Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 16 février 2016

Endroit : BFC Esquimalt, édifice N-30, Victoria (CB)

Chefs d’accusation :

• Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 129 LDN, négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
• Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 117f) LDN, a commis un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la Loi sur la défense nationale.

Résultats :

• VERDICTS : Chef d’accusation 1 : Retiré. Chef d’accusation 2 : Non coupable.

Remarque:
Aux termes du paragraphe 192(2) de la Loi sur la défense nationale, les membres du comité d’une cour martiale générale doivent uniquement rendre les verdicts applicables au cas. Par conséquent, les membres du comité de la cour martiale ne motivent pas leurs décisions.

Contenu de la décision

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COUR MARTIALE

 

 

Référence : R. c. Korolyk, 2016 CM 1002

 

Date : 20160222

Dossier : 201549

 

Cour martiale générale

 

Base des Forces canadiennes Esquimalt

Victoria (Colombie‑Britannique) Canada

 

ENTRE :

 

Matelot de 1re classe K.N. Korolyk, requérante

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence de : Colonel M. Dutil, juge militaire en chef

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

DÉCISION CONCERNANT UNE REQUÊTE VISANT L’OBTENTION D’UNE DÉCLARATION PORTANT QUE LE PARAGRAPHE 129(2) DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE VA À L’ENCONTRE DES ARTICLES 7 ET DE L’ALINÉA 11d) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

 

(Oralement)

 

[1]               Il s’agit de la décision de la Cour concernant une requête visant l’obtention d’une déclaration portant que le paragraphe 129(2) de la Loi sur la défense nationale (LDN) va à l’encontre de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[2]               Le matelot de 1re classe Korolyk est accusée, en vertu de l’article 129 de la LDN, de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Subsidiairement, elle est accusée d’un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la LDN, contrairement à l’alinéa 117f) de la LDN. Le premier chef d’accusation fait état d’une violation de l’article 26.02 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes.

 

[3]               La requérante conteste la constitutionnalité du paragraphe 129(2) de la LDN, car il crée une présomption irréfutable qui contrevient à l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, ci-apès, la Charte. Aux termes de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte :

 

7.              Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

. . .

 

11.            Tout inculpé a le droit :

 

. . .

 

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

 

[4]               La requérante demande à la Cour de déclarer le paragraphe 129(2) inopérant en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les paragraphes 129(1) et (2) de la LDN prévoient que :

 

129. (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(2)           Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l’article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

a)                   une disposition de la présente loi;

 

b)                   des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

 

c)                   des ordres généraux, de garnison, d’unité, de station, permanents, locaux ou autres.

 

[5]               La preuve déposée dans le cadre de la présente requête se limite à un exposé conjoint des faits et des éléments dont la Cour a pris connaissance judiciaire en vertu de l’article 15 des Règles militaires de la preuve. Par souci de transparence, je reproduis le document produit en preuve comme pièce M1‑2 :

 

            [TRADUCTION]

 

EXPOSÉ CONJOINT DES FAITS

 

1.                  Selon les chefs accusations dans la présente affaire, l’accusée aurait manqué de faire état d’un changement de circonstances personnelles ayant une incidence sur son indemnité différentielle de vie chère conformément à l’article 26.02 des ORFC. Le matelot de 1re classe Korolyk est accusée de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline en vertu de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale.

 

2.                  L’IDVC est une indemnité visant à réduire les impacts financiers que subissent les militaires et leur famille lorsque les militaires sont mutés dans un secteur où le coût de la vie est plus élevé.

 

3.                  Le matelot de 1re classe Korolyk et le matelot de 1re classe Colson ont emménagé ensemble aux alentours du 4 janvier 2014 au 429 croissant Thetis. À compter de cette date, ils ont cohabité au 429 croissant Thetis, qui était leur lieu de résidence principal.

 

4.                  Conformément au paragraphe 205.45(10) des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux, les militaires en service occupant conjointement une résidence principale ont droit à 75 % du taux normal de l’IDVC.

 

5.                  Les faits contestés concernent la fin de la cohabitation. Il est convenu aux fins de la présente requête qu’elle a eue lieu au plus tard le 1er octobre 2014.

