Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 10 décembre 2012.

Endroit : Centre d’entraînement Birchall, édifice 221, promenade Administration, Greenwood (NÉ).

Chefs d’accusation
•Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 130 LDN, entrave à la justice (art. 139(2) C. cr.).
•Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 129 LDN, acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
•Chef d’accusation 3 (subsidiaire au chef d’accusation 4) : Art. 130 LDN, entrave à la justice (art. 139 (2) C. cr.).
•Chef d’accusation 4 (subsidiaire au chef d’accusation 3) : Art. 129 LDN, acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

Résultats
•VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3, 4 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Wright, 2012 CM 3002

Date : 20130122

Dossier : 201252

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Greenwood

Greenwood (Nouvelle-Écosse), Canada

Entre :

Sa Majesté la Reine, défenderesse

 

- et -

 

Capitaine J. T. Wright, demandeur

 

Devant : Lieutenant-colonel L.-V. d'Auteuil, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DE LA DÉCISION CONCERNANT UNE DEMANDE D’EXCLUSION D’ÉLÉMENTS DE PREUVE CONFORMÉMENT AU PARAGRAPHE 24(2) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS EN RAISON D’UNE ALLÉGATION D’ATTEINTE AU DROIT DU DEMANDEUR À LA PROTECTION CONTRE LES FOUILLES, LES PERQUISITIONS OU LES SAISIES ABUSIVES AUX TERMES DE L’ARTICLE 8 DE LA CHARTE

 

(Prononcés de vive voix)

 

[1]               Le capitaine Wright est accusé de deux infractions militaires aux termes de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale pour avoir entravé le cours de la justice, contrairement au paragraphe 139(2) du Code criminel et, subsidiairement, de deux infractions militaires pour avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline en présentant un faux courriel en preuve dans le cadre d’un procès sommaire, contrairement à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale.

 

[2]        À l’ouverture du procès en l’espèce par la Cour martiale permanente, le 10 décembre 2012, le capitaine Wright a présenté, avant d’inscrire son plaidoyer, mais après avoir prêté serment, une demande dont le bureau de l’administrateur de la cour martiale a reçu l’avis le 1er novembre 2012 et qui visait à obtenir de la cour martiale, conformément au paragraphe 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci‑après la Charte), une ordonnance excluant certains éléments de preuve en raison d’une allégation d’atteinte au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives que l’article 8 de la Charte reconnaît au demandeur.

 

[3]               La requête préliminaire est présentée au moyen d’une demande fondée sur l’alinéa 112.05(5)e) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), à titre de question de droit ou de question mixte de droit et de fait que la cour est appelée à trancher.

 

[4]               La preuve présentée à l’appui de la demande se composait de ce qui suit :

 

a.                   Pièce VD1-1, avis de demande daté du 31 octobre 2012 et reçu au bureau de l’administrateur de la cour martiale le 1er novembre 2012;

 

b.                  Pièce VD1-2, procès-verbal de procédure disciplinaire (PVPD) concernant le capitaine Wright, signé par l’adjudant Way et daté du 22 novembre 2011;

 

c.                   Pièce VD1-3, note au dossier du colonel Irvine concernant le procès sommaire du capitaine Wright;

 

d.                  Pièce VD1-4, dénonciation en vue d’obtenir une ordonnance de production, signée par A. Ferris et datée du 13 février 2012;

 

e.                   Pièce VD1-5, dénonciation en vue d’obtenir une ordonnance de production, signée par A. Ferris et datée du 14 février 2012;

 

f.                    Pièce VD1-6, ordonnance de production signée par la juge Claudine MacDonald, de la Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse, et datée du 14 février 2012;

 

g.                   Pièce VD1-7, ordonnance portant rejet de la demande de production, signée par la juge Claudine MacDonald, de la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse, et datée du 13 février 2012;

 

h.                   Pièce VD1-8, rapport d’enquête rédigé par l’adjudant Way et daté du 8 novembre 2011;

