutier en 2003 dans sa thèse de maîtrise à l’université d’Ottawa intitulée L’utilisation de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale dans le système de justice militaire canadien, à la page 23, la discipline militaire « permet une application contrôlée de la force dans l’accomplissement de l’objectif militaire en permettant de canaliser l’effort de chacun en fonction de besoins du groupe vers le succès de la mission. »

 

[37]           Il est à noter que la conduite qui est préjudiciable au bon ordre ne l’est pas nécessairement à la discipline, dépendant des circonstances. Cependant, la conduite qui est préjudiciable à la discipline est considérée comme l’étant aussi au bon ordre. En d’autres mots, il n’est pas suffisant de prouver que la conduite était préjudiciable au bon ordre mais il faut prouver qu’elle était aussi préjudiciable à la discipline.

 

[38]           Maintenant, que veut dire le mot « préjudice ». Il n’est défini dans la loi ou les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC). Selon l’article 1.04 des ORFC, les mots et expressions sont interprétés selon le sens ordinaire approuvé, indiqué dans Le Petit Robert s'il s'agit d'un texte français. Comme mentionné par la CACM dans Golzari, Le Petit Robert définit le mot « préjudiciable » lorsqu’utilisé dans l’expression « préjudiciable au » qui porte, peut porter préjudice à quelqu’un. Quant au mot « préjudice », le même dictionnaire définit ce mot comme un « acte ou événement nuisible aux intérêts de quelqu’un ». De la manière dont le mot « préjudiciable » est utilisé dans une accusation, et tel qu’il a été indiqué dans la décision de la CACM dans Golzari au paragraphe 78, il signifie une conduite qui « tend à ou est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur la discipline ». Comme l’exprime la CACM dans le même paragraphe, « [l]a discipline militaire exige qu’un comportement soit puni s’il existe un risque véritable d’effets préjudiciables au bon ordre au sein de l’unité; cela constitue plus qu’une simple possibilité de préjudice. »

 

[39]           Les requérants voudraient que je conclue qu’une telle possibilité de préjudice reflète le fardeau de la preuve exigé pour prouver cet élément essentiel. En effet, selon les requérants, la notion de possibilité équivaut beaucoup plus à une exigence d’une preuve selon une prépondérance des probabilités, ce qui se situe en deçà d’une preuve hors de tout doute raisonnable, et donc contraire à l’exigence du fardeau de preuve relié au concept de la présomption d’innocence.

 

[40]           Selon la poursuite, l’exigence d’une preuve de possibilité réelle de préjudice au bon ordre et à la discipline à titre d’élément essentiel devant être prouvé hors de tout doute raisonnable est plutôt la manière d’aborder cette question. Toujours selon la poursuite, la CACM a constamment adopté cette interprétation et la décision dans Golzari n’a rien changé en ce sens.

 

[41]           Je suis tout à fait d’accord avec l’opinion des procureurs de la poursuite sur cette question.

 

[42]           Le premier et le plus important des principes de droit applicables à toutes les causes criminelles et aussi à celles découlant du code de discipline militaire est la présomption d’innocence, principe qui se retrouve inscrit dans la Charte. À l’ouverture de son procès, un accusé est présumé innocent et cette présomption ne cesse de s’appliquer que si la poursuite a présenté une preuve qui convainc la Cour de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[43]           Deux règles découlent de la présomption d’innocence. La première est que la poursuite a le fardeau de prouver la culpabilité. La deuxième est que la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Ces règles sont liées à la présomption d’innocence et visent à assurer qu’aucune personne innocente n’est condamnée.

 

[44]           Le fardeau de la preuve appartient à la poursuite et n’est jamais renversé. Un accusé n’a pas le fardeau de prouver qu’il est innocent; il n’a pas à prouver quoi que ce soit.

 

[45]           Ce que la CACM nous indique dans Golzari, c’est qu’à partir du moment qu’il est démontré hors de tout doute raisonnable qu’il existe une possibilité concrète d’un effet préjudiciable sur le bon ordre et la discipline, cet élément essentiel de l’infraction relative à l’article 129 de la LDN est prouvé.

