Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l'ouverture du procès : 27 octobre 2014.

Endroit : CFB Esquimalt, édifice 30-N, Victoria (CB).

Chefs d'accusation :

• Chef d'accusation 1 : Art. 129 LDN, acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
• Chef d'accusation 2 : Art. 90 LDN, s'est absenté sans permission.

Résultats

• VERDICTS : Chef d'accusation 1 : Retiré. Chef d'accusation 2 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

Référence : R. c. Fedoryshyn, 2014 CM 4011

Date : 20141029 Dossier : 201423

 

Cour martiale permanente

Base des Forces canadiennes Esquimalt

Victoria (Colombie-Britannique), Canada

Entre :

Matelot-chef D. Fedoryshyn, accusé

- et -

Sa Majesté la Reine

Devant : Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DE LA DÉCISION

(Prononcés de vive voix)

INTRODUCTION

[1]       À la suite de la décision de la poursuite de retirer dès le début de l’instance le premier chef d’accusation fondé sur l’article 129 de la Loi sur la défense nationale qui figurait sur l’acte d’accusation, le matelot-chef Fedoryshyn a été jugé pour un seul chef d’accusation, en l’occurrence l’infraction prévue à l’article 90 de la Loi sur la défense nationale, celle d'absence sans permission. Voici les détails de cette accusation : [traduction] « Vers 8 h, le 15 janvier 2014, était absent sans permission du Centre des Services de santé des Forces canadiennes (Pacifique) et en est demeuré absent jusqu’à environ 12 h 41, le 15 janvier 2014 ».

LA PREUVE

[2]               La poursuite a fait entendre trois témoins, qui ont produit plusieurs pièces. Le premier témoin qui a été entendu était la caporale-chef Dureau, une technicienne médicale travaillant au Centre des Services de santé des Forces canadiennes (Pacifique) (le CSSFC(P)). Elle a témoigné au sujet de la procédure générale adoptée lors des visites médicales au cours de la période visée par l’acte d'accusation.

[3]               La caporale-chef Dureau a expliqué que les visites médicales avaient alors lieu au service des soins d’urgence, à l'immeuble 97 de la Base des Forces canadiennes (BFC) d'Esquimalt, emplacement Naden, où sont regroupés la plupart des services offerts au CSSFC(P). L'horaire des visites médicales était de 7 h 30 et 15 h 30. Le patient qui se présentait pour une visite médicale devait tout d’abord remplir manuellement un formulaire de soins d’urgence et le remettre à un commis, au poste d’accueil. Ce formulaire permet au patient d’inscrire ses renseignements personnels et d'indiquer les symptômes justifiant sa visite, et il comporte une section où le patient inscrit l'heure de son arrivée. Le patient attend ensuite qu’un technicien médical procède au triage. Après cette étape, le patient retourne à la salle d’attente où il est ensuite appelé par un médecin ou un auxiliaire médical. Après avoir été vu, le patient est ensuite dirigé vers d’autres services médicaux du Centre ou il est renvoyé, selon les directives reçues par le personnel médical. Le formulaire de soins urgents est alors récupéré et est versé au dossier pour une trentaine de jours, après quoi il est détruit.

[4]               La caporale-chef Dureau a également expliqué de quelle manière les renseignements sur la santé sont entrés dans le Système d’information sur la santé des Forces canadiennes (SISFC) à la suite d’une visite médicale habituelle. Elle a expliqué que la visite du patient était tout d’abord inscrite dans le système au moyen d’un planificateur avec lequel on inscrit les renseignements relatifs à l’heure d’arrivée selon l’une ou l’autre des deux méthodes suivantes : soit manuellement par le commis qui transcrit l’heure inscrite par le patient dans son formulaire de soins urgents, soit automatiquement, par l’ordinateur qui reprend l’heure à laquelle les renseignements ont été entrés dans le système. Elle a également expliqué que les personnes qui dispensent les soins sont tenues d’inscrire les renseignements recueillis dans le système en précisant l’heure de la rencontre et qu’elles doivent inscrire ces données soit manuellement, soit automatiquement. Elle ignore quelle méthode de saisie a été utilisée dans le cas du matelot-chef Fedoryshyn, étant donné que ce n’est pas elle qui a inscrit ces renseignements. En fait, elle a été mise au courant des renseignements inscrits dans le SISFC quelques mois après les faits, après avoir été chargée par son surveillant immédiat de recueillir des données au sujet des visites médicales effectuées au service des soins d’urgence le 15 janvier 2014 en vue de la présente cour martiale.