 

i.                     Pièce VD1-9, chapitre 6002-2 des Directives et ordonnances administratives de la Défense (DOAD) intitulé « Utilisation légitime d’Internet, de l’intranet de la défense, d’ordinateurs et d’autres systèmes d’information »;

 

j.                    Pièce VD1-10, courriel du capitaine Wright daté du 27 octobre 2011;

 

k.                  Pièce VD1-11, chaîne de courriels dont le dernier provient du major Wosnitza et est daté du 17 octobre 2011;

 

l.                     Pièce VD1-12, chaîne de courriels dont le dernier provient du capitaine Wright et est daté du 17 octobre 2011;

 

m.                 Pièce VD1-13, chaîne de courriels dont le dernier provient du capitaine Wright et est daté du 28 octobre 2011;

 

n.                   Pièce VD1-14, chaîne de courriels dont le dernier provient du major Wosnitza et est daté du 28 octobre 2011;

 

o.                  Pièce VD1-15, chaîne de courriels dont le dernier provient du major Wosnitza et est daté du 17 octobre 2011;

 

p.                  La connaissance judiciaire prise par la cour des faits et questions conformément à l’article 15 des Règles militaires de la preuve, plus précisément le contenu du chapitre 6002-3 des DOAD intitulé « Utilisation légitime d’Internet, de l’intranet de la défense, d’ordinateurs et d’autres systèmes d’information ».

 

[5]               Par suite d’un rapport d’enquête de l’unité qu’il a lui-même signé le 8 novembre 2011, l’adjudant Way a déposé trois accusations, le 22 novembre 2011, contre le capitaine Wright. Les deux premières accusations étaient des accusations subsidiaires et concernaient une infraction d’absence sans permission du lieu de service le 27 octobre 2011, contrairement à l’article 90 de la Loi sur la défense nationale. La troisième accusation concernait une conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, contrairement à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, le contrevenant ayant omis d’obtenir des instructions du directeur de cours entre les 26 et 28 octobre 2011, comme il devait le faire. Il importe de souligner que la cour n’est pas saisie de ces accusations en l’espèce.

 

[6]               Le 31 janvier 2012, le commandant de l’unité du capitaine Wright, le colonel Irvin, a dirigé un procès sommaire au sujet de ces trois accusations. À l’issue du procès, le capitaine Wright a été déclaré non coupable de toutes les accusations. Le tribunal a tenu compte, notamment, de deux courriels que le capitaine Wright avait rédigés et dans lesquels il avait mentionné qu’il était au travail alors qu’il s’était apparemment absenté sans permission et qu’il accomplissait des tâches militaires à son domicile pendant la période allant du 26 au 28 octobre 2011.

 

[7]               Après ce procès, le commandant a confié à l’adjudant Way la tâche de mener une enquête pour vérifier la véracité des courriels que le capitaine Wright avait déposés en preuve au cours de son procès sommaire. L’adjudant Way a mené une vérification auprès des destinataires et de certaines personnes qui avaient reçu une copie conforme des courriels et a constaté que certaines différences existaient entre les courriels déposés lors du procès sommaire et ceux que les destinataires avaient reçus.

 

[8]               L’adjudant Way a alors décidé de porter plainte auprès de la police militaire contre le capitaine Wright, soutenant que celui-ci avait déposé en preuve des courriels fabriqués lors d’un procès sommaire. Le 6 février 2012, l’adjudant Way a rencontré un membre de la police militaire, la caporale Ferris, qui a été nommée enquêteure dans cette affaire, et lui a expliqué le contexte et le résultat de sa propre enquête informelle.

 

[9]               Après cette entrevue, la caporale Ferris a décidé de rencontrer M. Engelberts, officier de la sécurité des systèmes d’information de la 14e escadre, qui lui a dit qu’il pourrait avoir accès au compte de courriel du ministère de la Défense nationale concernant les membres des Forces canadiennes et qu’il serait possible de désactiver ce compte avec l’assentiment du commandant du membre. En ce qui a trait à la procédure à suivre pour saisir légalement les courriels, il lui a suggéré d’obtenir un avis juridique du juge‑avocat adjoint (JAA) à la base, qui est l’avocat militaire agissant en qualité de conseiller juridique. La caporale Ferris a rencontré le JAA et a obtenu un avis juridique de celui-ci.

