Courts Martial

Decision Information

Summary:

Date of commencement of trial: 13 October 2020

Location:

Notice of application (10 September 2020): Asticou Centre, block 2600, room 2601, courtroom, 241 de la Cité-des-Jeunes Boulevard, Gatineau, QC

General Court Martial: 5 Canadian Division Support Base Gagetown, building F-1, Lombardy Street, Oromocto, NB

Language of the trial: French

Charges:

Charge 1: S. 130 NDA, traffic (s. 5(1) CDSA).
Charges 2, 3: S. 130 NDA, possession for the purpose of traffic (s. 5(2) CDSA).

Results: The Court has directed a stay of proceedings.

Decision Content

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AUDITION DEVANT UN JUGE MILITAIRE

 

Citation: R. c. Fontaine, 2020 CM 3008

 

Date:  20200910

Dossier:  201959

 

Procédure préliminaire

 

Centre Asticou

Gatineau (Québec), Canada

 

Entre :

 

Artilleur K.J.J. Fontaine, requérant

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence du :  Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.C.A.


 

MOTIFS DE LA DÉCISION CONCERNANT UNE DEMANDE D’ARRÊT DES PROCÉDURES EN VERTU DU PARAGRAPHE 24(1) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS EN RAISON D’UNE VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT DE L’ACCUSÉE PRÉVU À L’ALINÉA 11d) DE LA CHARTE

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]               L’artilleur Fontaine fait l’objet de trois accusations punissables selon l’article 130 de la Loi sur la défense nationale (LDN), soit un chef d’accusation pour trafic de cocaïne, contrairement au paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDS), et deux autres chefs d’accusation pour possession de cocaïne et de méthamphétamine en vue d’en faire le trafic, contrairement au paragraphe 5(2) de la LRCDS.

 

[2]               Les événements à la base des infractions alléguées auraient eu lieu à ou près d’Oromocto au Nouveau-Brunswick entre le 15 mai 2017 et le 20 avril 2018 concernant le chef d’accusation de trafic d’une substance interdite, et le ou vers le 21 avril 2018 concernant les deux autres chefs d’accusation relatifs à la possession dans le but de faire le trafic d’une substance illicite.

 

[3]               À l’origine, une cour martiale générale a été convoquée le 13 février 2020 par l’administratrice de la cour martiale (ACM) afin que le procès débute le 4 mai 2020. À ce moment, une semaine était prévue pour l’audition de requêtes préliminaires présentées par l’accusé et par la suite, le procès devait avoir lieu au mois de juin pour une durée de deux semaines.

 

[4]               Le 3 avril 2020, en raison du contexte relié au virus COVID-19, des directives émises par le gouvernement fédéral et le chef d’état-major de la défense (CEMD), j’ai donné la directive à l’ACM d’annuler tous les ordres de convocation concernant les cours martiales devant avoir lieu entre le 6 avril et le 10 mai 2020. La tenue de la cour martiale générale concernant l’artilleur Fontaine qui devait débuter le 4 mai 2020 a donc été annulée.

 

[5]               Suite à la reprise des activités de la cour martiale à la fin du mois de mai, j’ai tenu une conférence téléphonique avec les parties dans ce dossier afin de déterminer une autre date pour l’audition des requêtes préliminaires et pour la tenue du procès.

 

[6]               Les parties ont convenu, d’un commun accord, de procéder d’abord avec la requête préliminaire concernant la violation du droit de l’accusé à un procès dans un délai raisonnable en vertu de l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) et avec tout autre requête préliminaire à compter du 24 août 2020 à la salle d’audience du Centre Asticou à Gatineau, province de Québec, et ce, pour une durée d’une semaine. Il a été aussi convenu que le procès devant la cour martiale générale débuterait le 13 octobre 2020 à la Base de soutien de la 5e Division du Canada Gagetown (BS 5 Div CA Gagetown) au Nouveau-Brunswick pour une durée de deux semaines.

 

[7]               Le 17 août 2020, un nouvel ordre de convocation a été signé par l’ACM afin que le procès débute le 13 octobre 2020 à la BS 5 Div CA Gagetown au Nouveau-Brunswick.

