Courts Martial

Decision Information

Summary:

Date of commencement of trial: 5 October 2020

Location:

Notice of application (29-30 June 2020 and 14 August 2020): Asticou Centre, block 2600, room 2601, courtroom, 241 de la Cité-des-Jeunes Boulevard, Gatineau, QC

Language of the hearing: French

Charges:

Charge 1: S. 83 NDA, disobeyed to a lawful command of a superior officer.
Charge 2: S. 129 NDA, conduct to the prejudice of good order and discipline.
Charge 3: S. 85 NDA, behaved with contempt toward a superior officer.

Results: The Court has directed a stay of proceedings.

Decision Content

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AUDITION DEVANT UN JUGE MILITAIRE

 

Citation: R. c. Crépeau, 2020 CM 3007

Date: 20200814

Dossier: 201931

 

Procédure préliminaire

 

Centre Asticou

Gatineau (Québec), Canada

 

Entre :

 

Capitaine C.M.C. Crépeau, requérante

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence du : Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.C.A.


MOTIFS DE LA DÉCISION CONCERNANT UNE DEMANDE DE DÉCLARATION D’INCONSTITUTIONNALITÉ DES ARTICLES 12, 18 ET 60 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE ET UNE DEMANDE D’ARRÊT DES PROCÉDURES EN VERTU DU PARAGRAPHE 24(1) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS EN RAISON D’UNE VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT DE L’ACCUSÉE PRÉVU À L’ALINÉA 11d) DE LA CHARTE

(Oralement)

Introduction

[1]               La capitaine Crépeau fait l’objet de trois accusations, soit : d’avoir désobéi à un ordre d’un supérieur contrairement à l’article 83 de la Loi sur la défense nationale (LDN), d’avoir eu un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement à l’article 129 de la LDN, et de s’être conduite de façon méprisante à l’égard d’un supérieur contrairement à l’article 85 de la LDN.

[2]               Les événements à la base des accusations alléguées auraient eu lieu en Norvège entre le 20 octobre 2018 et le 4 novembre 2018, en lien avec le port d’un insigne de grade de capitaine alors qu’elle avait le grade de sous-lieutenant.

[3]               Le 21 juin 2019, la juge militaire Deschênes a été nommée pour entendre une requête présentée par l’accusée afin d’obtenir des détails complémentaires en lien avec le troisième chef d’accusation, soit celui relatif à une conduite méprisante à l’égard d’un supérieur. L’audition de cette requête a eu lieu le 5 juillet 2019 et une décision a été rendue par la juge militaire le 19 juillet 2019, accueillant partiellement la demande.

[4]               Ainsi, l’acte d’accusation signé initialement par une représentante du directeur des poursuites militaires (DPM) le 6 juin 2019 a vu le troisième chef d’accusation être modifié tel qu’il appert de l’acte d’accusation amendé et signé en date du 7 août 2019 (Pièce PP2-4).

[5]               La mise en accusation des accusations concernant cette affaire a eu lieu le 13 août 2019.

[6]               Le 3 décembre 2019, la juge militaire Deschênes a été nommée pour présider la cour martiale permanente de la capitaine Crépeau.

[7]               La cour martiale permanente concernant la capitaine Crépeau a été convoquée le 16 janvier 2020 par l’administratrice de la cour martiale afin de débuter le 4 mai 2020.

[8]               Le 3 avril 2020, en raison du contexte reliée au virus COVID-19, des directives émises par le gouvernement fédéral et le chef d’état-major de la défense (CEMD), j’ai donné la directive à l’administratrice de la cour martiale d’annuler tous les ordres de convocation concernant les cours martiales devant avoir lieu entre le 6 avril et le 10 mai 2020. La tenue de la cour martiale permanente concernant la capitaine Crépeau qui devait débuter le 4 mai 2020 a donc été annulée.

[9]               Le 11 mai 2020, la capitaine Crépeau, par le biais de son avocat, a fait signifier au Cabinet du juge militaire en chef (CJMC) un avis écrit concernant la présentation d’une requête concernant une demande de déclaration d’inconstitutionnalité par le tribunal des articles 12, 18 et 60 de la LDN en application du paragraphe 52(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, en raison d’une violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[10]           Tel qu’indiqué dans ma lettre du 12 mai 2020, j’ai indiqué aux différentes parties impliquées dans les cours martiales à l’égard desquelles un ordre de convocation avait été annulé que les juges militaires qui avaient été désignés à l’origine pour les présider en demeuraient responsables malgré l’absence de désignation officielle et qu’ils avaient pour tâche de continuer la gestion de ces instances en consultation avec les parties. La juge militaire Deschênes a vu à la gestion de l’affaire dans ces circonstances.

[11]           Au cours du mois de mai 2020, les cours martiales qui avaient été annulées en raison de la COVID-19 ont été remises au calendrier judiciaire. Dans le cadre de l’établissement du nouveau calendrier judiciaire, j’ai été désigné le 20 mai 2020 afin de présider la cour martiale de la capitaine Crépeau. Suite à l’accord des parties, il a été entendu que la cour martiale serait convoquée pour le 5 octobre 2020.

[12]           Il a aussi été décidé, toujours avec l’accord des parties, de procéder les 29 et 30 juin 2020 à l’audition de la requête déposée par l’accusée de manière préliminaire par le juge militaire désigné pour présider la cour martiale, en conformité avec l’article 187 de la LDN.

[13]           Suite à une conférence téléphonique tenue en présence des parties, la capitaine Crépeau a déposé le 23 juin 2020 auprès du CJMC un avis écrit amendé de sa requête afin d’y inclure une demande d’arrêt des procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte en alléguant une violation causée par l’ordre du chef d’état-major de la défense daté du 2 octobre 2019 à son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[14]           L’audition de la requête a eu lieu comme prévu, les 29 et 30 juin 2020.

[15]           L’ordre de convocation de cette cour martiale permanente a été signé par l’administratrice de la cour martiale le 2 juillet 2020 afin de débuter le 5 octobre 2020.

[16]           En résumé, la capitaine Crépeau, la requérante dans cette affaire, me demande de déclarer inopérants les articles 12, 18 et 60 de la LDN par l’application du paragraphe 52(1) de la Charte, en raison d’une violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[17]           Subsidiairement, elle me demande de déclarer que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, désignant l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de vice-chef d’état-major adjoint de la défense (VCEMAD) et détenant au moins le grade de major général/contre-amiral afin d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du CJMC et qui désigne le vice-chef d’état-major de la défense (VCEMD) à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline (Pièce PP2-5), constitue une violation de ce même droit, et en conséquence, d’ordonner un arrêt des procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

La preuve

[18]           La preuve sur cette demande comprend l'avis écrit initial et celui amendé de la requérante, la réponse écrite de l'intimée, un avis de question constitutionnelle et les documents de signification de l’avis, l’acte d’accusation amendé, deux communiqués de presse, cinq ordonnances du CEMD, un arrêté ministériel d'organisation (AMO), trois ordonnances d'organisation des Forces canadiennes (OOFC), un document du Conseil canadien de la magistrature relatif à l’indépendance judiciaire, trois résumés de décisions du comité sur la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature (voir la liste des pièces à la fin de la décision pour plus de détails). Tous ces documents ont été présentés avec le consentement des deux parties.