 

[10]           La procédure en question a été suivie et le compte de courriel du capitaine Wright a été désactivé le même jour.

 

[11]           Le 13 février 2012, la caporale Ferris a déposé auprès d’un juge une dénonciation en vue d’obtenir une ordonnance de production. Elle y indiquait qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que, le 27 octobre 2011, le capitaine Wright avait, avec l’intention de tromper, fabriqué des éléments de preuve, en l’occurrence des courriels, contrairement à l’article 137 du Code criminel, dans le dessein de faire servir ceux-ci comme preuve dans une procédure judiciaire terminée.

 

[12]           Le même jour, la juge MacDonald a retourné la dénonciation après y avoir inscrit les commentaires suivants :

 

[traduction]

Je ne suis pas disposée à faire droit à la présente demande d’ordonnance de production pour la raison suivante : l’infraction est décrite comme une infraction qui consiste à « fabriquer des courriels dans le dessein de faire servir ceux-ci comme preuve dans une procédure judiciaire terminée ... » (non souligné dans l’original), contrairement à l’article 137. Or, le Code criminel renvoie à une procédure judiciaire « existante ou projetée », et non à une procédure « terminée ».

 

[13]           Le 14 février 2012, la caporale Ferris a déposé auprès de la même juge une dénonciation modifiée dans laquelle figuraient les mots [traduction] « procédure judiciaire existante » plutôt que « procédure judiciaire terminée » relativement à la description de l’infraction.

 

[14]           Elle a nommé les documents suivants qui devaient permettre d’établir l’infraction qu’elle décrivait :

 

a.                   Tous les courriels sortants adressés au capitaine MacKinnon le 17 octobre 2011 au sujet du compte du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca;

 

b.                  Tous les courriels entrants et sortants en provenance ou à destination de l’adresse s22825@yahoo.ca le 27 octobre 2011 à l’égard du compte de courriel du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca;

 

c.         Tous les courriels sortants adressés au major Wosnitza le 17 octobre 2011 au sujet du compte du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca;

 

d.         Tous les courriels sortants adressés le 27 octobre 2011 au sujet du compte du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca;

 

e.         Tous les courriels sortants adressés au capitaine Dunwoody le 17 octobre 2011 au sujet du compte de courriel du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca;

 

f.          Tous les courriels entrants et sortants en provenance et à destination de l’adresse s687i@unb.ca, le 27 octobre 2011, à l’égard du compte du ministère de la Défense nationale, lesquels courriels ont été envoyés en pièce jointe à Jonathon.Wright@forces.gc.ca.

 

[15]           La caporale Ferris a également précisé dans la dénonciation qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les documents en question se trouvaient en la possession et à la disposition de Trevor Engelberts, à la 14e escadre Greenwood.

 

[16]           Le même jour, la juge Claudine MacDonald, de la Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse, a prononcé l’ordonnance de production concernant les documents susmentionnés, mais en ce qui a trait à une infraction qui aurait été commise le 17 octobre 2011, et non le 27 octobre 2011, comme ce qui était mentionné dans la dénonciation présentée à la juge.

 

[17]           M. Engelberts a reçu signification de l’ordonnance de production. Il a consacré de deux à trois journées à la vérification du compte de courriel, mais non des journées complètes. Il a dit avoir consacré de 10 à 12 heures au total à la recherche.

 

[18]           Il a pris quelques initiatives pour que la recherche soit efficace. D’abord, il n’a pu utiliser le compte SMTP, qui est Jonathon.Wright Capt@, et il a plutôt employé l’identificateur de l’utilisateur, soit Wright.JT.