 

[8]               Le même jour, le requérant déposait son avis écrit de requête concernant sa demande préliminaire sur la question de la tenue de son procès dans un délai raisonnable.

 

[9]               Le 24 août 2020 au matin, tout juste avant de procéder avec la requête relative à la question du délai raisonnable pour juger l’artilleur Fontaine, l’avocat de ce dernier m’a informé qu’il avait été mandaté afin de présenter la présente requête.

 

[10]           Dans le cadre d’une réunion en chambre avec les parties que j’ai tenue immédiatement après avoir été informé de la situation, il a été entendu que la présente requête devait d’abord être entendue avant toute autre requête. Puisque le procureur de la poursuite et moi-même venions d’être avisés verbalement pour la première fois de l’intention de l’accusé de présenter une telle requête, j’ai exigé qu’il produise d’abord un avis écrit et que la poursuite m’informe, suite à sa réception et après avoir pris connaissance de son contenu, de sa position quant à la question qui y était soulevée.

 

[11]           C’est donc le même jour, dans le but de se conformer à ma demande, que l’artilleur Fontaine a déposé son avis écrit de requête demandant un arrêt des procédures en alléguant une violation de son droit constitutionnel à un procès par un tribunal indépendant et impartial.

 

[12]           Le 25 août 2020, dans le cadre d’une conférence téléphonique avec les parties, le procureur de la poursuite m’a informé qu’il avait besoin d’environ d’une semaine pour se préparer et produire une réponse écrite à la requête de l’accusé. J’ai ordonné que la réponse écrite soit produite au plus tard le 2 septembre 2020 et que l’audition concernant ce sujet ait lieu le 3 septembre 2020 au même endroit que prévu pour l’audition de la requête sur la question du délai.

 

[13]           Le 3 septembre 2020, j’ai procédé à l’audition de la requête en question qui a duré une journée.

 

[14]           En résumé, l’artilleur Fontaine me demande de déclarer que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, désignant l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de vice-chef d’état-major adjoint de la défense (VCEMAD) et détenant au moins le grade de major-général/contre-amiral afin d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du Cabinet du juge militaire en chef (JMC) et qui désigne le vice-chef d’état-major de la défense (VCEMD) à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline (pièce PP1-4), constitue une violation de son droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte, et requiert en conséquence, que j’ordonne un arrêt des procédures relatives à la cour martiale générale qui a été convoquée par l’ACM le 17 août 2020 pour qu’elle se tienne le 13 octobre 2020, le tout en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

 

La preuve

 

[15]           La preuve sur cette demande comprend l'avis écrit du requérant, la réponse écrite de l'intimée, l’acte d’accusation, cinq ordres du CEMD incluant celui qui fait l’objet de la présente demande, un arrêté ministériel d'organisation (AMO), trois ordonnances d'organisation des Forces canadiennes (OOFC), un document du Conseil canadien de la magistrature relatif à l’indépendance judiciaire, deux avis d’appel formulés à l’égard de décisions sur la même question dans les causes de R. c. Edwards, 2020 CM 3006 et R. c. Crépeau, 2020 CM 3007, et un affidavit de la part de l’enquêteur au dossier.

 

Le contexte

 

[16]           Pour des fins pratiques, je me limiterai à faire un sommaire du contexte dans lequel est présentée cette requête. Je considère cependant comme étant pertinents tous les détails que j’ai mentionnés dans mes décisions de Edwards et Crépeau concernant le contexte comme applicable à la présente demande et je réfère les parties à ces décisions sur cet aspect.

 

[17]           Le Cabinet du JMC est une unité des Forces armées canadiennes depuis septembre 1997 et elle est considérée comme faisant partie de l’effectif du Quartier général de la Défense nationale (QGDN) à Ottawa et pour laquelle la discipline sera gérée en conformité avec l’OOFC de l’Unité de soutien des forces canadiennes Ottawa (USFC(Ottawa)) (voir pièce PP1-13), aujourd’hui connu comme étant le Groupe de soutien des Forces canadiennes Ottawa-Gatineau (GSFC(O-G)).