[5]               Avec le consentement de la défense, la caporale-chef Dureau a produit, sous la pièce 3, une feuille de calcul sur laquelle elle a inscrit le nom de 46 patients identifiés selon le numéro qui leur avait été attribué, leur heure d’arrivée, l’heure à laquelle ils avaient été vus, et la personne qui les avait rencontrés. Après un peu d’hésitation, elle a expliqué que le matelot-chef Fedoryshyn aurait été le patient no 40, qu’il était arrivé à 12 h 51 et qu’il avait été vu à 13 h 30 par le Dr Campbell. Elle a également produit la pièce 4, un coupon des Services de santé des Forces canadiennes (le coupon des Svc S FC), concernant le matelot-chef Fedoryshyn, qu’elle avait obtenu des SISFC, qui indiquait également qu’il était arrivé à 12 h 51, le 15 janvier 2014, ainsi qu’une mention du Dr Campbell suivant laquelle le matelot-chef Fedoryshyn avait été dispensé de se présenter au travail à compter du mercredi 15 janvier 2014 pour une journée. Elle a ajouté qu’une copie du coupon était normalement imprimée et remise au patient et qu’une copie électronique était par la suite transmise au patron du patient.

[6]               En contre-interrogatoire, la caporale-chef Dureau a expliqué qu’elle n’avait pas eu personnellement connaissance des faits survenus au CSSFC(P), le 15 janvier 2014, puisqu’elle se trouvait alors à Chypre. Elle a admis que l’heure d’arrivée indiquée dans les pièces 3 et 4 ne concernait que les visites médicales qui avaient lieu au service des soins d’urgence et que les chiffres pouvaient varier selon la méthode de saisie choisie par le commis. Elle a expliqué, par exemple, qu’ils pouvaient varier si de nombreux patients arrivaient au même moment ou si l’heure inscrite par les patients sur leur formulaire de soins d’urgence était inexacte. Elle a admis que le service des soins d’urgence n'était qu’un des nombreux services offerts par le CSSFC(P) et qu’un patient comme le matelot-chef Fedoryshyn aurait pu se présenter à d’autres services au Centre avant de s'inscrire pour sa visite médicale. Elle a affirmé qu’elle avait accès aux renseignements enregistrés dans le SISFC au sujet du matelot-chef Fedoryshyn, mais qu’elle ne les avait pas consultés pour vérifier s’il avait reçu des soins d'un autre service du CSSFC(P) le 15 janvier 2014, ajoutant qu'elle n'avait pas vu de renseignements en ce sens dans le SISFC.

