Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 7 décembre 2015

Endroit :

Chefs d’accusation :

• Chefs d’accusation 1, 2, 4, 5, 7 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
• Chefs d’accusation 3, 6, 8 : Art. 95 LDN, a maltraité une personne qui en raison de son grade lui était subordonnée.

Résultats :

• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3, 4 : Coupable.
• SENTENCE : Un blâme et une amende au montant de 4000$.

Contenu de la décision

 

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Duhart, 2015 CM 4022

 

Date : 20151210

Dossier : 201544

 

Cour martiale permanente

 

Base de soutien de la 5e Division du Canada Gagetown

Oromocto (Nouveau‑Brunswick), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Le sergent D.C. Duhart, accusé

 

 

En présence du Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

INTRODUCTION

 

[1]               Le sergent Duhart fait face à quatre chefs d’accusations portés en vertu du code de discipline militaire relativement à des incidents de harcèlement sexuel et de mauvais traitements visant deux subalternes dont il était le superviseur immédiat au 42e Centre des services de santé des Forces canadiennes, à la Garnison Gagetown, entre août 2011 et mars 2014. Pour chacune des plaignantes, un chef d’accusation a été porté pour comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale et une autre chef d’accusation pour avoir maltraité une personne qui en raison de son grade lui était subordonnée contrairement à l’article 95 de la Loi sur la défense nationale.

 

[2]               Les détails des premier et troisième chefs d’accusation portés en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale sont très similaires. Essentiellement, il est allégué que le sergent Duhart a harcelé deux de ses subalternes contrairement aux Directives et ordonnances administratives de la Défense (DOAD) 5012-0, Prévention et résolution du harcèlement, pendant toute la période où il était leur superviseur, plus particulièrement entre le 1er juin 2012 et le 1er mars 2014 pour le premier chef d’accusation, et entre le 1er août 2011 et le 1er mars 2013 pour le troisième chef d’accusation.

 

[3]               En ce qui concerne le deuxième chef d’accusation porté en vertu de l’article 95 de la Loi sur la défense nationale, il est allégué que, entre le 1er janvier et le 15 février 2014, le sergent Duhart a maltraité le caporal M en touchant son visage ou son oreille. En ce qui concerne le quatrième chef d’accusation, il est allégué que, entre le 1er août 2011 et le 1er mars 2013, le sergent Duhart a maltraité le matelot de 2e classe C en la touchant au niveau de la taille.

 

LA PREUVE

 

[4]               La poursuite a appelé cinq témoins à la barre au sujet de neuf incidents impliquant l’accusé. Les deux principaux témoins de la poursuite étaient les deux plaignantes. Le caporal M a témoigné au sujet de sept des neuf incidents reprochés. Parmi eux, six se rapportent à des remarques de nature sexuelle que l’accusé lui aurait faites à elle individuellement ou à elle en tant que partie à un groupe de collègues. L’autre incident concerne des petits coups importuns que le sergent Duhart lui aurait donnés alors qu’elle était fâchée par suite d’une remarque qu’il lui aurait faite. Pour sa part, le matelot de 2e classe C a témoigné au sujet de quatre incidents, dont trois concernent des commentaires de nature sexuelle qui la visaient elle individuellement ou en tant que partie à un groupe de collègues ou qui visaient précisément le caporal M. L’autre incident concerne une pratique de « vérification de sensibilité » dans le cadre de laquelle le sergent Duhart la touchait sans qu’elle ne s’y attende, y compris une fois où il l’a touchée au niveau de la taille. La poursuite a appelé trois autres témoins qui ont confirmé que certains des commentaires reprochés au sergent Duhart ont effectivement été formulés. De son côté, la défense a appelé un seul témoin : l’accusé. En plus de ces témoins, la Cour a pris connaissance judiciaire connaissance des questions contenues à l’article 15 des Règles militaires de la preuve.

 

LE TÉMOIGNAGE DES TÉMOINS

 

Les événements rapportés par la première plaignante

 

[5]               Le caporal M relevait de la supervision immédiate de l’accusé, le sergent Duhart, à l’Unité de prestation de soins de santé Alpha (UPSS « A ») à partir de mars 2012. L’UPSS « A » est une section du 42e Centre des services de santé qui offre des soins de santé aux patients, notamment durant la parade des malades les matins. Elle compte environ sept techniciens médicaux (tech méd) du grade de soldat ou de caporal, qui sont directement supervisés par un caporal‑chef, à titre d’adjoint (second e/n), et un sergent, à titre de responsable (resp). Lorsque le caporal M est arrivé à l’UPSS « A », l’accusé était second e/n et au grade de caporal‑chef, mais a agi comme resp pendant des périodes importantes en l’absence du sergent qui était occupé à d’autres tâches. Le 8 juillet 2013, l’accusé a été promu à son grade actuel de sergent et est devenu le resp de l’UPSS « A ». La chaîne de commandement de l’UPSS « A » comprend également un adjudant adjoint au médecin (adj méd) et un médecin militaire, généralement au grade de capitaine qui est le chef d’équipe. L’UPSS reçoit également l’appui de d’autres cliniciens, dont une infirmière praticienne et bénéficie du support administratif d’un commis.

 

[6]               Le caporal M a déclaré qu’elle interagissait avec le sergent Duhart quotidiennement dans le cadre de ses fonctions. Elle passait une bonne partie de sa journée de travail dans ce qui a été décrit comme « la salle des tech méd », où se trouve son poste de travail ainsi que celui de ses collègues au grade de soldat et de caporal. D’autres tech méd principaux, comme le res, l’adj méd et d’autres cliniciens ont leurs bureaux pas très loin dans l’édifice mais circulent dans la salle des tech méd toute la journée. Il semble que la salle des tech méd soit le centre des activités et de l’interaction parmi le personnel à l’UPSS « A ».

 

[7]               Le caporal M a déposé une plainte officielle contre le sergent Duhart à la fin de février 2014, à la suite d’un conflit lié à ce qu’elle a perçu comme une menace de lui retirer ses journées de congé auxquelles elle avait droit selon elle. Elle a décrit cet incident comme la goutte qui a fait déborder le vase dans une relation très instable avec son superviseur. Elle a rapporté à la Cour les incidents suivants lorsque le sergent Duhart agissait de manière inadéquate :

 

a)                  Au début de février 2014, le caporal M a déclaré qu’elle discutait avec une collègue dans la salle des tech méd au sujet du fait qu’elle n’avait pas hâte à sa prochaine visite chez le dentiste lorsque le sergent Duhart s’est interposé dans la conversation. Il a demandé comment cela se faisait qu’elle détestait aller chez le dentiste alors qu’elle a des dents si blanches affirmant que ce « doit être parce vous avez beaucoup de sperme dans la bouche ». En même temps, il se demandait à qui le sperme pouvait bien être, étant donné que son mari était en déploiement à ce moment‑là.

