Courts Martial

Decision Information

Summary:

Date of commencement of trial: 10 February 2020

Location: 2nd Canadian Division Support Base Valcartier, building CC-119, room 123, Casgrain Street, Courcelette, QC

Charge:

Charge 1: S. 130 NDA, sexual assault (s. 271 CCC).

Results:

FINDING: Charge 1: Guilty.
SENTENCE: Imprisonment for a period of 18 months.

Decision Content

Warning : this document is available in French only.

 

COUR MARTIALE

 

Citation:  R. c. Thibault, 2021 CM 5002

 

Date:  20210127

Docket:  201944

 

Cour martiale permanente

 

Centre Asticou

Gatineau (Québec), Canada

 

Entre :

 

Sergent A.J.R. Thibault, requérant

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence du : Capitaine de frégate C.J. Deschênes, J.M.


 

Restriction à la publication : Par ordonnance de la Cour rendue en vertu de l’article 179 de la Loi sur la défense nationale et de l’article 486.4 du Code criminel, il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement permettant d’établir l’identité de la victime.

 

DÉCISION CONCERNANT LA REQUÊTE EN RÉCUSATION D’ENTENDRE LA REQUÊTE EN NULLITÉ DE PROCÈS

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]               Le requérant, le sergent Thibault, a été trouvé coupable d’une accusation d’agression sexuelle le 18 février 2020 à la suite d’un procès contesté. Un mois avant la détermination de la peine fixée au 10 août 2020, il signifiait une « Requête pour arrêt des procédures vu une déclaration de culpabilité par un tribunal qui n’est pas indépendant, impartial et équitable en vertu de l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés», alléguant la violation de son droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant. Cette requête en nullité de procès s’inscrit dans le cadre d’une série de demandes préliminaires soumises depuis un peu plus d’un an dans d’autres dossiers de cour martiale sur la question générale de l’indépendance des juges militaires en lien avec les droits des accusés au terme de l’alinéa 11d) de la Charte. La requête était suivie quelques mois plus tard d’une demande de récusation de la soussignée d’entendre cette requête en nullité. C’est sur cette demande qui porte sur la requête en nullité que la Cour doit maintenant se prononcer.

 

Contexte

 

Bref résumé des procédures avant la condamnation

 

[2]               La mise en accusation pour l’agression sexuelle qui s’est déroulée en 2011, date du 19 juin 2014. À la suite de plusieurs pourvois en appel impliquant ce dossier, dont deux qui ont fait l’objet de décisions de la Cour suprême du Canada (CSC) où le requérant était l’un des appelants (R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32; R. c. Stillman, 2019 CSC 40), l’administratrice de la cour martiale (ACM) a signé un ordre de convocation le 15 novembre 2019 pour le procès par cour martiale du requérant, prévu du 10 au 21 février 2020, à la Base de soutien de la 2e Division du Canada Valcartier (Québec). Avant cette date, aucun procès ne s’était tenu pour entendre la preuve au soutien des allégations d’agression sexuelle. 

 

[3]               Le 28 janvier 2020, l’ACM recevait la signification d’une requête pour arrêt des procédures « vu les délais et l’abus des procédures en vertu des articles 7 et 11d) et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ». Le matin du procès, le 10 février 2020, la défense a retiré ladite requête. Puisque les parties ne s’objectaient pas à ce que la soussignée préside le procès et puisque la défense a mentionné qu’elle n’avait pas de requête à présenter, le procès a débuté. À sa conclusion, le requérant a été trouvé coupable d’agression sexuelle le 18 février 2020.

 

Après la condamnation – première demande d’ajournement

 

[4]               À la suite du verdict de culpabilité, la défense a demandé à la Cour d’ajourner le procès à une date indéterminée afin que le contrevenant puisse obtenir un rapport présentenciel dans le cadre de la détermination de la peine. Le sergent Thibault s’était de plus blessé à la main pendant un court ajournement suivant le prononcé du verdict, et a dû se rendre à l’hôpital. La Cour a accordé la requête en ajournement et il était prévu qu’une conférence préparatoire aurait lieu au début avril 2020 afin de fixer une date pour continuer le procès dans le cadre de la détermination de la peine.

 

Impact de la COVID

 

[5]               Le 8 avril 2020, lors de la conférence préparatoire convenue, vu la crise sanitaire causée par la COVID-19, il a été décidé avec les parties qui mentionnaient être disponibles à cette date que le procès reprendrait le 10 août 2020. 

 

Première requête en nullité de procès du 8 juillet 2020

 

[6]               A la suite d’allégations présentées à la cour martiale dans d’autres dossiers à l’effet qu’un ordre du chef d’état-major de la défense (CEMD) d’octobre 2019 (ci-après « ordre visé ») violait le droit de l’accusé à être jugé par un tribunal indépendant, le requérant signifiait le 9 juillet 2020 une requête en nullité de procès alléguant la violation de son droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant. Cette requête datée du 8 juillet 2020 alléguait entre autres « [qu’il] n’était pas équitable de ne pas avisé [sic] le tribunal qu’elle [la soussignée] était aviseur [sic] du CEMD au moment de l’émission de l’ordre du 19 janvier 2018 qui a fait en sorte que l’indépendance de la cour Martiale [sic] soit attaquée ». Cette dernière prétention faisait allusion à l’ordre originalement émis en janvier 2018, à l’époque où la soussignée servait comme conseillère juridique au Cabinet du CEMD lorsqu’elle était membre du Cabinet du juge-avocat général (JAG).

 

[7]               Le 30 juillet 2020, l’avocat de défense au dossier, Me Morin, indiquait qu’il n’était pas en mesure de procéder à court terme pour des raisons de santé et qu’il préférait attendre d’avoir plus de détails sur sa situation médicale avant de fixer une date d’audition pour sa requête. Il était alors convenu d’en reparler avec les parties au début septembre 2020. Le 4 septembre 2020, Me Morin informait la soussignée et la poursuite qu’il devait cesser d’occuper parce que sa situation médicale était précaire et qu’un avocat des Services d’avocats de défense prendrait la relève. C’est en effet le capitaine de frégate Létourneau qui représente le sergent Thibault depuis ce temps.

