Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 10 février 2016

Endroit : 6080 rue Young, 5e étage, pièce 505, salle d’audience, Halifax (NÉ)

Chefs d’accusation :

• Chef d’accusation 1 : Art. 88 LDN, désertion.
• Chef d’accusation 2 : Art. 83 LDN, a désobéi à un ordre légitime d’un supérieur.

Résultats :

• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2 : Coupable.
• SENTENCE : Un blâme.

Contenu de la décision


 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Levi-Gould, 2016 CM 4002

 

Date : 20160224

Dossier : 201528

 

Cour martiale permanente

 

Salle d’audience de la Base des Forces canadiennes Halifax

Halifax (Nouvelle‑Écosse), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

- et -

 

Matelot de 3e classe T.A. Levi-Gould, requérant

 

 

En présence du Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, juge militaire

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSÉ CONTESTANT LA CONSTITUTIONNALITÉ DU PARAGRAPHE 157(1) DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE ET VISANT L’OBTENTION D’UNE DÉCLARATION D’INVALIDITÉ ET D’UNE SUSPENSION D’INSTANCE SUR LA BASE DE CONTRAVENTIONS AUX ARTICLES 7, 8 ET 9 AINSI QU’À L’ALINÉA 11b) DE LA CHARTE.

 

(Oralement)

 

INTRODUCTION

 

[1]               L’accusé dans la présente affaire était un marin subalterne dans la Marine royale canadienne et il n’est pas retourné sur son navire après le congé des fêtes le 7 janvier 2014. Exception faite d’une brève conversation téléphonique avec un superviseur deux jours plus tard, il n’a eu contact avec les Forces canadiennes que lorsqu’il fut arrêté par la police militaire le 2 avril 2015. Pendant cette période de presque 15 mois, il a été accusé de deux infractions, soit de désertion et de désobéissance à un ordre légitime. La présente instance est fondée sur ces chefs d’accusation comme l’indique la mise en accusation de l’acte accusation le 3 septembre 2014. L’accusé a fait l’objet d’une libération administrative des Forces canadiennes le 16 octobre 2014.

 

[2]               Bien que la Cour ait aujourd’hui affaire à une personne qui est retournée à la vie civile depuis plus de 16 mois, les tribunaux militaires ont compétence à son égard au titre du paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale (LDN), étant donné la perpétration alléguée des infractions d’ordre militaire en janvier 2014, pendant que l’accusé était assujetti au code de discipline militaire. De plus, pour les besoins de la présente instance, l’accusé sera appelé « matelot de 3e classe Levi-Gould » du fait de l’application du paragraphe 60(3) de la LDN selon lequel l’accusé est réputé avoir le statut et le grade qu’il détenait immédiatement avant sa libération des Forces canadiennes. L’application de ces dispositions n’a pas été contestée dans la présente instance par un moyen d’irrecevabilité ou de toute autre manière.

 

[3]               Ce qui a été contesté lorsque l’instance devant la présente cour martiale permanente a commencé le 10 février 2016, c’est la constitutionnalité de la disposition autorisant l’émission de mandats d’arrestation par des commandants ou des officiers délégués. De plus, il a été allégué à la lumière des faits de l’espèce qu’il y avait eu violation des droits garantis à l’accusé par la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, avant qu’il soit demandé à l’accusé de présenter un plaidoyer quant aux chefs d’accusation, l’avocat de la défense a présenté une requête en vertu du sous-alinéa 112.05(5)e) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) afin de contester la constitutionnalité du paragraphe 157(1) de la LDN, en vertu duquel deux commandants ont agi en émettant des mandats d’arrestation et de solliciter un jugement déclaratoire portant que cette disposition est inopérante en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Un avis de question constitutionnelle a été déposé. Il a été inscrit comme pièce M1-2 relativement à la présente contestation. L’avis comprend également des allégations selon lesquelles les droits garantis au requérant par les articles 8 et 7 de la Charte ont été violés en l’espèce par l’émission des mandats d’arrestation contre lui et que les droits qui lui sont garantis par l’article 9 ont été violés par suite de son arrestation et de la détention dont il a ensuite fait l’objet en vertu du deuxième de ces mandats. Il prétend également que son droit d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l’alinéa 11b) de la Charte a été violé. Même si les violations qui auraient été commises par des représentants de l’État étaient combinées avec les allégations relatives à la disposition légale dans un seul avis de question constitutionnelle, elles mettent en jeu des réparations différentes et elles seront analysées séparément.

 

LES FAITS

 

[4]               La preuve relative à la requête a été introduite par les adjointes administratives des deux avocats au moyen d’affidavits reflétant le contenu de leurs dossiers respectifs en ce qui a trait aux documents et aux mesures prises par les parties et des tiers relativement au présent dossier. Les deux parties ont convenu que les documents déposés à l’appui de ces affidavits qui sont cités peuvent être admis comme preuve de la véracité de leur contenu, mais que l’imprimé des courriels a été déposé simplement pour démontrer que les courriels ont été envoyés, et non pas pour établir la véracité des déclarations contenues dans ces courriels. Des témoignages de vive voix ont également été entendus. Le requérant a témoigné. Pour sa part, l’intimée a appelé le commandant qui a émis le deuxième mandat en vertu duquel le requérant a été arrêté. Le capitaine de frégate Druggett a produit sous la pièce M1-6 un aide-mémoire utilisé par le personnel sur les navires qui énumère les mesures à prendre relativement aux absents. De plus, trois policiers de la police militaire ont été appelés à témoigner afin de relater ce qui s’était passé à partir de l’émission du premier mandat d’arrestation le 8 janvier 2014 jusqu’à ce que l’accusé soit libéré de la garde des autorités militaires le 8 avril 2015. Les faits suivants illustrent comment la disposition relative aux mandats d’arrestation contestée fonctionne et ils fournissent le contexte pour l’analyse de sa constitutionnalité :

 

a)                  Le 18 novembre 2013, pendant qu’il était en service à bord du Navire canadien de Sa Majesté (NCSM) Ville de Québec, le matelot de 3e classe Levi-Gould a demandé à être libéré des Forces canadiennes à la fin de la durée de son service, soit en mai 2014. Cette demande a été approuvée le 30 novembre 2013 et la date de libération fut fixée au 18 mai 2014.