 

b)                  Le caporal M a affirmé qu’immédiatement après cet incident elle était très fâchée que son superviseur lui dise une telle chose; elle sentait qu’elle avait supporté ce genre de remarques trop longtemps et ressentait l’effet combiné de ces remarques. Quelque temps après, le sergent Duhart pouvait voir qu’elle était fâchée et lui a demandé si elle était de mauvaise humeur en raison de ses règles. Il a également commencé à la tapoter de façon très agaçante au visage et à l’oreille. Elle lui a dit d’arrêter mais il a continué jusqu’à ce qu’elle lui dise : « arrêtez ou je vous casse la main ». Il a ensuite arrêté de la toucher.

 

c)                  Le caporal M a témoigné au sujet d’un autre incident, qui s’est déroulé là encore pendant qu’elle discutait avec une collègue dans la salle des tech méd lui disant qu’elle était prête pour le retour imminent de son mari. Le sergent Duhart est intervenu pour demander si elle s’était rasée au complet pour le retour de son mari. Elle a immédiatement présumé qu’il faisait référence au rasage de son pubis, compte tenu de son expérience antérieure avec le sergent Duhart et son genre d’humour. Elle a affirmé qu’elle trouvait ces remarques vulgaires et qu’elles la rendaient tendue et mal à l’aise, à un moment où elle profitait simplement d’une discussion décontractée avec une collègue.

 

d)                  Le caporal M a témoigné au sujet d’une blague que le sergent Duhart a faite à plusieurs reprises sur les lieux de travail, où il tenait une banane près de son entrejambe ou dans la fermeture éclair de son pantalon. Une fois il lui a demandé si elle voulait une bouchée de la banane, alors qu’il était debout à un pied de la chaise sur laquelle elle était assise. Elle a affirmé que d’autres personnes étaient autour et ont été témoins de ces événements et a donné d’autres exemples où il a utilisé une banane d’une façon semblable.

 

e)                  Le caporal M a témoigné au sujet d’une autre blague que le sergent Duhart faisait souvent lorsqu’il devait aller aux toilettes. Il insinuait qu’il avait besoin d’aide pour tenir son pénis, puisqu’il était tellement lourd. Elle a affirmé qu’une fois, la remarque s’adressait directement à elle. Le sergent Duhart lui a demandé si elle pouvait tenir son pénis pendant qu’il allait aux toilettes puisqu’il avait des courbatures au dos. Elle a ajouté qu’il a fait la remarque à d’autres personnes également.

 

f)                    Le caporal M a témoigné encore une fois au sujet d’une des blagues du Sergent Duhart. Ce dernier avait pris l’habitude les lundis matin de demander à ceux qui étaient réunis dans la salle des tech méd s’ils avaient rêvé à lui durant la fin de semaine. Elle a affirmé que cette question lui a été posée à elle directement quelques fois et a indiqué qu’une fois, elle a levé les yeux au ciel et a répondu sarcastiquement « Oui, j’ai rêvé à vous. » juste pour repousser le sergent Duhart.

 

g)                  Le caporal M a témoigné au sujet d’un dernier incident, relativement à une paire de bottes de combat qu’elle avait oubliée à la fin de la journée dans la salle des tech méd. Lorsqu’elle est allée chercher ses bottes le lendemain matin, elle a mentionné que ses bas et ses sous‑vêtements se trouvaient dans les bottes. Le sergent Duhart aurait répondu : « Ah oui, il me semblait aussi quelque chose sentait vraiment la fermentation ». Elle a attrapé ses bottes et est partie.

 

[8]               Lorsqu’on lui a demandé comment elle réagissait à ces blagues déplacées, le caporal M a affirmé que souvent elle ignorait simplement le sergent Duhart puisqu’il s’agissait d’une bonne façon d’éviter d’attirer son attention. Essentiellement, elle s’est habituée à ce genre de traitement, même si elle ne l’appréciait pas du tout. Elle a affirmé que même si le sergent Duhart avait prévenu le groupe de respecter la chaîne de commandement et de ne pas le court-circuiter, elle est allée voir ses supérieurs directement pour obtenir de l’aide à deux reprises, lorsqu’elle sentait qu’elle n’en pouvait plus. La première fois, l’adj méd lui aurait dit : « C’est simplement la façon d’être du sergent Duhart. » insinuant qu’elle devrait vivre avec cela. La deuxième fois, le chef d’équipe lui aurait demandé ce qu’elle aimerait qu’il fasse à ce sujet. Elle a répondu de laisser tomber puisqu’elle s’en allait alors à un cours et n’avait pas à travailler avec le sergent Duhart. Elle a déclaré, non sans émotion, qu’à un certain point elle ne voulait plus retourner au travail, puisqu’elle ne voulait plus avoir affaire à son supérieur.

 

Événements rapportés par le matelot de 2e classe C

 

[9]               Le matelot de 2e classe C a déclaré qu’elle relevait de la supervision immédiate à l’époque du caporal-chef Duhart à partir d’août 2011, d’abord à l’UPSS « B » et ensuite à l’UPSS « A » à partir de l’automne 2011, jusqu’à ce qu’elle parte en congé de maternité en février 2013. Elle a affirmé s’être confié tôt à son superviseur, le sergent Duhart, qu’elle souffrait du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et de la source de cette condition. Elle était suivie régulièrement par une équipe de santé mentale, de l’aide que le sergent Duhart l’a aidé à obtenir. Elle a affirmé qu’une fois que le sergent Duhart a été au courant de sa condition, il exécutait ce qu’elle a décrit comme plusieurs « vérifications de sensibilité » sur elle, dans le cadre desquelles il arrivait derrière elle lorsqu’elle ne s’y attendait pas, lui pliait les genoux et lui attrapait les cheveux ou la taille. Elle n’aimait pas ces gestes et lui a dit d’arrêter. Elle a affirmé se souvenir d’au moins quatre incidents, y compris un incident où il a attrapé sa taille alors qu’elle était assise sur une chaise. Elle a affirmé qu’il faisait cela pour voir comment elle allait réagir. Si elle ne sursautait pas trop, il disait qu’elle avait une « bonne journée », insinuant que son SSPT était bien contrôlé. Elle a affirmé que ce comportement la faisait sentir vulnérable et déclenchait à un certain point son SSPT. Elle a discuté de ce problème avec son thérapeute qui lui a dit qu’elle devait dire au sergent Duhart d’arrêter, de façon très claire. Elle est même allée jusqu’à lui dire que s’il faisait cela encore une fois, elle le frapperait. Les « vérifications de sensibilité » ont alors cessé.