 

Conférence préparatoire du 18 septembre 2020

 

[8]               Lors de la conférence préparatoire suivante, soit le 18 septembre 2020, le capitaine de frégate Létourneau a fait part de son intention de retirer la requête datée du 8 juillet 2020 afin de déposer un nouvel avis de requête qui ciblerait la question de l’indépendance judiciaire. Il mentionnait aussi son intention de demander la récusation de la soussignée d’entendre cette requête en nullité de procès. À l’insistance du capitaine de frégate Létourneau auprès de la soussignée de connaître l’intention de cette dernière en lien avec cette question particulière, et sollicitant des directives quant à la procédure qu’il devrait suivre, la soussignée informait alors les parties de son intention de se récuser. Elle les informait aussi qu’elle devait faire certaines vérifications à cet égard, en particulier quant à la procédure appropriée en l’espèce, et qu’elle informerait les parties de sa position lors de la prochaine conférence préparatoire qui était fixée au 30 septembre 2020. 

 

Conférence préparatoire du 30 septembre 2020 - nouvelle requête en nullité de procès

 

[9]               Lors de la conférence téléphonique du 30 septembre 2020, le capitaine de frégate Létourneau informait la soussignée qu’il avait déposé une nouvelle requête en nullité de procès le matin même, qui remplaçait celle du 8 juillet 2020. Les parties ont alors été informé par la soussignée que cette dernière avait exploré les options procédurales, et qu’après mûres réflexions il était jugé préférable d’entendre les parties sur la question de récusation dans le cadre d’une audition publique afin qu’une décision judiciaire puisse être rendue à cet effet. La soussignée informait également les parties qu’une audition préliminaire sans présentation d’éléments de preuve aurait lieu préalablement à toute audition de la requête sur le fond. Cette audition préliminaire visait à permettre aux parties de communiquer sommairement leur position respective sur la question. Ladite audition préliminaire était fixée au 9 octobre 2020.

 

Audition préliminaire - demande de récusation - 9 octobre 2020

 

[10]           Lors de l’audition préliminaire du 9 octobre 2020, le requérant faisait part à la Cour de ses allégations au soutien de sa demande de récusation. Il prétendait, entre autres, qu’il y a une crainte raisonnable de partialité pour la soussignée d’entendre la requête en nullité, vu ses antécédents professionnels, en particulier lorsqu’elle était conseillère juridique au Cabinet du CEMD à l’époque où l’ordre visé a été émis originalement. En conséquence, elle devrait se récuser. Lorsque la soussignée a demandé au requérant de combien de temps il avait besoin pour déposer un avis de requête en bonne et due forme, le requérant a demandé un ajournement d’une durée indéterminée afin de présenter ses allégations dans le cadre d’une demande à la Cour fédérale. La demande d’ajournement était rejetée par la Cour. Une nouvelle demande d’ajournement de quarante-cinq jours était présentée par le requérant quelques minutes plus tard, ajournement qui lui permettrait de préparer un avis de requête plus étoffé, demandant la récusation de la soussignée et lui permettant également de soumettre une demande d’accès à l’information quant au rôle que la soussignée aurait pu avoir dans le développement de l’ordre original. Un ajournement de cinquante-trois jours était alors accordé afin de fournir au requérant le temps qu’il jugeait nécessaire afin de préparer son avis de requête. L’audition de la requête en récusation était fixée au 21 décembre 2020.

 

Procédures et décision de la Cour fédérale

 

[11]           Le 30 octobre 2020, le requérant déposait à la Cour fédérale une demande afin d’obtenir un bref de prohibition à l’égard de la soussignée, visant à prohiber celle-ci d’entendre la requête en nullité de procès. Il demandait aussi l’obtention d’un bref de mandamus enjoignant au juge militaire en chef adjoint (JMCA) de désigner un juge militaire pour entendre la requête en nullité de procès, en remplacement de la soussignée. Le 13 novembre 2020, le requérant déposait une requête pour obtenir un bref de prohibition provisoire qui visait à prohiber la soussignée d’entendre la requête en récusation déposée à la cour martiale et demandait une instruction accélérée, requête à être entendue le 7 décembre 2020. Dans la foulée de ses demandes, il mettait en cause la soussignée ainsi que le JMCA comme parties au litige.

 

[12]           Sous la plume de l’honorable juge Roy, la Cour fédérale rendait sa décision le 14 décembre 2020 dans Thibault c. Canada (Directeur des poursuites militaires), 2020 CF 1154, concernant la demande pour l’émission d’un bref de prohibition provisoire, requête qui était, en fait, une requête pour l’obtention d’une mesure provisoire avant de rendre la décision définitive sur l’obtention d’un bref de prohibition. Mettant hors cause la soussignée ainsi que le JMCA, la Cour déterminait que la demande pour l’obtention d’un bref de mandamus semblait superfétatoire. Rappelant qu’une allégation de crainte raisonnable de partialité est une très grave allégation, la Cour rejetait la requête pour l’obtention d’une mesure provisoire. 

 

Audition de la requête en récusation - 21 décembre 2020

 

[13]           L’audition de la requête en récusation procédait le 21 décembre 2020. Lorsque les parties ont terminé leur preuve et plaidoirie respective, la Cour les informait que la décision sur la requête en récusation serait rendue le 14 janvier 2021.

 

Audition de la requête en réouverture de preuve - 14 janvier 2021

 

[14]           Le requérant a signifié une requête le 12 janvier 2021 qui avait pour but de déposer la réponse de la Direction de l’accès à l'information et protection des renseignements personnels au ministère de la Défense nationale relativement à sa demande d’accès à l’information du 15 octobre 2020, où il demandait l’accès à tout document en lien avec la soussignée et l’ordre visé, c’est-à-dire tout document reçu, envoyé ou faisant référence à la soussignée entre le 1er juillet 2017 et le 31 juillet 2019, lorsque cette dernière servait comme conseillère juridique membre du JAG au Cabinet du CEMD. Au lieu de rendre sa décision sur la récusation, la Cour a procédé à l’audition de cette requête en réouverture de preuve le 14 janvier 2021. La requête était rejetée le 20 janvier 2021. La présente décision était reportée au 27 janvier 2021.