 

6.                  Le matelot de 1re classe Korolyk a reçu l’intégralité de l’IDVC en 2014, du 1er juin au 1er octobre 2014.

 

[6]               Aucune autre preuve n’a été présentée à la Cour. Le procureur de la poursuite a demandé à la Cour qu’un témoin soit déclaré expert en vertu de l’article 81 des Règles militaires de la preuve, mais la Cour a rejeté cette demande parce que la poursuite ne s’est pas acquittée de son fardeau d’établir que la preuve proposée répondait aux critères de pertinence et de nécessité en vue d’aider la Cour à trancher l’affaire. Toutefois, il doit être clairement rappelé que rien n’empêchait la poursuite d’appeler ce témoin en tant que témoin ordinaire pour fournir une preuve pertinente et admissible ou tout autre témoin (y compris des témoins experts), de déposer une preuve documentaire ou de demander à la Cour de prendre judiciairement connaissance de faits ou de questions conformément à l’article 16 des Règles militaires de la preuve. Bien que cette possibilité lui ait été rappelée, le procureur de la poursuite a expressément refusé de le faire.

 

[7]               Dans R. c. Tomczyk, 2012 CACM 4, 3 décembre 2012, aux paragraphes 24 et 25, la Cour d’appel de la cour martiale a expliqué la nature de l’infraction en vertu de l’article 129 de la LDN :

 

[24]          L’article 129 est une disposition générale qui criminalise tout comportement jugé préjudiciable au bon ordre et à la discipline au sein des FC. Le paragraphe 129(1) crée l’infraction alors que le paragraphe (2) énumère un certain nombre d’activités réputées préjudiciables. Dans la décision R. c. Winters (S.), 2011 CACM 1, 427 N.R. 311, au paragraphe 24, le juge d’appel Létourneau a résumé les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article 129 en ces termes :

 

Lorsqu’une accusation est portée en vertu de l’article 129, outre l’état d’esprit blâmable de l’accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un geste ou d’une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline.

 

[25]         La preuve de préjudice est un élément essentiel de l’infraction. Le comportement doit réellement avoir été préjudiciable (Winters, précité, aux paragraphes 24 et 25). D’après la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7, la norme de preuve applicable à cet égard est la norme hors de tout doute raisonnable. Cependant, on peut déduire qu’il y a eu préjudice si la preuve établit clairement qu’il est une conséquence naturelle des actes prouvés; voir R. c. Bradt (B.P.), 2010 CACM 2, 414 N.R. 219, aux paragraphes 40 et 41.

 

[8]               Dans R. c. Winters, la Cour d’appel de la cour martiale a décrit la nature et l’effet de la présomption visée au paragraphe 129(2) de la LDN, aux paragraphes 24 à 26 :

 

[24]                Lorsqu’une accusation est portée en vertu de l’article 129, outre l’état d’esprit blâmable de l’accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un geste ou d’une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline. La preuve du préjudice peut être évidente, directe, mais l’existence du préjudice et sa relation causale peuvent aussi s’inférer des éléments de preuve établis : voir Bradt c. R., 2010 CACM 2, aux paragraphes 39 à 42.

 

[25]                       Dans certains cas, la preuve d’un préjudice ou de la relation causale peut s’avérer difficile à faire. Le législateur peut vouloir créer une présomption pour atténuer cette difficulté ou même y obvier. Ou, comme dans le cas de l’alinéa 129(2)b) de la Loi, assurer l’obéissance aux règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne des Forces canadiennes et, par le fait même, simplifier la preuve du préjudice résultant d’un manquement à ces dispositions.

 

[26]                Ainsi, le paragraphe 129(2), et conséquemment l’alinéa (2)b), font présumer, à partir du geste posé, l’existence d’un préjudice au bon ordre et à la discipline ainsi que l’existence d’une relation de cause à effet entre le geste et le préjudice. Lorsque les conditions du paragraphe (2) et, plus spécifiquement de l’alinéa (2)b) en l’espèce, sont satisfaites, la poursuite est dispensée de faire la preuve de cet élément essentiel de l’infraction. Mais l’infraction dont on parle ici, c’est celle du paragraphe 129(1). Il n’y en a pas d’autre.