 

[19]           Il a demandé et obtenu l’autorisation d’avoir accès au compte personnel du capitaine Wright en ce qui a trait aux plus récents courriels, soit les courriels des 30 derniers jours. La caporale Ferris savait qu’il devait prendre cette mesure. Il a ensuite examiné le compte de courriel de façon manuelle et, en se fondant sur la date figurant dans l’ordonnance de production et en utilisant comme critères les mots des documents qui y étaient décrits ainsi que la fonction de recherche du programme de Microsoft Outlook, il a trouvé deux courriels correspondants que l’utilisateur n’avait pas supprimés.

 

[20]           Même si le serveur traitant les courriels qui proviennent du personnel de la 14e escadre se trouve à la BFC Greenwood, l’accès aux courriels qui remontent à plus de 30 jours est contrôlé par le Système de courriel de la Défense (SCD) à Ottawa. M. Engelberts a alors demandé au SCD l’autorisation d’avoir accès aux courriels plus anciens du capitaine Wright, notamment les courriels d’octobre 2011 que l’utilisateur n’avait pas conservés dans sa boîte aux lettres électronique.

 

[21]           M. Engelberts a trouvé quatre courriels qui correspondaient aux critères qu’il avait utilisés. Ces courriels faisaient partie d’une chaîne de courriels.

 

[22]           Il a produit les courriels et la chaîne de courriels correspondant à chacune des personnes en cause dans cette affaire. Il a remis le résultat final de sa recherche à la caporale Ferris, lesquels documents correspondent aux pièces VD1-10 à VD1-15 en l’espèce.

 

[23]           Une fois l’enquête de la caporale Ferris terminée, des accusations ont été portées contre le capitaine Wright et déposées par la poursuite en août 2012.

 

[24]           Dans la présente demande, le capitaine Wright a demandé à la cour d’exclure, conformément au paragraphe 24(2) de la Charte, les courriels et la chaîne de courriels identifiés comme pièces VD1-10 à VD1-15 et saisis dans le cadre de l’exécution de l’ordonnance de production datée du 14 février 2012. Essentiellement, il a soutenu que, étant donné que l’ordonnance de production est invalide, la production constitue une atteinte au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives que lui reconnaît l’article 8 de la Charte.

 

[25]           De plus, il a fait valoir auprès de la cour que la façon dont la perquisition et la saisie des courriels avaient été effectuées constitue également une atteinte au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives que lui reconnaît l’article 8 de la Charte.

 

[26]           La poursuite a soutenu que l’ordonnance de production est valide en droit et que, si la cour n’est pas du même avis, l’admission des courriels identifiés comme pièces VD1‑10 à VD1-15 à titre d’éléments de preuve qu’elle a l’intention d’utiliser pour établir sa cause n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[27]           Le paragraphe 24(2) de la Charte est ainsi libellé :

 

24(2)  Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[28]           En conséquence, la cour doit décider si le demandeur a établi selon la prépondérance des probabilités que la preuve a été obtenue d’une façon qui portait atteinte au droit à la protection contre les saisies abusives que l’article 8 de la Charte lui reconnaît.

 

[29]           Dans l’affirmative, la cour devra décider si, eu égard aux circonstances, l’admission de ces éléments de preuve dans l’instance est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[30]           Afin de répondre à la première question, il serait utile à ce stade-ci d’examiner le libellé de l’article 8 de la Charte :

 

  Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

[31]           D’abord, dans les circonstances de la présente affaire, il semble indéniable que la perquisition effectuée, qui a mené à la saisie des courriels, constitue une intervention de l’État autorisant l’application de la Charte.

 

[32]           En ce qui a trait à l’attente en matière de vie privée, les deux avocats ont soutenu que, eu égard à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans R c Cole, 2012 CSC 53, et au fait que l’utilisation personnelle des ordinateurs et autres systèmes d’information du MDN est autorisée et raisonnablement attendue, conformément au chapitre 6002-2 des DOAD intitulé « Utilisation légitime d’Internet, de l’intranet de la défense, d’ordinateurs et d’autres systèmes d’information », même s’il y a une attente réduite en matière de vie privée pour les membres des Forces canadiennes lorsqu’ils utilisent les ordinateurs et le système de courrier électronique, il s’agit néanmoins d’une attente en matière de vie privée au sens de l’article 8 de la Charte.