Le contexte

[19]           Le 27 septembre 1997, le ministre de la Défense nationale (MDN) a émis un AMO pour la création du CJMC. À l’époque, suite à la création de cette toute nouvelle unité des Forces armées canadiennes (FAC), tous les avocats militaires affectés au poste de juge militaire ont été regroupés administrativement sous une unité différente de celle du Cabinet du juge-avocat général (JAG). Le CJMC a été incorporé à titre d’unité de la force régulière.

[20]           L’avocat militaire désigné comme juge militaire en chef (JMC) agissait en tant qu'officier commandant un commandement à l'égard des personnes faisant partie de l’effectif du CJMC, sauf pour toute question disciplinaire.

[21]           En vertu de l'article 102 du projet de loi C-25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence (L.C. 1998, ch.35), l’avocat militaire qui exerçait les fonctions de JMC le 1er septembre 1999 et les autres avocats militaires qui exerçaient la fonction de juge militaire et qui étaient en fonction à cette date précise, ont été nommés en application de cette loi par le gouverneur en conseil en vertu du nouveau paragraphe 165.21 (1) de la LDN. Par conséquent, ces avocats militaires qui exerçaient la fonction de juge militaire de l'époque, et tout autre officier par la suite qui a été nommé juge militaire par un décret du gouverneur en conseil, sont devenus automatiquement membres du CJMC. Il est important de souligner que suite à une nomination comme juge militaire suite à un décret du gouverneur en conseil, l’officier qui a été nommé démissionne immédiatement du barreau auquel il appartient.

[22]           Le 7 février 2000, le MDN a publié un nouvel AMO pour le CJMC (Pièce PP2-12) afin de refléter le contenu de l'article 4.091 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), qui spécifiait que le JMC ne pouvait exercer les pouvoirs et la compétence d’un commandant en ce qui a trait à toute question disciplinaire. Rien d'autre n'a été modifié.

[23]           Conformément à l’OOFC émis pour le CJMC (Pièce PP2-15), le CJMC est une unité considérée comme faisant partie de l’effectif du Quartier général de la Défense nationale (QGDN) à Ottawa.

[24]           Le CEMD a émis divers ordres dans le passé qui désignent un poste précis au sein du QGDN à titre de commandant en ce qui concerne les militaires qui font partie de l’effectif du QGDN. Ces ordres viseraient deux groupes : les officiers (colonel ou un grade supérieur, lieutenant-colonel ou un grade inférieur) et les militaires du rang (de soldat à adjudant-chef).

[25]           Le 19 janvier 2018, le CEMD a émis un ordre de désignation de commandants à l'égard des officiers et militaires du rang faisant parti de l'effectif du CJMC. Dans cette ordonnance, l'officier nommé au poste de Chef de programme a été désigné pour exercer les pouvoirs et la compétence d'un commandant à l'égard de toute question disciplinaire à l’égard d’un juge militaire faisant partie de l'effectif du CJMC, et l'officier nommé au poste de commandant de l'Unité de soutien des Forces canadiennes (Ottawa) a été désigné pour les mêmes raisons concernant les officiers autres qu'un juge militaire et les militaires du rang faisant partie de l'effectif du CJMC.

[26]           Le 2 octobre 2019, le CEMD a réémis exactement le même ordre avec une modification apportée uniquement à la désignation spécifique des deux postes auxquels les officiers sont nommés par le CEMD (VCEMAD et commandant de la Base des Forces canadiennes (Ottawa-Gatineau)).

[27]           Comme l'a confirmé le procureur de la poursuite, et comme en témoigne la décision de la juge militaire Sukstorf dans R. c. Bourque, 2020 CM 2008, ce dernier ordre du CEMD est toujours en vigueur et applicable.

La position des parties

La requérante

[28]           La requérante soumet à la Cour que l’effet combiné des articles 12, 18 et 60 de la LDN a pour effet de permettre à la hiérarchie militaire d’exercer une pression sur le juge militaire présidant la cour martiale en lui donnant la possibilité de l’accuser d’une infraction d’ordre militaire et de procéder avec celle-ci devant la cour martiale. Sachant qu’une telle possibilité existe et qu’une fois l’accusation portée, un juge militaire ne serait plus en mesure d’exercer sa fonction judiciaire en raison de cette accusation, une personne raisonnable pourrait légitimement craindre que l’indépendance et l’impartialité dont le juge militaire doit faire preuve puissent être compromises par l’existence possible d’une telle situation, violant ainsi son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[29]           En d’autres mots, la requérante allègue qu’il s’agit d’une forme d’ingérence de la part de l’exécutif par le biais de la hiérarchie militaire à l’égard de la magistrature militaire et que cela ne peut être permis, car cela se ferait au détriment de son droit constitutionnel a un procès équitable.

[30]           La requérante prétend qu’une telle situation n’est pas théorique puisque récemment le colonel (à la retraite) Dutil, juge militaire en chef, a fait l’objet d’accusations d’ordre militaire en janvier 2018 et qu’il a dû comparaître devant la cour martiale. Suite aux accusations qui ont été portées, la requérante affirme que le colonel (à la retraite) Dutil n’a plus été en mesure de siéger jusqu’au moment de sa retraite en mars 2020, soit pour une période de plus de deux ans. Dans les faits, le colonel (à la retraite) Dutil, à titre de juge militaire en chef, ne s’est plus désigné comme juge militaire pour présider une cour martiale ou toute autre audition judiciaire à compter du mois de janvier 2018 jusqu’au moment de sa retraite le 20 mars 2020.

[31]           Au surplus, elle réfère la Cour aux décisions du juge militaire Pelletier dans R. c. Pett, 2020 CM 4002, et de la juge militaire Sukstorf dans R. c. D’Amico, 2020 CM 2002, dans lesquelles les deux juges militaires ont conclu que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019 concernant la désignation d’un commandant pour toute question disciplinaire à l’égard des juges militaires et la désignation d’un officier supérieur à ce même commandant en matière de discipline était contraire au droit de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte. Selon la requérante, c’est en raison de l’autorité qui lui ait donné en vertu de l’article 18 de la LDN que le CEMD a pu émettre un tel ordre déclaré inopérant à deux reprises par les juges militaires présidant ces deux cours martiales.

[32]           Selon la capitaine Crépeau, l’absence dans la LDN d’une exception explicite à l’égard des juges militaires de l’application du régime du code de discipline militaire (CDM) traitant d’une infraction d’ordre militaire et d’un mécanisme de contrôle indépendant veillant à l’application d’un tel régime à l’égard de ceux-ci fait en sorte que la Cour ne peut que conclure à la violation du droit constitutionnel de l’accusée à l’égard des articles litigieux.

[33]           Pour ce motif, la requérante demande donc à la Cour de déclarer inopérants les articles 12, 18 et 60 de la LDN en conformité avec le paragraphe 52(1) de la Charte et de terminer les procédures.

[34]           Subsidiairement, si la Cour rejette sa demande sur cette question, la requérante demande à la Cour de déclarer que l’ordre du CEMD, daté du 2 octobre 2019, désignant un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard des juges militaires qui figure à l’effectif du CJMC et désignant aussi un officier supérieur à ce même commandant en matière de discipline, constitue une violation de ce même droit, et en conséquence, d’ordonner un arrêt des procédures de la cour martiale permanente qui a été convoquée à son égard en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

L’intimée

[35]           Le DPM, à titre d’intimé dans cette affaire, soumet à la Cour que tout officier des FAC est assujetti au CDM, quelle que soit sa fonction, ce qui inclut les officiers nommés juges militaires par décret du gouverneur en conseil. Pour l’intimée, le fait que ces derniers soient susceptibles d’être assujettis au régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire n’est pas plus problématique que la situation d’un juge civil susceptible d’être poursuivi pour une infraction criminelle devant un tribunal civil de juridiction criminelle. En ce sens, il suggère qu’une telle comparaison illustre amplement le fait que l’indépendance judiciaire d’un juge militaire présidant une cour martiale n’est pas plus menacée que celle d’un juge civil présidant une cour de juridiction criminelle.