 

[18]           Depuis sa création, seuls les juges militaires et le personnel exclusivement dédié au soutien de la cour martiale y ont été réunis, ainsi que l'administrateur de la cour martiale qui assume un rôle quasi-judiciaire quant à la mise en place de la cour martiale et qui exerce des fonctions administratives à l’égard des ressources humaines et des responsabilités financières de ce bureau.

 

[19]           Bien qu’il ne soit considéré que pour des fins administratives, le juge militaire en chef possède les pouvoirs et la compétence d'un officier commandant un commandement, ce dernier ne peut exercer de tels pouvoirs pour toute question disciplinaire et en matière de grief, tel que prévu à l’article 4.091 des Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC). Ainsi, le JMC n’exerce aucun pouvoir disciplinaire à l’égard des juges militaires et du personnel apparaissant à l’effectif du Cabinet du JMC.

 

[20]           De manière générale, la structure adoptée au sein du QGDN concernant toute question disciplinaire était la suivante : tout colonel et personne de grade supérieur apparaissant à l’effectif d’une unité du QGDN se voyait désigné un commandant, et tout lieutenant-colonel et personne de grade inférieur, incluant les militaires du rang, apparaissant à l’effectif d’une unité du QGDN, se voyaient désigné un commandant différent.

 

[21]           C’est ainsi qu’il peut être déduit que le juge militaire en chef, qui détient au moins le grade de colonel en conformité avec le paragraphe 165.24(2) de la LDN, se voyait désigner, uniquement à titre d’officier, pour toute question disciplinaire, un commandant ayant un grade supérieur au sien, et que les autres juges militaires, toujours uniquement à titre d’officier, et tout autre officier et militaire du rang à l’effectif du Cabinet du JMC se voyait désigner un commandant supérieur en grade, encore une fois, pour toute question disciplinaire.

 

[22]           Or, pour une raison qui demeure inexpliquée jusqu’à ce jour, le 19 janvier 2018, le CEMD a émis un ordre à l’effet suivant : nommer un officier supérieur en grade à celui de tous les juges militaires, incluant le juge militaire en chef, à titre de commandant pour toute question disciplinaire concernant spécifiquement les juges militaires, et de confirmer la nomination d’un autre officier supérieur en grade pour tout autre officier et militaire du rang apparaissant à l’effectif du Cabinet du JMC.

 

[23]           Ainsi, la charge de juge militaire, tel que prévu à la LDN, est spécifiquement visée sur le plan disciplinaire, ce qui n’avait jamais été fait auparavant de manière aussi explicite et directe.

 

[24]           Le 2 octobre 2019, l’ordre en question était amendé afin d’y apporter une modification limitée à la désignation spécifique des deux postes auxquels les officiers sont nommés par le CEMD.

 

Position des parties

 

Le requérant

 

[25]           Le requérant demande à la Cour de déclarer que l’ordre du CEMD, daté du 2 octobre 2019, désignant spécifiquement un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard des juges militaires qui figurent à l’effectif du Cabinet du JMC et désignant aussi un officier supérieur à ce même commandant en matière de discipline, constitue une violation du droit de l’accusé à être jugé par un tribunal indépendant et impartial, et en conséquence, d’ordonner un arrêt des procédures de la cour martiale générale qui a été convoquée à son égard en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

 

[26]           En d’autres mots, le requérant allègue qu’un tel ordre constitue une forme d’ingérence de la part de l’exécutif par l’entremise de la hiérarchie militaire à l’égard de la magistrature militaire, car cela permet à une autorité supérieure en grade d’exercer une forme de coercition, apparente et réelle, à l’égard du juge militaire présidant sa cour martiale, allant ainsi à l’encontre de son droit constitutionnel d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

 

[27]           En ce qui concerne l’existence d’une violation à son droit constitutionnel, il réfère la Cour aux décisions du juge militaire Pelletier dans R. c. Pett, 2020 CM 4002, de la juge militaire Sukstorf dans R. c. D’Amico, 2020 CM 2002, et à mes décisions dans Edwards et Crépeau, dans lesquelles les juges militaires ont tous conclu que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019 concernant la désignation d’un commandant pour toute question disciplinaire spécifiquement à l’égard des juges militaires et la désignation d’un officier supérieur à ce même commandant en matière de discipline était contraire au droit de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

[28]           Concernant la réparation, l’artilleur Fontaine, par le biais de son avocat, réclame la même que celle que j’ai appliquée dans mes décisions d’Edwards et Crépeau, soit l’arrêt des procédures.