[7]               Le deuxième témoin qui a été entendu était le sergent Gow, qui était le surveillant immédiat de l’accusé le 15 janvier 2014. Il a témoigné que ce jour‑là, le lieu normal d’affectation du matelot-chef Fedoryshyn était l’immeuble 1020, au Work Point, à la BFC d'Esquimalt et que ce dernier était notamment chargé d’examiner l’horaire et les plans d’étude des cours à venir. Il a expliqué que l’horaire de travail normal du matelot-chef Fedoryshyn était de 7 h 45 à 15 h 45 chaque jour ouvrable, ce qui constituait un horaire adapté par rapport à l’horaire habituel de la Base, pour permettre au personnel de quitter la Base plus tôt pour éviter l’heure de pointe de la fin de la journée. Il s’attendait donc à voir le matelot-chef Fedoryshyn au travail au plus tard à 7 h 45 le matin du 15 janvier 2014, n'eut été le message texte qu'il a reçu de lui à 7 h 28 ce matin‑là l’informant de ce qui suit [traduction] « Je m’en vais à la SEM. Je vous tiens au courant ». Le sergent Gow a déclaré que par suite de ce renseignement reçu du matelot-chef Fedoryshyn et après en avoir accusé réception, il se serait attendu à ce que le matelot-chef Fedoryshyn se présente pour sa visite médicale à 7 h 45 ou peu de temps après, selon sa situation et selon la gravité de son état. Il a ajouté que, si le matelot-chef Fedoryshyn était trop malade pour se présenter, il aurait été bien qu’il l’en informe, étant donné qu’il s’attendait à ce que les membres du personnel indiquent à la chaîne de commandement où ils se trouvaient. Interrogé quant à savoir si le matelot-chef Fedoryshyn était au courant de ces attentes, le sergent Gow a répondu qu’il croyait que c'était le cas.

[8]               Le sergent Gow a déposé en preuve un document consistant en des messages textes qu’il aurait échangés avec le matelot-chef Fedoryshyn le 15 janvier 2014. Toutefois, en contre-interrogatoire, il a admis que la copie papier fournie par l'avocat de la défense de ces messages textes qui avaient été extraits du téléphone de l’accusé constituait un compte rendu plus exact de l’heure et du contenu des messages qui avaient été échangés. Ce relevé, qui a été déposé sous la pièce 10, indique qu'à compter de 11 h 50, le sergent Gow avait demandé au matelot-chef Fedoryshyn de lui rendre compte régulièrement de la progression de ses démarches médicales ce jour‑là et que le matelot-chef Fedoryshyn lui avait répondu.

[9]               Le sergent Gow a également mentionné qu’il avait appelé au poste d’accueil du service chargé des visites médicales vers 15 h 15 le 15 janvier 2014, comme il est indiqué dans le courriel qu’il a produit sous la pièce 6, pour savoir à quel moment le matelot-chef Fedoryshyn était arrivé. Il avait antérieurement eu une entrevue au sein de sa division avec le matelot-chef Fedoryshyn le 26 septembre 2013 au cours de laquelle il l’avait informé de l’importance de tenir la chaîne de commandement au courant en tout temps de l'endroit où il se trouvait en cas de visites à la salle d’examen médical (SEM). Toutefois, il ne pouvait se souvenir précisément des modifications qui avaient été effectuées à l’époque en ce qui concerne les exigences en matière d'horaires à respecter dans le cas des visites à la SEM.

[10]           En ce qui concerne ses agissements à la suite des événements du 15 janvier 2014, le sergent Gow a expliqué qu’il avait reçu le coupon des Svc S FC par courriel. Il a déposé ce document en preuve sous la pièce 7. Il s’agit du même document que celui que la caporale-chef Dureau avait déjà déposé en preuve sous la pièce 4. Il a expliqué que l’heure d’arrivée de 12 h 51 indiquée dans le document confirmait les doutes qu’il avait le 15 janvier suivant lesquels le matelot-chef Fedoryshyn ne s’était pas rendu en tout premier lieu à la clinique pour sa visite médicale ce matin‑là. Il avait transmis ses préoccupations à sa chaîne de commandement et avait fait part à ses supérieurs de l’échange de messages textes. Il a expliqué qu’il avait également eu une entrevue au sein de sa division avec le matelot-chef Fedoryshyn le 17 janvier 2014 au cours de laquelle le matelot-chef Fedoryshyn avait eu l’occasion de lui fournir des renseignements au sujet de messages textes échangés le 15 janvier, mais n’en avait pas parlé.