 

[9]               L’avocat de la défense soutient que le paragraphe 129(2) crée la présomption irréfutable que le fait de contrevenir à des règlements ou instruments expressément mentionnés dans ledit paragraphe est préjudiciable au bon ordre et à la discipline et dispense la poursuite de faire la preuve de l’un des éléments essentiels de l’infraction. En conséquence, cette présomption violerait les droits d’un accusé, qui devrait être présumé innocent en vertu de l’alinéa 11d).

 

[10]           La poursuite a une approche très directe sur cette question. En résumé, elle soutient qu’il s’agit d’une question de bon sens. Toute violation des règlements, ordres ou directives cause inévitablement préjudice au bon ordre et à la discipline. La poursuite fait valoir que la Cour martiale a, par le passé, dans R. v. Ross, 2003 CM 520, rendue par le juge Lamont, accepté à titre de connaissance judiciaire que [TRADUCTION] « le refus de se conformer aux directives, instructions, commandements ou ordres d’un supérieur est un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline », et qu’il s’agissait de [TRADUCTION] « connaissances militaires générales qui ne sont pas raisonnablement susceptibles d’être contestées ». Le juge Lamont citait lui‑même une décision de 1997 d’un juge militaire, R. c. Maier. La poursuite se base donc sur le raisonnement adopté par le juge qui a présidé l’audience dans Ross, lequel a conclu au paragraphe 14 de sa décision :

 

            [TRADUCTION]

 

[I]l serait déraisonnable de la part du juge des faits de ne pas conclure hors de tout doute raisonnable à l’existence d’un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline si la violation d’un règlement, d’un ordre ou d’une instruction est démontrée. La preuve de la violation d’un des éléments décrits à l’alinéa 129(2)b) mène directement à la conclusion qu’un préjudice a été causé au bon ordre et à la discipline.

 

[11]           La question de savoir si ce fait ou cette question est à bon droit en vertu de l’article 16 des Règles militaires de la preuve pourrait être débattue, mais il reste néanmoins que la connaissance judiciaire est une question de preuve. Je tiens à souligner que la demande de prendre judiciairement connaissance de ces faits n’a pas été présentée à la cour et qu’il n’y a aucune preuve concernant ces éléments dans la présente affaire. Nul ne conteste que le concept de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline n’est pas défini, mais qu’il a plutôt été interprété par les tribunaux dans les contextes particuliers à chaque affaire, et dans certaines circonstances il faut déterminer si le comportement préjudiciable pouvait être inféré ou non.

 

[12]           Après examen attentif, je ne peux être en accord avec la conclusion à laquelle est parvenue la Cour martiale dans Ross, à savoir que le paragraphe 129(2) ne viole pas le quatrième critère énoncé dans R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10 et 72 C.C.C. (3d) 1, même si je ne conteste pas les observations suivantes de la Cour aux paragraphes 10 à 13 de cette décision :

 

            [TRADUCTION]

 

[10]             Le paragraphe 129(2) permet de trouver une personne coupable de l’infraction de comportement préjudiciable portant atteinte au bon ordre et à la discipline sur la preuve de la violation de n’importe quel règlement, ordre ou instruction. La question est donc de déterminer s’il serait déraisonnable de la part du juge des faits de ne pas conclure hors de tout doute raisonnable à l’existence d’un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline si la violation d’un règlement, d’un ordre ou d’une instruction est démontrée.

 

[11]             L’avocat de la poursuite souligne que l’article 19.01 des ORFC est intitulé, et je cite, « OBSERVATION ET MISE EN APPLICATION DES RÈGLEMENTS, ORDRES ET DIRECTIVES » et dispose que tout officier et militaire du rang, comme l’accusé :

 

19.01 [. . .]

 

[. . .] doit connaître, obéir [. . .]

 

Je souligne, « obéir »

 

[. . .]et faire respecter :

 

. . .

 

d) tous [. . .] règlements, règles, ordres et directives nécessaires à l’exercice de ses fonctions.