 

L’intimée

 

[29]           Le directeur des poursuites militaire (DPM), à titre de partie intimée dans cette affaire, prend acte des décisions des juges militaires présidant la cour martiale dans Pett, D’Amico, Edwards et Crépeau concernant l’existence d’une violation du droit constitutionnel de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial. Cependant, il soumet que la conclusion des juges militaires est erronée sur cette question, et il a d’ailleurs fait appel des décisions dans Edwards et Crépeau à ce sujet.

 

[30]           À cet effet, il affirme que le fait que les juges militaires soient susceptibles d’être assujettis au régime du code de discipline militaire (CDM) traitant d’une infraction d’ordre militaire n’est pas plus problématique que la situation d’un juge civil susceptible d’être poursuivi pour une infraction criminelle devant un tribunal civil de juridiction criminelle. En ce sens, il suggère qu’une telle comparaison illustre amplement le fait que l’indépendance judiciaire d’un juge militaire présidant une cour martiale n’est pas plus menacée que celle d’un juge civil présidant une cour de juridiction criminelle.

 

[31]           L’intimée est toujours d’avis, en ce qui concerne l’effet de l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, qu’une grande déférence doit être donnée au DPM et à ses représentants quant à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite afin de garantir qu’un juge militaire ne fera pas l’objet de pression indue de la part des autorités militaires, que ce soit en apparence ou en réalité.

 

[32]           Finalement, dans la mesure où la Cour en viendrait à la conclusion que cet ordre constitue une violation du droit constitutionnel de l’accusée à un procès par un tribunal indépendant et impartial, l’intimée suggère à la Cour de conclure de la même manière que les autres juges militaires dans Pett et D’Amico, à l’effet de déclarer un tel ordre inopérant, nul et sans effet, et de continuer les procédures dans la présente affaire, et ce, malgré les décisions rendues par la cour martiale dans Edwards et Crépeau, considérant que la question qui a été abordée dans ces décisions fait maintenant l’objet d’un appel devant la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (CACM).

 

[33]           L’intimée soumet que la réparation qui doit être considérée, si je rejette sa suggestion de déclarer l’ordre du CEMD inopérant, nul et sans effet, est de terminer les procédures, comme il a été fait par la cour martiale dans la décision R. c. Spriggs, 2019 CM 4002, qui s’inspirait d’une décision de la CACM au même effet, soit R. c Wehmeier, 2014 CACM 5. Considérant que les accusations devant être jugées par une cour martiale sont aussi de la juridiction d’une cour civile de juridiction criminelle, cela constituerait une réparation adaptée et efficace, car il ne serait pas définitivement mis fin à la possibilité de procéder au fond de l’affaire, ce qui serait tout à fait dans l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, considérant la nature même des accusations et le contexte qui les entourent.

 

[34]           À son avis, un arrêt pur et simple des procédures demeure totalement disproportionné à titre de réparation, considérant qu’une telle chose ne peut être prononcée par la cour martiale que dans les cas les plus manifestes, ce qui, selon lui, n’est pas le cas en l’espèce.

 

L’analyse

 

La violation du droit du requérant à la lumière de l’ordre du CEMD

 

[35]           L’alinéa 11d) de la Charte se lit comme suit :

 

11. Tout inculpé a le droit :

 

...

 

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable.

 

[36]           Le but de l'alinéa 11d) de la Charte est de garantir que le processus par lequel la culpabilité de tout accusé sera prouvée est équitable. Un élément essentiel d'un processus équitable est que le juge des faits, en l'occurrence, ici, le comité dans le cadre de la cour martiale générale et aussi le juge militaire qui la préside, soient indépendants et impartiaux (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 au paragraphe 32).