[11]           En contre-interrogatoire, le sergent Gow a admis qu’il n’avait pas parlé au matelot-chef Fedoryshyn le 15 janvier 2014. Il a expliqué qu’il n’avait pas répondu au message texte de 7 h 37 dans lequel le matelot-chef Fedoryshyn lui disait qu'il ne se sentait pas bien. Il croyait que le matelot-chef Fedoryshyn allait se rendre directement à la SEM, mais il ne lui a pas envoyé de message texte pour lui donner l’ordre de partir immédiatement pour se rendre à la SEM ou pour lui indiquer qu’il devait arriver à la SEM à un moment précis. Quant à la séance d’information du 26 septembre 2014, il a déclaré qu’il avait expliqué au matelot-chef Fedoryshyn que, s’il n’était pas en mesure de se rendre à son rendez-vous ou qu’il devait modifier ses projets, il devait l’en informer.

[12]           Le troisième et dernier témoin à charge qui a été entendu était le premier maître de 2e classe Cotey, qui était le premier maître de division par intérim de la Section des recrues de l’École navale des Forces canadiennes d’Esquimalt et le surveillant immédiat de l’adjudant Corfield, lui-même surveillant immédiat du sergent Gow. Il a affirmé qu’il avait été informé vers 8 h 30, le 15 janvier 2014, par le sergent Gow, que le matelot-chef Fedoryshyn s’était porté malade et qu’il se présenterait à la SEM. Il avait reçu une mise à jour au cours de l’après‑midi l’informant que le matelot-chef Fedoryshyn se trouvait toujours à la SEM. À la fin de la journée, il avait été informé que le matelot-chef Fedoryshyn avait était dispensé par un médecin de se présenter au travail le lendemain.

[13]    Le premier maître de 2classe Cotey a déclaré que, lorsqu'il avait reçu une copie du coupon des Svc S FC que le sergent Gow lui a envoyée par courriel (pièce 7), il avait remarqué que l’heure d’arrivée inscrite sur le coupon était 12 h 51. Il a alors ouvert son enquête, étant donné qu’il était préoccupé par le fait que, le 15 janvier 2014, le matelot-chef Fedoryshyn ne s’était pas présenté au travail, alors qu’il avait dit qu'il le ferait. Il a ensuite communiqué par téléphone avec le service des soins urgents où il s’est par la suite rendu en personne. L’adjudant Begley lui a montré un document qu’il a désigné comme étant un formulaire d’accueil standard dans lequel se trouvaient des renseignements concernant le matelot-chef Fedoryshyn et indiquant que ce dernier était arrivé à 12 h 41. Il a déclaré que le matelot-chef Fedoryshyn commençait normalement à travailler à 8 h et qu’il s’attendait donc à ce que le matelot-chef Fedoryshyn se rende directement à la clinique pour sa visite médicale à cette heure‑là et que, s’il était impossible pour lui de le faire, il en avise sa chaîne de commandement. Il a expliqué qu’il s’attendait à ce que le matelot-chef Fedoryshyn arrive à la clinique pour sa visite médicale vers 8 h. Tant en interrogatoire direct qu’en contre-interrogatoire, le premier maître de 2e classe Cotey a admis qu’il n’avait pas donné de directive spécifique au matelot-chef Fedoryshyn au sujet du fait qu’il était obligé, s’il était malade, de se présenter sans délai à la clinique pour une visite médicale. Il a ajouté qu’il n’était pas le surveillant immédiat du matelot-chef Fedoryshyn et qu’il appartenait à son surveillant immédiat de donner cette directive précise.

[14]           La preuve de la poursuite était constituée du témoignage des trois témoins en question. La défense a choisi de ne pas présenter de preuve.

LES FAITS ET LE DROIT

[15]           La Cour estime que les trois témoins à charge en question étaient crédibles. Ils ont relaté avec franchise plusieurs éléments de fait dont ils se souvenaient. Malgré la franchise des témoins à charge, la Cour doit cependant déterminer si leur témoignage est suffisant pour établir les éléments essentiels de l’accusation. D’ailleurs, le témoignage d’une personne peut être crédible, mais ne constituer qu’une preuve circonstancielle reposant entièrement sur du ouï‑dire. Ce type de preuve peut être insuffisante pour justifier une condamnation.