[36]           L’intimée a dit à la Cour que les articles 12, 18 et 60 de la LDN sont des dispositions de nature très générales. Puisqu’elles ne visent pas spécifiquement les juges militaires, elles ne sauraient constituer un problème à l’égard de leur indépendance judiciaire et du droit constitutionnel de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial.

[37]           Par contre, dans la situation où la Cour en arrivait à une conclusion contraire, l’intimée suggère que si ces articles devaient être déclarés inopérants, une telle déclaration d’inopérabilité devrait se limiter exclusivement à la situation où il y aurait application du régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire à l’égard d’un juge militaire. En procédant ainsi, cela aurait pour effet de corriger la situation soulevée par la requérante et il n’y aurait aucune raison pour la cour de considérer de terminer les procédures, car le prononcé d’une déclaration d’inopérabilité des articles en question remédierait à tout argument prétendant à un manque d’indépendance pour le juge militaire présidant la cour martiale.

[38]           Quant à l’argument subsidiaire de la requérante concernant l’effet de l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, l’intimée à demander à la Cour de reconsidérer l’approche qu’elle propose quant à la déférence qui doit être donnée au DPM et à ses représentants et qui a été généralement reconnue par les tribunaux canadiens lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite afin de garantir qu’un juge militaire ne fait pas l’objet de pression indue de la part des autorités militaires, que ce soit en réalité ou en apparence.

[39]           Finalement, dans la mesure où la Cour en viendrait à la conclusion que cet ordre constitue une violation du droit constitutionnel de l’accusée à un procès par un tribunal indépendant et impartial, l’intimée suggère à la Cour de conclure de la même manière que les autres juges militaires dans Pett et D’Amico, à l’effet de déclarer un tel ordre inopérant, nul et sans effet, et de continuer les procédures dans la présente affaire.

[40]           À son avis, un arrêt pur et simple des procédures serait totalement disproportionné à titre de réparation, considérant qu’une telle chose ne peut être prononcée par la cour martiale que dans les cas les plus manifestes, ce qui, selon elle, n’est pas le cas en l’espèce.

L’analyse

L’indépendance judiciaire

[41]           L’alinéa 11d) de la Charte se lit comme suit :

11. Tout inculpé a le droit :

                ...

d)                   d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable.

[42]           Le but de l'alinéa 11d) de la Charte est de garantir que le processus par lequel la culpabilité de tout accusé sera prouvée est équitable. Un élément essentiel d'un processus équitable est que le juge des faits, en l'occurrence ici le juge militaire dans le cadre de la cour martiale permanente, soit indépendant et impartial (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 au paragraphe 32).

[43]           La cour d’appel de la cour martiale (CACM) dans l’arrêt R. c. Lauzon, CACM-415, a eu l’opportunité d’aborder la question de l’indépendance judiciaire s’appliquant à une cour martiale et au juge militaire. La cour, en 1998 aux paragraphes 10 à 19, a fait un résumé des principes qu’elle considérait applicables en raison des diverses décisions rendues par la Cour suprême du Canada sur ce sujet. De ce résumé fait par la CACM, je retiens les points suivants :

a)                  l'indépendance judiciaire repose sur l'existence d'un ensemble de conditions ou garanties objectives qui assure la liberté complète des juges d'instruire les affaires qui leur sont soumises;

b)                  l'indépendance judiciaire possède deux dimensions: l'indépendance individuelle d'un juge et l'indépendance institutionnelle ou collective de la cour à laquelle le juge appartient;

c)                  les trois composantes principales de l'indépendance de la magistrature sont l'inamovibilité, la sécurité financière et l'indépendance administrative;

d)                 les composantes essentielles de l'indépendance de la magistrature peuvent avoir à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle ou collective;

e)                  l'indépendance judiciaire sert des objectifs sociétaux importants, dont le maintien de la confiance du public dans l'impartialité de la magistrature et celui de la primauté du droit;

f)                   l'existence ou l'absence d'indépendance judiciaire d'une cour se mesure à partir de la perception d'une personne raisonnable et bien renseignée. En d'autres termes, la cour doit se demander à quelle conclusion en viendrait une telle personne après avoir étudié sérieusement la question, d'une façon réaliste et pratique;

g)                  la protection offerte par l'alinéa 11d) de la Charte à toute personne inculpée s'applique aux poursuites pénales intentées devant une cour martiale. La CACM a tenu à préciser que, dans le cadre de l'exercice de cette compétence, les cours martiales appliquent les droits et les garanties conférés par la Charte et utilisent les pouvoirs conférés par l'article 24 de ladite Charte. En d'autres termes, elles jouent un rôle important dans l'application des principes de la Constitution du Canada et la protection des valeurs qu'elle renferme.

[44]           À ces énoncés de la CACM sur l’indépendance judiciaire, j’en ajouterais un de la Cour suprême du Canada qui, à mon avis, est d’une importance fondamentale : la garantie d’indépendance judiciaire prévue à l’alinéa 11d) de la Charte bénéficie aux personnes jugées et non aux juges (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3, paragraphe 329 et Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, paragraphe 28). Ainsi, la question n’est pas de savoir quel est le niveau d’indépendance auquel le juge militaire estime avoir droit, mais plutôt de déterminer celui qui est nécessaire pour faire en sorte qu’une personne justiciable du CDM qui est accusé d’une infraction d’ordre militaire jugée par une cour martiale soit l’objet d’un procès équitable.

[45]           Il apparaît évident que les trois composantes de l’indépendance judiciaire à l’égard de la magistrature militaire, l'inamovibilité, la sécurité financière et l'indépendance administrative, ont été mis en oeuvre dans le cadre de la réforme législative majeure de la LDN qui a été faite dans le cadre du projet de loi C-25 en 1998 et des changements réglementaires qui ont été faits en conséquence et qui sont entrés en vigueur en 1999.

[46]           Concernant la composante reliée à la sécurité financière, il appert que la mise en place dans la réglementation du comité d’examen de la rémunération des juges militaires (CERJM) (articles 204.23 à 204.27 des ORFC à l’époque), et le transfert de ces mêmes dispositions dans la LDN en 2013 (articles 165.33 à 165.37 de la LDN) semble avoir eu pour effet, jusqu’à ce jour, de répondre aux lacunes juridiques de nature constitutionnelle identifiées par la CACM dans Lauzon sur cette question précise.

[47]           En ce qui concerne la composante reliée à l'indépendance administrative, la création du CJMC en tant qu'unité des FAC en 1997, où seuls les juges militaires et le personnel exclusivement dédié au soutien de la cour martiale ont été réunis, l'administrateur de la cour martiale y assumant un rôle quasi judiciaire quant à la mise en place de la cour martiale et exerçant des fonctions administratives à l’égard des ressources humaines et des responsabilités financières de ce bureau, semblent avoir satisfait, à ce jour, à cette caractéristique de l'indépendance judiciaire.