 

[37]           Sur la base des mêmes motifs que j’ai énoncés dans Edwards et Crépeau, il m’apparaît évident que le comité d’enquête sur les juges militaires joue un rôle unique et prépondérant quant à l’administration de la discipline à l’égard des juges militaires. Ainsi, considérant l’existence d’un tel comité mis en place par la LDN et visant à donner effet à la composante de l’inamovibilité reliée au principe de l’indépendance judiciaire, un acte comme l’ordre du CEMD visant expressément et délibérément la fonction de juge militaire peut apparaître logiquement et raisonnablement à tout justiciable du CDM, et au public en général, comme une ingérence de la part de la hiérarchie militaire, qui représente l’une des trois branches de l’État moderne, soit le pouvoir exécutif, à l’égard de la magistrature militaire, qui lui, en soit, constitue une autre branche de l’État moderne, soit le pouvoir judiciaire. Une telle situation va donc à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs qui est pourtant bien ancré dans la Constitution du Canada.

 

[38]           En d’autres mots, le CEMD intervient spécifiquement à l’égard de la discipline applicable à l’exercice de la fonction de juge militaire en nommant un commandant pour permettre qu’il soit traité en vertu du régime du CDM concernant une infraction d'ordre militaire, alors que la LDN prévoit un mécanisme unique et totalement différent sur cette question afin de donner effet au droit constitutionnel d’un accusé d’être jugé de manière équitable devant la cour martiale présidée par un juge militaire indépendant et impartial.

 

[39]           Tout comme je l’ai mentionné dans Edwards et Crépeau, je conclus qu’une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances, conclurait que l'ordre du CEMD émis le 2 octobre 2019 et celui émis précédemment au même effet le 19 janvier 2018, est clairement une tentative d'étendre aux juges militaires le régime du CDM traitant d'une infraction d'ordre militaire, malgré les dispositions de la LDN portant sur le comité d'enquête sur les juges militaires et qui ont pour effet d'interdire une telle chose. En outre, cela soulève toujours des inquiétudes quant à la confiance que le public et les personnes assujetties au CDM peuvent avoir concernant l'impartialité de la magistrature militaire qui doit exister à titre de composante de l'indépendance judiciaire, en raison d’une possible ingérence de la hiérarchie militaire à l’égard de la magistrature militaire, et ce, quel que soit le type de cour martiale qu’elle préside.

 

[40]           Pour des fins de commodités, considérant les décisions rendues dans Pett, D’Amico, Edwards et Crépeau, et pour les motifs que j’ai élaborés dans mes deux décisions concernant la cour martiale d’Edwards et Crépeau, j’en viens à la conclusion que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, désignant l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de VCEMAD et détenant au moins le grade de major-général/contre-amiral afin d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du Cabinet du JMC et qui désigne le VCEMD à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline, constitue une violation du droit du requérant à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

Justification en vertu de l’article premier de la Charte

 

[41]           Étant donné le rôle vital joué par l'indépendance judiciaire dans la structure constitutionnelle canadienne, l'application usuelle de l'article premier de la Charte ne peut à elle seule justifier une atteinte à cette indépendance. Elle ne peut être justifiée que lorsqu'il y a des urgences financières graves et exceptionnelles causées par des circonstances extraordinaires telles que le déclenchement d'une guerre ou une faillite imminente et le gouvernement doit présenter des éléments de preuve convaincants pour justifier cette atteinte (Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13 aux paragraphes 72 et 73; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, paragraphe 97).

 

[42]           En fait, la poursuite n'a présenté aucun élément de preuve pouvant justifier une telle violation et n'a fait aucune observation particulière à ce sujet.

 

[43]           Je conclus donc que l’intimée n’a pas fait la démonstration que l’atteinte au droit du requérant est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

 

La réparation

 

[44]           Dans la décision de la Cour suprême du Canada Doucet Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, la Cour a identifié deux exigences quant à la détermination par un tribunal d’une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte en raison d’une violation à un droit de cette dernière : elle doit être adaptée à la situation et efficace.

 

[45]           Dans les circonstances de cette affaire, quelle est donc la réparation adaptée à la situation et efficace?

 

[46]           À cette question, l’intimée a suggéré que si j’arrive à la conclusion que l’ordre du CEMD viole le droit de l'accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial conformément à l'alinéa 11d) de la Charte, alors la réparation appropriée serait celle qui aurait été décidée par mes collègues dans Pett et D'Amico, qui est de déclarer que l’alinéa 1b. et le paragraphe 2 de l'ordre du CEMD est inopérant, nul et sans effet en ce qui concerne leur application à toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire. La cour martiale serait ainsi en mesure de procéder avec les accusations.