 

[10]           Le matelot de 2e classe C a également donné son impression sur certaines des mêmes blagues que le caporal M a rapportées. Elle a témoigné au sujet des blagues que le sergent Duhart faisait concernant le poids de son pénis. Il demandait à tout le groupe réuni dans la salle des tech méd ou dans la salle de traitement si quelqu’un pouvait tenir son pénis pendant qu’il était aux toilettes. Elle a affirmé que la remarque lui a été directement adressée une fois et qu’elle a été témoin du fait que la remarque avait été adressée au caporal M directement aussi, ajoutant que le caporal M aurait répondu : « C’est dégoûtant, Duey ». Elle a également déclaré que le sergent Duhart lui a souvent demandé, doucement et près de son oreille, si elle avait rêvé à propos de lui la nuit dernière. Elle a affirmé qu’elle trouvait ce comportement dégoûtant et qu’elle le chassait avec sa main lorsqu’il faisait cela. Elle a affirmé que selon elle le sergent Duhart insinuait un rêve sexuel, compte tenu de la façon dont il posait la question et le genre de personne qu’il était. Elle a affirmé avoir vu le sergent Duhart poser la même question au caporal M.

 

[11]           Le matelot de 2e classe C a témoigné au sujet de remarques qu’on lui a faites durant le troisième trimestre de sa grossesse, à un moment où tout le monde pouvait voir qu’elle était enceinte. Le sergent Duhart serait entré et aurait demandé : « Comment va mon bébé aujourd’hui? » Elle a senti qu’il voulait insinuer qu’il était le père de son enfant, ce qui l’a fâché étant donné que son mari était aussi un tech méd employé au 42e Centre des services de santé.

 

[12]           Elle a affirmé que les remarques que le sergent Duhart a faites envers elle l’ont rendu très dépressive et qu’elle voulait se tuer elle-même presque tous les jours. Elle a affirmé qu’elle a sollicité de l’aide de sa chaîne de commandement à plusieurs reprises mais qu’elle n’en a jamais obtenu. Elle a affirmé qu’elle aimait servir dans les Forces armées canadiennes avant, mais au moment où on lui a refusé de l’aide, elle s’est sentie complètement désespérée. Elle a affirmé vouloir oublier cet épisode de sa vie.

 

Le témoignage de madame Bryden, de madame McInnis et du caporal Lynch

 

[13]           Madame Bryden était une infirmière praticienne à l’UPSS « A » de mars 2013 à mars 2014. Elle a affirmé avoir entendu plusieurs commentaires de la part du sergent Duhart qu’elle estimait déplacés durant son emploi à l’UPSS « A », y compris à plusieurs reprises où il a demandé aux personnes présentes à un endroit donné si quelqu’un pouvait venir avec lui aux toilettes pour l’aider puisque son « pénis est trop lourd ». Elle a affirmé que ces commentaires étaient parfois adressés à des personnes précises, mais ne pouvait donner de détails, ni dire si ces commentaires étaient destinés au caporal M ou au matelot de 2e classe C. Elle a également commenté l’interjection du sergent Duhart dans une conversation concernant le fait que le caporal M était prêt pour le retour de son mari, insinuant qu’il espérait que le vagin du caporal M était prêt pour des activités sexuelles. Elle a également entendu le sergent Duhart comparer ses parties génitales à une banane à plusieurs reprises mais, en contre‑interrogatoire, a reconnu qu’elle ne l’avait pas vu porter une vraie banane à son entrejambe. Enfin, elle a observé le sergent Duhart demander, à plusieurs reprises, aux tech méd en tant que groupe, si quelqu’un avait rêvé à lui; toutefois, elle ne pouvait affirmer avec certitude si cette question avait été posée à quelqu’un en particulier. Madame Bryden a parlé au caporal M à la suite de l’incident concernant les dents blanches puisqu’elle avait remarqué qu’elle était fâchée. Elle a écrit un courriel aux autorités concernant cet incident.

 

[14]           Pour sa part, madame McInnis était le commis à l’UPSS « A » à partir de 2012. Elle était amie avec le caporal M et le matelot de 2e classe C. Elle a été personnellement témoin de plusieurs commentaires de la part du sergent Duhart qu’elle juge déplacés, y compris lorsqu’il se demandait si quelqu’un avait rêvé à lui la nuit dernière. Elle a vu que cette question avait été posée directement au caporal M. Elle a affirmé qu’elle a vu que le caporal M semblait embarrassé, fâché et frustré et a entendu sa réponse : « C’est dégoûtant, Duey. » Elle ne peut se rappeler avoir entendu le commentaire adressé au matelot de 2e classe C; toutefois, elle a effectivement entendu le sergent Duhart demander au matelot de 2e classe C comment allait son bébé. Elle était présente lors de la conversation au sujet du fait que le caporal M se préparait au retour de son mari. Elle ne pouvait se souvenir de ce qui s’était dit exactement, mais a affirmé qu’il a demandé si elle s’était rasée pour son mari, ce qui voulait dire selon elle, raser son entrejambe. Enfin, elle a vu le sergent Duhart porter une banane à son entrejambe une fois, en présence du caporal M et du matelot de 2e classe C. Elle estimait que ce comportement était stupide et puéril.

 

[15]           Le caporal Lynch a travaillé à l’UPSS « A » de 2012 à janvier 2014. Elle a entendu la conversation au sujet du traitement chez le dentiste au cours de laquelle le sergent Duhart est intervenu pour demander au caporal M comment elle faisait pour garder ses dents si blanches, si c’était parce qu’elle mangeait tout le « sperme » de son mari. Bien qu’elle tournait le dos au caporal M durant la conversation, elle s’est retournée lorsque le commentaire a été fait et a remarqué que le caporal M affichait un air de dégoût. Selon elle, ce commentaire est allé beaucoup trop loin. Elle a entendu, plus d’une fois, le sergent Duhart demander si quelqu’un pouvait l’aider à tenir son pénis aux toilettes. Elle a également entendu la question de savoir si quelqu’un avait « rêvé à lui la nuit dernière » qui lui a été posée à elle, au caporal M et au matelot de 2e classe C. Elle a également entendu le commentaire concernant le rasage en prévision du retour du mari du caporal M, qui à son avis voulait dire raser ses parties génitales. Elle a été témoin de l’incident où le sergent Duhart aurait inséré une banane dans son pantalon et se serait « frotté contre une chaise » sur laquelle une personne était assise à ce moment‑là.