 

b)                  Le 22 novembre 2013, le matelot de 3e classe Levi-Gould se voit accorder un congé du 11 décembre 2013 au 6 janvier 2014, inclusivement, par le commandant en second du NCSM Ville de Québec.

 

c)                  Le 16 décembre 2013, le matelot de 3e classe Levi-Gould est affecté au NCSM Charlottetown. Dès son retour de congé, il doit se présenter sur ce navire le 7 janvier 2014, après s’être acquitté des « formalités de départ » sur le NCSM Ville de Québec.

 

d)                 Le mardi 7 janvier 2014, le matelot de 3e classe Levi-Gould ne se présente pas sur le NCSM Ville de Québec. Il ne se présente pas non plus à bord du NCSM Charlottetown. En fait, ce jour-là il était à Elsipogtog (Nouveau‑Brunswick), dans la réserve de la Première nation où il avait passé ses congés du temps des Fêtes.

 

e)                  Dès qu’on se fut rendu compte que le matelot de 3e classe Levi‑Gould était absent, à 8 heures le 7 janvier 2014, un certain nombre de vérifications furent faites sur le NCSM Ville de Québec par le premier maître de 2e classe Meredith, le capitaine d’armes intérimaire et le maître de manœuvre, et l’unité de la police militaire d’Halifax afin de tenter de le localiser, en application des procédures décrites dans l’aide‑mémoire déposé sous la pièce M1-6.

 

f)                   Le jour suivant, le mercredi 8 janvier 2014, le commandant du NCSM Ville de Québec signe et remet deux documents à l’unité de la police militaire d’Halifax : un formulaire CF 97, « Signalement de militaire absent sans permission ou du déserteur », et un « mandat d’arrestation » en vertu de l’article 157 de la LDN, dans la forme prévue à l’article 105.06 des ORFC. Le « mandat d’arrestation » comprend une mention selon laquelle il y avait des [TRADUCTION] « motifs raisonnables de croire que le prétendu contrevenant se trouve ou se trouvera » dans une maison d’habitation située au 9120, Route 116, de la Première nation Elsipogtog (Nouveau-Brunswick).

 

g)                  Également, le 8 janvier, le capitaine d’armes intérimaire du NCSM Ville de Québec parle au matelot de 3e classe Levi‑Gould, l’avise qu’il est absent sans permission et lui demande de retourner à son unité ou de se présenter à un détachement de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Le matelot de 3e classe Levi-Gould a confirmé avoir participé à cette discussion, mais il ne se souvenait pas très bien de ce dont il avait été discuté, puisqu’il était en état d’ébriété lorsque la conversation avait eu lieu.

 

h)                  Le 9 janvier 2014, la police militaire inscrit dans la base de données du Centre d’information de la police canadienne (CIPC) une note indiquant que le matelot de 3e classe Levi-Gould est recherché pour absence sans permission aux termes d’un mandat émis par un commandant. Toutefois, le même jour, des membres de la police militaire d’Halifax sont avisés par des membres du détachement de la GRC de la Première nation Elsipogtog qu’ils ont des préoccupations quant à l’exécution du mandat d’arrestation visant le matelot de 3e classe Levi‑Gould dans une maison d’habitation située dans la réserve en l’absence d’une menace à la sécurité des personnes. Selon le témoignage des témoins de la police militaire, la principale source de préoccupation était l’état des relations à l’époque entre la GRC et la collectivité de la Première nation Elsipogtog, car il y avait eu à l’automne 2013 des manifestations relativement aux gaz de schiste, au cours desquelles des véhicules de la GRC avaient été incendiés par des membres de la collectivité. La GRC a également affirmé qu’elle n’était pas certaine que la loi permette l’exécution d’un mandat émis par un commandant dans une maison d’habitation. On comprend finalement que la police militaire était d’avis que le matelot de 3e classe Levi-Gould ne serait pas arrêté dans une maison d’habitation, mais qu’il serait arrêté s’il se rendait à la police ou s’il entrait en contact avec la police.

 

i)                    Le 11 janvier 2014, la police militaire ferme le dossier d’enquête sur le matelot de 3e classe Levi-Gould. Le premier maître de 2e classe Meredith du NCSM Ville de Québec continue de faire un suivi relativement à l’enquête, mais il n’y a aucun progrès important. Par la suite, il transmet le dossier à la nouvelle unité du matelot de 3e classe Levi-Gould sur le NCSM Charlottetown.

 

j)                    Le 7 mars 2014, un chef d’accusation de désertion est porté contre le matelot de 3e classe Levi-Gould par le capitaine d’armes du NCSM Charlottetown. Le procès-verbal de procédure disciplinaire révèle qu’aucune copie n’a été signifiée à l’accusé.

 

k)                  Le 13 mars 2014, le capitaine de frégate Druggett, le commandant du NCSM Charlottetown, envoie une lettre recommandée au matelot de 3e classe Levi‑Gould à une adresse située à la rue Army, Elsipogtog. La lettre fut acceptée par sa soeur, le 20 mars 2014. La lettre visait à aviser le matelot de 3e classe Levi-Gould que son absence constituait de la désertion pouvant faire l’objet de poursuites et de sanctions par une cour martiale. Le matelot de 3e classe Levi‑Gould était incité à retourner à son lieu de service et si nécessaire, on pourrait lui fournir de l’aide quant à son voyage de retour. Dans son témoignage, le matelot de 3e classe Levi‑Gould a nié avoir vu cette lettre.

 

l)                    Le 4 juillet 2014, il est décidé de ne pas donner suite au chef d’accusation de désertion porté le 7 mars 2014 et le procès-verbal de procédure disciplinaire est annoté en conséquence par le capitaine de frégate Druggett, qui a déclaré dans son témoignage qu’il avait reçu un avis juridique sur cette question.