 

Bref résumé des décisions sur l’indépendance judiciaire

 

[15]           La requête en nullité de procès du requérant est soulevée dans le cadre de décisions de la cour martiale rendues depuis octobre 2019, la première requête à ce sujet ayant été déposée dans l’affaire R. v. Beemer, 2019 CM 2030. Dans ce dossier, à la suite de sa condamnation, le requérant soumettait une demande d’ajournement afin de pouvoir évaluer l’impact de l’ordre visé sur la détermination de sa sentence. La demande d’ajournement était rejetée le 23 octobre 2019 et le procès suivait son cours.

 

[16]           Le 2 décembre 2019, juge militaire Pelletier rendait sa décision sur la même question, présentée toutefois dans le cadre d’une demande préliminaire le 28 novembre 2019 dans R. v. Pett, 2020, CM 4002. Déclarant inopérants l’alinéa 1b. et le paragraphe 2 de l’ordre visé, la Cour rejetait la requête en arrêt des procédures de l’accusé. Cette décision était publiée et disponible en ligne dès le 10 janvier 2020. Après avoir été trouvé coupable et condamné à une réprimande et une amende le 13 janvier 2020, le caporal-chef Pett déposait un avis d’appel à la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) le 12 février 2020. Plus tard, il se désistait de son appel (CMAC-603).

 

[17]           Le 21 février 2020, la juge militaire Sukstorf devait également trancher cette question dans le cadre d’une demande préliminaire au procès. Elle en est arrivée aux mêmes conclusions et remède que le juge militaire Pelletier dans l’affaire R. v. D’Amico, 2020 CM 2002. Ayant rejeté la requête, le procès du caporal D’Amico s’est poursuivi.

 

[18]           Suite à la première vague de la crise sanitaire, c’est en juillet 2020 que cette question était de nouveau décidée dans le cadre d’une demande préliminaire déposée le 6 juillet 2020 devant la cour martiale. L’ordre visé n’ayant toujours pas été annulé ou modifié en conséquence des décisions Pett et D’Amico, la juge militaire Sukstorf rendait une décision intérimaire le 10 juillet 2020 où elle ajournait le commencement du procès du major Bourque afin de permettre aux autorités militaires d’annuler l’ordre visé (R. v. Bourque, 2020 CM 2008). La requête était retirée puisque l’accusé plaidait coupable. Par la suite, juge militaire d’Auteuil dans R. v. Edwards, 2020 CM 3006, R. c. Crépeau, 2020 CM 3007 et R. c. Fontaine, 2020 CM 3008, et juge militaire Pelletier dans R. v. Iredale, 2020 CM 4011, ordonnaient un arrêt des procédures dans chacun de ces dossiers étant donné que l’ordre en question n’avait toujours pas été annulé ou modifié. Tous les dossiers dans lesquels un arrêt des procédures a été ordonné ont été portés en appel (voir respectivement CMAC 606, CMAC 607, CMAC 608 et CMAC 609).

 

[19]           Depuis octobre 2020, des requêtes similaires étaient rejetées par des juges militaires. Dans les affaires R. v. MacPherson and Chauhan and J.L., 2020 CM 2012 et R. c. Jacques, 2020 CM 3010, les juges militaires Sukstorf et d’Auteuil respectivement ont établi que les modifications apportées à l’ordre visé (et plus tard à l’Ordre organisationnel des Forces canadiennes (OOFC) 3763 dans le cas de Jacques) ont résolu la question de l’indépendance des juges militaires (avant que l’OOFC soit modifié, le juge militaire d’Auteuil avait ordonné un arrêt des procédures le 10 novembre 2020 dans R. v. Christmas, 2020 CM 3009). Néanmoins, dans R. v. Proulx, 2020 CM 4012 et R. c. Cloutier, 2020 CM 4013, juge militaire Pelletier en décidait autrement. Ces trois dernières décisions ont également été portées en appel.

 

Questions en litige

 

[20]           Puisque sa requête en nullité de procès soulève des allégations de crainte raisonnable de partialité à l’égard de la soussignée, la Cour doit en premier lieu se demander si le requérant pouvait soulever ses prétentions séparément, dans le cadre d’une requête en récusation.

 

[21]           En deuxième lieu, la Cour doit examiner s’il existe une crainte raisonnable de partialité en lien avec les antécédents professionnels de la soussignée, son affirmation qu’elle allait se récuser lors d’une conférence préparatoire ou sa décision de se récuser d’un autre dossier. En d’autres termes, à quelle conclusion arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, la soussignée n’a pas rendu ou ne peut pas rendre, consciemment ou non, une décision juste?

 

Position des parties

 

Le requérant

 

[22]           Dans son avis de requête en nullité de procès du 30 septembre 2020, le requérant demande « au prochain juge militaire qui sera assigné» d’écarter la condamnation de l’accusation d’agression sexuelle. Invoquant l’ordre visé et les décisions de « Pett à Iredale » lesquels il nomme « les six décisions », il allègue que sa condamnation est une erreur judiciaire, car « [i]l est convaincu qu’un tribunal indépendant et impartial l’aurait cru et l’aurait acquitté. [. . .] Il croit que la juge récusée a favorisé la position de l’Exécutif [sic] en le condamnant pour agression sexuelle parce qu’elle était sous la pression indue de l’Éxécutif [sic] qui, selon l’Éxécutif [sic], pouvait l’assujettir à la juridiction de la Cour [sic] martiale à titre de juge militaire au moment de sa condamnation ». Le requérant demande donc à un juge militaire autre que la soussignée d’écarter la condamnation puisque selon lui, cette condamnation a été prononcée par un tribunal non indépendant ni impartial. Invoquant une crainte raisonnable de partialité de la part de la soussignée, il explique que sa condamnation constitue un affront à la primauté du droit et mine la confiance du public dans l’intégrité de l’appareil judiciaire. Le requérant invoque aussi le principe de la courtoisie judiciaire pour expliquer que la cour martiale est liée par les jugements ordonnant un arrêt de procédure. Il prétend qu’il n’avait pas à soulever cette question de l’indépendance judiciaire avant son procès, car la décision de Pett était une décision isolée, bien qu’elle constitue aujourd’hui le fondement de sa demande en nullité de procès avec les décisions rendues après sa condamnation. Citant l’arrêt Beemer au soutien de ses prétentions, à la page 5 de sa requête, pour expliquer qu’un tribunal peut ordonner la nullité du procès, il allègue plus tard, à la page 10, que l’arrêt Beemer n’est que de peu d’utilité. Il demande que cette Cour ordonne la nullité de son procès et ainsi d’écarter la condamnation comme remède à la violation de son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