 

[47]           Plus particulièrement, la poursuite considère que dans le contexte où la même question constitutionnelle soulevée dans la présente requête et qui fait l’objet d’un appel devant la CACM, comme en font foi les avis d’appel qu’elle a déposés concernant les décisions d’Edwards et Crépeau, il n’y a plus lieu pour moi de considérer une réparation aussi sérieuse que celle de l’arrêt des procédures, et qu’en conséquence, le fait de déclarer l’ordre du CEMD comme étant inopérant, nul et sans effet dans les circonstances de l’espèce serait amplement suffisant à titre de réparation.

 

[48]           La seule solution juridiquement viable pour résoudre la violation constitutionnelle constatée par la cour martiale est que l’ordre émis par le CEMD concernant les juges militaires soit annulé. Or, malgré le fait que les juges militaires Pelletier et Sukstorf aient exprimé cette idée dans leur décision respective de Pett et D’Amico, qu’ils ont tous les deux appliqué une réparation adaptée et efficace parce que c’était la toute première fois que cette question était soulevée devant eux, et qu’ils aient explicitement avisé les représentants de l’exécutif, en faisant preuve de retenue judiciaire, quant aux conséquences qui pourraient découlées si une telle situation persistait, rien n’a changé.

 

[49]           J’ai entériné les propos de ces deux juges dans mes décisions d’Edwards et de Crépeau. J’ai aussi constaté que le CEMD est demeuré inébranlable face au constat fait dans les décisions de Pett, D’Amico, Edwards, Crépeau et R. c. Bourque, 2020 CM 2008 quant à la violation constitutionnelle du droit d’un accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial causé par l’ordre qu’il a émis.

 

[50]           La persistance du CEMD à ne rien modifier quant à l’ordre qu’il a émis malgré les décisions de la cour martiale, combinée au passage du temps, soit plus de six mois depuis la décision D’Amico, contribue à miner la confiance du public, et plus particulièrement à celle des personnes assujetties au CDM, quant à l’intention de la hiérarchie militaire de s’ingérer dans l’exercice de la fonction de juge militaire et à son absence de volonté de rassurer ce même public de mettre à l’abri la cour martiale à l’égard d’une telle ingérence.

 

[51]           Dans la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au paragraphe 110, la Cour s’exprimait ainsi :

 

L’atteinte persistante à l’indépendance judiciaire peut être telle que la poursuite du débat judiciaire ne donnera pas l’impression que justice sera faite. Dans ce cas, l’intérêt de la société ne serait pas servi par un jugement tranchant sur le fond, mais vicié par une apparence d’injustice. L’intérêt de préserver l’indépendance du juge l’emportera sur l’intérêt de poursuivre le débat judiciaire. Même en l’absence d’une apparence d’injustice persistante, la gravité même de l’atteinte à l’indépendance du juge pourra être si nettement défavorable à l’intérêt de la société de poursuivre le débat judiciaire que la mise en balance ne sera même pas enclenchée. Cela se produira rarement et seulement dans les cas les plus manifestes.

 

[52]           Il appert qu’en l’espèce, l’intérêt de préserver l’indépendance judiciaire l’emporte sur l’intérêt à un jugement tranchant sur le fond, car il s’agit de l’un des cas les plus manifestes.

 

[53]           L’effet de la décision du CEMD de maintenir l’ordre du 2 octobre 2019 tel qu’il est, apparaît aux yeux d’un observateur bien informé, et malgré les décisions de la cour martiale rendues sur le sujet, comme étant l’expression de l’intention de la hiérarchie militaire de continuer à vouloir faire preuve d’ingérence à l’égard de la discipline des juges militaires, alors qu’il existe déjà un mécanisme spécifique et différent à cet effet dans la LDN pour assurer à un accusé assujetti au régime du CDM traitant d’une infraction d’ordre militaire que le juge militaire bénéficie de toute l’indépendance et l’impartialité requises au déroulement de son procès devant la cour martiale.