[16]           Suivant les témoignages entendus au procès, le sergent Gow et le premier maître de 2e classe Cotey sont d’avis que l’accusé, le matelot-chef Fedoryshyn, n’a pas répondu à leurs attentes en ce qui concerne le moment où il était censé se présenter pour sa visite médicale le 15 janvier 2014. Ce n’est toutefois pas ce sur quoi porte le présent procès. Le matelot-chef Fedoryshyn n’est pas accusé de ne pas avoir répondu aux attentes de ses surveillants immédiats. Le présent procès porte sur la question de savoir si la poursuite a établi hors de tout doute raisonnable tous les éléments constitutifs de l’infraction d’absence sans permission à la lumière des faits allégués dans l’acte d’accusation.

[17]           D'ailleurs, la décision rendue par la Cour d'appel de la cour martiale dans l'affaire R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4, illustre l'importance pour la poursuite de ne pas se contenter d'invoquer des éléments de preuve révélant la commission de l'infraction de façon générale, mais de présenter des éléments de preuve qui correspondent à l'infraction précise indiquée dans l'acte d'accusation.

[18]           La poursuite invite la Cour à accepter sa thèse suivant laquelle la première communication adressée par l’accusé à sa chaîne de commandement, à 7 h 28, le 15 janvier 2014, en l’occurrence [traduction] « Je m’en vais à la SEM » et son défaut d’expliquer la raison pour laquelle le coupon des Svc S FC indique qu’il est arrivé à 12 h 50 révèle un acte répréhensible qui correspondrait à l’infraction d’absence sans permission. À l’appui de sa thèse, la poursuite mentionne l’absence de preuve contraire, et m’invite à présumer la perpétration d’un acte répréhensible. Une telle présomption peut convenir du point de vue de la gestion du personnel militaire, où un supérieur peut exiger des explications de ses subordonnés. En droit canadien, elle est toutefois parfaitement inacceptable lorsqu'il s'agit d’obtenir une condamnation pour une infraction criminelle.

[19]           D’ailleurs, au Canada, une des principales garanties permettant d'assurer la tenue d'un procès équitable et de faire en sorte qu’aucun innocent n’est condamné est de faire reposer sur la poursuite le fardeau d’établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Au début du procès, l’accusé est présumé innocent. Le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et ne se déplace jamais sur les épaules de l’accusé. La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée au principe fondamental de tous les procès pénaux, c’est-à-dire la présomption d’innocence. Il s’ensuit qu’avant que l’accusé puisse être déclaré coupable d’une infraction, le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence de tous les éléments essentiels de l’infraction. Ainsi que le juge en chef Dickson l’écrit, pour la majorité de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. Oakes, aux pages 132 et 133 :

S’il incombe à l’accusé de réfuter selon la prépondérance des probabilités un élément essentiel d’une infraction, une déclaration de culpabilité pourrait être prononcée en dépit de l’existence d’un doute raisonnable.

[20]           Quant au sens de l’expression « hors de tout doute raisonnable », dans l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 RCS 320, la Cour suprême du Canada nous enseigne qu’un doute raisonnable ne peut être un doute imaginaire ou frivole et qu’il ne peut être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé : il repose plutôt sur la raison et le bon sens. Il découle logiquement de la preuve ou de l’absence de preuve. Il ne suffit pas, en ma qualité de juge des faits, de croire que l’accusé est probablement coupable. En l’espèce, il convient d’accorder le bénéfice du doute à l’accusé et de l’acquitter parce que la poursuite ne m’a pas convaincu de la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. En revanche, je dois me rappeler qu’il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue et la poursuite n’est pas assujettie à pareille obligation.