 

[12]             La désobéissance à l’un des éléments prévus à l’alinéa 129(2)b), comme la désobéissance à un ordre dans le cas présent, peut en soi être une violation des ORFC si l’ordre est lié à l’exécution des tâches du membre. Je dis « peut » parce que la présentation de la preuve n’est pas terminée et qu’aucune conclusion de fait n’a encore été tirée.

 

[13]             Une organisation militaire ne peut avoir un fonctionnement efficace sans qu’il y ait obéissance diligente à tout ordre légitime, que cet ordre soit donné oralement par un supérieur à son subordonné ou par écrit au moyen des instruments mentionnés à l’alinéa 129(2)b). La discipline résulte de l’habitude à l’obéissance aux ordres légitimes, même dans des situations de grands dangers pour la personne soumise aux ordres.

 

[13]           Ce raisonnement ne permet pas de mener inexorablement à la conclusion qu’il y a eu un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline. En appliquant ce raisonnement à l’infraction d’avoir désobéi à un ordre légitime en vertu de l’article 83 de la LDN, un accusé pourrait toujours soulever un doute raisonnable relativement à la légitimité de l’ordre. La simple violation d’un ordre illégal ou abusif ne peut pas automatiquement conduire à la conclusion qu’un préjudice au bon ordre et à la discipline a été commis par l’accusé, lorsqu’en même temps on pourrait démontrer que ledit préjudice était inexistant ou qu’il a été créé par l’existence et la mise en œuvre d’un ordre abusif de la chaîne de commandement. Le juge Lamont a trouvé appui à son raisonnement dans la décision Maier, dans laquelle la Cour martiale permanente a accepté de prendre connaissance judiciaire de la proposition que le refus de se conformer à une directive, une instruction, un commandement ou un ordre d’un supérieur, est un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline et est un sujet de connaissance générale qu’il n’est pas possible de contester. Ce raisonnement ne tiendrait pas aujourd’hui.

 

[14]           Dans Maier, le juge militaire qui présidait l’audience a pris connaissance judiciaire de l’affaire qui lui était présentée, sans que la défense ne présente d’objections ou d’arguments. Il est pertinent de reproduire ici les observations du juge à cet égard, figurant aux pages 54 et 55 des notes sténographiques :

 

            [TRADUCTION]

 

« Si la Cour accepte qu’il s’agit effectivement de connaissance judiciaire, la poursuite n’aura qu’à faire sa preuve pour chacun des éléments des chefs d’accusation pour établir qu’il y a eu comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Cela n’est pas nécessairement contraire à la règle du doute raisonnable, dans la mesure où la proposition ou les questions acceptées comme étant de connaissance judiciaire sont si évidentes qu’elles peuvent être considérées prouvées comme hors de tout doute raisonnable. Ainsi, la connaissance judiciaire prévue à l’alinéa 16(2)a) des Règles militaires de la preuve, lorsqu’elle se rapporte à un élément de l’infraction, doit être un sujet de connaissance générale ne pouvant raisonnablement faire l’objet d’aucune contestation.

 

Il est important de rappeler que l’expression “avoir un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline” n’exige pas qu’il y ait eu préjudice réel ou dommages de fait en ce qui concerne la discipline militaire. Tout ce qui est nécessaire pour établir le comportement préjudiciable est que la situation avait le potentiel de causer un préjudice au bon ordre et à la discipline.

 

Je conclus que la première proposition est un sujet de connaissance générale et ne peut être raisonnablement contestée. La seconde proposition se qualifie aussi tant par l’alinéa a) comme étant de connaissance générale et ne pouvant être raisonnablement contestée qu’au titre de l’alinéa 16(2)b) des Règles militaires de la preuve. »

 

[15]           Dans R. c. Jones, 2002 CACM 11, la Cour a souligné ce qui suit :

 

[2]                 Nous ne sommes pas d’avis de donner effet aux motifs d’appel soulevés par l’appelant, à l’exception d’un seul, soit celui de savoir si le juge militaire a commis une erreur en concluant que l’infraction avait été établie en se fondant sur l’idée qu’un préjudice « peut avoir ou pourrait avoir » été porté au bon ordre et à la discipline ou que le comportement de l’appelant était de nature à « mettre en danger les notions de bon ordre et de discipline. »

 

[3]                 L’article 129 prévoit :

 

129. (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

129(2) Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l’article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

. . .