 

Le témoignage de l’accusé, le sergent Duhart

 

[16]           Le sergent Duhart était le seul témoin de la défense. Il a admis sans hésiter avoir fait certaines des remarques que les témoins lui ont reprochées; toutefois, il a précisé pourquoi et dans quelles circonstances ces commentaires ont été faits. Par exemple, il a effectivement demandé au caporal M si elle s’était « rasée au complet » pour son mari mais a affirmé que cette remarque concordait avec le ton de la discussion et qu’il n’a jamais dit directement qu’il faisait référence à ses parties génitales mais a admis que c’est ce à quoi il faisait référence. Il a également admis durant son interrogatoire principal que le commentaire était grossier. Il a avoué avoir placé une banane à son entrejambe à plusieurs reprises mais a nié que ce geste idiot visait quelqu’un en particulier. Il a nié avoir fait un quelconque geste sexuel avec la banane et a affirmé qu’il l’avait simplement tenue là. Il a admis avoir demandé au groupe si « quelqu’un pouvait soulever dix livres puisque [il devait] aller aux toilettes »; toutefois, il a là encore affirmé que la remarque visait à détendre l’atmosphère et ne visait personne en particulier. Il a affirmé que les gens s’étaient esclaffés et avaient même répondu en faisant des blagues insinuant que son pénis était petit. Il a avoué avoir demandé au groupe de tech méd à quelques reprises, à la blague, si quelqu’un avait « rêvé [à lui] la nuit dernière ». Il se souvient que le caporal M a répondu par l’affirmative une fois d’un ton sarcastique. Le sergent Duhart est « pas mal certain » qu’il a demandé au matelot de 2e classe C évidemment enceinte comment « son » bébé allait mais a affirmé qu’il s’agissait d’une blague fréquente à Terre‑Neuve, d’où il vient. Sachant que le matelot de 2e classe C est également originaire de Terre‑Neuve, il pensait qu’elle serait « à l’aise » avec la blague puisqu’il n’était manifestement pas le père de son enfant. Il a affirmé qu’il ne s’agissait que d’une façon de détendre l’atmosphère et que les gens riaient de la remarque.

 

[17]           Le sergent Duhart a déclaré qu’il était au courant du SSPT du matelot de 2e classe C et des événements qui ont déclenché sa condition. Elle a affirmé avoir pleuré dans son bureau à plusieurs reprises. Il a nié avoir fait régulièrement des « vérifications de sensibilité » sur elle mais a affirmé avoir touché sa taille une fois, pour la déplacer du chemin, puisqu’il devait passer dans un espace clos. Il ne se souvient pas d’avoir tapoté le caporal M. S’agissant de la remarque visant le caporal M au sujet de ses « dents blanches parce qu’elle mange du sperme » il a affirmé qu’il trouve ces mots ignobles et dégoûtants. Il a affirmé se rappeler la conversation au sujet du traitement chez le dentiste et des « dents blanches » qu’il a interrompu la conversation par un commentaire mais il n’est pas certain de ce qu’il a dit. En contre‑interrogatoire, il a affirmé qu’il se pouvait qu’il ait prononcé les paroles que lui reprochent les témoins.

 

[18]           Le sergent Duhart a déclaré que l’atmosphère au travail était très négative lorsqu’il est arrivé à l’UPSS « A » et il a pris l’initiative de détendre l’ambiance en faisant des blagues. Il a également souligné l’importance que ses subalternes respectent la chaîne de commandement. Il a indiqué que le personnel faisait beaucoup de remarques sexuelles et déplacées sur les lieux de travail, y compris le personnel supérieur comme les médecins et les adjoints au médecin. Ces remarques visaient parfois les patients, parfois le personnel médical. Il participait à ces discussions et a admis que certaines de ses remarques étaient vulgaires et déplacées. Il a maintenu que personne ne lui a jamais dit que ses propos étaient inacceptables et que si quelqu’un le lui avait dit, il aurait arrêté. Il a affirmé qu’il n’a pas eu l’occasion de changer son comportement avant que des mesures disciplinaires soient prises contre lui. Il a affirmé qu’il avait honte de devoir témoigner au sujet de ces actes et qu’il regrettait ses paroles.

 

ADMISSIONS

 

[19]      La défense a fait certaines admissions au début du procès, dont la plupart sont jointes à la pièce 4. Essentiellement, les éléments d’identité, de temps et de lieu de toutes les infractions reprochées sont admis. En ce qui concerne les premier et troisième chefs d’accusation portés en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, le sergent Duhart a admis que la DOAD 5012-0 constitue une norme de comportement à laquelle il est assujetti et qu’il la connaissait, dans le contexte de la présomption au paragraphe 129(2) de la Loi sur la défense nationale. En ce qui concerne les deuxième et quatrième chefs d’accusation, le sergent Duhart a admis que, pendant toute la période pertinente, il possédait un grade supérieur et était le superviseur immédiat des deux plaignantes.

 

L’APPRÉCIATION DE LA PREUVE

 

Principes généraux

 

[20]           La Cour peut accepter ou rejeter la preuve de tout témoin ayant témoigné dans la présente instance en tout ou en partie. Ni la crédibilité ni la fiabilité ne procèdent du tout ou rien. Un témoin peut être jugé fiable sur certains aspects et peu fiable sur d’autres. Il est, cependant, établi que pour étayer une déclaration de culpabilité, le témoignage doit être digne de foi et propre à soutenir le fardeau de la preuve globalement ou au regard d’une question en particulier. La Cour doit apprécier le témoignage de chaque témoin, en tenant compte de toute la preuve présentée durant l’instance, sans s’appuyer sur aucune présomption, sauf peut‑être la présomption d’innocence.

 

L’appréciation de la crédibilité

 

[21]           La Cour qui doit rendre un verdict n’a pas à décider si elle croit la preuve de la défense ou la preuve de la poursuite. Lorsque la preuve de l’accusé contredit le témoignage des témoins de la poursuite, la méthode pour apprécier la crédibilité que je dois suivre afin de respecter les principes fondamentaux obligeant la couronne à prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable est celle prévue par la Cour suprême du Canada dans R. c. W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742, à la p. 757 :

 

Premièrement, si [je crois] la déposition de l’accusé, manifestement [je dois] prononcer l’acquittement.

 

Deuxièmement, si [je] ne [crois] pas le témoignage de l’accusé, mais si [j’ai] un doute raisonnable, [je dois] prononcer l’acquittement.

 

Troisièmement, même si [je n’ai] pas de doute à la suite de la déposition de l’accusé, [je dois me] demander si, en vertu de la preuve que [j’accepte], [je suis convaincu] hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé.