 

[23]           Dans sa procédure écrite au soutien de sa demande en récusation, le requérant allègue que puisque la soussignée servait au Cabinet du CEMD à l’époque où était émis l’ordre visé, elle a, ou aurait dû conseiller le CEMD au sujet de cet ordre. Il insiste sur le fait que, puisque la soussignée a mentionné une intention de se récuser lors de la conférence téléphonique du 18 septembre 2020, il existe une crainte raisonnable de partialité. Finalement, puisque la soussignée s’est récusée d’un autre dossier où la violation aux droits garantis par l’alinéa 11d) de la Charte était invoquée, elle devrait également se récuser d’entendre la requête en nullité dans le présent dossier. 

 

L’intimée

 

[24]           D’emblée, l’intimée soutient qu’elle ne tient pas mordicus à ce que la soussignée entende la cause. Néanmoins, elle explique que la procédure applicable doit être suivie afin de déterminer si un juge doit se récuser. À ce titre, elle affirme que dans le contexte d’une requête invoquant la violation de l’alinéa 11d) de la Charte, les antécédents professionnels de la soussignée n’ont aucune pertinence. L’intimée demande de rejeter l’argument du requérant à l’effet que son avocat du procès — avocat d’expérience et ancien avocat militaire ayant atteint le grade de lieutenant-colonel — ignorait la décision Pett lors du procès. Il aurait raisonnablement dû connaître la situation au regard des décisions de l’époque, surtout dans le contexte où il avait déposé une requête pour abus de procédure avant le procès, requête qu’il a retirée au commencement des procédures. De toute façon, cette partie du témoignage du requérant constitue du ouï-dire et la Cour ne devrait pas en tenir compte. Son défaut de soulever une violation de son droit garanti sous l’alinéa 11d) de la Charte avant le commencement du procès constitue un écueil qui lui est fatal. Il ne peut pas rétroactivement soulever ce moyen à la suite de sa condamnation pour demander une annulation de son procès. Sans violation, il ne peut y avoir de remède.

 

[25]           L’intimée affirme également que la requête en nullité soulève des allégations quant à l’existence de partialité réelle de la part de la soussignée. Comme l’a constaté le juge Roy de la Cour fédérale dans ses motifs aux paragraphes 25 et 32, il s’agit en l’occurrence de spéculations. L’intimée ajoute que le Cabinet du JAG est composé d’autres avocats militaires. Un colonel aurait très bien pu conseiller le CEMD ou son cabinet sur ces questions reliées à l’ordre visé.

 

[26]           Quant à l’argument relié à la mention de récusation le 18 septembre 2020, l’intimée a rappelé que la soussignée avait mentionné à ce moment vouloir procéder suivant les règles, en permettant d’entendre les parties dans le cadre d’une audition publique. Quant à la récusation de la soussignée dans le dossier du major Jacques, la preuve soutenant les allégations du requérant est uniquement constituée de ouï-dire, et puisqu’il n’y a eu aucune décision judiciaire à cet effet, l’information à ce titre est lacunaire. Qui plus est, il s’agit d’un cas différent, car le procès dans le dossier Jacques n’avait pas commencé lorsque la soussignée s’est récusée. Dans le cas en l’espèce, puisque le requérant a déjà été trouvé coupable, il ne bénéficie plus de la présomption d’innocence.

 

[27]           Faisant référence à l’arrêt R. v. Griffith, 2013 ONCA 510, arrêt cité par le requérant, l’intimée soumet finalement que dans le cadre d’une demande en annulation de procès, le requérant doit démontrer qu’il se trouve en présence de circonstances exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. L’intimée demande donc que la Cour rejette la demande en récusation.

 

La preuve

 

[28]           Un résumé des pièces soumises lors de l’audition du 21 décembre 2020 est inclus en annexe.

 

Le test applicable dans le contexte de cette demande en récusation

 

Requête en nullité de procès

 

[29]           Vu le contexte particulier dans le cadre duquel s’inscrit la requête en récusation, la Cour doit tout d’abord examiner les principes applicables à une requête en nullité de procès présentée après la condamnation.

 

[30]           La Loi sur la défense nationale (LDN) ne prévoit pas expressément ce remède. Toutefois, aux termes de l’article 179 de la LDN, la cour martiale possède les pouvoirs nécessaires pour ordonner l’annulation de procès. La CSC a d’ailleurs reconnu les vastes pouvoirs dont les juges disposent en vertu de la common law, les autorisant à prononcer la nullité d’un procès. Voir R. c. Burke, 2002 CSC 55 au paragraphe 74. Voir aussi R. v. Mooney, 2016 CM 1015 où la cour martiale avait ordonné l’annulation du procès, car le juge avait examiné par inadvertance de la preuve non admise au procès. 

 

[31]           Dans R. v. Henderson, 2004 CanLII 33343 (ON CA), la cour d’appel a affirmé au paragraphe 29 de cette décision que lorsque le requérant a été trouvé coupable par juge seul, mais que la peine n’a pas encore été imposée, le juge du procès n’est pas functus et peut, en présence de circonstances exceptionnelles, annuler la condamnation. Voir aussi Regina v. Lessard, 1976 CanLII 1417 (ON CA) et R. v. Benns, [2004 CanLII 59979 (ON CA).