 

m)                Le même jour, un nouveau chef d’accusation de désertion est porté dans un autre procès-verbal de procédure disciplinaire, encore une fois par le capitaine d’armes du NCSM Charlottetown. Bien que l’énoncé de l’infraction soit le même que celui du chef d’accusation porté le 7 mars 2014, les détails sont différents, notamment en ce qui concerne la mention au sujet de la fin de la période de désertion décrite, à savoir « demeure absent sans permission », alors qu’il était écrit dans le chef d’accusation antérieur que l’accusé demeurait absent « jusqu’à ce qu’il soit arrêté ».

 

n)                  Le chef d’accusation du 4 juillet 2014 est soumis par le NCSM Charlottetown au haut de la chaîne de commandement jusqu’au directeur des poursuites militaires. Le 10 juillet 2014, le capitaine de frégate Druggett écrit une deuxième lettre au matelot de 3e classe Levi-Gould pour l’aviser qu’un chef d’accusation de désertion a été porté contre lui en son absence, pour lui communiquer la preuve relative à ce chef d’accusation et pour lui donner les coordonnées du Service d’avocats de la défense, lesquels sont gratuits. La lettre explique au matelot de 3e classe Levi-Gould qu’un mandat d’arrestation a été émis contre lui et qu’il est passible d’emprisonnement pour désertion, même après sa libération des Forces canadiennes, une peine qui pourrait être réduite s’il revenait de son propre gré. Le matelot de 3e classe Levi-Gould ne se souvient pas d’avoir reçu cette lettre qui aurait été envoyée par la poste ordinaire.

 

o)                  Le 3 septembre 2014, le procureur militaire de la poursuite affecté au dossier ait prononcé la mise en accusation des deux chefs d’accusation mentionnés à la pièce 2, soit de désertion et de désobéissance à un ordre légitime.

 

p)                  Les 8, 11 et 14 octobre 2014, un huissier tente en vain, à trois reprises, de signifier l’acte d’accusation qui figure à la pièce 2 au matelot de 3e classe Levi‑Gould.

 

q)                  Le 16 octobre 2014, le matelot de 3e classe Levi-Gould fait l’objet d’une libération administrative des Forces canadiennes aux termes du motif 1c) du tableau de l’article 15.01 des ORFC, qui s’applique à la personne « qui s'est absenté[e] illégalement et dont les services ne sont plus requis en vertu des présentes politiques des forces armées ».

 

r)                   Le 15 décembre 2014, le matelot de 3e classe Levi-Gould se rend au détachement de la GRC de la Première nation Elsipogtog à la demande du gendarme Bradstreet qui devait lui parler relativement à une enquête en cours. Le même jour, l’unité de la police militaire d’Halifax reçoit un appel du gendarme Bradstreet qui veut savoir si le mandat d’arrestation contre le matelot de 3e classe Levi-Gould est toujours valide. Le sergent Landry s’est renseigné auprès du NCSM Ville de Québec, dont le commandant avait émis le mandat d’arrestation, et obtient finalement confirmation que le mandat était toujours valide. Le matelot de 3e classe Levi-Gould a déclaré dans son témoignage qu’il s’était rendu au gendarme Bradstreet et qu’il s’attendait à être arrêté relativement à son absence sans permission. Au lieu de cela, le gendarme Bradstreet lui a recommandé de se rendre lui-même, étant donné qu’il ne pouvait pas le détenir et que la police militaire ne pouvait pas venir le chercher immédiatement.

 

s)                   Également, le 15 décembre 2014, l’administratrice de la cour martiale retourne l’envoi du procureur de la poursuite prononçant la mise en accusation des deux chefs d’accusation le 3 septembre, disant essentiellement qu’une cour martiale ne pouvait pas être convoquée en raison du manque de renseignements de la part de l’accusé, plus particulièrement en ce qui concerne la langue dans laquelle il souhaite que l’instance se déroule.

 

t)                   Entre le 15 décembre 2014 et le 12 janvier 2015, un certain nombre de courriels sont échangés entre l’unité de la police militaire, le procureur de la poursuite et l’unité, à propos de l’arrestation envisagée par la GRC du matelot de 3e classe Levi-Gould.

 

u)                  Le 8 février 2015, un nouveau mandat d’arrestation est émis contre le matelot de 3e classe Levi-Gould, en vertu de l’article 157 de la LDN, par le capitaine de frégate Druggett. Contrairement au premier mandat, ce deuxième mandat ne comprenait aucune autorisation de procéder à l’arrestation dans une maison d’habitation. Le mandat a été transmis à l’unité de la police militaire d’Halifax le 9 février et a été enregistré dans la base de données du CIPC afin d’indiquer que le matelot de 3e classe Levi-Gould était recherché pour désertion.

 

v)                  Le 1er avril 2015, le matelot de 3e classe Levi-Gould est arrêté par le gendarme Bradstreet de la GRC relativement à un incident de voies de fait et de menaces. Il est placé en détention jusqu’à sa comparution au palais de justice de Moncton, laquelle est prévue pour le lendemain. Après avoir procédé à l’arrestation du matelot de 3e classe Levi-Gould, le gendarme Bradstreet avise l’unité de la police militaire d’Halifax que le matelot de 3e classe Levi-Gould a été arrêté et qu’il sera présent le lendemain matin au palais de justice de Moncton.

 

w)                Le jeudi 2 avril 2015, deux membres de la police militaire d’Halifax se rendent au palais de justice de Moncton sur les ordres de leurs supérieurs afin d’assister à une audience de justification relative au matelot de 3e classe Levi-Gould. Le caporal Simms a déclaré dans son témoignage qu’il était présent, en uniforme, en compagnie de son supérieur, le caporal‑chef Drapeau, lorsque le matelot de 3e classe Levi‑Gould est entré dans la salle d’audience. Celui-ci a semblé irrité lorsqu’il les a vus. Le caporal Simms a dit que dès que la libération sous conditions du matelot de 3e classe Levi-Gould a été ordonnée par le juge de la Cour provinciale, celui-ci a été escorté par des shérifs jusqu’à la sortie de la salle d’audience. Les policiers militaires, eux, se sont dirigés vers un corridor adjacent au stationnement intérieur, où ils avaient garé leur voiture de patrouille, et ont été présentés au matelot de 3e classe Levi-Gould par les shérifs afin qu’ils puissent l’arrêter en vertu du deuxième mandat du commandant.