 

b) des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

 

[4]                 L’un des règlements ayant trait aux commentaires déplacés à l’endroit d’un supérieur prévoit ce qui suit :

 

19.14 - COMMENTAIRES DÉPLACÉS

(1) Aucun officier ou militaire du rang ne doit prononcer des remarques ou des critiques tendant à discréditer un supérieur, sauf dans la mesure nécessaire pour présenter convenablement un grief aux termes du chapitre 7 (Griefs). (15 juin 2000)

 

(2) Aucun officier ou militaire du rang ne doit faire ni ne doit dire quoi que ce soit qui :

 

a) vu ou entendu par un membre du public, pourrait jeter le discrédit sur les Forces canadiennes ou sur l’un de ses membres;

 

(b) vu ou entendu par ses subordonnés ou porté à leur connaissance, pourrait les décourager ou les rendre mécontents de leur sort ou des fonctions auxquelles ils sont employés. (29 mai 2000 en vigueur le 15 juin 2000)

 

[5]                 En l’espèce, l’appelant n’a pas été accusé d’une infraction aux règlements d’application du paragraphe 129(2). Par conséquent, la disposition déterminative ne s’applique pas. Dans l’arrêt R. c. Latouche (2000), 147 C.C.C. (3d) 420 (C.A.C.M), le juge Ewaschuk a examiné l’article 129 et a déclaré au paragraphe 32 :

 

. . . l’infraction de "conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline" serait ordinairement qualifiée de "crime lié au résultat" en ce sens que la conduite sous‑jacente de l’accusé doit être préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Cependant, l’article 129 de la Loi sur la défense nationale considère la conduite sous‑jacente de l’accusé préjudiciable au bon ordre et à la discipline, pour peu que l’acte ou l’omission sous‑jacente de l’accusé contrevienne à un règlement, un ordre ou une directive.

 

[6]                 Si nous comprenons bien, le juge Ewaschuk affirme que pour que soit établie une infraction au paragraphe 129(1), la preuve doit être établie qu’il y a eu préjudice au bon ordre et à la discipline puisque le paragraphe interdit tout « comportement » préjudiciable. Il est vrai que cette déclaration a été faite sous forme de déclaration obiter dicta, l’infraction dans l’affaire Latouche ayant été déposée sous le régime de l’alinéa 129(2)b) pour violation d’un règlement et le préjudice ayant été réputé s’être produit.

 

[7]                 La preuve du préjudice peut évidemment être déduite des circonstances si la preuve montre clairement qu’un préjudice s’est produit comme conséquence naturelle d’un fait prouvé. Toutefois, la norme de preuve est celle de la preuve au‑delà de tout doute raisonnable.

 

[8]                 Au début de ses motifs, le juge de première instance a mentionné que l’un des éléments essentiels que le ministère public devait prouver au‑delà de tout doute raisonnable sous l’empire de l’article 129 était que [TRADUCTION] « le comportement [de l’accusé] a été préjudiciable au bon ordre et à la discipline ».

 

[9]                 Toutefois, à la fin de ses motifs, le juge de première instance a déclaré :

 

[TRADUCTION] Étant donné la façon dont le mot [préjudiciable] est utilisé dans l’accusation, ce mot veut dire un préjudice qui est causé ou peut être causé au bon ordre et à la discipline. En d’autres termes, pour que le ministère public établisse qu’il y a eu préjudice au bon ordre et à la discipline, il n’est pas tenu de prouver qu’un préjudice a été effectivement causé au bon ordre et à la discipline, mais seulement qu’un tel préjudice peut avoir ou pourrait avoir été causé par le comportement de l’accusé. Je statue que le comportement de l’accusé, tel qu’il a été établi par la preuve était susceptible de porter un préjudice ou de causer un tort aux notions de bon ordre et de discipline ou de les mettre en danger.