 

[32]           Au niveau des principes applicables dans le contexte d’un procès par jury, la CSC dans Burke a établi qu’avant de prononcer la nullité du procès, le juge qui le préside doit se demander si cette décision est nécessaire pour prévenir une erreur judiciaire (en anglais « miscarriage of justice »).  Elle a aussi établi que c’est le juge du procès qui est le mieux placé pour apprécier les circonstances particulières de l’affaire dont il est saisi et pour choisir la réparation qui convient le mieux s’il y a lieu. Rappelant que la partialité réelle ne constitue pas le critère approprié à examiner, la Cour s’exprimait comme suit au paragraphe 77: « En résumé, lorsque, après la libération du jury, le juge du procès estime que les faits font naître une crainte raisonnable de partialité, il doit prononcer la nullité du procès, si cette réparation s’impose pour prévenir une erreur judiciaire. »

 

[33]           Dans le contexte d’une demande d’annulation de procès basée sur une allégation de crainte raisonnable de partialité de la part du juge, la Cour d’appel de l’Ontario a établi dans l’arrêt R. v. Toutissani, 2007 ONCA 773, au paragraphe 9, le cadre d’analyse applicable :

 

[T]he declaration of a mistrial, like the declaration of a stay, should be granted only as a last resort, in the clearest of cases and where no remedy short of that relief will adequately redress the actual harm occasioned. [Emphase ajoutée.]

 

([U]ne annulation de procès, tout comme un arrêt de procédure, est une mesure de dernier ressort qui ne peut être ordonnée que dans les cas les plus manifestes et lorsqu’aucun autre remède ne peut adéquatement redresser le préjudice causé.) [Ma traduction.]

 

[34]           Bref, le requérant doit d’abord démontrer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du juge. Dans l’affirmative, la Cour doit alors se demander si les conditions d’une ordonnance de nullité de procès sont remplies, c’est-à-dire s’il s’agit d’un cas manifeste où aucun autre remède ne peut adéquatement redresser le préjudice causé. Pour une application de ces concepts dans le contexte de la conduite d’un juge ayant suscité une demande en nullité de procès, voir R. v. Ibrahim, 2019 ONCA 631.

 

Demande de récusation

 

[35]           La demande de récusation, quant à elle, est régie par l’article 186 de la LDN, qui établit que :

 

186 (1) Dès que la cour martiale commence à siéger, les noms du juge militaire et, le cas échéant, des membres du comité sont lus à l’accusé et au procureur de la poursuite auxquels il est demandé s’ils s’opposent à ce que l’un d’eux siège au procès; la recevabilité de la demande de récusation est décidée conformément à la procédure réglementaire.

 

[36]           La procédure est prévue à l’article 112.14 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes. Généralement, la question de récusation est soulevée au commencement du procès, à moins bien sûr que la partie qui le demande soit mise au courant du motif de récusation plus tard. À tout évènement, la CSC a établi dans R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537 que les allégations de partialité doivent être présentées dès qu’il est raisonnablement possible de le faire.

 

[37]           La charge d’établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l’existence. Une allégation de crainte raisonnable de partialité est entièrement fonction des faits et du contexte de la cause, tel que l’a exprimé la CSC dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484 aux paragraphes 136 et 141 où la Cour affirme que : « […] les commentaires ou la conduite reprochés ne doivent pas être examinés isolément, mais bien selon le contexte des circonstances et [eu égard] à l’ensemble de la procédure. » Voir également Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, qui confirmait ce principe au paragraphe 57, indiquant qu’une cour de justice aux prises avec ce type de demande doit examiner « les circonstances de l’espèce au regard du principe fondamental et bien établi de l’impartialité des cours de justice. »

 

[38]           Dans le cadre d’une demande en nullité de procès où on invoque une crainte raisonnable de partialité, la jurisprudence est claire et sans équivoque à l’effet que c’est le juge recevant la demande qui doit évaluer sa propre conduite, tel que mentionné plus tôt. Voir aussi R. v. Duong 1998 CanLII 14950 (ON SC) et R. v. Doyle, 2016 PECA 9.

 

Crainte raisonnable de partialité

 

[39]           De toute évidence, le cadre d’analyse de la demande de récusation est le même que pour la première étape de l’analyse d’une demande de nullité de procès où l’on invoque une crainte raisonnable de partialité. À ce titre, comme le juge de Grandpré l’a dit dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, le critère applicable consiste à se demander si « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » craindrait que le juge ne soit pas impartial. La question de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité doit être examinée en fonction du point de vue d’une personne raisonnable, impartiale et bien informée.

 

[40]           Un autre arrêt de principe sur la question a confirmé le cadre analytique lié aux demandes de récusation. Rappelant que les juges bénéficient d’une forte présomption d’impartialité, la Cour s’exprimait comme suit, au paragraphe 117 de l’arrêt S. (R.D.):

 

Les tribunaux ont reconnu à juste titre l’existence d’une présomption voulant que les juges respectent leur serment professionnel. […] C’est l’une des raisons pour lesquelles une allégation d’apparence de partialité doit être examinée selon une norme rigoureuse. En dépit cependant de cette norme stricte, il est possible de combattre la présomption par une «preuve convaincante» démontrant qu’un aspect de la conduite du juge suscite une crainte raisonnable de partialité. […] La présomption d’intégrité judiciaire ne peut jamais libérer un juge de sa promesse d’impartialité.

[Citations omises.]

 

[41]           La notion d’impartialité a été définie par la CSC dans l’arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, à la page 685 comme « un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée », et qui « connote une absence de préjugé, réel ou apparent. »

 

Distinction entre la notion d’indépendance et la notion d’impartialité

 

[42]           La notion d’impartialité n’est pas synonyme de la notion d'indépendance judiciaire, tel que l’expliquait la Cour à la page 685 de l’arrêt Valente :

 

Même s'il existe de toute évidence un rapport étroit entre l'indépendance et l'impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L'impartialité désigne un état d'esprit ou une attitude du tribunal vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme "impartial" [. . .] connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme "indépendant", à l'al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu'est l'indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l'organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.

 

Voir aussi Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, aux pages 296 à 299.

 

Effets

 

[43]           Comme l’a reconnu la CSC dans la décision S. (R.D.) au para 113 :

 

Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C’est une conclusion qu’il faut examiner soigneusement, car elle met en cause un aspect de l’intégrité judiciaire. De fait, l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice toute entière. […] Lorsqu’existent des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d’agir. C’est toutefois une décision sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère.