 

x)                  À la suite de son arrestation par la police militaire le 2 avril 2015, le matelot de 3e classe Levi‑Gould est soumis à une fouille et est avisé de son droit de consulter un avocat qu’il a dit souhaiter exercer. Par conséquent, il a été amené dans un détachement de la GRC situé à proximité où il a été autorisé à parler à l’avocat militaire de service au Service d’avocats de la défense. Il a été amené de Moncton à l’unité de la police militaire à Halifax. Une fois rendu là-bas, il a de nouveau parlé à un avocat du Service d’avocats de la défense et il a par la suite été jugé apte à être transféré en cellule par un médecin militaire. Le caporal Simms rédige un exposé écrit à l’attention du caporal‑chef Drapeau, dans lequel il dit que le matelot de 3e classe Levi-Gould devrait être maintenu sous garde « afin d’empêcher que l’infraction se répète ». Un rapport de détention est également envoyé par le caporal Simms au capitaine de frégate Druggett, le commandant du NCSM Charlottetown.

 

y)                  Le vendredi 3 avril 2015, le matelot de 3e classe Levi-Gould reçoit signification de l’acte d’accusation du 3 septembre 2014, il choisit un procès en anglais et demande par télécopieur au directeur du Service d’avocats de la défense qu’on lui désigne un avocat qui le représentera gratuitement. Le lieutenant de vaisseau Pellerin, l’officier réviseur (OR) désigné le même jour, analyse si le matelot de 3e classe Levi-Gould doit rester en détention, puis il refuse de le libérer après avoir examiné ses observations. Les motifs de cette décision de le maintenir en détention ont été consignés par écrit et étaient au nombre de trois : premièrement, l’OR estimait que le matelot de 3e classe Levi‑Gould était en mesure de se rendre, étant donné qu’il avait repris le contrôle de sa vie; deuxièmement, l’OR estimait que le matelot de 3e classe Levi-Gould risquait de s’enfuir; troisièmement, l’OR voulait empêcher une répétition de l’infraction.

 

z)                  À la suite de cette décision, le commandant intérimaire de l’unité de la police militaire, le capitaine Humphries, a envoyé par courriel à l’administratrice de la cour martiale les renseignements exigés pour mettre en marche une audience de révision de la mise sous garde tenue par un juge militaire. L’administratrice de la cour martiale a envoyé un courriel à la poursuite et à l’avocat de service du Service d’avocats de la défense le 3 avril, à 16 h 06, afin de leur demander quand l’audience de révision de la mise sous garde pourrait avoir lieu. De nombreux courriels ont été échangés au cours de la fin de semaine, particulièrement avec le directeur du Service d’avocats de la défense. En fin de compte, il a été décidé dans la soirée du samedi 4 avril 2015 qu’une audience de révision de la mise sous garde n’aurait pas lieu pendant le congé de Pâques.

 

aa)               L’audience de révision de la mise sous garde a eu lieu le mercredi 8 avril 2015. Le matelot de 3e classe Levi-Gould a été remis en liberté sous conditions par un juge militaire.

 

bb)              Après la libération du matelot de 3e classe Levi-Gould, l’avocat de ce dernier et la poursuite se sont livrés aux nombreuses discussions habituelles concernant la divulgation et les dates du procès.

 

cc)               Le 8 octobre 2015, les deux avocats ont participé avec le juge militaire en chef à une téléconférence visant à obtenir une date de procès. Le matelot de 3e classe Levi-Gould a demandé que le procès ait lieu le 30 novembre 2015, mais étant donné l’absence de disponibilités judiciaires, le procès ne pouvait pas avoir lieu avant le 10 février 2016.

 

LE DROIT

 

Les dispositions constitutionnelles

 

[5]               Le requérant conteste la constitutionnalité du paragraphe 157(1) de la LDN. Il prétend dans un avis de question constitutionnelle, lequel figure à la pièce M1-2, qu’il est inopérant au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, parce qu’il est incompatible avec les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et ne peut pas être sauvegardé par l’article 1 de la Charte.

 

Les articles 7 et 8 de la Charte sont ainsi libellés :

 

Vie, liberté et sécurité

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

Fouilles, perquisitions ou saisies

 

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

L’article 1 de la Charte est ainsi libellé :

 

Droits et libertés au Canada

 

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 est ainsi libellé :

 

Primauté de la Constitution du Canada

 

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

La disposition contestée : le paragraphe 157(1) de la LDN

 

[6]               La disposition contestée par le requérant figure dans le code de discipline militaire, à la partie III de la LDN, qui constitue le système de justice militaire établi par le législateur afin de répondre aux besoins particuliers des Forces canadiennes en matière disciplinaire. Le code de discipline militaire s’applique à divers aspects essentiels, notamment à la section 3 : Arrestation et détention avant procès qui sont abordés aux articles 153 à 159.9 de la LDN. Aux termes de ces dispositions, les officiers ou les militaires du rang, y compris ceux qui sont désignés en tant que policiers militaires, peuvent arrêter, avec ou sans mandat, une personne assujettie au code de discipline militaire. Le paragraphe 157(1) de la LDN est ainsi libellé :

 

Délivrance des mandats

 

157. (1) Sous réserve du paragraphe (2), tout commandant, de même que tout officier auquel a été délégué, aux termes du paragraphe 163(4), le pouvoir de juger sommairement une accusation, peut, par mandat signé de sa main, autoriser l’arrestation de toute personne pouvant être jugée selon le code de discipline militaire :

 

a)       si elle a commis une infraction d’ordre militaire;

 

b)       s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a commis une infraction d’ordre militaire;

 

c)       si elle est accusée, sur le fondement de la présente loi, d’avoir commis une infraction d’ordre militaire.