[48]           À propos de la composante reliée à l'inamovibilité, il est important de noter que lors de l’entrée en vigueur le 1er septembre 1999 des dispositions reliées à la mise en place d’une réforme majeure de la LDN dans le cadre du projet de loi C-25, la nomination par le gouverneur en conseil d'un juge militaire était alors pour un mandat de cinq ans renouvelable. Cependant, certaines décisions des tribunaux, en particulier celle rendue par la CACM dans R. c. Leblanc, 2011 CMAC 2, ont conduit à certains amendements par le Parlement à la LDN en 2011 et à diverses dispositions réglementaires afin de refléter que lorsqu’un juge militaire est nommé, il exerce sa charge jusqu’à ce qu’il demande d’être libéré des FAC ou lorsqu’il atteint l’âge de soixante ans.

[49]           En concluant à l’inconstitutionnalité des dispositions de la LDN et de celles réglementaires afférentes prévoyant la nomination d’un juge militaire pour une durée de cinq ans, renouvelable, la CACM a jugé important de réitérer dans Leblanc au paragraphe 52, les propos de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.) et dans Mackin à l’effet que l'indépendance judiciaire est au profit de la personne jugée, car il est important pour l'accusé que le juge militaire ne soit pas, et ne semble pas être, redevable à la chaîne de commandement et que son indépendance institutionnelle donne à l'accusé l'assurance d'un procès juste et équitable. C’est ainsi que la CACM a conclu que l’inamovibilité qui était nécessaire pour un juge militaire présidant une cour martiale devait être celle spécifiant une nomination du gouverneur en conseil pour l’exercice de sa charge jusqu’à l’âge de la retraite.

[50]           Il est important aussi de mentionner que c’est depuis le 1er septembre 1999 que la LDN prévoit qu'un juge militaire est nommé par le gouverneur en conseil. C'est également depuis cette même date que la LDN prévoit qu'un juge militaire peut être l’objet d’une révocation motivée du gouverneur en conseil sur recommandation du comité d'enquête sur les juges militaires.

Comité d’enquête sur les juges militaires

[51]           J’ai pris connaissance des motifs du juge militaire Pelletier dans sa décision de Pett aux paragraphes 89 à 104 concernant le comité d’enquête sur les juges militaires et je suis entièrement d’accord avec lui sur ce sujet, et plus particulièrement avec sa conclusion au paragraphe 104 :

Cette conclusion suppose que, d’un point de vue législatif et réglementaire, la structure applicable à la discipline des juges militaires satisfait à l’exigence d’impartialité judiciaire, tant que l’importante balise offerte par le comité d’enquête sur les juges militaires pourra s’appliquer efficacement. Cette mesure de protection fait en sorte que les juges militaires sont à l’abri de toute mesure disciplinaire ou administrative prise par l’exécutif et empêche la formation de toute crainte raisonnable de partialité dans l’esprit d’une personne raisonnable et bien informée qui examine la structure régissant la magistrature militaire et le système des cours martiales.

[52]           Étant donné que les officiers exerçant la fonction de juge militaire sont redevables de leur conduite en vertu du CDM, le comité d'enquête des juges militaires répond à cette exigence d'un mécanisme spécifique examinant leur conduite à cette fin, totalement indépendant des pouvoirs législatifs et exécutifs, ce qui comprend être indépendant du régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire pour les autres officiers des FAC, tout cela afin de respecter le principe de l'indépendance judiciaire. C'est exactement ce que le Parlement a tenté de réaliser par le biais de ces dispositions spécifiques de la LDN qui voient à la mise en place du comité d’enquête sur les juges militaires (articles 165.31 et 165.32).

[53]           Au même titre que la création du comité d’examen de la rémunération des juges militaires a été faite afin de refléter la caractéristique de la sécurité financière, le comité d'enquête des juges militaires a été créé par le Parlement afin de refléter la caractéristique de l'inamovibilité liée au principe de l'indépendance judiciaire inclut dans le Constitution du Canada.

[54]           Par conséquent, tout officier des FAC occupant la fonction de juge militaire verra sa conduite examinée dans le cadre de l’application du CDM par le comité d'enquête des juges militaires.

[55]           J’ai également eu l’avantage de lire la décision de ma collègue, la juge militaire Sukstorf dans sa décision D’Amico. Je conviens avec elle et aussi avec le juge militaire Pelletier dans sa décision Pett qui a tenu des propos au même effet, que le comité d'enquête des juges militaires mis sur pied par le CDM dispense les officiers de l’application du régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire lorsqu'ils sont juges militaires.

[56]           Je trouve difficile qu'une telle situation puisse souffrir d'une quelconque exception. Je conviens avec mes collègues Sukstorf et Pelletier qu'un juge militaire est un officier des FAC de la force régulière. Cependant, il serait impossible dans la pratique de déterminer si la conduite du juge militaire en question se rapporte de manière totalement exclusive à celle d’un officier des FAC pour permettre l’application du régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire. En réalité, comme les deux fonctions sont liées au comportement professionnel et personnel de l'individu qui est un officier des FAC occupant le poste de juge militaire, il est souvent très difficile de faire la distinction entre la conduite de l'officier des FAC et celle du juge militaire lorsque les deux les fonctions sont exécutées par la même personne. Toutes deux appellent à l'application de principes et de valeurs éthiques similaires, mais avec un objectif très différent. Étant donné qu'un officier est lié à la profession des armes, un juge militaire doit à tout moment tenir compte de l'impact de sa conduite sur le principe d'indépendance judiciaire. Cela illustre simplement à quel point il pourrait être difficile pour un observateur bien informé de faire la distinction appropriée pour comprendre si c'est le juge militaire ou l'officier des FAC qui fait l'objet du régime du CDM qui traite d'une infraction d’ordre militaire.

[57]           Deuxièmement, le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire continue d'être administré principalement par la chaîne de commandement au sein des FAC. En fait, un commandant a la capacité d'ordonner une enquête (chapitre 106 des ORFC) et de porter une accusation (chapitre 107 des ORFC), ou de déléguer toutes ces fonctions à un subordonné de son unité. Un commandant a également la responsabilité de décider de donner suite ou non à l'accusation (chapitre 108 des ORFC), même si c'est un membre de l'unité ou un enquêteur du Service national des enquêtes des Forces canadiennes qui portent l'accusation. Étant donné qu'une affaire relative à une infraction d'ordre militaire est décidée à l’origine par une autorité hiérarchique supérieure en grade à celle détenue par tout officier des FAC exerçant la fonction de juge militaire, ce qui inclurait le JMC, alors essentiellement, cela signifierait qu’une personne en position d'autorité provenant de l'exécutif serait en mesure d'exercer potentiellement une forme de coercition contre un juge militaire. Une telle situation ne rend pas un juge militaire aussi libre que possible, en réalité et en apparence, de l'ingérence des membres de la hiérarchie militaire aux yeux d'un observateur bien informé.