 

La crédibilité de l’accusé

 

[22]           À la suite de la présentation de la preuve de la poursuite, l’accusé a témoigné pour sa défense. Le sergent Duhart a admis avoir fait tous les commentaires déplacés qu’on lui reproche, sauf celui concernant les « dents blanches à cause de manger du sperme ». En ce qui concerne ce commentaire, il a affirmé qu’il se souvient de la conversation, est pas mal certain de l’avoir interrompu mais ne se souvient pas d’avoir fait le commentaire qu’on lui reproche. Il a affirmé durant l’interrogatoire principal que s’il a dit ce commentaire, il ne savait pas ce qu’il faisait. En contre‑interrogatoire, il a admis qu’il se peut qu’il ait fait ce commentaire et que s’il l’a fait, il s’agirait d’une erreur. La façon dont le sergent Duhart a parlé de cette question durant l’interrogatoire m’amène à douter sérieusement de sa crédibilité. Il s’est dit vraiment dégoûté par le commentaire sur les « dents blanches », se souvient d’une conversation en cours au sujet de « dents blanches », se souvient d’avoir interrompu la conversation, mais ne peut se rappeler s’il a dit les commentaires qu’on lui reproche.

 

[23]           En réponse aux allégations concernant les petits coups et les « vérifications de sensibilité », qui impliquent tous deux des contacts physiques importuns, le sergent Duhart affirme qu’il ne se souvient pas de ces événements. Pourtant, compte tenu de ce qu’il a dit précédemment, je ne peux me fier à un trou de mémoire qui semble très suspect, particulièrement lorsqu’il est accompagné d’une explication inusitée justifiant pourquoi il a attrapé le matelot de 2e classe C à la taille pour la déplacer du chemin une fois. J’estime que dans son témoignage l’accusé a accepté tout ce que les témoins de la poursuite ont dit à son sujet tout en tentant d’offrir des circonstances atténuantes. Il a nié se souvenir d’autres événements à propos desquels il aurait dû pouvoir affirmer catégoriquement s’ils se sont produits ou non. Son témoignage, même si je ne le crois pas, ne me laisse aucun doute raisonnable sur les commentaires au sujet des incidents concernant les contacts physiques importuns.

 

[24]           J’estime également que le témoignage du sergent Duhart comporte plein de contradictions quant à la façon dont il a exercé ses responsabilités en tant que chef au sein de l’UPSS « A ». D’une part, il a affirmé qu’il encourageait l’humour pour favoriser les relations et semble justifier ses commentaires déplacés par le fait que son intention était de détendre l’ambiance au travail. Pourtant, il semble appliquer une norme différente relativement aux autres commentaires déplacés qui auraient été fréquemment faits par des supérieurs, qui n’étaient pas motivés par la même bienveillance selon ce qu’il a insinué. Selon les exemples qu’il a donnés durant son témoignage, ces commentaires étaient très différents de ce qu’il a admis avoir dit, puisqu’ils ne visaient pas des subalternes au travail. De plus, je suis déconcerté par la contradiction entre, d’une part, ses prétendues bonnes intentions à encourager l’humour et l’informalité parmi le personnel, par exemple, en demandant à ses subalternes de s’adresser à lui par son surnom et, d’autre part, son insistance ferme à ce que les subalternes suivent la chaîne de commandement et ne le court‑circuitent pas sur aucune question.

 

La crédibilité et la fiabilité des témoins de la poursuite

 

[25]           Contrairement au témoignage de l’accusé, j’estime que les deux plaignantes étaient crédibles. Elles étaient nerveuses et la tâche de témoigner représentait un défi pour elles mais j’estime qu’elles n’ont pas exagéré les faits, ont admis que leur mémoire ne leur permettait pas de tirer des conclusions fermes et ont témoigné d’une dignité extraordinaire relativement à ce qu’elles ont dû subir pendant qu’elles relevaient de l’accusé. Tout cela sans démontrer de l’animosité envers lui. Elles m’ont impressionné et je les trouve crédibles.

 

[26]           Les trois autres témoins de la poursuite étaient également crédibles, bien que leur fiabilité était à certains moments discutable étant donné les fréquentes hésitations dans leur souvenir. Quoi qu’il en soit, leur témoignage confirmait en grande partie le témoignage des plaignantes sur les commentaires de l’accusé et la plupart des déclarations qu’elles ont faites ont été subséquemment confirmées par le témoignage de l’accusé. La seule exception est le témoignage du caporal Lynch au sujet de la conversation concernant les « dents blanches » durant lequel elle a confirmé le témoignage du caporal M. J’estime que son témoignage est crédible et fiable à propos de cet événement. Le fait qu’elle se souvienne que le caporal M soit sorti en trombe de la salle après l’incident n’est pas contraire au témoignage du caporal M selon lequel le sergent Duhart est venu la voir quelque temps après pour lui demander pourquoi elle était de mauvaise humeur et l’a tapoté à plusieurs reprises.

 

LE DROIT

 

La présomption d’innocence et la preuve hors de tout doute raisonnable

 

[27]           Dans le cadre de l’explication sur le droit applicable en l’espèce, il est important de discuter tout d’abord de la présomption d’innocence et de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, deux notions fondamentales aux verdicts concernant le code de discipline militaire et les procès criminels.

 

[28]           Dans ce pays, une personne qui fait face à des chefs d’accusation criminels ou pénaux est présumée innocente jusqu’à ce que la poursuite ait prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Ce fardeau incombe à la poursuite tout au long du procès et n’est jamais transféré. L’accusé n’a pas le fardeau de prouver qu’il est innocent.

 

[29]           Que signifie l’expression « hors de tout doute raisonnable »? Le doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il n’est pas fondé sur la sympathie ou sur un préjugé envers quiconque dans l’instance. Il repose plutôt sur la raison et le bon sens. Il s’agit d’un doute qui découle logiquement de la preuve ou de l’absence de preuve.

 

[30]           Il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit selon une certitude absolue, et la poursuite n’est pas tenue de le faire. Une telle norme serait trop exigeante. Toutefois, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable s’apparente beaucoup plus à la certitude absolue qu’à la culpabilité probable. Le sergent Duhart ne peut être déclaré coupable à moins que la Cour ne soit certaine de sa culpabilité. Même si je crois qu’il est probablement ou vraisemblablement coupable, cela n’est pas suffisant. Dans ces circonstances, je dois donner le bénéfice du doute au sergent Duhart et l’acquitter parce que la poursuite ne m’a pas convaincu de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[31]           Le point important pour moi à titre de la Cour en l’espèce est que l’exigence de la preuve hors de tout doute raisonnable s’applique à chacun des éléments essentiels de l’infraction. Elle ne s’applique pas aux éléments de preuve pris individuellement. La Cour doit décider, en tenant compte de la preuve dans son ensemble, si la poursuite a prouvé la culpabilité du sergent Duhart hors de tout doute raisonnable.