 

[7]               Pour les besoins de l’analyse de cette disposition, il est utile d’examiner sa portée générale, laquelle doit être comprise sous plusieurs angles. Premièrement, la catégorie de personnes qui se sont vues conférer le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation comprend les commandants et les officiers délégués. Il s’agit d’une vaste catégorie qui n’est pas limitée par la relation que l’un ou l’autre de ces officiers peut avoir avec les personnes qui peuvent être visées par le mandat d’arrestation. En fait, l’émission des deux mandats en cause en l’espèce a été autorisée par des personnes qui occupaient des postes de commandant par rapport à la personne visée par les mandats. Deuxièmement, il n’est pas nécessaire que la personne qui peut être visée par le mandat d’arrestation soit assujettie au code de discipline militaire au moment de l’émission du mandat le visant. En effet, le mandat peut viser toute personne pouvant être jugée selon le code de discipline militaire qui a commis une infraction d’ordre militaire. Cela peut comprendre comme ce fut le cas en ce qui concerne le deuxième mandat d’arrestation émis en l’espèce une personne qui a été libérée des Forces canadiennes et qui est une civile. Troisièmement, l’ORFC qui a trait au paragraphe 157(1) révèle que la portée de la disposition est illimitée en ce qui concerne l’endroit où une personne visée par un mandat peut être appréhendée.

 

[8]               En effet, l’article 105.06 des ORFC prévoit la formule à laquelle doit être conforme tout mandat émis en vue de procéder à une arrestation en vertu de l’article 157. S’il est prévu qu’une arrestation aura lieu dans une maison d’habitation, le libellé prescrit du mandat d’arrestation est accompagné d’une mention indiquant que cette partie du mandat ne doit être complétée que « s'il y a lieu et lorsque les exigences de l'article 34.1 de la Loi d'interprétation sont remplies ». Selon cette exigence, la personne qui émet le mandat doit être convaincue par les déclarations faites sous serment qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l'accusé se trouve ou se trouvera dans la maison d'habitation. L’exigence a été adoptée le 18 décembre 1997 par l’édiction de l’article 4 de la Loi modifiant le Code criminel et la Loi d'interprétation (arrestation et entrée dans les habitations) (1997, chapitre 39), une journée avant que ne prenne effet l’arrêt rendu par la Cour suprême dans R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13 (Feeney); désormais, la loi imposait l'exigence selon laquelle il faut obtenir au préalable une autorisation judiciaire dans la plupart des cas où une arrestation aura lieu dans une maison d’habitation. Cette exigence à laquelle il est fait allusion sans mention expresse dans les ORFC et la LDN ne semble pas bien connue, comme le démontre le fait que l’émission du premier mandat en cause en l’espèce n’était pas étayée par une déclaration sous serment, malgré le fait qu’il autorisait l’entrée dans une maison d’habitation.

 

LES OBSERVATIONS DES PARTIES

 

Le requérant

 

[9]               Dans ses observations écrites et celles formulées de vive voix, le requérant conteste la constitutionnalité du paragraphe 157(1) pour deux motifs distincts. Premièrement, en s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Feeney, il prétend que la disposition déclenche l’application de l’article 8 de la the Charte en autorisant potentiellement l’entrée dans une maison d’habitation en vue d’y trouver et d’y arrêter des personnes visées par le mandat sans que deux conditions exigées par la Constitution soient satisfaites : premièrement, une déclaration assermentée portant qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et deuxièmement, que l’émission du mandat soit approuvée par une personne en mesure d’agir de façon judiciaire. Le requérant conteste également le paragraphe 157(1), au motif qu’il peut priver une personne de sa liberté contrairement au principe de justice fondamentale consacré par l’article 7 de la Charte, à savoir que l’émission d’un mandat d’arrestation doit être autorisée par une personne qui est en mesure d’agir de façon judiciaire. L’observation selon laquelle les commandants et les officiers délégués ne sont pas en mesure d’agir de façon judiciaire, étant donné qu’ils ne sont ni indépendants ni impartiaux, constitue l’élément essentiel de ces deux motifs.

 

[10]           Même si la disposition qui figure au paragraphe 157(1) est contestée sur le fondement de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, le requérant conteste également les gestes des acteurs étatiques qui ont participé à son arrestation et à la poursuite intentée contre lui en demandant une suspension d’instance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Cette confusion entre la déclaration d’invalidité en vertu du paragraphe 52 et le recours personnel prévu au paragraphe 24(1) ne devrait pas me détourner de ma tâche qui consiste à apprécier la validité constitutionnelle du paragraphe 157(1) de manière complètement indépendante de l’appréciation des actes du gouvernement qui violent les droits garantis par la Charte dans le cadre de lois valides. Les violations alléguées seront analysées par la suite.

 

L’intimée

 

[11]           En réponse, l’intimée a souligné à la Cour qu’elle ne devait pas adopter une approche selon laquelle la disposition contestée serait examinée à travers le prisme du Code criminel et d’autres instruments utilisés pour l’administration de la justice dans le domaine civil, car ceux-ci ne tiennent pas compte des besoins particuliers des Forces canadiennes en matière disciplinaire. Au cours de sa plaidoirie, l’intimée a surmonté ses hésitations initiales concernant la question de savoir si le paragraphe 157(1) déclenchait l’application de l’article 8 en reconnaissant qu’il pouvait autoriser l’entrée dans une maison d’habitation. Mais l’intimée prétend que la possibilité que les droits garantis par les articles 7 et 8 soient violés est limitée par la formation qui est donnée aux personnes qui sont autorisées à émettre des mandats d’arrestation et par le fait qu’elles ont accès à des conseils juridiques de la part de conseillers juridiques militaires. Elle a prétendu que l’incidence qu’a pu avoir cet article sur les droits garantis par la Charte était négligeable, accessoire et raisonnable au sens de l’article 1 de la Charte, bien qu’aucune preuve n’ait été produite expressément à cet égard.