[58]           Je suis d'accord avec mes collègues, les juges militaires Pelletier et Sukstorf, qu'en dépit du fait que toute accusation en référence à une infraction d’ordre militaire, portée en vertu du CDM à l’égard un juge militaire, sera nécessairement renvoyée au DPM, l'indépendance judiciaire des juges militaires ne peut pas et ne doit pas reposer sur la manière dont ce dernier exercera son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites (Pett, paragraphe 74 et D'Amico, paragraphe 38). De plus, la récente décision de la CACM dans R. c. Banting, 2020 CACM 2, dans laquelle ce tribunal a considéré que la poursuite et l'appel subséquent étaient discutables, car il était évident que les commandants militaires et la poursuite avaient l'intention d'utiliser les circonstances concernant la cause du lieutenant Banting pour tester les limites du raisonnement de la CACM sur certaines de ses décisions antérieures, alors que la cour martiale a conclu qu'il n'existait pas de preuve prima facie, apporte une forme de réalité pratique à ce point.

[59]           Troisièmement, pour donner effet à l'inamovibilité en tant que composante de l'indépendance judiciaire dans le contexte d'une cour martiale présidée par un juge militaire, il m’apparaît évident que pour traiter de la conduite d'un officier exerçant les fonctions de juge militaire, le comité d'enquête sur les juges militaires doit avoir préséance sur le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire, tel que l'a d’ailleurs décidé le juge militaire Pelletier dans sa décision de Pett.

[60]           Permettre au régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire d’encadrer la conduite des juges militaires défierait l'intention claire du Parlement, telle qu'exprimée dans la LDN par la mise en place de mécanismes garantissant l'indépendance judiciaire, ce qui inclut la composante de l'inamovibilité, et aurait un impact sur la confiance que le public et les personnes assujetties au CDM doivent avoir concernant l'indépendance et l'impartialité des juges militaires.

[61]           Dans une affaire totalement différente, un juge de la cour fédérale a récemment eu l’occasion de revoir les décisions de la cour martiale de Pett et D’Amico. Dans Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, le juge Martineau conclut de la manière suivante au paragraphe 38 de cette décision :

Comme on peut le constater plus haut, l’existence d’un système indépendant d’enquête de la conduite des juges militaires est de nature à renforcer l’indépendance institutionnelle du Cabinet du juge militaire en chef.

[62]           En conséquence, je conclus que la promulgation par le Parlement des dispositions de la LDN concernant le comité d'enquête sur les juges militaires a eu pour effet d'interdire l'application du régime du CDM traitant d'une infraction d’ordre militaire à l’égard des juges militaires.

[63]           La poursuite à titre d’intimée dans cette affaire, comme d'autres personnes l’ont fait auparavant, a fait valoir que si le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire ne pouvait s’appliquer aux juges militaires, alors ces derniers seraient potentiellement considérés comme étant au-dessus des lois, étant donné qu'ils ne seraient pas redevables de leur conduite au regard du CDM.

[64]           Il est à noter que le comité d'enquête sur les juges militaires fait partie intégrante du CDM. Les dispositions de la LDN qui portent sur ce sujet (articles 165.31 et 165.32) se trouvent dans la section 6 – Procès devant une cour martiale, sous la partie III – Code de discipline militaire. Il peut donc être dit que le CDM s'applique aux juges militaires, mais d'une manière différente, considérant que le comité d'enquête sur les juges militaires a été créé spécifiquement pour donner pleine application au principe d'indépendance judiciaire.

[65]           De plus, je fais miennes les remarques du juge militaire Pelletier dans Pett au paragraphe 128:

Cet argument sous‑entend que les juges militaires doivent relever d’un commandant pour qu’ils puissent être inculpés et jugés en vertu du code de discipline militaire sinon, ils tomberaient dans un vide juridique. Je ne vois pas comment un tel risque peut exister. Comme je l’ai expliqué plus haut, les juges militaires sont aussi susceptibles d’être inculpés et jugés par le système de justice pénale civile que leurs homologues civils [citation omise]. Les juges militaires sont assujettis aux mêmes normes de conduite dans l’exercice de leurs fonctions et de leur conduite en général, comme en témoignent les règles applicables à tous les juges nommés par le gouvernement fédéral que l’on trouve dans les Principes de déontologie judiciaire du Conseil canadien de la magistrature [citation omise]. Le comité d’enquête sur les juges militaires peut se reporter à ces règles pour évaluer la conduite des juges militaires. Il peut également se reporter aux normes de conduite applicables aux officiers en matière d’enquête, une obligation qui reconnaît le double statut de juge et d’officier d’un juge militaire tout en conservant la primauté du régime disciplinaire adopté par le législateur en tant que processus disciplinaire pour les juges militaires. De plus, les juges militaires demeurent susceptibles, en tant qu’officiers, d’être inculpés et jugés en vertu du code de discipline militaire relativement à une infraction commise pendant leur service une fois qu’ils ont quitté leurs fonctions et même une fois qu’ils ont pris leur retraite des FAC.

[66]           Je suis d'accord avec la juge militaire Sukstorf, comme elle l'a exprimé dans D'Amico, qu’il peut exister, en théorie, de très rares situations où le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire pourrait s’appliquer à l'égard d'un juge militaire, à condition qu'il ou elle soit impliquée exclusivement à titre d'officier des FAC.

[67]           Cependant, comme je l'ai dit précédemment, parce qu'il est très difficile de faire la distinction entre l'officier des FAC et le juge militaire lorsque les deux fonctions sont exercées par la même personne, je conviens que l'approche adoptée par le juge militaire Pelletier dans Pett, à l'effet que l'exécutif devrait s'abstenir de tenter d'appliquer de quelque manière que ce soit le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire à un juge militaire afin de respecter et promouvoir l’indépendance judiciaire aux yeux de l’observateur bien informé. Ce raisonnement est évidemment plus conforme à l’approche législative exprimée et adoptée par le Parlement dans la LDN concernant l’application d’un régime disciplinaire différent concernant les juges militaires afin que les justiciables du CDM qui sont accusés d’une infraction d’ordre militaire jugée par une cour martiale puissent bénéficier de l’indépendance judiciaire nécessaire à la tenue d’un procès équitable.

[68]           En résumé, ce n’est pas parce que certaines dispositions de la LDN dans le CDM commandent l'application d'un régime disciplinaire différent pour traiter de la conduite des juges militaires dans le respect du principe de l'indépendance judiciaire, que cela permet de conclure que les juges militaires sont au-dessus des lois.

[69]           En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'un officier des FAC se voit déplacer du pouvoir exécutif au pouvoir judiciaire en raison d'une nomination par le gouverneur en conseil à titre de juge militaire que cette situation rend une telle personne non redevable de sa conduite en vertu du CDM. Au contraire, un juge militaire demeure toujours redevable de sa conduite, mais d'une manière qui respecte le principe de l'indépendance judiciaire, principe qui existe au profit des personnes assujetties au CDM, tel que prévu par le Parlement et reflété dans les dispositions applicables de la LDN.


L’inconstitutionnalité des articles 12, 18 et 60 de la LDN au regard de l’alinéa 11d) de la Charte

[70]           L’article 60 de la LDN se lit en partie comme suit :

60 (1) Sont seuls justiciables du code de discipline militaire :

                a) les officiers ou militaires du rang de la force régulière;

[71]           Cet article énonce toutes les catégories de personnes qui sont assujetties au CDM, ce qui comprend les officiers de la force régulière.

[72]           L’article 12 de la LDN se lit comme suit :

Gouverneur en conseil

12 (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi.

Ministre

(2) Sous réserve de l’article 13 et des règlements du gouverneur en conseil, le ministre peut prendre des règlements concernant l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi.