 

[46]           L’existence de la probabilité d’un risque réel qu’un élément d’une infraction se concrétise sans qu’il ne se matérialise n’est pas une notion étrangère au droit criminel. Tel que mentionné par la poursuite, le législateur a adopté cette approche pour plusieurs infractions au Code criminel (articles 81 et 319) ou à la LDN (articles 97, 113 et 127). D’aucune manière, cette notion de probabilité que quelque chose se produise n’a modifié le fardeau de preuve requis, soit hors de tout doute raisonnable, concernant la démonstration qui doit être faite par la poursuite au sujet de l’effet préjudiciable.

 

[47]           Au même effet, l’interprétation donnée par la CACM dans Golzari ne modifie en rien l’exigence d’une preuve hors de tout doute raisonnable concernant l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline de l’acte ou du comportement allégué. En fait, la CACM a confirmé l’exigence d’un tel fardeau de preuve dans Winters au paragraphe 24 et dans Tomczyk au paragraphe 25, et Golzari ne l’a altéré d’aucune manière. Dans les faits, la CACM cite avec approbation ces décisions au paragraphe 67 dans la décision de Golzari :

 

La discussion de la Cour au sujet des éléments de l’article 129 se trouve essentiellement aux paragraphes 24 et 25 :

 

[24] L’article 129 est une disposition générale qui criminalise tout comportement jugé préjudiciable au bon ordre et à la discipline au sein des FC. Le paragraphe 129(1) crée l’infraction alors que le paragraphe (2) énumère un certain nombre d’activités réputées préjudiciables. Dans la décision R. c. Winters (S.), 2011 CACM 1, 427 N.R. 311, au paragraphe 24, le juge d’appel Létourneau a résumé les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article 129 en ces termes :

 

Lorsqu’une accusation est portée en vertu de l’article 129, outre l’état d’esprit blâmable de l’accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un geste ou d’une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline.

 

[25] La preuve de préjudice est un élément essentiel de l’infraction. Le comportement doit réellement avoir été préjudiciable (Winters, précité, aux paragraphes 24 et 25). D’après la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7, la norme de preuve applicable à cet égard est la norme hors de tout doute raisonnable. Cependant, on peut déduire qu’il y a eu préjudice si la preuve établit clairement qu’il est une conséquence naturelle des actes prouvés; voir R. c. Bradt (B.P.), 2010 CACM 2, 414 N.R. 219, aux paragraphes 40 et 41.

 

[mon emphase]

 

[48]           En conséquence, je conclus qu’il n’y a pas de violation du droit des requérants à la présomption d’innocence prévue à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte parce qu’il n’y a aucun renversement du fardeau de preuve relié à la démonstration d’un effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline tel que libellé à l’article 129 de la LDN.

 

[49]           Maintenant, concernant la question de l’imprécision de l’article 129 de la LDN, c’est l’aspect de l’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline d’un acte ou comportement donné qui est en cause dans cette affaire.

 

[50]           Tel que mentionné dans la décision de la CSC au paragraphe 10 de Levkovic, le cadre d’analyse pour cette question comporte deux aspects :

 

[L]a disposition contestée doit prévenir raisonnablement les citoyens des conséquences de leur conduite et limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application.

 

[51]           Ces aspects ont été présentés par l’avocat des requérants comme étant des composantes nouvelles et additionnelles qui n’auraient pas été considérées par la CACM dans sa décision de Lunn.

 

[52]           Voici ce que la CACM disait aux pages 11 et 12 dans la décision de Lunn concernant la question de l’imprécision au sujet de l’article 129 de la LDN :

 

Selon moi, l'argument voulant que cette disposition soit vague au point d'être inconstitutionnelle n'est pas fondé. Voici ce que dit l'arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society 74 C.C.C. (3d) 289, à la page 313; [1992] 2 R.C.S. 606, à la page 642. :

 

une loi d'une imprécision inacceptable ne fournit pas un fondement suffisant pour un débat judiciaire; elle ne donne pas suffisamment d'indication quant à la manière dont les décisions doivent être prises, tels les facteurs dont il faut tenir compte ou les éléments déterminants.