 

[32]           Le doute raisonnable s’applique également à la question de la crédibilité. À l’égard de toute question, la Cour peut croire un témoin, ne pas le croire, ou être incapable de décider. La Cour n’a pas besoin de croire ou de ne pas croire entièrement un témoin ou un groupe de témoins. Si la Cour a un doute raisonnable quant à la culpabilité du sergent Duhart en raison de la crédibilité des témoins, elle doit donc le déclarer non coupable.

 

Éléments de l’infraction

 

[33]      Compte tenu des admissions de la défense, les éléments qui doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable par la poursuite sont les suivants :

 

a)         Relativement aux premiers et troisième chefs d’accusation portés en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale : la poursuite doit prouver que le sergent Duhart a harcelé les plaignantes contrairement aux DOAD 5012-0. Compte tenu de la définition du terme « harcèlement » dans cette ordonnance, la poursuite doit prouver quatre éléments :

 

i.          le sergent Duhart a manifesté un comportement inopportun;

 

ii.          ce comportement visait une autre personne en milieu de travail;

 

iii.         ce comportement était injurieux pour une autre personne en milieu de travail; et

 

iv.         l’accusé savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice.

 

b)         Relativement aux deuxième et quatrième chefs d’accusation : que le sergent Duhart a maltraité le caporal M en touchant son visage ou son oreille et a maltraité le matelot de 2e classe C en la touchant au niveau de la taille. Pour ces infractions, l’état d’esprit fautif de l’accusé doit également être prouvé.

 

THÈSE DES PARTIES

 

[34]      La poursuite allègue qu’en ce qui concerne les premier et troisième chefs d’accusation portés aux termes de l’article 129, chaque sous‑élément a été prouvé hors de tout doute raisonnable puisqu’il se rapporte aux sept commentaires déplacés que le sergent Duhart aurait fait au caporal M et au matelot de 2e classe C. Dans l’éventualité où un de ces commentaires n’a pas été prouvé, la poursuite soutient que les admissions de l’accusé dans son témoignage concernant les déclarations qu’il a faites sont suffisantes en soi pour conclure que le harcèlement a eu lieu relativement aux deux plaignantes et, par conséquent, tous les quatre éléments de la définition de harcèlement sont prouvés.

 

[35]      Pour sa part, la défense soutient que même si les admissions de l’accusé sont suffisantes pour établir les trois premiers sous‑éléments du harcèlement, l’accusé dans son témoignage indique qu’il ne savait pas que ses remarques pouvaient offenser ou causer préjudice. Dans des circonstances où des commentaires grossiers et déplacés de nature sexuelle étaient constamment faits par le personnel supérieur dans son milieu de travail, la défense soutient que la Cour devrait avoir un doute raisonnable quant à savoir si le sergent Duhart aurait dû savoir que son comportement pouvait offenser ou causer préjudice.

 

[36]      En ce qui concerne les deuxième et quatrième chefs d’accusation, la poursuite allègue que le témoignage non corroboré des deux plaignantes suffit pour me convaincre de la culpabilité hors de tout doute raisonnable, alors que la défense soutient que je devrais avoir un doute raisonnable quant à savoir si le comportement atteint le niveau requis pour constituer des mauvais traitements au sens de l’article 95 de la Loi sur la défense nationale.

 

ANALYSE

 

Les premier et troisième chefs d’accusation : le sergent Duhart a‑t‑il harcelé les plaignantes?

 

[37]           Je n’ai aucune hésitation à conclure hors de tout doute raisonnable que les remarques que le sergent Duhart admet avoir faites répondent aux trois premiers sous‑éléments de la définition de « harcèlement » prévue par les DOAD 5012-0. En effet, en ce qui concerne les deux chefs d’accusation, le sergent Duhart a admis avoir demandé au caporal M si elle s’était « rasée au complet » pour son mari. Il a admis avoir porté une banane à son entrejambe, à quelques reprises, en présence de collègues pour simuler un pénis. Il a admis avoir demandé aux personnes présentes sur les lieux de travail si quelqu’un pouvait soulever 10 livres puisqu’il avait besoin d’aide pour aller aux toilettes. Il a admis avoir demandé si quelqu’un avait rêvé à lui, en présence du caporal M et du matelot de 2e classe C, se rappelant même une fois de la réponse du caporal M. En contre‑interrogatoire, il a confirmé avoir demandé au matelot de 2e classe C « Comment va mon bébé » à plusieurs reprises. Il a admis que ses remarques étaient grossières, donc injurieuses, et a affirmé qu’il avait honte de devoir témoigner au sujet de propos stupides qu’il a tenus.

 

[38]           Je suis également convaincu hors de tout doute raisonnable que tous ces événements se sont produits de la façon dont les témoins de la poursuite l’ont raconté, y compris la manière selon laquelle il a demandé si le matelot de 2e classe C avait « rêvé à lui », la question qu’il a posée au caporal M pour qu’elle prenne « une bouchée de banane » et le commentaire à propos d’une odeur de « fermentation » provenant des bottes du caporal M. Or, je n’ai même pas besoin de tenir compte de ces exemples non admis de comportement inopportun pour conclure que les trois premiers éléments sont établis, simplement sur le fondement des commentaires que l’accusé a admis avoir faits sur les lieux de travail.

 

[39]           Bref, j’estime que le sergent Duhart a manifesté un comportement inopportun en faisant les commentaires et les gestes que je viens de décrire; j’estime que ces commentaires ou ces gestes visaient une autre personne en milieu de travail, soit individuellement ou en tant que membre d’un groupe de personnes; et, j’estime également que ces remarques ou ces gestes étaient injurieux pour une autre personne en milieu de travail.

 

[40]           Il me reste maintenant à examiner l’observation de l’avocat de la défense selon laquelle je devrais reconnaître ce qui est de plus en plus connu comme la défense, fondée sur la décision Pavlyuk, R. c. Pavlyuk, 2011 CM 1014, qui reconnaît qu’il incombe à la poursuite dans une affaire de harcèlement de prouver, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé savait ou aurait dû raisonnablement savoir que son comportement pouvait offenser ou causer préjudice, au moment où les paroles ont été prononcées, à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris la relation qui existait entre les personnes qui formaient l’unité de travail à cette époque. Dans Pavlyuk, le juge militaire a conclu que l’atmosphère qui régnait sur les lieux de travail était constamment à la taquinerie déplacée qui était banalisée et encouragée par le laxisme des chefs et des collègues, qui n’y voyaient rien de mal. Dans de telles circonstances, la Cour n’était pas convaincue hors de tout doute raisonnable que le caporal Pavlyuk savait ou aurait dû raisonnablement savoir que son comportement pouvait offenser ou causer préjudice au plaignant le caporal Crompt.