Conseil du Trésor

(3) Le Conseil du Trésor peut, par règlement :

a) fixer les taux et conditions de versement de la solde des juges militaires, du directeur des poursuites militaires et du directeur du service d’avocats de la défense;

b) fixer, en ce qui concerne la solde et les indemnités des officiers et militaires du rang, les suppressions et retenues;

c) prendre toute mesure concernant la rémunération ou l’indemnisation des officiers et militaires du rang qu’il juge nécessaire ou souhaitable de prendre par règlement pour l’application de la présente loi.

Rétroactivité

(4) Tout règlement pris en vertu de l’alinéa (3)a) peut avoir un effet rétroactif s’il comporte une disposition en ce sens; il ne peut toutefois, dans le cas des juges militaires, avoir d’effet :

a) dans le cas de l’examen prévu à l’article 165.34, avant la date prévue au paragraphe 165.34(3) pour le commencement des travaux qui donnent lieu à la prise du règlement;

b) dans le cas de l’examen prévu à l’article 165.35, avant la date du début de l’examen qui donne lieu à la prise du règlement.

[73]           Cette disposition de la LDN est de nature générale et permet au gouverneur en conseil et au MDN de prendre les règlements nécessaires, entre autres choses, concernant la discipline des Forces armées canadiennes. Le paragraphe concernant le Conseil du Trésor permet expressément à ce dernier de fixer les taux et conditions de versement de la solde des juges militaires et la solde et les indemnités des officiers.

[74]           L’article 18 de la LDN se lit comme suit :

18 (1) Le gouverneur en conseil peut élever au poste de chef d’état-major de la défense un officier dont il fixe le grade. Sous l’autorité du ministre et sous réserve des règlements, cet officier assure la direction et la gestion des Forces canadiennes.

(2) Sauf ordre contraire du gouverneur en conseil, tous les ordres et directives adressés aux Forces canadiennes pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre émanent, directement ou indirectement, du chef d’état-major de la défense.

[75]           Cet article autorise le CEMD à émettre des ordres et directives afin de donner effet aux décisions du gouvernement fédéral et du MDN, incluant les questions de discipline.

[76]           Selon les prétentions de la requérante, c’est l’effet combiné de ces articles qui permet au CEMD d’émettre un ordre, tel que celui du 2 octobre 2019, qui vise directement la discipline concernant les juges militaires. Toujours selon la requérante, la portée de ces articles permet donc au CEMD de violer son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte, car elle lui permet, en apparence et en réalité, d’exercer une pression sur la magistrature militaire sans qu’il y ait application d’aucun autre mécanisme de contrôle. L’effet combiné de ces articles permet donc une ingérence de la hiérarchie militaire à l’égard des juges militaires.

[77]           Pour l’intimée, l’effet combiné de ces articles ne fait que refléter une réalité, qui est que les juges militaires sont assujettis au CDM, comme tous les autres officiers de la force régulière, et permet au CEMD de prendre les mesures nécessaires quant à la mise en place des autorités pour la mise en œuvre des mécanismes disciplinaires à l’égard des juges militaires.¸

[78]           À la lumière de mes commentaires sur les dispositions sur le comité d’enquête sur les juges militaires, j’en viens à la conclusion que les articles 12, 18 et 60 de la LDN ne contreviennent pas au droit de la requérante à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[79]           En effet, comme je l’ai mentionné précédemment, puisqu’il n’est pas permis au Conseil du Trésor de fixer les taux et conditions de versement de la solde des juges militaires sans que le CERJM ait d’abord procédé à l’examen de la question et fait ses recommandations, il n’est plus permis à la chaîne de commandement de prendre quelque mesure disciplinaire que ce soit à l’égard d’un juge militaire alors que cette question doit être traitée exclusivement par le comité d’enquête sur les juges militaires.

[80]           Comme je l’ai déjà dit, les articles 165.31 et 165.32 de la LDN qui portent sur le comité d’enquête sur les juges militaires font partie intégrante du CDM et assurent ainsi qu’il n’y aura pas d’ingérence exercée par la hiérarchie militaire à l’égard des juges militaires. L’existence de telles dispositions a pour effet de restreindre l’effet combiné des articles 12, 18 et 60 de la LDN à l’égard des juges militaires, assurant ainsi le respect du droit constitutionnel de la requérante à un procès par un tribunal indépendant et impartial.

[81]           La prétention de la requérante quant à l’inconstitutionnalité des articles 12, 18 et 60 de la LDN au regard de l’alinéa 11d) de la Charte est donc rejetée.

La violation du droit de la requérante à la lumière de l’ordre du CEMD

[82]           La requérante soumet, de manière subsidiaire, que l’action de l’exécutif, soit l’émission de l’ordre du CEMD en date du 2 octobre 2019, constitue une violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte et, en conséquence, que la seule réparation possible qui peut être prononcée par la Cour en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte est un arrêt des procédures.

[83]           L’ordre en question désigne l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de VCEMAD et détenant au moins le grade de major général/contre-amiral, d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du CJMC et désigne le VCEMD à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline.

[84]           Le but particulier de cet ordre est de donner spécifiquement à un commandant le pouvoir légal d’appliquer le régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire à l’égard de chaque juge militaire.

[85]           L'effet pratique découlant d'une telle situation est que le CEMD a spécifiquement ciblé les juges militaires en vue de l’application du régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire alors qu'un régime disciplinaire différent, à savoir, le comité d'enquête sur les juges militaires, constitue la préférence du législateur sur ce sujet.

[86]           En conséquence, je conclus qu’une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances, conclurait que l'ordre du CEMD émis le 2 octobre 2019 et celui émis précédemment au même effet le 19 janvier 2018, est clairement une tentative d'étendre aux juges militaires le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire, malgré les dispositions de la LDN portant sur le comité d'enquête sur les juges militaires et qui ont pour effet d'interdire une telle chose. En outre, cela soulève des inquiétudes quant à la confiance que le public et les personnes soumises au CDM peuvent avoir concernant l'impartialité de la magistrature militaire qui doit exister à titre de composante de l'indépendance judiciaire, en raison d’une possible ingérence de la hiérarchie militaire à l’égard de la magistrature militaire.

[87]           Au même titre que les juges militaires l’ont fait dans les décisions de Pett et D'Amico, et comme je l’ai fait dans ma décision de R. v. Edwards, 2020 CM 3006, je conclus que l'ordre contesté constitue une violation au principe d'indépendance judiciaire et porte atteinte au droit de la capitaine Crépeau à un procès par un tribunal indépendant et impartial conformément à l'alinéa 11(d) de la Charte.

Justification en vertu de l’article premier de la Charte

[88]           Étant donné le rôle vital joué par l'indépendance judiciaire dans la structure constitutionnelle canadienne, l'application usuelle de l'article premier de la Charte ne peut à elle seule justifier une atteinte à cette indépendance. Elle ne peut être justifiée que lorsqu'il y a des « urgences financières graves et exceptionnelles causées par des circonstances extraordinaires telles que le déclenchement d'une guerre ou une faillite imminente » et le gouvernement doit présenter des éléments de preuve convaincants pour justifier cette atteinte (Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13 aux paragraphes 72 et 73; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39).

[89]           En fait, la poursuite n'a présenté aucun élément de preuve pouvant justifier une telle violation et n'a fait aucune observation particulière à ce sujet.