 

LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE

 

La violation alléguée de l’article 8 de la Charte

 

[12]           Le requérant prétend qu’il y a eu violation des droits garantis par l’article 8 de la Charte, parce que le paragraphe 157(1) autorise l’entrée dans une maison d’habitation sans exiger qu’une déclaration sous serment quant aux motifs de croire qu’une infraction a été commise ait été faite et sans exiger qu’une personne en mesure d’agir de façon judiciaire ait approuvé l’émission du mandat. Je n’estime pas qu’il soit nécessaire d’analyser de façon plus particulière la première condition mentionnée, soit une déclaration sous serment. Bien qu’une telle déclaration soit exigée dans le contexte de l’administration de la justice civile, comme en témoignent les dispositions applicables du Code criminel, la disposition contestée du mandat d’arrestation s’applique différemment dans le contexte militaire. Dans le système de justice militaire, la personne qui demande l’émission d’un mandat d’arrestation dans la plupart des cas connaîtra très bien l’officier qui est autorisé à émettre le mandat. C’est ce qui s’est passé en l’espèce : il ressort clairement des réponses données par le capitaine de frégate Druggett durant son contre‑interrogatoire qu’il n’a pas exigé qu’on lui remette une déclaration sous serment, car il était tout à fait à l’aise avec les renseignements selon lesquels les infractions alléguées dans le mandat avaient été commises, qui lui avaient été transmis par son commandant en second et son capitaine d’armes, ses deux associés dans son « trio de commandement » et qui étaient fondés en grande partie sur les renseignements qu’ils avaient obtenus du premier maître de 2e classe Meredith du NCSM Ville de Québec, un homme que le capitaine de frégate Druggett connaît depuis 25 ans.

 

[13]           Selon moi, il serait beaucoup mieux que le commandant ou les officiers délégués exigent une dénonciation sous serment plutôt que comme semble le vouloir la pratique actuelle de tout simplement faire confiance à la personne qui leur a transmis les renseignements sans soumettre aucun document reflétant la substance et l’origine de ce qui a été dit à la personne autorisant l’émission du mandat. Les faiblesses de ce processus ont été illustrées en l’espèce lorsque des distorsions sont apparues entre le souvenir du capitaine de frégate Druggett de ce qu’on lui avait dit et les faits établis en l’espèce. Peu importe, la question de savoir si les renseignements devraient être fournis sous serment n’est en fait que le reflet des autres lacunes alléguées par le requérant, à savoir le nom, le rôle et la fonction de l’officier autorisé à approuver l’émission du mandat d’arrestation. Selon le paragraphe 157(1), cet officier peut être, et dans plusieurs cas sera, le commandant de l’accusé. C’est particulièrement le cas lorsque l’enquête sur les infractions d’ordre militaire est effectuée à l’échelon de l’unité. Dans ces circonstances, le commandant est étroitement lié à l’enquêteur ou aux enquêteurs à titre de superviseur direct ou indirect et surtout à titre de personne responsable en dernier ressort de l’administration de la discipline militaire à l’échelon de l’unité, comme en fait foi le témoignage du capitaine de frégate Druggett. La question est de savoir si cette réalité rend le paragraphe 157(1) inconstitutionnel.

 

[14]           En ce qui concerne l’article 8, la réponse à cette question se trouve dans deux arrêts de la Cour suprême cités par le requérant. Dans Feeney, le juge Sopinka a prononcé un jugement inédit au nom d’une faible majorité de la Cour en concluant que les arrestations dans des maisons d’habitation déclenchaient l’application des droits garantis par l’article 8 de la Charte et devaient être conformes aux principes élaborés par une Cour suprême unanime 13 ans auparavant dans Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145 (Hunter). Cet arrêt a imposé un certain nombre d’exigences dans le contexte des mandats d’arrestation. Ces exigences ont été transposées dans le contexte des mandats d’arrestation par le juge Sopinka, au paragraphe 49 de ses motifs dans Feeney :

 

Selon moi, les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont donc généralement interdites.  Avant de procéder à une telle arrestation, il incombe au policier d’obtenir l’autorisation judiciaire de l’effectuer au moyen d’un mandat l’autorisant à entrer, à cette fin, dans la maison d’habitation.  Un tel mandat ne sera décerné que s’il existe des motifs raisonnables d’effectuer une arrestation et des motifs raisonnables de croire que la personne sera à l’adresse indiquée, assurant ainsi aux droits à la vie privée du particulier, en cas d’arrestation, la protection requise par l’arrêt Hunter à l’égard des fouilles, perquisitions et saisies.  Exiger un mandat préalablement à l’arrestation permet d’éviter l’analyse après coup du caractère raisonnable d’une intrusion qui, d’après ce que la Cour a conclu dans l’arrêt Hunter, devrait être évitée sous le régime de la Charte, ce qui permet d’éviter, au lieu d’y remédier après coup, les arrestations attentatoires aux droits garantis, non fondées sur des motifs raisonnables et probables.

 

[15]           Comme il est exprimé dans cette citation, la Charte exige qu’il faille normalement d’abord obtenir une autorisation judiciaire lorsqu’il est question d’arrestations dans des maisons d’habitation. Ainsi, l’émission d’un mandat d’arrestation doit d’abord être autorisée judiciairement avant que l’on puisse procéder à l’arrestation. La question évidente qui se pose dans le contexte de la présente requête est de savoir si les mandats d’arrestation qu’un commandant ou un officier délégué peut émettre en vertu du paragraphe 157(1) peuvent constituer cette autorisation judiciaire préalable qui est exigée. Pour répondre à cette question en tenant dûment compte du contexte militaire, il est utile de revoir pourquoi cette autorisation préalable est exigée sur le plan constitutionnel afin de comprendre quelles sont les qualités que doit posséder la personne qui les émet. Cette analyse doit débuter avec une lecture de Hunter, lequel énonce les principes qu’il faut suivre lorsqu’on applique l’article 8 de la Charte. Ces principes avaient été jugés applicables aux mandats d’arrestation dans Feeney.