 

[54]           En conséquence, cela a un impact sur la forte présomption d’indépendance judiciaire de la cour martiale qui doit exister par le biais du juge militaire qui la préside, car cela remet maintenant entre les mains de chaque accusé, et par le fait même, entre celle de chaque juge militaire, de justifier la présence d’une telle présomption, ce qui va à l’encontre du fonctionnement même d’une cour.

 

[55]           À mon humble avis, le fait de retirer ou d’annuler l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019 aurait pour conséquence de donner effet à cette forte présomption d’indépendance dont doit bénéficier la cour martiale et le juge qui la préside, tout en voyant au respect du droit constitutionnel de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial. Dans un tel cas, tel que mentionné par les juges militaires qui ont eu l’occasion de se prononcer sur la question, ce qui m’inclut, il appert qu’un officier exerçant la charge de juge militaire continuerait quand même à être assujetti au CDM par le biais du comité d’enquête sur les juges militaires. Et c’est en toute quiétude que la CACM pourrait se prononcer sur la question soulevée par l’intimée dans ses avis d’appel déposés à la CACM dans Edwards et Crépeau et que les causes devant la cour martiale pourraient procéder sans crainte de voir un juge militaire y mettre fin en raison de la violation récurrente d’un tel droit constitutionnel d’un accusé devant la cour martiale.

 

[56]           En tout respect pour le droit d’une partie de faire appel d’une décision de la cour martiale, ce qui est, selon mon humble opinion, essentiel et nécessaire à un système de justice équitable, je tiens à rappeler qu’un avis d’appel déposé à la CACM n’a pas juridiquement pour effet de suspendre automatiquement les décisions de la cour martiale qui y sont liées ou toute décision abordant la même question. En ce sens, le droit applicable par la cour martiale s’inspire souvent des décisions élaborées par cette dernière. Dans le cas qui nous occupe, je tiens à rappeler que cela rend difficile pour moi de décider de manière différente que je l’ai fait dans mes décisions d’Edwards et de Crépeau.

 

[57]           Ceci dit, malgré la gravité de l’atteinte, la poursuite m’a invité à considérer à seulement terminer les procédures pour permettre de donner effet à l’intérêt de la société de poursuivre le débat judiciaire sur les accusations qui sont présentement devant cette cour, puisqu’elle pourrait aussi faire l’objet d’un débat devant une cour civile de juridiction criminelle.

 

[58]           À cet effet, l’intimée me réfère à la décision du juge militaire Pelletier dans Spriggs et à celle de la CACM dans Wehmeier. La lecture de ces décisions m’amène à constater que les circonstances qui ont conduit chacune de ces cours à confirmer que terminer les procédures étaient le remède le plus adapté et efficace en raison d’une violation des droits constitutionnels de chacun des accusés dans les circonstances, sont radicalement différentes de celles de la présente affaire.

 

[59]           Dans les deux cas, après avoir constaté l’existence d’un abus de procédure par le poursuivant en raison d’une tentative de celui-ci de voir l’incident à la base de l’accusation jugée par la cour martiale, il a été considéré que malgré cette démarche qui a avortée, cela n’empêchait pas que l’affaire soit jugée par un tribunal civil de juridiction criminelle. En effet, la nature même de la violation ne diminuait en rien que l’affaire soit jugée au mérite. En conséquence, le fait de terminer les procédures apparaissait comme étant la réparation appropriée et efficace, ce avec quoi je suis entièrement en accord.

 

[60]           Saisir la cour martiale d’une affaire alors que cela s’avère abusif parce qu’il est plus avantageux selon la cour pour l’accusé dans les circonstances qu’un tribunal civil de juridiction criminelle possédant une compétence concurrente s’en saisisse est une chose. Saisir la cour martiale d’une affaire en sachant que le droit à un procès par un tribunal indépendant et impartial de l’accusé risque d’être compromis et demander qu’un tribunal civil de juridiction criminelle possédant une compétence concurrente s’en saisisse si cela ne fonctionne pas devant la cour martiale en est une autre.