 

[33]           La cour doit ensuite trancher un dernier élément pour répondre à la première question, qui est celle de savoir si la saisie et la perquisition ont été menées de manière abusive.

 

[34]           Le demandeur a soulevé deux questions précises à ce sujet :

 

a.                   en premier lieu, la validité de l’ordonnance de production obtenue le 14 février 2012;

 

b.                  en deuxième lieu, la façon dont la perquisition a été menée.

 

[35]           Quant au premier point, le capitaine Wright soutient que la dénonciation comporte certaines failles qui rendent l’ordonnance de production elle-même invalide. Plus précisément, il affirme ce qui suit :

 

a.       la nature de l’infraction énoncée dans la dénonciation ne peut être appuyée par les faits exposés;

 

b.      la dénonciation ne précisait pas clairement l’identité de la personne en la possession ou à la disposition de laquelle se trouvaient les courriels demandés;

 

c.       la dénonciation ne précisait pas l’endroit où les courriels pouvaient être découverts et la durée de la période de rétention, alors que ces renseignements étaient connus;

 

d.      la date figurant dans l’ordonnance de production à titre de date à laquelle l’infraction reprochée aurait été commise est différente de celle qui est mentionnée dans la dénonciation.

 

[36]           Il convient de souligner que lorsque la cour révise la délivrance d’un mandat de perquisition, elle procède à un contrôle judiciaire de cette question. En conséquence, il ne s’agit pas ici de procéder de novo, mais plutôt de chercher à savoir si, lors de la délivrance du mandat, le juge disposait ou non des éléments susceptibles de le convaincre que les conditions préalables à l’autorisation existaient. Si la réponse à cette question est négative, l’intervention de la cour sera justifiée.

 

[37]           Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans R c Morelli, 2010 CSC 8, au paragraphe 40 :

 

Toutefois, pour réviser le fondement d’une demande de mandat, « le critère consiste à déterminer s’il existait quelque élément de preuve fiable auquel le juge aurait pu raisonnablement ajouter foi pour accorder l’autorisation » (R. c. Araujo, 2000 CSC 65, [2000] R.C.S. 992, par. 54 (souligné dans l’original). Il ne s’agit pas de savoir si le tribunal siégeant en révision aurait lui-même délivré le mandat, mais s’il existait suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables pour permettre au juge de paix de conclure à l’existence de motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction avait été commise et que des éléments de preuve touchant la commission de cette infraction seraient découverts aux moment et lieu précisés.

 

[38]           En ce qui a trait à l’ordonnance de production, le paragraphe 487.012(3) du Code criminel prévoit ce qui suit :

 

                Le juge de paix ou le juge ne rend l’ordonnance que s’il est convaincu, à la suite d’une dénonciation par écrit faite sous serment et présentée ex parte, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les conditions suivantes sont réunies :

 

a)            une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou est présumée avoir été commise;

 

b)            les documents ou données fourniront une preuve touchant la perpétration de l’infraction;

 

c)            les documents ou données sont en la possession de la personne en cause ou à sa disposition.

 

[39]           Les renseignements fournis dans la dénonciation datée du 14 février 2012 qui a été présentée à la juge n’étaient pas suffisants pour que celle-ci puisse avoir des motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise. Effectivement, dans la dénonciation, il est écrit que le capitaine Wright a fabriqué des courriels le 27 octobre 2011 dans le dessein que ceux-ci servent de preuve dans une procédure judiciaire existante. Cependant, la seule procédure mentionnée dans la dénonciation est le procès sommaire tenu le 31 janvier 2012. Il était également mentionné dans la dénonciation que, le 27 octobre 2011, il n’y avait aucune procédure judiciaire existante ou enquête en cours au sujet de cette même question. Dans ces circonstances, j’estime que la juge ne pouvait accorder l’autorisation judiciaire susmentionnée.