 

[10]             La conclusion du juge militaire est problématique. Il n’a pas tiré une conclusion claire et sans ambiguïté que le comportement de l’appelant était préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Déclarer l’appelant coupable pour le motif qu’il peut avoir ou pourrait avoir causé un tort ou un préjudice reviendrait à le déclarer coupable sur la base d’une norme de preuve inférieure à la prépondérance des probabilités et à s’adonner à la conjecture. Comme le juge de première instance lui‑même l’a fait remarquer au début de ses motifs, la norme applicable est celle de la preuve au‑delà de tout doute raisonnable. En ayant recours aux mots qu’il a utilisés, le juge militaire a élargi à tort la portée du risque couvert par l’infraction.

[Je souligne.]

 

[16]           Bien que la décision Jones n’ait pas traité de la présomption mentionnée au paragraphe 129(2), elle a clairement démontré que le terme « comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline » exige qu’une atteinte réelle soit portée au bon ordre et à la discipline, contrairement à l’affirmation du juge qui a présidé l’audience dans l’affaire Maier. Ainsi, j’estime que prendre connaissance judiciaire d’une affirmation aussi absolue serait très improbable de nos jours, étant donné que les effets d’une telle prise de connaissance empêcheraient à quiconque de présenter des éléments de preuve contraires à cette affirmation (voir le paragraphe 19(2) des Règles militaires de la preuve).

 

[17]           De plus, les décisions Latouche et Jones de la Cour d’appel de la cour martiale ne doivent pas être lues séparément. Elles doivent être interprétées à la lumière de l’évolution de la jurisprudence de la Cour d’appel de la cour martiale des dernières années en ce qui a trait à la nature et à la portée de l’article 129 de la LDN, notamment au regard des décisions Bradt, Winters, et Tomczyk. La jurisprudence récente indique clairement qu’une infraction en vertu de l’article 129 exige une preuve hors de tout doute raisonnable d’un préjudice réel, même si ce préjudice peut être inféré des conséquences inhérentes de l’acte ou du comportement.

 

[18]           Dans Winters, la Cour d’appel de la cour martiale a précisé que l’article 129 de la LDN ne créait pas deux infractions distinctes et que le paragraphe 129(2) établissait une présomption, selon l’acte, quant à l’existence d’un préjudice au bon ordre et à la discipline et d’une relation de cause à effet entre l’acte et le préjudice. Ainsi, la poursuite n’est pas tenue de prouver l’élément essentiel du préjudice au bon ordre et à la discipline. La Cour d’appel de la cour martiale ne s’est jamais penchée sur la constitutionnalité de la disposition déterminative du paragraphe 129(2).

 

[19]           Dans R. c. Downey, le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité, a décrit les principes découlant des pouvoirs en ce qui concerne la présomption d’innocence dans le contexte de l’alinéa 11d) de la Charte, à la page 29 :

 

I ‑ Il y a atteinte à la présomption d’innocence chaque fois que l’accusé peut être déclaré coupable malgré l’existence d’un doute raisonnable.

 

II ‑ Si les dispositions d’une présomption légale obligent l’accusé à établir, c’est‑à‑dire à prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence ou l’absence d’un élément de l’infraction ou d’une excuse, cette présomption contrevient alors à l’al. 11d), car elle permettrait une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable.

 

III ‑ Même s’il existait un lien rationnel entre le fait établi et le fait devant être présumé, cela ne suffirait pas à rendre valide une présomption obligeant l’accusé à établir l’absence d’un élément de l’infraction.

 

IV ‑ Le texte législatif qui substitue la preuve d’un élément à la preuve d’un élément essentiel ne portera pas atteinte à la présomption d’innocence si, par suite de la preuve de l’élément substitué, il serait déraisonnable que le juge des faits ne soit pas convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence de l’autre élément. En d’autres termes, la présomption légale sera valide si la preuve du fait substitué entraîne inexorablement la preuve de l’autre élément. Cependant, la présomption légale portera atteinte à l’al. 11d) si elle oblige le juge des faits à prononcer une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable.