Éléments essentiels que la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable

[21]           La défense a admis les éléments suivants, en l'occurrence l’identité de l’accusé en tant qu’auteur de l’infraction, ainsi que la date de l’infraction, le 15 janvier 2014. Par conséquent, la poursuite a le fardeau d’établir hors de toute raisonnable chacun des éléments essentiels suivants de l’infraction :

a)         le lieu et l'heure auxquels le matelot-chef Fedoryshyn était tenu de se présenter au travail le 15 janvier 2014;

b)         le fait que le matelot-chef Fedoryshyn savait ou aurait dû savoir à quel endroit et à quel moment il était tenu de se présenter au travail;

c)         le fait que le matelot-chef Fedoryshyn était absent et la durée de son absence;

d)         enfin, le fait que l’absence du matelot-chef Fedoryshyn n’était pas autorisée.

ANALYSE

Sur le lieu et le moment où l’accusé était tenu de se présenter au travail

[22]           En ce qui concerne le lieu où l’accusé devait se présenter au travail, la Cour conclut, vu l’ensemble de la preuve, que le matelot-chef Fedoryshyn avait l’obligation, à compter du moment où il a reçu le consentement tacite de son surveillant immédiat de se rendre à la SEM ainsi qu’il l’avait annoncé par message texte à 7 h 28, le 15 janvier 2014, de se rendre au CSSFC(P) pour recevoir des soins médicaux. C’est effectivement ce qu’il a fait. En l'espèce, la véritable question qui se pose dans le contexte d’une accusation d’absence sans permission est celle de savoir si les communications antérieures provenant de la chaîne de commandement étaient suffisamment claires pour lui imposer l’obligation de se présenter au CSSFC(P) à un moment précis.

[23]           Dans ses observations sur la question de l'heure, la poursuite affirme que les témoignages du sergent Gow et du premier maître de 2e classe Cotey ne devraient me laisser aucun doute sur le fait que le matelot-chef Fedoryshyn avait l’obligation de se présenter au travail à 8 h au CSSFC(P) le 15 janvier 2014. Il est toutefois admis que les témoignages de ces deux témoins sont contradictoires quant à l’heure précise à laquelle le matelot-chef Fedoryshyn devait se présenter au travail. Bien que les deux témoins aient affirmé que, d'après leurs attentes, le matelot-chef Fedoryshyn avait l’obligation de se présenter au CSSFC(P), emplacement Naden, à la même heure que celle à laquelle il devait normalement se présenter à son lieu habituel de travail à Work Point, le sergent Gow a affirmé catégoriquement que l'horaire de travail du matelot-chef Fedoryshyn était de 7 h 45 à 15 h 45, tandis que le premier maître de 2e classe Cotey a expliqué que son horaire de travail habituel était de 8 h à 16 h.

[24]           Dans ces conditions, la poursuite invite la Cour à conclure que le matelot-chef Fedoryshyn devait se présenter au travail à 8 h, étant donné que [traduction] « c’est l’heure la plus tardive à laquelle on peut lui attribuer une culpabilité morale » et que l’infraction s'en trouve ainsi moins grave, étant donné que la période d’absence est de 15 minutes moins longue. À titre subsidiaire, la poursuite invite la Cour à tirer une conclusion spéciale en vertu de l’article 138 de la Loi sur la défense nationale et à conclure que l’absence a commencé à 7 h 45 ou, à titre plus subsidiaire encore, la poursuite affirme que le mot « approximativement » dans l’acte d’accusation permet à la Cour de conclure que 7 h 45 est « approximativement » 8 h.

[25]           Même si la Cour pouvait être réceptive à un tel argument pour calculer la durée de l’absence en ce qui concerne l’élément essentiel de l’infraction, cet argument ne peut être utilisé pour alléger le fardeau qui incombe à la poursuite d'établir l’élément de l’existence d’un ordre ou d’une directive satisfaisante quant à l’heure et au lieu précis où l'accusé devait se présenter au travail, ce qui constitue l’élément essentiel faisant l’objet de l’analyse en l’espèce. Pour déterminer à quelle heure l’accusé devait se présenter au travail, la Cour ne peut retenir 8 h au lieu de 7 h 45 simplement parce que l’un est moins sévère que l’autre ou parce que 7 h 45 correspond en gros à 8 h. L’invitation à tirer une conclusion spéciale comportant une heure différente de celle précisée dans l’acte d’accusation pourrait être acceptée uniquement si les faits établis correspondaient à cette heure différente. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Les faits révèlent deux heures différentes.