 

[61]           Si j’acceptais de terminer les procédures, et par le fait même, permettais aux autorités de poursuite de considérer d’amener l’affaire devant un tribunal civil de juridiction criminelle possédant une compétence concurrente, cela équivaudrait à dénaturer totalement le droit constitutionnel de l’accusé à un procès équitable.

 

[62]           Dans la présente affaire, c’est la persistance de la hiérarchie militaire de mettre au défi la cour martiale quant au droit de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial qui est en cause. C’est en toute connaissance de cause que les autorités de poursuite ont décidé que cette affaire procède devant la cour martiale. Le DPM et ses représentants connaissaient les différentes décisions de la cour martiale sur le sujet, incluant la décision de trois des quatre juges militaires quant à l’existence d’une violation du droit constitutionnel d’un accusé et les conséquences qui en découlaient. Connaissant les risques qui existaient quant au fait que l’accusé soulève devant la Cour son droit constitutionnel à un procès par un tribunal indépendant et impartial, il leur était loisible de retirer les accusations et de déférer l’affaire à un procureur de la couronne pour qu’elle soit traitée par un tribunal civil de juridiction criminelle. Je ne peux passer sous silence que c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait antérieurement dans la présente cause suite à la décision de la CACM dans R. c. Beaudry, 2018 CACM 4 et à la décision sur la requête de la Cour suprême du Canada de ne pas suspendre la déclaration d’invalidité de l’article 130 de la LDN découlant de l’affaire Beaudry. Aujourd’hui, compte tenu du contexte, la poursuite demande à la Cour de lui donner l’opportunité de prendre encore une fois une telle décision malgré l’existence d’une telle violation, et ce, même si elle savait à quoi elle s’exposait.

 

[63]           À mon avis, la gravité de l’atteinte au droit constitutionnel de l’accusé à un procès par un tribunal indépendant et impartial est si grande que cela est nettement défavorable à l’intérêt de la société à poursuivre le présent débat judiciaire de quelque manière que ce soit.

 

[64]           En conséquence, tel qu’exigé par la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Babos, 2014 CSC 16 au paragraphe 32, je conclus que le préjudice causé par la violation du droit constitutionnel de l’artilleur Fontaine à un procès par un tribunal indépendant et impartial sera révélé, perpétué et aggravé par le déroulement du procès ou par son issue, et qu’il n’existe aucune autre réparation qui puisse corriger l’atteinte.

 

[65]           Il demeure essentiel de préserver l’intégrité du système de justice militaire aux yeux des personnes assujetties au CDM et à ceux du public et c’est exactement ce que cherche à faire la présente décision. Comme le mentionnait le juge militaire Pelletier dans Pett au paragraphe 149, les personnes assujetties au CDM ne sont pas des citoyens de seconde classe. Ils méritent la même justice que tout autre citoyen de ce pays.

 

[66]           Comme le constatait le juge Martineau dans la décision de la Cour fédérale Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, au paragraphe 158, c’est d’abord et avant tout pour assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès juste et équitable devant un tribunal impartial et indépendant que je rends une telle décision. La confiance du public et des militaires repose, entre autres choses, sur l’indépendance et l’impartialité du juge militaire qui préside la cour martiale, et cette confiance pourrait être minée si je ne rendais pas une telle décision à titre de juge militaire.

 

POUR TOUTES CES RAISONS, JE :

 

[67]           ACCUEILLE la demande du requérant.

 

[68]           DÉCLARE que l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019, désignant l’officier qui est nommé de temps à autre au poste de VCEMAD et détenant au moins le grade de major-général/contre-amiral afin d’exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du Cabinet du JMC et qui désigne le VCEMD à titre d’officier supérieur du VCEMAD en matière de discipline, constitue une violation du droit du requérant à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

[69]           ORDONNE, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, un arrêt des procédures relatives à la cour martiale générale de l’artilleur Fontaine convoquée par l’ACM pour le 13 octobre 2020.


 

Avocats :

 

Capitaine de corvette É. Léveillé et lieutenant de vaisseau J.M. Tremblay, Service d’avocats de la défense, avocats de l’artilleur K.J.J. Fontaine, le requérant

 

Lieutenant-colonel D.G.J. Martin et major M.L.P.P. Germain, représentants du directeur des poursuites militaires, avocats de l’intimé

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