 

V ‑ Une présomption créant, pour le juge des faits, la faculté et non l’obligation de conclure à la culpabilité ne portera pas atteinte à l’al. 11d).

 

VI ‑ Une disposition qui était peut‑être destinée à ne jouer qu’un rôle mineur dans la protection contre la déclaration de culpabilité contreviendra néanmoins à la Charte si la preuve (telle la véracité d’une déclaration) doit en être établie par l’accusé (voir l’arrêt Keegstra, précité).

 

VII ‑ Il ne faut naturellement pas oublier que les présomptions légales qui portent atteinte à l’al. 11d) peuvent encore être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte. (Comme, par exemple, dans l’arrêt Keegstra, précité.)

 

[20]           Me fondant sur la preuve dont je dispose et celle qui est absente lors de cette requête, je conclus qu’il serait raisonnable que le juge des faits ne soit pas convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence d’un préjudice au bon ordre et à la discipline dans les circonstances où un tel préjudice ne pourrait être inféré comme conséquence directe de l’acte ou du comportement établi. Cette situation pourrait exister, par exemple, lorsqu’on pourrait faire valoir que l’ordre n’est pas lié aux fonctions militaires ou qu’il est illégal ou abusif. Dans de tels cas, la preuve du non-respect de l’ordre ne mènerait pas inexorablement à une preuve de préjudice réel au bon ordre et à la discipline. Il est également possible qu’un accusé puisse, grâce aux effets de la présomption, être déclaré coupable, malgré l’existence d’un doute raisonnable révélé par les circonstances particulières de la cause. La cour conclu donc que les principes I à IV énoncés dans l’affaire Downey ne sont pas protégés par l’existence de la présomption énoncée au paragraphe 129(2) de la Loi et que cette disposition porte atteinte à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

[21]           Déterminer si le paragraphe 129(2) est justifié au regard de l’article premier de la Charte n’est pas une tâche facile pour la Cour. Je réitère que la poursuite n’a pas présenté à la Cour de preuve à ce sujet qui l’aurait aidée dans l’analyse de la question. La poursuite doit justifier, au regard de l’article 1 de la Charte, la violation des droits de l’accusée protégés en vertu de l’alinéa 11d) en démontrant que la loi vise un objectif urgent et réel et que les moyens adoptés sont proportionnés à cet objectif. La loi est jugée proportionnée si (1) les moyens adoptés ont un lien rationnel avec cet objectif; (2) ils portent le moins possible atteinte au droit en question; (3) il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la loi : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

 

[22]           Comme le dit le juge Cromwell dans un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, aux paragraphes 46 et 48, pour les besoins de l’analyse de la portée excessive, le Code de discipline militaire a un objectif urgent et réel :

 

[46]         Je conclus que, en créant le système de justice militaire, le législateur avait pour objectif d’établir des processus visant à assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. Il ne faut pas, pour les besoins de l’analyse de la portée excessive, considérer que cet objectif se limite à permettre la poursuite des infractions ayant un lien direct avec ces valeurs. Les dispositions contestées sont des dispositions générales et il faut les voir comme des mesures favorisant la réalisation de l’objet du système de justice militaire. Les alinéas 130(1)a) et 117f) ont tous deux pour objet le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. À mon avis, la véritable question consiste à se demander s’il existe un lien rationnel entre cet objet et les effets des dispositions contestées.

 

. . .

 

[48]         Je conclus que l’objet des dispositions contestées est le même que celui du système de justice militaire dans son ensemble : maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Cet énoncé est selon moi fermement ancré dans le texte législatif considéré dans son contexte global, il maintient la distinction entre l’objectif et les moyens et il est exprimé en termes succincts présentant un niveau approprié de généralité.

 

La poursuite maintient également que le paragraphe 129(2) de la LDN comporte un but secondaire précis décrit par le juge Létourneau de la Cour d’appel de la cour martiale aux paragraphes 24 et 26, reproduits précédemment, de l’arrêt Winters, à savoir que le législateur a créé une présomption visant à atténuer la difficulté d’établir un préjudice au bon ordre et à la discipline ou même de l’éviter, afin d’assurer le respect des règlements, ordres ou directives publiés en ce qui concerne la gouvernance des Forces canadiennes. La poursuite affirme que sans préjudice découlant d’une violation d’un ordre, aucune pénalité et aucune mesure d’exécution de la loi ne serait possible.