[26]    Il convient donc de faire un choix en ce qui concerne le poids à accorder aux témoignages respectifs des témoins. La poursuite n’a offert aucune raison pour expliquer pourquoi la cour devrait accorder plus de poids au témoignage d’un témoin plutôt qu’à celui de l’autre sur la question de l’heure à laquelle l’accusé devait se présenter au travail. Tant le sergent Gow que le premier maître de 2e classe Cotey ont admis n’avoir donné aucune directive spécifique au matelot-chef Fedoryshyn au sujet de son obligation, en cas de maladie, de se présenter immédiatement pour une visite médicale. Le premier maître de 2e classe Cotey a ajouté, en contre-interrogatoire, qu’il n’était pas le surveillant immédiat du matelot-chef Fedoryshyn et qu’il incombait au supérieur immédiat de ce dernier de lui donner cette directive spécifique. Si tel est le cas, le sergent Gow a expliqué que, si le matelot-chef Fedoryshyn était trop malade pour se présenter au travail, il aurait été bien qu’il en soit informé, car il s’attendait à ce que les membres du personnel informent la chaîne du commandement où ils se trouvaient. Bien qu’il ait déclaré qu’il croyait que le matelot-chef Fedoryshyn était au courant de cette attente, il a confirmé qu’il n’avait pas donné de directive spéciale en ce sens.

[27]           La Cour ne peut accepter l’idée qu’à défaut d’ordre contraire, l'horaire de travail habituel du matelot-chef Fedoryshyn continuait à s'appliquer malgré le changement de son lieu de travail autorisé implicitement par la chaîne de commandement. Le sergent Gow et le premier maître de 2e classe Cotey ont tous les deux expliqué qu’ils s’attendaient à ce que le matelot-chef Fedoryshyn se présente au travail à 7 h 45 ou peu de temps après, vers 8 h.

[28]           Je retiens de cet aspect de leur témoignage qu'ils ont tous les deux conclu à un changement dans la situation habituelle de travail de l'accusé en raison des facteurs suivants : l’affirmation de l’accusé suivant laquelle il était malade et se rendrait à la clinique pour recevoir des soins médicaux, le fait qu’il avait reçu la permission tacite de son supérieur pour le faire et le fait qu’il a effectivement reçu des soins médicaux, ce qui confirmait son incapacité médicale à s’acquitter de ses fonctions le 15 janvier 2014. La Cour estime que ce changement important exigeait une directive spécifique de la chaîne de commandement quant aux attentes de celle‑ci relativement au moment où l’accusé devait se présenter pour sa visite médicale à un endroit entièrement différent de son lieu de travail habituel. Malgré le fait qu’ils ont eu la possibilité de transmettre cette directive, les supérieurs de l’accusé n’ont donné aucun ordre en ce sens le 15 janvier 2014 ou avant cette date, comme ils auraient par exemple pu le faire lors de l’entrevue de division du 26 septembre 2013.

[29]           Rappelons que le matelot-chef Fedoryshyn n’est pas accusé de ne pas avoir répondu aux attentes de ses surveillants immédiats, c’est‑à‑dire de ne pas s'être présenté pour une visite médicale dès le début de la matinée. Il est accusé de s’être absenté sans permission, ce qui constitue une infraction qui doit être fondée sur un ordre ou une directive clairs l’obligeant à se présenter au travail à un lieu ou à un endroit précis. Vu la preuve qui a été présentée et qui a été analysée, la Cour a un doute raisonnable quant à l’élément essentiel du moment où l’accusé devait se présenter au travail. En conséquence, la poursuite n’a pas établi hors de tout doute raisonnable que le matelot-chef Fedoryshyn devait se présenter au travail au CSSFC(P) à 8 h le 15 janvier 2014.