 

[16]           Essentiellement, l’analyse faite par le juge Dickson dans Hunter tire son origine du libellé même de l’article 8 de la Charte qui consacre le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies « abusives. » Selon lui, à la page 157, « la constitutionnalité […] d'une loi autorisant une fouille, une perquisition ou une saisie doit être appréciée en fonction surtout de l'effet "raisonnable" ou "abusif" sur l'objet de la fouille, de la perquisition ou de la saisie et non simplement en fonction de sa rationalité dans la poursuite de quelque objectif gouvernemental valable ». Il traite ensuite de la question de savoir comment, quand, par qui et à quel titre cette appréciation doit être faite. Concernant la question de savoir qui peut accorder l’autorisation, voici ce que le juge Dickson a dit aux pages 161 et 162 :

 

L'exigence d'une autorisation préalable vise à donner l'occasion, avant le fait, d'apprécier les droits opposés de l'État et du particulier, de sorte qu'on ne puisse porter atteinte au droit du particulier à la vie privée que si l'on a satisfait au critère approprié, et si la supériorité des intérêts de l'état peut être démontrée. Pour qu'un tel processus d'autorisation ait un sens, il faut que la personne qui autorise la fouille ou la perquisition soit en mesure d'apprécier, d'une manière tout à fait neutre et impartiale, la preuve offerte quant à la question de savoir si on a satisfait à ce critère. En common law, le pouvoir de décerner un mandat de perquisition était réservé à un juge de paix. Dans l'arrêt anglais récent Inland Revenue Commissioners v. Rossminster Ltd., [1980] 1 All E.R. 80, le vicomte Dilhorne laisse entendre, à la p. 87, que le pouvoir d'autoriser des fouilles, des perquisitions et des saisies administratives doit être confié à "un juge expérimenté". Bien qu'il puisse être sage, vu la nature délicate de cette tâche, de confier à un fonctionnaire judiciaire la décision d'accorder une autorisation, je suis d'accord avec le juge Prowse pour dire qu'il ne s'agit pas d'une condition préalable nécessaire pour sauvegarder le droit enchâssé à l'art. 8. Il n'est pas nécessaire que la personne qui exerce cette fonction soit un juge, mais elle doit au moins être en mesure d'agir de façon judiciaire.

 

[17]           Le juge Dickson a ensuite examiné dans le contexte de Hunter si la procédure d’autorisation était conforme à cette exigence en ce qui concerne l’habilité à agir judiciairement. En dernière analyse, il a conclu que l’autorisation préalable exigée par le paragraphe 10(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions n’était pas suffisante pour satisfaire aux exigences de l'article 8 de la Charte. Il est utile de reproduire la conclusion qu’il a tirée sur ce point à la page 164 :

 

À mon avis, l'attribution à la Commission ou à ses membres de pouvoirs d'enquête importants a pour effet d'empêcher le membre de la Commission d'agir de façon judiciaire lorsqu'il autorise une fouille, une perquisition ou une saisie en vertu du par. 10(3). Il ne s'agit pas, bien sûr, de mettre en doute l'honnêteté ou la bonne foi de la Commission ou de ses membres. C'est là plutôt une conclusion que la nature administrative des devoirs d'enquête de la Commission (qui a comme points de référence appropriés l'intérêt public et l'application efficace de la Loi) cadre mal avec la neutralité et l'impartialité nécessaires pour évaluer si la preuve révèle qu'on a atteint un point où les droits du particulier doivent constitutionnellement céder le pas à ceux de l'État. Un membre de la CPRC qui examine l'opportunité de procéder à une perquisition en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions est touché par la maxime nemo judex in sua causa. Il ne peut tout simplement pas être l'arbitre impartial nécessaire pour accorder une autorisation valable.

 

[18]           Le requérant soutient que tous les commandants et officiers délégués ne sont ni indépendants ni impartiaux et que par conséquent ils ne peuvent pas agir de façon judiciaire. À l’appui de son argument, le requérant réfère à Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857 (Ell) et il fait essentiellement valoir qu’une personne à qui l’on donne le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation doit posséder les attributs de l’indépendance judiciaire. Je ne suis pas du même avis. L’argument du requérant dépasse le cadre de Hunter dans lequel comme on peut le voir dans les extraits des pages 161 et 162 précités, la Cour suprême a rejeté la notion selon laquelle la personne donnant l’autorisation doit être un juge. En fait, le juge Dickson a adopté le critère selon lequel la personne doit être en mesure d’agir de façon judiciaire.

 

[19]           À mon avis, le requérant retire Ell de son contexte qui était de déterminer si la législation interférait avec le pouvoir des juges de paix non siégeant de l’Alberta et si cette interférence contrevenait au principe d’indépendance judiciaire. Le point de départ de l’analyse du juge Major dans Ell était le pouvoir précis accordé à ces personnes pour exercer un certain nombre de fonctions judiciaires. Il a conclu que l’indépendance judiciaire était essentielle à l’exercice de ces fonctions, compte tenu du contexte dans lequel elles étaient exercées. Cette conclusion était fondée sur les pouvoirs cumulatifs des juges de paix de l’Alberta et a entraîné au paragraphe 24 la conclusion selon laquelle les personnes qui occupaient ces postes devaient exercer un pouvoir discrétionnaire judiciaire important en rendant des décisions à cet égard. Les fonctions des commandants et le contexte dans lequel ils exercent ces fonctions sont tout à fait différents de ceux des juges de paix.

 

[20]           Contrairement aux fonctions des juges de paix, la fonction d’un commandant n’est pas uniquement d’aider les juges et les cours. Les fonctions des juges de paix nécessitent un certain niveau d’indépendance judiciaire afin de préserver l’ordre constitutionnel et de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice, comme la Cour suprême l’a expliqué au paragraphe 25 de Ell. Dans l’ordre constitutionnel, les commandants exercent un pouvoir de défense, et non d’administration de la justice. Les commandants sont dans le domaine de l’efficacité militaire. Un des outils pour y arriver est le système de justice militaire créé par le législateur dans la LDN pour « établir des processus visant à assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes », comme la Cour suprême l’a récemment reconnu dans R. c. Moriarity, 2015 CSC 55 (Moriarity).