La réparation

[90]           Dans la décision de la Cour suprême du Canada Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, la cour a identifié deux exigences quant à la détermination par un tribunal d’une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte en raison d’une violation à un droit de cette dernière : elle doit être adaptée à la situation et efficace.

[91]           Dans les circonstances de cette affaire, quelle est donc la réparation adaptée à la situation et efficace?

[92]           À cette question, l’intimée a suggéré que si la Cour arrive à la conclusion que l’ordre du CEMD viole le droit de l'accusée à un procès par un tribunal indépendant et impartial conformément à l'alinéa 11d) de la Charte, alors la réparation appropriée serait celle qui aurait été décidée par mes collègues dans Pett et D'Amico, qui est de déclarer que l’alinéa 1b) et le paragraphe 2 de l'ordre du CEMD est nul et sans effet en ce qui concerne leur application à toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire. La cour martiale serait ainsi en mesure de continuer à procéder avec les accusations.

[93]           Comme l’a souligné la requérante à la Cour, mes collègues ont explicitement fait preuve de retenue judiciaire sur la même question concernant la réparation applicable. Dans la décision de Pett, aux paragraphes 145 à 147, le juge militaire Pelletier a fait référence au fait qu’une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances est en droit de s’attendre à ce que les autorités militaires et leurs conseillers juridiques agissent avec le plus grand respect quant à l’application de la règle de droit, et qu’en conséquence, tout en tenant compte du droit d’une partie à une instance d’appeler d’une décision de la cour, il est du devoir de ces derniers de donner effet aux décisions de la cour. Il anticipait aussi le fait que suite à sa décision, viendrait le temps de faire des choix judicieux pour ceux-ci, considérant que leur comportement pourrait être considéré sur la même question si elle revenait devant la cour martiale.

[94]           Au même effet, la juge militaire Sukstorf dans sa décision D’Amico, au paragraphe 80, a mis en garde les parties à l’effet que si cette même question revenait devant la cour, le résultat pourrait être différent quant à la réparation applicable.

[95]           Je suis tout à fait d’accord que dans les circonstances avec lesquelles se retrouvaient mes collègues et au moment même où ils ont rendu leur décision, la réparation qu’ils ont choisie et appliquée apparaissait clairement comme étant celle qui est la plus adaptée à la situation et la plus efficace.

[96]           Cependant, le temps s’est écoulé depuis ces deux décisions. La plus récente, soit celle dans D’Amico, a été rendue le 21 février 2020. Depuis cette date, il n’y a aucune preuve que quelque chose s’est produit quant à l’ordre du CEMD depuis que les décisions de Pett et D’Amico ont été rendues.

[97]           Tout comme l'a indiqué le juge militaire Pelletier dans sa décision de Pett, c’est ma compréhension que les autorités militaires et leurs conseillers juridiques ont eu le temps d'examiner la problématique soulevée devant la cour martiale quant à l’ordre du CEMD et la réponse qu’elle a donnée à cet égard, afin de gérer leurs affaires en conséquence sur cette question juridique précise. De toute évidence, que ce soit au moment de l'audition de cette demande ou même aujourd'hui, le résultat est le même : l'ordonnance du CEMD qui fait l’objet de cette requête n'a pas été annulée. Chose intéressante, la juge militaire Sukstorf est arrivée à la même conclusion factuelle dans une affaire différente, soit la décision de Bourque rendue le 10 juillet 2020.

[98]           Il peut certainement être déduit de ces circonstances qu'il n'y a aucune intention, quelle qu'elle soit, de la part du CEMD, en tant que membre du pouvoir exécutif, d'essayer même de corriger la situation. Aucune preuve n'a été offerte à ce sujet. C'est avec certitude que je conclus que la confiance du public, qui comprend celle des personnes assujetties au CDM, pourrait être minée en ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité des juges militaires dans ces circonstances, considérant que l'exécutif n'a même pas envisagé de prendre de mesures afin d’assurer la primauté du droit et le respect du droit de l'accusé à un procès équitable par un tribunal indépendant et impartial, malgré les décisions des cours martiales sur cette question.

[99]           Il paraît évident à la Cour que la suggestion faite par la poursuite d’appliquer une réparation de la nature de ce qui a été décidé dans Pett et D’Amico paraît dénuée de sens, car elle n’est plus adaptée ni efficace dans les circonstances.

[100]       L'indépendance judiciaire est une question de confiance. Comme mentionné par la CACM au paragraphe 17 dans Lauzon, elle « sert des objectifs sociétaux importants dont le maintien de la confiance du public dans l'impartialité de la magistrature et celui de la primauté du droit. »

[101]       L'intimée a soumis à la Cour que si elle ne voulait pas déclarer l'ordre du CEMD nul et sans effet et qu’elle décide d’aller de l’avant avec le procès, elle devrait alors envisager de terminer les procédures.

[102]       Tout recours mettant fin au procès doit être évalué par cette Cour en mettant en balance l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond avec celui de la requérante au respect de son droit à un procès équitable.

[103]       L’importance accordée à l’obéissance aux ordres et à tout comportement qui en découle est fondamentale au sein d’une force armée. Comme l’a affirmé la CACM dans certaines de ses décisions, l'obéissance aux ordres légitimes est essentielle pour maintenir la discipline nécessaire au sein des forces militaires et constitue le principe fondamental de la vie militaire (R. c. Scott, 2004 CACM 2 au paragraphe 11; R. c. Matusheskie, 2009 CACM 3 au paragraphe 12; R. c. Liwyj, 2010 CACM 6 au paragraphe 22).

[104]       Cependant, la Cour fédérale a aussi mentionné dans Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef) au paragraphe 33 :

Il faut également que les tribunaux militaires soient le plus possible à l’abri de l’ingérence des membres de la hiérarchie militaire, c’est-à-dire des personnes qui sont chargées du maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des Forces (R c Généreux, [1992] 1 RCS 259 aux paras 83, 98 [Généreux]). La question de l’indépendance des cours martiales et des juges militaires est une question épineuse qui a donc fait couler beaucoup d’encre depuis 1992, et qui est toujours d’actualité en 2020 : la confiance du public, et plus particulièrement celle des militaires, envers le système de justice militaire repose, entre autres choses, sur l’indépendance du Cabinet du juge militaire en chef.

[105]       À mon avis, la nécessité de maintenir l'impartialité des juges militaires, en tant qu'élément de l'indépendance judiciaire, dans les circonstances, l’emporte sur celle de l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond même si je les considère comme sérieuses. Aucun compromis ne peut être fait quant à l'indépendance judiciaire des juges militaires et, à ce titre, mettre un terme à ce procès apparaît à la Cour comme une réparation adaptée au contexte démontré devant la Cour.

[106]       Cependant, une telle réparation n'apparaît pas comme étant un moyen efficace à la Cour. Même en terminant les procédures, une cour martiale peut être à nouveau convoquée pour traiter des mêmes accusations devant cette cour. Malgré que des cours martiales aient été convoquées depuis la publication des décisions de Pett et D’Amico, il semble que le CEMD n’a pas considérer nécessaire de corriger la situation après la publication des décisions en question, ayant ainsi pour effet de perpétuer la problématique dans son entièreté. Si la Cour termine les procédures concernant la cour martiale de la capitaine Crépeau, la situation demeurera inchangée puisque la cour martiale pourra être de nouveau convoquée sans que l'ordonnance du CEMD ait été annulée.

[107]       Il reste donc la demande faite par la capitaine Crépeau d’ordonner un arrêt des procédures dans les circonstances.