[Citation omise.]

 

[44]           De toute évidence, une demande de récusation exige de la partie qui le soulève une analyse préalable; la demande doit présenter un fondement juridique viable. Puisqu’elle a pour effet de mettre en cause l’intégrité du juge visé par la demande, il n’est pas surprenant que dans plusieurs cas jurisprudentiels les juges aient agi par excès de prudence en acceptant de se récuser même si les critères de récusation n’étaient pas satisfaits. Dans l’arrêt R. v. Okezie, 2013 ONSC 7191, la Cour explique que l’association professionnelle passée du juge présidant au même service de poursuite que le procureur qui comparaissait devant lui, n’était pas suffisante à elle seule pour créer une crainte raisonnable de partialité. Passant en revue une demi-douzaine de jugements de cours d’appel et de première instance sur cette question, il faisait sien le commentaire de la Cour dans R. v. Quinn, 2006 BCCA 255 au para 138 :

 

This tendency to err on the side of caution does not reflect the standard which must be met for disqualification, which is that of a reasonable apprehension of bias.

 

(Cette tendance à agir par excès de prudence ne correspond pas au critère exigé pour la récusation, soit la crainte raisonnable de partialité.) [Ma traduction.]

 

Le juge explique également dans cette décision, que le fait qu’il ait été prêt à considérer se récuser de l’affaire ne soulevait pas, à lui seul, une crainte raisonnable de partialité. Voir le paragraphe 137 de sa décision.

 

Analyse

 

Contexte de la demande de récusation

 

[45]           En l’espèce, il s’agit d’une demande des plus irrégulières. Comme mentionné déjà, la demande ne vise pas à demander au juge de se récuser du procès lui-même, mais plutôt de se récuser d’entendre une requête demandant l’annulation du procès en alléguant une crainte raisonnable de partialité.

 

[46]           À la lumière des critères applicables à une demande d’annulation de procès et des allégations du requérant au soutien de ses deux demandes, il est évident que la demande en récusation est superflue, inutile et ne fait qu’embrouiller le débat puisque l’analyse requise est bien de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité qui pourrait, dans les circonstances, justifier l’ordonnance d’annulation du procès. En scindant sa demande en deux requêtes séparées, il appert que la requête en récusation ne vise qu’à empêcher la soussignée d’examiner la véritable prétention du requérant, c'est-à-dire d’examiner s’il existe une crainte raisonnable de partialité justifiant l’ordonnance d’annulation de procès en demandant à un autre juge militaire de se pencher sur cette question. Or, tel que l’a établi la jurisprudence citée plus tôt, c’est le juge du procès qui doit évaluer sa conduite afin de déterminer si celle-ci a pu créer une crainte raisonnable de partialité. Conséquemment, la Cour a examiné les prétentions du requérant contenues dans les deux requêtes, conjointement.

 

Prétentions au soutien de la demande d’annulation de procès

 

[47]           Bien que le requérant a dit ne pas avoir de moyen préliminaire et de ne pas avoir d’objection à ce que je préside son procès au commencement du procès en février 2020, il allègue maintenant, dans sa requête en nullité soumise des mois après sa condamnation, « qu’un tribunal indépendant et impartial l’aurait cru et l’aurait acquitté » et qu’il « croit que la juge récusée a favorisé la position de l’Exécutif [sic] en le condamnant pour agression sexuelle parce qu’elle était sous la pression indue de l’Éxécutif [sic] qui, selon l’Éxécutif [sic], pouvait l’assujettir à la juridiction de la Cour [sic] martiale à titre de juge militaire au moment de sa condamnation ». Au soutien de ces prétentions, le requérant se contente de référer à six décisions de la cour martiale rendues des mois après sa condamnation, sauf celle de Pett rendue environ six semaines avant sa condamnation.  Dans sa requête, il n’y a aucune mention du cadre d’analyse applicable lorsqu’est soulevée une crainte raisonnable de partialité au soutien d’une demande d’annulation de procès. S’entremêlent plutôt les notions d’indépendance institutionnelle, d’impartialité et de l’évaluation de sa crédibilité au procès. Les prétentions du requérant ne sont supportées d’aucune preuve ni d’aucune base factuelle. En fait, les prétentions du requérant sont déraisonnables, spéculatives et incendiaires.

 

[48]           Eu égard à la question de l’indépendance qu’il soulève, celle-ci n’a rien à voir avec l’existence d’une crainte raisonnable de partialité; cette question aurait dû être soulevée avant la condamnation. À défaut, le requérant ne peut maintenant se prévaloir rétroactivement de décisions rendues des mois après sa condamnation afin d’obtenir l’annulation de son procès. De toute façon, même s’il l’avait fait à son procès, l’état du droit à l’époque était à l’effet que l’ordre visé était déclaré invalide, et les procès suivaient leur cours. La courtoisie judiciaire a d’ailleurs été considérée par mes collègues. Ce n’est que six mois plus tard, vu l’ordre toujours inchangé malgré les décisions de cour martiale, qu’un arrêt des procédures était ordonné dans plusieurs dossiers, soit vers la fin de l’été jusqu’en novembre 2020. Dans leurs décisions à cet effet, mes collègues, des juges militaires qui jouissent tous du même degré d’indépendance — l’un ne l’est pas plus qu’un autre — n’ont pas établi qu’ils étaient soumis à une pression indue de la part du pouvoir exécutif, pression qui les forçait à condamné les accusés lors des procès par cour martiale. Ils ont plutôt déterminé que l’ordre violait la garantie à un procès par un tribunal indépendant. L’explication du requérant quant à son défaut de soulever cette question en temps opportun, ainsi que la question de l’évaluation de la crédibilité, sont des questions qui relèvent de la compétence de la CACM.