 

[23]           Je suis d’accord avec les observations du juge Létourneau dans Winters. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation de la poursuite, selon laquelle sans préjudice découlant d’une violation d’un ordre, aucune pénalité et aucune mesure d’exécution de la loi ne serait possible. Il n’y a aucune preuve qui puisse appuyer une déclaration si marquante et absolue. Il est déconcertant et troublant que la poursuite n’ait présenté aucune preuve, malgré une demande explicite de la Cour en ce sens. La Cour n’est pas en mesure de conclure en l’absence de preuve que le moyen adopté a un lien rationnel avec l’objectif et qu’il porte le moins possible atteinte au droit à la présomption d’innocence de l’accusée.

 

[24]           Les règlements, directives et ordres n’ont pas tous le même poids et ne font pas tous l’objet de la même rigueur lors de leur adoption. Certains comportent des interdictions; d’autres sont de nature administrative et informative. Le paragraphe 129(2) ne fait aucune discrimination. Sont visés l’ensemble des règlements, ordres et directives, allant des règlements du gouverneur en conseil ayant fait l’objet d’un examen quant à la forme et la légalité, y compris la conformité de base avec la Charte, aux ordres d’unités donnés de façon arbitraire sans consultation.

 

[25]           Lorsque la violation d’un ordre et de ses circonstances connexes sont démontrées, il n’est tout simplement pas plausible en l’absence de preuve de prétendre que preuve de préjudice réel découlant d’une violation de l’ordre ne pourrait être facilement fournie, ou que dans certains cas, un préjudice au bon ordre et à la discipline ne pourrait résulter des conséquences naturelles d’une violation démontrée. Si aucun préjudice n’est établi, il y aura acquittement. Le seul et véritable préjudice au bon ordre et à la discipline découlerait alors d’une condamnation injustifiée et de ses effets sur la discipline, le moral et la cohésion de l’unité. Ce type de préjudice au bon ordre et à la discipline présente de graves conséquences. Il jetterait notamment le discrédit sur l’administration de justice militaire.

 

[26]           À l’étape de l’analyse relative à l’atteinte minimale, la Cour doit déterminer si l’atteinte aux droits est raisonnablement adaptée à l’objectif. Il faut alors chercher à savoir s’il existe des moyens moins nuisibles d’atteindre le but recherché par la loi. Il incombe au gouvernement de démontrer l’absence de moyens moins drastiques permettant de réaliser l’objectif de manière réelle et substantielle et l’analyse a pour but de veiller à ce que la privation des droits protégés par la Charte se limite aux mesures raisonnablement nécessaires pour réaliser l’objectif de l’État. Encore une fois, la poursuite n’a pas présenté de preuve ni établi l’impossibilité d’adopter des moyens moins drastiques. Elle aurait pu choisir de le faire. Je conclus que la poursuite n’a pas établi que le paragraphe 129(2) de la LDN est justifié au regard de l’article premier de la Charte.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[27]           CONCLUT QUE le paragraphe 129(2) de la LDN porte atteinte à la présomption d’innocence protégée par l’alinéa 11d) et qu’il n’est pas justifié au regard de l’article premier de la Charte.

 

[28]           DÉCLARE, en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, que le paragraphe 129(2) de la LDN est nul dans la mesure où ses dispositions permettent de déclarer un accusé coupable, malgré l’existence d’un doute raisonnable en ce qui concerne l’élément essentiel d’un préjudice au bon ordre et à la discipline, et parce que la présomption créée au paragraphe 129(2) de la LDN exige que le juge des faits déclare la culpabilité en dépit de l’existence d’un doute raisonnable.

 

 

Avocats :

 

Le lieutenant‑colonel D. Berntsen, service d’avocats de la défense, avocat de la requérante, matelot de 1re classe K.N. Korolyk

 

Le Directeur des Poursuites militaires, tel que représenté par le major E.J. Cottrill, avocat pour l’intimée

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