 

[40]           À mon avis, l’infraction reprochée serait pertinente si une procédure judiciaire, existante ou projetée, existait lors de la fabrication. Compte tenu des faits et circonstances décrits dans la dénonciation, aucune conclusion de cette nature ne pouvait être tirée.

 

[41]           Il y a plus. Bien qu’il soit mentionné dans la dénonciation du 14 février 2012 que M. Engelberts pouvait avoir accès au compte du ministère de la Défense nationale concernant tout membre des Forces canadiennes et qu’il avait ce compte en main, l’identité de la personne qui avait la possession des renseignements en question, c’est‑à‑dire les courriels demandés, ou qui les avait à sa disposition n’est pas précisée.

 

[42]           M. Engelberts a mentionné en toutes lettres à la cour que, même s’il pouvait avoir accès aux comptes de courriel, aucun d’eux n’était en sa possession ou à sa disposition. En réalité, le serveur dans lequel les courriels étaient conservés était en la possession et à la disposition d’une entité différente et M. Engelberts devait demander l’autorisation à cette entité pour obtenir l’accès aux courriels en question. Il a dû demander l’autorisation à deux reprises, parce que cet accès ne pouvait être accordé que par les personnes en la possession ou à la disposition desquelles se trouvait le compte de courriel au nom du ministère de la Défense nationale. L’autorisation a été demandée dans le cas des courriels créés depuis moins de 30 jours, et une autre autorisation a été nécessaire pour les courriels remontant à plus de 30 jours.

 

[43]           En conséquence, je conclus que la juge ne pouvait rendre l’ordonnance de production, parce qu’il n’existait aucun élément de preuve fiable permettant raisonnablement de croire que les données étaient en la possession ou à la disposition de M. Engelberts.

 

[44]           Qui plus est, rien n’indique l’endroit où les données pouvaient être découvertes ni la période de rétention s’y rapportant, alors que ces renseignements étaient connus de la policière qui enquêtait sur l’affaire.

 

[45]           Dans la présente affaire, conformément au jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, j’ai autorisé le demandeur à interroger la caporale-chef Ferris au sujet de certaines questions précises qu’il avait soulevées relativement à la validité du mandat de perquisition et que j’ai précédemment mentionnées, comme celle-ci. J’ai également autorisé la défenderesse à examiner plus à fond ces aspects en lui permettant d’interroger le témoin sur ces questions. Il appert du témoignage de la caporale-chef Ferris qu’elle était au courant de l’emplacement et de la période de rétention des courriels provenant du compte de courriel du capitaine Wright, mais qu’elle n’a pas inscrit ces renseignements dans la dénonciation ni ne les a mentionnés à la juge qui a rendu l’ordonnance de production.

 

[46]           Enfin, la date à laquelle l’infraction aurait été commise n’est pas la même selon la dénonciation et l’ordonnance de production. J’ai autorisé le demandeur à contre‑interroger la caporale-chef sur cet aspect précis et celle-ci a mentionné que ce n’est que lorsqu’elle s’est présentée devant la cour qu’elle a constaté la divergence et que, en réalité, elle ignorait la date à laquelle l’infraction reprochée avait été commise. Elle a admis que l’infraction pourrait avoir été commise à n’importe quel moment après le 17 octobre 2011.

 

[47]           Bien que la question puisse sembler très technique, elle en dit long sur l’incertitude avec laquelle l’enquêteure agissait. Compte tenu de la nature d’une ordonnance de production, il est essentiel que l’enquêteur fasse montre de rigueur afin que le juge qui examine la question puisse se fonder sur les renseignements portés à sa connaissance. Dans la présente affaire, ce problème de date est un autre élément montrant que la fiabilité des éléments de preuve présentés à la juge pouvait être mise en doute.