 

[49]           Quant à la crainte raisonnable de partialité invoquée sans substance ni détails, à même est de constater qu’en l’espèce les antécédents professionnels de la soussignée, ainsi que la preuve soumise s’y rapportant, à laquelle le requérant a donné un caractère sinistre, n’ont aucune pertinence dans le cadre du déroulement du procès et rien n’a été soulevé qui peut faire surgir le moindre doute quant à l’existence possible d’une crainte raisonnable de partialité à cet égard. Une personne raisonnable et renseignée, observant l’ensemble du procès et entendant les motifs de la soussignée, se rendrait compte que les antécédents professionnels de cette dernière n’ont aucune pertinence dans ce dossier, et que le requérant ne soulève aucun motif supportant l’existence d’une crainte raisonnable de partialité en lien avec la conduite de la soussignée lors du procès.

 

Allégations au soutien de la requête en récusation - Mention de l’intention de se récuser

 

[50]           Quant à la mention de l’intention de se récuser lors de la conférence préparatoire du 18 septembre 2020, le requérant accorde une importance démesurée à ce commentaire. La prétention du requérant est à l’effet que la soussignée était liée par cette intention puisque cette mention a eu pour effet de créer une crainte raisonnable de partialité. En premier lieu, il ne faut pas perdre de vue le but des conférences préparatoires. Celles-ci visent à favoriser une gestion efficace du procès (voir paragraphe 10 des Règles de pratique de la cour martiale) en permettant aux parties de partager  leurs intentions et leurs positions respectives afin d’améliorer l’efficacité de la procédure en cour martiale, et ainsi éviter des débats et délais inutiles. Elles permettent aussi au juge qui le désire, de fournir des instructions aux parties. Aucune décision judiciaire n’y est prise. Il arrive d’ailleurs qu’une partie annonce une intention qui ne se matérialise pas. Il est implicite que rien n’est garanti avant que l’intention ne se concrétise par une procédure formelle. L’avocat du requérant savait, ou devait savoir, que la mention de l’intention de la récusation ne constituait pas une décision judiciaire, mais bien une intention. De toute façon, comme le confirmait la Cour dans l’arrêt Okezie, la mention d’une récusation de la part du juge n’est pas suffisante à elle seule pour soulever une crainte raisonnable de partialité.

 

[51]           En deuxième lieu, le contexte de la mention de récusation ne soulève pas une crainte raisonnable de partialité. À cet égard, un rappel des faits est de mise. À l’insistance du capitaine de frégate Létourneau auprès de la soussignée de connaître l’intention de cette dernière en lien avec cette question particulière, et sollicitant des directives quant à la procédure qu’il devait suivre, la soussignée informait alors les parties de son intention de se récuser. Elle les informait aussi qu’elle devait faire certaines vérifications concernant cette intention, en particulier quant à la procédure, et qu’elle informerait les parties de sa position lors de la prochaine conférence préparatoire qui était fixée au 30 septembre 2020. Il était sans équivoque que la récusation était incertaine et que des instructions allaient suivre. Après mûres réflexions, la soussignée a estimé que sa position précédemment évoquée était basée sur un excès de prudence et que les garanties procédurales exigeaient qu’une opportunité soit donnée aux deux parties de se faire entendre sur cette question. Malgré la courte période écoulée de douze jours entre la mention de la récusation et celle relative à l’exigence d’une audition préliminaire à l’audition de la requête en récusation, la Cour a accordé un ajournement de cinquante-trois jours à la demande du requérant afin de lui laisser le soin de préparer efficacement ses arguments sur cette question. En conséquence, une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, ne conclurait pas que la soussignée a agi, ou agira, dans ce dossier de façon partiale.

 

Récusation de la soussignée du dossier du major Jacques

 

[52]           Quant à l’argument concernant la récusation de la soussignée du dossier du major Jacques, tel qu’établi par la jurisprudence citée plus haut, une allégation de crainte raisonnable de partialité soulevée dans le cadre d’un procès requiert une analyse au cas par cas. La soussignée n’est pas liée par sa décision de se récuser d’un autre dossier puisque, de toute évidence, les faits, l’état du dossier, la nature de la demande et les questions de droit soulevées sont distinguables du présent dossier. Chaque cas est un cas d’espèce. Cet argument n’est pas fondé.

 

[53]           Je fais miens le commentaire très judicieux et pertinent du juge Doherty de la cour d’appel dans l’arrêt Beard Winter LLP v. Shekhdar, 2016 ONCA 493 au paragraphe 10 :

 

It is important that justice be administered impartially. A judge must give careful consideration to any claim that he should disqualify himself on account of bias or a reasonable apprehension of bias. In my view, a judge is best advised to remove himself if there is any air of reality to a bias claim. That said, judges do the administration of justice a disservice by simply yielding to entirely unreasonable and unsubstantiated recusal demands. Litigants are not entitled to pick their judge. They are not entitled to effectively eliminate judges randomly assigned to their case by raising specious partiality claims against those judges. To step aside in the face of a specious bias claim is to give credence to a most objectionable tactic.

 

(Il est important que justice soit rendue de façon impartiale. Un juge doit examiner attentivement toute demande de récusation lorsqu’une crainte raisonnable de partialité est alléguée. À mon avis, il est souhaitable qu’un juge se récuse s’il y a une certaine vraisemblance à l’allégation de partialité. Ceci dit, les juges ne servent pas l’intérêt de la justice en cédant simplement à des demandes de récusation déraisonnables et sans fondement. Les parties au litige n’ont aucun droit de choisir le juge qui préside leur cause. Ils ne peuvent pas éliminer les juges qui ont été assigné aléatoirement à leur dossier en soulevant des allégations spécieuses contre ces juges. Se récuser face à une allégation trompeuse de partialité contribue à légitimer une tactique des plus répréhensibles.) [Ma traduction.]

 

Conclusion

 

[54]           À sa face même, la demande en nullité de procès est frivole et donc vouée à l’échec. Les prétentions à l’effet qu’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de la soussignée n’ont aucun fondement juridique en fait et en droit. En effet, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait que la soussignée a agi de façon impartiale dans le cadre de la procédure de la cour martiale en lien avec le requérant. Ce que le requérant recherche véritablement par le biais de sa requête en nullité, c’est de court-circuiter le processus de détermination de la peine en demandant la révision de la décision le condamnant pour agression sexuelle en soulevant des prétentions qui sont soit sans pertinence, soit qui n’ont aucun fondement factuel ou juridique, et ce, afin de pouvoir bénéficier rétroactivement de décisions de la cour martiale rendues après sa condamnation. Cette question de révision de la décision le condamnant relève de la compétence de la CACM et non d’un autre juge militaire qui jouit de la même indépendance judiciaire que la soussignée.