 

[41]           J’estime que les circonstances de l’espèce sont totalement différentes de celles de Pavlyuk. Premièrement, il s’agit en l’espèce du cas d’un supérieur qui est accusé d’avoir harcelé ses subalternes, non du cas de collègues qui ont un mauvais comportement entre eux comme dans l’affaire Pavlyuk, où le plaignant était du même grade et en fait comportait plus d’expérience que l’accusé, un caporal de la Force de réserve employé à la Garnison Valcartier pendant un été. En revanche, l’accusé en l’espèce possède le grade de sergent dans la Force régulière. Il s’agit d’un facteur important lorsque l’on examine s’il aurait dû savoir que son comportement pouvait offenser ou causer préjudice. En tant que personne ayant un grade supérieur, à qui on a confié la responsabilité de mener un groupe comme les tech méd à l’UPSS « A », le sergent Duhart avait l’obligation générale de prendre soin de son personnel et d’assurer leur bien‑être; il avait également l’obligation précise prévue par les DOAD 5012-0 d’assurer un milieu de travail exempt de harcèlement. Cela s’applique sans égard à la nature supposément détendue de l’atmosphère de travail, où le personnel de différents grades faisait fréquemment des blagues et s’adressait au sergent Duhart par son surnom. Sur ce point, je remarque que le sergent Duhart a déclaré que c’est lui qui avait encouragé une atmosphère où l’humour serait la bienvenue, puisqu’il trouvait que le moral était très bas lorsqu’il est arrivé à l’UPSS « A ». C’est également lui qui a demandé à ses subalternes de s’adresser à lui par son surnom. Au même moment, toutefois, il a également admis avoir insisté sans équivoque pour que ses subalternes passent par lui pour toute question, qu’il y aurait des conséquences s’il devait être court‑circuité. J’estime que l’UPSS « A » était un milieu de travail sous le contrôle important du sergent Duhart, qui contraste avec le milieu de travail dans Pavlyuk, où les membres d’un même grade étaient laissés sans supervision et ont développé, entre eux, une atmosphère inappropriée où des commentaires déplacés étaient tolérés.

 

[42]           Même si j’accepte que le personnel de l’UPSS « A » faisait des blagues déplacées, par exemple sur les caractéristiques physiques des patients, il n’en demeure pas moins que les exemples de remarques déplacées soulevés par le sergent Duhart dans son témoignage ne se comparent en rien aux remarques qu’il a admis avoir faites, qui ne sont pas seulement injurieuses mais visaient des subalternes, comme « As-tu rêvé à moi la nuit dernière? », « Est-ce que quelqu’un peut soulever 10 livres? J’ai besoin d’aide pour aller aux toilettes. » ou « T’es‑tu rasée au complet? » le sergent Duhart s’est donné beaucoup de mal pour dire que les commentaires ne visaient pas quelqu’un en particulier, alors qu’en réalité, ils s’adressaient à tout le monde sur les lieux de travail dont il était responsable.

 

[43]           Je dois également ajouter que, en fonction de ce que j’ai observé concernant le comportement des deux plaignantes, ce qu’elles ont déclaré, ainsi que le témoignage des trois témoins de la poursuite au sujet des réactions observables des plaignantes et d’autres personnes lorsque le sergent Duhart faisait des remarques ou des gestes déplacés, je n’ai aucun doute qu’il aurait dû raisonnablement savoir que ses remarques pouvaient offenser ou causer préjudice.

 

[44]           Par conséquent, je conclus que les deux infractions en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale pour comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement aux DOAD 5012-0 sur le harcèlement ont été prouvées hors de tout doute raisonnable.

 

Les deuxième et quatrième chefs d’accusation : le sergent Duhart a‑t‑il maltraité les deux plaignantes?

 

[45]           Les verdicts relatifs aux deuxième et quatrième chefs d’accusation dépendent non seulement de mon appréciation de la crédibilité des témoins mais aussi de la question de savoir si les actes précisés dans les chefs d’accusation répondent à la définition de mauvais traitements adoptée par le passé par les cours martiales. Je commencerai par analyser le cadre législatif, essentiellement pour expliquer en quoi peuvent consister des mauvais traitements.

 

[46]      L’article 95 de la Loi sur la défense nationale est rédigé comme suit :

 

Quiconque frappe ou de quelque autre façon maltraite un subordonné – par le grade ou l’emploi – commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans.

 

[47]           La note B de l’article 103.28 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) dispose que la « violence autre que l’action de frapper […] est incluse, pour l’application de l’article 95 […] dans la signification de l’expression “maltraite” ». Cette note fournit des renseignements qui n’ont pas force obligatoire au sujet des infractions. Selon mon interprétation la note n’indique pas que la violence physique est absolument nécessaire pour conclure à l’existence de mauvais traitements. Selon moi, le terme « violence » n’exclut pas la violence psychologique ou une combinaison d’une pression psychologique et d’un acte physique.

 

[48]           Le critère élaboré au fil du temps par les diverses cours martiales semble reposer sur des définitions du dictionnaire, plus particulièrement qui se rapportent à l’expression « maltraiter », qui se traduit par « ill-treat » en anglais. Les termes pertinents sont définis comme suit dans Le Nouveau Petit Robert et le Concise Oxford English Dictionary, 11e édition :

 

« maltraiter » 1. Traiter avec brutalité. 2. Traiter avec rigueur, inhumanité. 3. Traiter sévèrement en paroles (une personne à qui l’on parle, ou dont on parle).

 

« cruel » 1. Qui prend plaisir à faire, à voir souffrir. 2. Qui dénote de la cruauté, qui témoigne de la cruauté des hommes. 3. Qui fait souffrir par sa dureté, sa sévérité. 4. Qui fait souffrir en manifestant une sorte d’hostilité.

 

« ill-treat » verbe : act cruelly towards. DÉRIVÉ : ill-treatment, nom.

 

[49]           Je crois que ces définitions simples du terme « maltraiter » fournissent des critères suffisamment objectifs pour permettre aux personnes assujetties au code de discipline militaire d’avoir une idée claire des actes qui sont interdits.