Autres éléments de l’infraction

[30]           La conclusion tirée par la Cour au sujet des éléments du lieu et de l’heure où l'accusé devait se présenter au travail ont de toute évidence des répercussions sur le deuxième élément de la connaissance effective ou présumée par l’accusé du lieu et du moment où il devait se présenter au travail. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, l’insuffisance de la preuve quant à l’existence d’une directive ou d'un ordre précis qui aurait obligé le matelot-chef Fedoryshyn à se présenter au travail au CSSFC(P) vers 8 h le 15 janvier 2014 fait en sorte qu’il est impossible pour la Cour de conclure que le matelot-chef Fedoryshyn savait ou aurait dû savoir qu’il aurait dû se présenter à cet endroit à cette heure‑là. La preuve présentée sur cet élément essentiel est également insuffisante pour justifier une condamnation pour absence sans permission. De même, l’insuffisance de la preuve sur l’élément relatif au lieu et au moment où il devait se présenter au travail fait en sorte que le quatrième élément relatif à la permission de s’absenter n’est pas pertinent dans les circonstances.

[31]           Sur le troisième élément concernant l’absence du CSSFC(P) et la durée de cette absence, la Cour a entendu des éléments de preuve circonstanciels qui constituent du ouï‑dire. Suivant ces éléments de preuve, le matelot-chef Fedoryshyn est arrivé pour sa visite médicale au service de soins d’urgence du CSSFC(P) vers 12 h 51, selon les pièces 3, 4 et 7, ou vers 12 h 41 selon le témoignage du premier maître de 2e classe Cotey, qui a affirmé qu’on lui a montré le formulaire de soins urgents, qui indiquait 12 h 41. Toutefois, ce témoignage ne coïncide pas avec les détails de l’acte d’accusation, qui indique que l’accusé est arrivé au CSSFC(P), qui n'est qu'un des services qui dispensent des soins d’urgence.

[32]           La poursuite a été incapable de présenter des éléments de preuve démontrant à quel moment le matelot-chef Fedoryshyn est arrivé au CSSFC(P). Ce fait demeure inconnu. La poursuite demande essentiellement à la Cour de déduire d'éléments de preuve circonstanciels indiquant l’heure d’arrivée approximative de l’accusé pour sa visite médicale que le matelot-chef Fedoryshyn s’est rendu directement pour sa visite médicale à son arrivée au CSSFC(P). Or, même si cette conclusion est possible, rien ne démontre que c’est ce qui s’est effectivement produit. Pour pouvoir fonder un verdict sur de tels éléments de preuve, il faudrait que la Cour soit convaincue hors de tout doute raisonnable qu’il s’agit de la seule conclusion raisonnable qui peut être tirée en ce qui concerne l’heure d’arrivée de l’accusé pour sa visite médicale. Or, tel n’est pas le cas. Il est possible et non déraisonnable que le matelot-chef Fedoryshyn ait visité d’autres départements ou soit passé par les toilettes ou par la cafétéria. Nous ne disposons d’aucun élément de preuve à ce sujet, mais, comme nous l’avons déjà expliqué, il n’appartient pas à l’accusé d’établir ces faits pour bénéficier du doute raisonnable. Là encore, les éléments de preuve sur ce troisième élément essentiel de l’absence sont également insuffisants pour justifier une condamnation pour absence sans permission.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[33]           DÉCLARE l’accusé, le matelot-chef Fedoryshyn, non coupable du deuxième et seul chef d’accusation demeurant sur l’acte d’accusation, soit celui d’absence sans permission.

 

Avocats :

 

Major J.G. Simpson, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Major S.L. Collins, Direction du Service d’avocats de la défense

Avocat du matelot-chef D. Fedoryshyn

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