 

POUR CES RAISONS, LA COUR :

 

[55]           CONSIDÉRANT que dans les circonstances, le requérant n’aurait pas dû scinder sa demande, et qu’en conséquence, la Cour a examiné les deux requêtes ensemble comme une seule demande en nullité de procès;

 

[56]           CONSIDÉRANT l’arrêt R. c. Cody, 2017 CSC 31, paragraphe 38, qui rappelait aux juges de première instance que ceux-ci devraient utiliser leurs pouvoirs de gestion des instances pour réduire les délais au minimum, notamment de ne « pas hésiter à rejeter sommairement des demandes dès qu’il apparaît évident qu’elles sont frivoles » avant même de permettre qu’elle soit entendue;

 

[57]           REJETTE sommairement la requête en nullité de procès.


 

Avocats :

 

Capitaine de frégate M. Létourneau, Service d’avocats de la défense, avocat du requérant, le sergent A.J.R. Thibault

 

Le directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le lieutenant-colonel D.G.L. Martin et le major L. Langlois, avocats de l’intimée

 

 


ANNEXE

 

Preuve soumise durant l’audition de la requête 

 

Soumis par le requérant :

 

1.                  Pièce R2-1 – Avis de requête en récusation datée du 30 septembre 2020. Le contenu de cet avis réfère de façon générale aux documents adressés et déposés à la Cour fédérale.

 

2.                  Pièce R2-2 – Affidavit de quatre pages en anglais, daté du 26 octobre 2020 et signé par Mme Phyllis Nadeau, technicienne juridique, membre du personnel des Services d’avocats de la défense, en liasse avec une table des matières et dix pièces au soutien de cet avis. L’affidavit contient une brève chronologie reliée au cheminement du dossier depuis la condamnation jusqu’à l’audition du 9 octobre 2020 et résume les allégations au soutien de la demande de récusation. La table des matières ne fournit aucun détail quant au contenu ou à la nature des dix pièces au soutien de l’affidavit de Mme Nadeau. Pour les besoins de la cause, la Cour a identifié les dix pièces suivantes :

 

a)                  Pièce A – Notes sténographiques de la décision du 18 février 2020 condamnant le sergent Thibault à l’accusation d’agression sexuelle;

 

b)                  Pièce B – Première requête en nullité de procès datée du 8 juillet 2020, requête qui a été subséquemment remplacée par une nouvelle requête datée du 30 septembre 2020;

 

c)                  Pièce C – Biographie de la soussignée. Date de modification : le 11 juin 2019;

 

d)                  Pièce D – Ordre du CEMD daté du 19 janvier 2018;

 

e)                  Pièce E – Ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019;

 

f)                   Pièce F – Notes sténographiques de la conférence téléphonique entre la soussignée et les parties, en date du 18 septembre 2020;

 

g)                  Pièce G – Nouvelle requête en nullité de procès daté du 30 septembre 2020;

 

h)                  Pièce H – Notes sténographiques de la conférence préparatoire entre la soussignée et les parties datée du 30 septembre 2020;

 

i)                   Pièce I – Avis de requête pour audition préalable daté du 7 octobre 2020;

 

j)                   Pièce J – Notes sténographiques de l’audition du 9 octobre 2020.

 

3.                  Deuxième affidavit de deux pages en anglais de Mme Nadeau, daté du 10 novembre 2020 rapportant brièvement les circonstances connues de l’affiante quant à la récusation de la soussignée du dossier du major Jacques, avec, comme pièce jointe, les notes sténographiques d’un extrait de la conférence téléphonique relativement à ce dossier entre le JMCA, le Juge d’Auteuil, et les parties (ces documents ont été incorporés à la pièce R2-2).

 

4.                  Pièce R2-3 – Troisième affidavit de deux pages en anglais de Mme Nadeau, daté du 19 novembre 2020 où elle affirme avoir fait une demande d’accès à l’information le 15 octobre 2020 demandant l’accès à tous les documents en lien avec l’ordre visé, documents reçus, envoyés ou faisant référence à la soussignée entre le 1er juillet 2017 et le 31 juillet 2019, lorsque cette dernière servait comme conseillère juridique membre du JAG au Cabinet du CEMD. En annexe à cet affidavit:

 

a)                  Un courriel du 18 novembre 2020 de Mme Dagenais, analyste de la Direction de l’Accès à l’information et aux renseignements personnels du ministère de la Défense nationale, expliquant à Mme Nadeau que sa direction avait dû prendre une extension afin de pouvoir répondre à sa demande d’accès à l’information et qu’une lettre lui avait été expédiée à cet effet;

 

b)                  Une lettre datée du 12 novembre 2020 signée par Mme Deirdra Finn, Directrice – Accès à l’information et aux renseignements personnels du ministère de la Défense nationale, indiquant à Mme Nadeau que des documents pertinents avaient été identifiés en lien avec sa demande d’accès à l’information, mais qu’une consultation de leur part était nécessaire, et qu’une réponse finale lui serait fournie au plus tard le 13 janvier 2020.

 

5.                  Mémoires des faits et du droit préparés et déposés à la Cour fédérale, documents constituant les représentations écrites au soutien de sa requête en récusation.

 

6.                  Bref témoignage du sergent Thibault.

 

Soumis par l’intimée :

 

7.                  Pièce R2-4 – Un avis de demande de l'intimée en irrecevabilité de la demande de nullité du procès pour violation de l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

La Cour :

 

8.                  La Cour a pris connaissance judiciaire des faits et des questions énumérées aux articles 15 et 16 des Règles militaires de la preuve à la demande et au consentement des parties, notamment de la décision de la Cour fédérale du juge Roy, datée du 14 décembre 2020.

 You are being directed to the most recent version of the statute which may not be the version considered at the time of the judgment.