 

Ce qui constitue ou non un comportement ou une négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline dans le contexte des Forces armées canadiennes peut de toute évidence faire l'objet d'un débat judiciaire. Tout comme les infractions de conduite dangereuse et de méfait prévues au Code criminel, par exemple, cette infraction semble imprécise uniquement lorsqu'on en parle dans l'abstrait. Elle n'est pas imprécise du tout quand on donne convenablement toutes les précisions nécessaires à son égard.

 

[53]           Suite à une lecture attentive, les éléments discutés dans Levkovic ne font que préciser ce qui est nécessaire pour déterminer si une disposition législative fournit ou non un fondement suffisant pour un débat judiciaire. À mon avis, le droit n’a pas changé sur cette question. Conséquemment, la conclusion dans la décision de la CACM dans Lunn demeure tout à fait valide et elle doit être appliquée en ce qui a trait à la question soulevée concernant l’imprécision de l’article 129 de la LDN.

 

[54]           En effet, les requérants n’ont apporté rien de nouveau qui ferait en sorte que cette Cour se devrait de procéder à une analyse de cette question, prenant compte de ce qui a été décidé par la CACM dans Lunn.

 

[55]           Dans une décision de la cour martiale du caporal Purnelle en 1997 portant sur la constitutionnalité de l’article 129 de la LDN à la lumière du droit à la liberté d’expression prévu à la Charte, le juge Brais, tenait les propos suivants :

 

Malgré que l'article 129 soit d'une facture générale, sa souplesse permet de maintenir le bon ordre et la discipline après condamnation par une preuve hors de tout doute raisonnable par une gamme variée de sentences afin de punir les infractions adéquatement selon leur nature et les circonstances entourant leur commission, et ce en temps de paix comme en temps de guerre.

 

[56]           De plus, dans ma décision de R. v. Tuckett, 2019 CM 3005 qui portait sur la même question juridique que celle dans la cour martiale du caporal Purnelle, j’étais d’avis que l’article 129 de la LDN constituait une norme intelligible sur laquelle le pouvoir judiciaire doit se fonder pour exécuter ses fonctions en raison des termes qui y sont utilisés.

 

[57]           L’article 129 de la LDN se limite à sanctionner les actes, comportements, négligences dont les effets préjudiciables se rapportent uniquement au bon ordre et à la discipline. Ceci est en lien direct avec le but du code de discipline militaire qui est le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes.

 

[58]           L’effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline est une notion claire et intelligible, dont la portée et la signification ont été confirmées au fil du temps par les tribunaux, dont la CACM. Cependant, il est important que les détails soutenant une telle accusation permettent à un accusé d’en connaître l’étendue à l’avance, et ce, malgré le fait que les éléments essentiels d’un tel crime soient bien connus. Agir autrement pourrait aller à l’encontre des principes de justice fondamentale.

 

[59]           J’en viens donc à la conclusion qu’il n’a pas été démontré par les requérants que l’article 129 de la LDN est imprécis au sens entendu par l’article 7 de la Charte.

 

POUR CES MOTIFS, À TITRE DE JUGE MILITAIRE, JE :

 

[60]           CONCLUS qu’il n’y a pas de violation du droit des requérants à la présomption d’innocence prévue à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte parce qu’il n’y a aucun renversement du fardeau de preuve relié à la démonstration d’un effet préjudiciable au bon ordre et à la discipline tel que libellé à l’article 129 de la LDN.

 

[61]           CONCLUS qu’il n’a pas été démontré par les requérants que l’article 129 de la LDN est imprécis au sens entendu par l’article 7 de la Charte.

 

[62]           REJETTE la requête des requérants.


 

Avocats :

 

Capitaine de corvette J.E. Léveillé, avocat de l’adjudant J.D.C. Gagnon et du caporal J.W. Lafontaine, pour les requérants

 

Le directeur des poursuites militaires, tel que représenté par les majors H. Bernatchez et M.-A. Ferron, pour l’intimée

 

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