 

[48]           J’arrive donc à la conclusion qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables permettant à un juge d’avoir des motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise et que la preuve de cette infraction serait trouvée à l’endroit précisé. L’ordonnance de production datée du 14 février 2012 est invalide.

 

[49]           En deuxième lieu, le demandeur a soutenu que la façon dont la perquisition avait été menée était abusive et pouvait porter atteinte au droit que l’article 8 de la Charte lui reconnaît.

 

[50]           Comme l’a expliqué M. Engelberts, la perquisition menée avait une portée plus large que ce qu’exigeait l’ordonnance de production. M. Engelberts a fait davantage que fournir les documents mentionnés dans l’ordonnance en question. Il a fait des recherches afin de trouver tout document se rapportant à celui qui était demandé. Par la suite, en ce qui concerne les pièces VD1-11 à VD1-15, il a produit davantage de documents comparativement à ce qui était exigé par l’ordonnance de production, de sorte qu’il a dépassé la portée de celle-ci.

 

[51]           Cependant, il a lui-même décidé d’agir de cette façon. Personne ne lui a proposé ou demandé de le faire. Il voulait simplement s’assurer d’avoir examiné tous les points de vue. Il aurait fallu lui expliquer qu’il devait fournir uniquement ce qui était demandé par l’ordonnance de production afin de minimiser les répercussions de la procédure sur le droit du demandeur à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. La caporale Ferris ne lui a pas donné la moindre explication et elle a reçu les données sans constater qu’il y avait davantage de renseignements comparativement à ceux qui étaient demandés dans l’ordonnance de production.

 

[52]           Étant donné qu’une ordonnance de production est un mandat de perquisition qui émane d’une autorité judiciaire et qui autorise la saisie de données précises à un endroit précis, en fournissant davantage que ce qui était demandé dans l’ordonnance de production, M. Engelberts est allé plus loin que ce qu’il devait faire, ce qui a rendu la saisie abusive.

 

[53]           Je conclus que le demandeur a établi selon la prépondérance des probabilités que la preuve (pièces VD1-10 à VD1-15) a été obtenue d’une manière qui a porté atteinte au droit à la protection contre les saisies abusives que lui reconnaît l’article 8 de la Charte.

 

[54]           Il y a ensuite lieu de se demander si, eu égard aux circonstances, l’utilisation de ces éléments de preuve dans la procédure judiciaire est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

[55]           Dans R c Grant, 2009 CSC 32, la Cour suprême du Canada a exposé une nouvelle méthode pour procéder à l’examen requis par le paragraphe 24(2) de la Charte. Voici comment elle s’est exprimée au paragraphe 71 :

 

                Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il faut, pour déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve obtenue en violation de la Charte déconsidérerait l’administration de la justice, examiner trois questions tirant chacune leur origine des intérêts publics sous-jacents au par. 24(2), considérés à long terme dans une perspective sociétale prospective. Ainsi, le tribunal saisi d’une demande d’exclusion fondée sur le par. 24(2) doit évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aurait sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de : (1) la gravité de la conduite attentatoire de l’État (l’utilisation peut donner à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État, (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte (l’utilisation peut donner à penser que les droits individuels ont peu de poids et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Le rôle du tribunal appelé à trancher une demande fondée sur le par. 24(2) consiste à procéder à une mise en balance de chacune de ces questions pour déterminer si, eu égard aux circonstances, l’utilisation d’éléments de preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien qu’elles ne recoupent pas exactement les catégories élaborées dans Collins, ces questions visent les facteurs pertinents pour trancher une demande fondée sur le par. 24(2), tels qu’ils ont été formulés dans Collins et dans la jurisprudence subséquente.