[108]       Un arrêt des procédures s’applique en dernier ressort et la Cour doit y avoir recours uniquement après avoir épuisé tous les autres moyens acceptables pour protéger le droit de l'accusé, et seulement dans les cas les plus manifestes, comme le mentionne la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 au paragraphe 68, et de nombreuses autres décisions ultérieures du même tribunal.

[109]       Le test pour déterminer si l’arrêt des procédures est justifié comporte trois exigences (R. c. Babos, 2014 CSC 16 au paragraphe 32) :

a)                  le préjudice sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

b)                  aucune autre réparation n’est susceptible de corriger l’atteinte;

c)                  si à l’issue des deux premières étapes il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures, la balance des intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond d'autre part, doit être effectuée.

[110]       La violation du droit de la capitaine Crépeau en vertu de l'alinéa 11d) de la Charte à un procès par un tribunal indépendant et impartial continuera de se manifester, de se perpétuer et surtout de s'aggraver si la Cour permet que les accusations soient jugées au fond, car la question de l'indépendance judiciaire du juge militaire qui préside sa cour martiale demeurera entière et non résolue même si l'affaire procède ou qu’elle est de nouveau convoquée et poursuivie.

[111]       Le seul moyen de résoudre le problème qui constitue la source de la violation du droit de l’accusée prévu à l’alinéa 11d) de la Charte est que le CEMD annule l’ordre concernant les juges militaires, ce qui n'a pas été fait à ce jour. En tant que telle, aucune autre réparation ne peut réparer le préjudice subi par l’accusé quant au respect de son droit constitutionnel.

[112]       Compte tenu du rôle vital et crucial joué par l'indépendance judiciaire dans la structure constitutionnelle canadienne et dans le système de justice militaire concernant les cours martiales, l'intérêt de la capitaine Crépeau à un procès par un tribunal indépendant et impartial l'emporte clairement sur l'intérêt de la société à obtenir une décision finale sur le fond de l'affaire. Il n'y a pas d'autre moyen de maintenir la confiance du public et la confiance des personnes assujetties au CDM à l’égard de l'impartialité judiciaire à titre de composante de l'indépendance judiciaire des juges militaires. La préservation de l’intégrité du système de justice militaire en ce qui a trait à la cour martiale est en jeu. Par conséquent, je conclus qu'un arrêt des procédures est approprié en dernier ressort et qu’il s’agit d’un cas parmi les plus manifestes qui appelle à l’imposition d’un tel remède.


POUR TOUTES CES RAISONS, JE :

[113]       REJETTE EN PARTIE la demande de la requérante de déclarer inopérants les articles 12, 18 et 60 de la LDN par l’application du paragraphe 52(1) de la Charte, en raison d’une violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[114]       ACCUEILLE EN PARTIE sa demande.

[115]       DÉCLARE que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, désignant l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de VCEMAD et détenant au moins le grade de major général/contre-amiral afin d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du CJMC et qui désigne le VCEMD à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline), constitue une violation du droit de la requérante à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

[116]       ORDONNE en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, un arrêt des procédures relatives à la cour martiale permanente de la capitaine Crépeau convoquée pour le 5 octobre 2020.


Avocats :

Capitaine de corvette É. Léveillé, Service d’avocats de la défense, avocat de la capitaine C.M.C. Crépeau, la requérante

Lieutenant-colonel D.G.J. Martin et major É. Baby-Cormier, représentants du directeur des poursuites militaires, avocats de l’intimée


Liste des pièces

a)                  PP2-1              Document de 24 pages, Avis de demande de déclaration d’inconstitutionnalité des articles 12, 18 et 60 de la LDN conformément au paragraphe 53(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 puisqu’en violation de l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés signé par Capc Léveillé le 11 mai 2020.

b)                  PP2-2              Document de 23 pages, Réponse de l’intimée à la demande de déclaration d’inconstitutionnalité des articles 12, 18 et 60 de la LDN conformément au paragraphe 53(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 puisqu’en violation de l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés signée par LCol Martin le 20 mai 2020.

c)                  PP2-3              Document de 24 pages, Avis de demande amendé de déclaration d’inconstitutionnalité des articles 12, 18 et 60 de la LDN conformément au paragraphe 53(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 puisqu’en violation de l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés signé par Capc Léveillé le 23 juin 2020.

d)                 PP2-4              Document de deux pages, Acte d’accusation amendé daté du 7 août 2019.

e)                  PP2-5              Document de deux pages, Ordre du CEMD – Désignation de commandants à l’égard des officiers et des militaires du rang qui figurent à l’effectif du Cabinet du juge militaire en chef DEPT ID 3763, 2 octobre 2019.

f)                   PP2-6              Document de cinq pages, Communiqué de presse, Le Directeur – Poursuites militaires retire toutes les accusations portées contre le Juge militaire en chef, daté du 11 mars 2020.

g)                  PP2-7              Document de trois pages, Communiqué de presse, Déclaration du Juge-avocat général, daté du 25 janvier 2018.

h)                  PP2-8              Document de deux pages, Ordre du CEMD – Désignation de commandants à l’égard des officiers et des militaires du rang qui figurent à l’effectif du Cabinet du juge militaire en chef DEPT ID 3763, 19 janvier 2018.

i)                    PP2-9              Document de trois pages, Ordre du CEMD – Désignation de commandants à l’égard de certains officiers qui figurent à l’effectif du Quartier général de la Défense nationale et des officiers du grade de lieutenant-général/vice-amiral, 5 janvier 2018.

j)                    PP2-10            Document d’une page, Ordre du CEMD – Désignation de commandants à l’égard des militaires qui détiennent le grade de lieutenant-colonel ou un grade moins élevé et qui figurent à l’effectif du Quartier général de la Défense nationale en ce qui concerne les militaires qui ont le grade de lieutenant-colonel, 28 février 1997.

k)                  PP2-11            Document de quatre pages, Ordre du CEMD – Désignation de commandants à l’égard de certains officiers et grades inférieurs qui figurent à l’effectif du quartier Général de la Défense nationale, 14 juin 2019.

l)                    PP2-12            Document d’une page, Arrêté de constitution 2000007, [Cabinet du juge militaire en chef], 7 février 2000.

m)                PP2-13            Document de six pages, Ordonnance d'organisation des Forces canadiennes 0002 – La Base des Forces canadiennes Ottawa-Gatineau, 29 octobre 2019.

n)                  PP2-14            Document de cinq pages, Ordonnance d'organisation des Forces canadiennes 0002 - Unité de soutien des Forces canadiennes (Ottawa) (USFC (OTTAWA)), 23 mai 2013.

o)                  PP2-15            Document de deux pages, Ordonnance d’organisation des Forces canadiennes 3763 – Cabinet du juge militaire en chef de l'Organisation des Forces canadiennes, 27 février 2008.

p)                  PP2-16            Document de 54 pages, Pourquoi l’indépendance judiciaire est-elle importante pour vous? Par le Conseil de la magistrature en date de May 2016.

q)                  PP2-17            Document de deux pages, Avis de question constitutionnelle signé par Capc Léveillé le 15 juin 2020 avec un document de deux pages, Courriel de Mme Nadeau confirmant l’envoi aux procureurs généraux des provinces et du Canada.

r)                   PP2-18            Liasse de trois documents provenant du site du Conseil canadien de la magistrature, pour un total de 11 pages.

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