 

[50]           Il est important d’analyser le contexte dans lequel les actes précisés dans tout acte d’accusation de mauvais traitements ont été commis pour décider si un comportement donné constitue des mauvais traitements. Dans R. c. Sergent A. Quinn, 2000 CM 65, le juge militaire Ménard a déclaré l’accusé coupable de trois chefs d’accusation de mauvais traitements aux termes de l’article 95. Selon lui, les mauvais traitements de subalternes sont des « contacts physiques importuns » qui constituent un manquement de la part des « personnes en position de confiance [de] répondre à la norme la plus élevée de comportement personnel » (paragraphe 6) et, aussi, un manquement à l’obligation de « montrer l’exemple » (paragraphe 8). Le même raisonnement a récemment été appliqué par le juge militaire d’Auteuil dans R. c. Caporal Guarnaccia, 2015 CM 3006, qui a déclaré l’accusé non coupable des infractions visées à l’article 95 au motif que la preuve au sujet de la qualification des actions de l’accusé relativement à ses responsabilités en tant qu’instructeur n’était pas suffisante dans les circonstances de cette affaire.

 

[51]           J’estime que les circonstances des deux incidents reprochés d’avoir touché le visage ou l’oreille du caporal M et d’avoir exécuté des « vérifications de sensibilité » sur la taille du matelot de 2e classe C sont également importantes en l’espèce. Cela dit, la poursuite est certainement tenue de prouver l’élément de présence physique qui est précisé dans les chefs d’accusation, comme l’a conclu le juge militaire en chef Dutil dans R. c. Caporal S.J.D. Raymond et Caporal S. Robertson, 2006 CM 46. J’estime que la poursuite s’est acquittée de ce fardeau. Je ne crois pas le témoignage de l’accusé lorsqu’il dit ne pas se souvenir de ces événements. Son témoignage ne me laisse aucun doute quant à la question de savoir si ces incidents se sont produits. Il est en effet particulièrement révélateur d’entendre le sergent Duhart dire durant son interrogatoire principal que si le caporal M était sortie en trombe de la pièce après avoir fait le commentaire au sujet des « dents blanches », il aurait couru après elle. Pour moi, cette affirmation provenant de la bouche de l’accusé rend le témoignage du caporal M très crédible selon lequel une fois que le sergent Duhart s’est rendu compte qu’elle était fâchée en raison du commentaire sur les « dents blanches » qu’il venait de faire, il l’a tapoté à plusieurs reprises au visage et à l’oreille, même après qu’elle lui ait déjà dit d’arrêter. En ce qui concerne les « vérifications de sensibilité », j’estime que l’explication qu’a tenté de donner l’accusé dans son témoignage pour justifier la façon dont il aurait touché le matelot de 2e classe C à la taille n’a aucun rapport avec les incidents allégués par la poursuite. Je suis convaincu que les petits coups qu’il ne se souvient plus d’avoir donnés se sont, en réalité, produits.

 

[52]           J’ai accepté la preuve des plaignantes sur ces incidents de contacts physiques importuns et je suis convaincu hors de tout doute raisonnable par ces témoignages que ces événements se sont produits. J’estime que le sergent Duhart avait l’intention requise de toucher les plaignantes de cette manière et, à mon sens, il s’agit là de la seule preuve d’un état d’esprit répréhensible ou de mens rea qui est requise pour le déclarer coupable de mauvais traitements de subalternes.

 

[53]           Cela dit, j’ai pris connaissance de la décision du juge militaire d’Auteuil dans R. c. Murphy, 2014 CM 3021 dans laquelle il a conclu au paragraphe 48 que « la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable que le caporal Murphy avait l’intention d’user de son autorité ou d’user de violence à l’égard d’un subordonné en raison de l’existence d’un […] lien hiérarchique ». Même si cela constituerait le critère pour conclure à l’existence de la mens rea quant à l’infraction en vertu de l’article 95, je suis d’avis que le critère serait respecté dans les circonstances de l’espèce.

 

[54]           En effet, les circonstances des deux exemples de contacts physiques importuns concernant le sergent Duhart trouvent leur origine dans la relation entre le subalterne et le supérieur qui existait au moment des faits. Le sergent Duhart a suivi le caporal M lorsqu’il a constaté qu’elle n’était pas de bonne humeur parce qu’il pouvait communiquer avec elle en tant que son superviseur et il estimait, comme il a témoigné, que c’était son devoir de veiller au bien‑être de ses troupes. Pour ce qui est des « vérifications de sensibilité » exécutées sur le matelot de 2e classe C, elles représentaient une réponse au SSPT que le matelot de 2e classe C avait divulgué au sergent Duhart ainsi que la source de ce SSPT, étant donné qu’il était son supérieur.

 

[55]           Il se peut bien que prouver une agression par un supérieur sur un subalterne est suffisant pour établir un chef d’accusation de mauvais traitements, comme le soutient la poursuite. Or, je n’ai pas besoin de me prononcer sur cette observation pour trancher l’affaire. En effet, les circonstances des deux exemples mineurs de contacts physiques importuns précisés dans les deux chefs d’accusation sont telles que je n’ai aucun doute que le sergent Duhart a démontré un mépris flagrant pour les souffrances qu’il pouvait causer au caporal M et au matelot de 2e classe C par ses actes. Il savait qu’elles étaient toutes deux vulnérables sur le plan émotionnel au moment où il les a touchées; le caporal M parce qu’elle était fâchée du commentaire très grossier qu’il lui avait fait quelques minutes plus tôt sur la raison de la blancheur de ses dents et le matelot de 2e classe C en raison de son SSPT. Il s’est néanmoins imposé à elles par sa force physique. Même si les actes physiques en soi sont relativement mineurs, le comportement du sergent Duhart dans les circonstances équivaut à de la violence et, par conséquent, à des mauvais traitements au sens de l’article 103.28 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes.

 

[56]           Par conséquent, je conclus que les deux infractions portées en vertu du l’article 95 de la Loi sur la défense nationale pour mauvais traitements de subalternes ont été prouvées hors de tout doute raisonnable.

 

CONCLUSION

 

[57]           Par conséquent, je dois conclure, vu l’ensemble de la preuve, que la poursuite a convaincu la Cour de la culpabilité du sergent Duhart relativement aux quatre chefs d’accusation hors de tout doute raisonnable.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[58]           DÉCLARE l’accusé, le sergent Duhart, coupable des premier, deuxième, troisième et quatrième chefs d’accusation à l’acte d’accusation, pour comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline et mauvais traitements de subalternes.


 

Avocats :

 

Le Directeur des Poursuites militaires, représenté par le major D. Martin

 

Le major D. Hodson, Direction du Service d’avocats de la défense, avocat du sergent D.C. Duhart

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