 

[56]           D’après les circonstances mises en preuve en l’espèce, la caporale-chef Ferris ne connaissait pas très bien le sujet des mandats de perquisition. Elle a sollicité un avis juridique à cet égard, mais l’avis n’a pas été très utile. Elle a présenté à la juge des faits qui n’appuyaient pas l’infraction reprochée et elle ne lui a pas fourni toutes les données qui lui auraient permis de déterminer en bonne et due forme l’identité de la personne en la possession ou à la disposition de laquelle les données qu’elle recherchait se trouvaient. Même s’il m’apparaît indéniable qu’elle n’a pas agi de mauvaise foi, sa conduite était plutôt répréhensible car, en raison du manque de connaissance et de prudence dont elle a fait preuve, elle ne pouvait croire honnêtement et raisonnablement qu’elle respectait le droit garanti au demandeur par l’article 8 de la Charte. Elle aurait pu faire mieux dans les circonstances, d’abord en désignant correctement l’infraction justifiant la présentation de la dénonciation, puis en comprenant elle-même et en permettant à la juge de mieux comprendre qui avait la possession des données ou les avait à sa disposition.

 

[57]           Je suis également d’avis que cette atteinte constitutionnelle est grave. Même si l’infraction semble avoir été commise dans un environnement de travail, une attente en matière de vie privée existe encore au sens de l’article 8 de la Charte. Essentiellement, il appartient à l’État de respecter les exigences minimales, par exemple, en précisant la véritable raison pour laquelle la preuve est recherchée, en fournissant des renseignements détaillés au sujet des personnes en la possession ou à la disposition desquelles les données se trouvent et en s’assurant que la saisie est effectuée à l’intérieur des paramètres imposés par l’ordonnance de production, c’est-à-dire en se limitant à fournir les données précisées dans celle-ci. Tous les citoyens canadiens, y compris les membres des Forces canadiennes, s’attendent à ce que l’État respecte ces exigences minimales qui sont énoncées dans le Code criminel.

 

[58]           Je suis d’avis que la fonction de recherche de la vérité que remplit la procédure de la cour martiale serait mieux servie par l’exclusion de la preuve, laquelle n’a pas une très grande importance. Il est possible pour la poursuite d’établir sa cause en faisant témoigner les personnes qui étaient présentes au procès sommaire et qui ont reçu les courriels, de même que celles qui les envoyaient ou les recevaient. Essentiellement, l’exclusion de la preuve saisie n’empêche pas la poursuite de tenter de la présenter par l’entremise de témoins qui ont vu les documents en question à d’autres endroits.

 

[59]           L’établissement d’une infraction comme l’entrave à la justice au moyen d’éléments de preuve obtenus d’une façon qui a porté atteinte au droit du demandeur à la protection contre les saisies abusives que lui reconnaît l’article 8 de la Charte, dans des circonstances où le demandeur cherche à éviter une condamnation d’absence sans permission à l’issue d’un procès sommaire, nuirait à la perception à long terme du public au sujet du système de justice militaire.

 

[60]           Dans le contexte de la présente affaire, le fait de permettre l’établissement d’une infraction d’entrave à la justice au moyen d’éléments de preuve obtenus dans le cadre d’une procédure défectueuse qui ne respectait pas le droit que la Charte garantit au demandeur pourrait nuire à la perception que le public aurait du système de justice militaire.

 

[61]           Cette pondération et la mise en balance de ces questions m’incitent à conclure que la preuve doit être exclue.

 

[62]           En conclusion, je suis d’avis que, eu égard aux circonstances, l’admission de ces éléments de preuve dans l’instance est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[63]           FAIT DROIT à la demande.

 

[64]           DÉCLARE que les pièces VD1-10 à VD1-15 ont été obtenues d’une façon qui a porté atteinte au droit du demandeur à la protection contre les saisies abusives que lui reconnaît l’article 8 de la Charte.

 

[65]           EXCLUT de la preuve les pièces VD1-10 à VD1-15 conformément au paragraphe 24(2) de la Charte.

 


 

Avocats :

 

Capitaine de corvette D. T. Reeves, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Major J.L.P.L Boutin, Direction du service d’avocats de la défense

Avocat du capitaine J.T. Wright

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.