 

[21]           Ce besoin de maintenir l’efficacité et la discipline exige que les officiers militaires exercent un rôle judiciaire, comme la Cour suprême l’a reconnu il y a plus de 35 ans dans MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370 (MacKay), en particulier dans ces mots du juge McIntyre, appuyé par le juge Dickson, à la page 402 :

 

Depuis très longtemps, on reconnaît en Angleterre et dans les pays d’Europe occidentale, qui ont transmis leurs traditions et principes juridiques à l’Amérique du Nord, que la situation particulière que crée la présence dans la société d’une force militaire armée, jointe aux impératifs d’efficacité et de discipline de cette force, a exigé l’élaboration d’un droit distinct que l’on a appelé droit militaire. À des degrés divers parfois, mais toujours clairement, ce droit distinct a reconnu un rôle judiciaire aux officiers de la force militaire en cause.

 

[22]           Après MacKay, la Cour suprême a analysé le devoir judiciaire des officiers militaires formant une cour martiale générale en fonction de l’alinéa 11d) de la Charte dans R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259. Contrairement à ce que prétend le requérant, la conclusion de la Cour suprême en ce qui a trait à l’indépendance requise des juges-avocats qui président en cour martiale n’est aucunement déterminante quant aux autres rôles ou acteurs judiciaires dans le code de discipline militaire. Le requérant ne m’a pas convaincu que les commandants et les officiers délégués ne pouvaient jamais agir de façon judiciaire lorsqu’ils émettaient des mandats d’arrestation.

 

[23]           Comme il a déjà été mentionné, le critère approprié n’est pas celui de savoir si la personne autorisée à émettre un mandat d’arrestation possède l’indépendance d’un juge, mais plutôt si la personne a le pouvoir d’agir de façon judiciaire. Conformément aux principes établis dans Hunter et appliqués aux mandats d’arrestation dans des maisons d’habitation dans Feeney, cette capacité d’agir de façon judiciaire est la capacité d’agir à titre d’arbitre réellement neutre et impartial pour établir un équilibre constitutionnel entre l’attente justifiable à la vie privée et les besoins légitimes de l’État envers l’application de la loi avant d’autoriser l’application d’un mandat d’arrestation dans une maison d’habitation.

 

[24]           Comme je l’ai déjà expliqué, le paragraphe 157(1) ne prévoit pas de limite au moment où un commandant ou un officier délégué peut exercer son pouvoir d’autoriser l’application d’un mandat d’arrestation dans une maison d’habitation. Le paragraphe pourrait comme ce fut le cas avec le premier mandat d’arrestation émis en l’espèce permettre à un commandant d’autoriser l’application d’un mandat d’arrestation d’une personne de son unité dans une maison d’habitation pour une infraction qui a fait ou qui continue de faire l’objet d’une enquête par son capitaine d’armes et/ou par son commandant en second, ou sous l’étroite supervision de ces personnes, qui sont toutes les deux membres de son « trio de commandement » et dont les fonctions sont de permettre au commandant de s’acquitter de ses responsabilités pour le maintien de la discipline, du moral et de l’efficacité du personnel sous son commandement.

 

[25]           À mon avis, un commandant se trouvant dans cette position, peu importe son niveau de formation, son éthique ou sa bonne volonté, est tellement impliqué dans les fonctions d’enquêtes des conseillers les plus proches de son équipe qu’il ne peut pas agir de façon judiciaire lorsqu’il autorise l’application d’un mandat d’arrestation en application du paragraphe 157(1).

 

[26]           En clair, je n’ai aucune raison de douter de la bonne volonté et de l’engagement des commandants, y compris le capitaine de frégate Druggett, à agir de façon équitable. Cependant, pour reprendre ce que le juge Dickson a dit dans Hunter, la question ne porte pas sur l’honnêteté ou la bonne volonté des personnes qui ont le pouvoir d’agir comme un commandant ou des membres de son équipe. La question est plutôt de savoir si la nature des fonctions d’un commandant, du moins en ce qui a trait aux membres de son unité, s’accorde avec la neutralité et l’impartialité nécessaire pour déterminer si l’on a atteint le point où les intérêts d’une personne qui doit être arrêtée dans une maison d’habitation doivent céder le pas constitutionnellement aux intérêts de l’État d’appliquer la loi et en l’espèce d’appliquer la discipline. Je conclus que dans une telle situation, on ne peut considérer le commandant comme étant un « arbitre neutre et impartial ».

 

[27]           Par conséquent, je conclus que le paragraphe 157(1) est incompatible avec les exigences de l’article 8 de la Charte.

 

Violation alléguée de l’article 7 de la Charte

 

[28]           Quoique cette conclusion soit suffisante pour trancher la question constitutionnelle et pour passer à l’analyse relative à la justification et aux possibles réparations, je dois reconnaître que le requérant a aussi allégué que le paragraphe 157(1) était inconstitutionnel, parce qu’il contrevenait à l’article 7 de la Charte. Cependant, lors des plaidoiries, il est devenu évident que la violation alléguée à l’article 7 était soulevée en vue d’obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité qui aurait pour effet de vicier le deuxième mandat, soit celui en vertu duquel le requérant a ultimement été arrêté le 2 avril 2015, lequel ne visait pas une maison d’habitation et qui par conséquent ne mettait pas en jeu comme tel l’article 8 de la Charte. Cela entraîne une confusion entre la déclaration d’invalidité au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle et la réparation individuelle, probablement accordée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Comme l’a statué la Cour suprême du Canada dans Canada c. Schachter, [1992] 2 R.C.S. 679 (Schachter), à la page 720, les cours de justice n’accordent habituellement pas une réparation individuelle en vertu du paragraphe 24(1) en même temps qu’elle prononce une déclaration d’invalidité constitutionnelle en vertu du paragraphe 52(1). En fait, cela équivaudrait à conférer un effet rétroactif à la déclaration d’invalidité.

 

[29]           Je crois, bien que je ne sois pas obligé de trancher la question, que les préoccupations que j’ai exprimées quant à l’exigence d’un arbitre neutre et impartial s’appliqueraient tout autant à une contestation du paragraphe 157(1) fondée sur l’article 7 de la Charte. Il en est ainsi et ce, même si la mise en équilibre qui doit être effectuée était différente en l’absence des droits en matière de vie privée qui sont soulevés relativement à une maison d’habitation.

 

[30]           En fait, l’article 7 garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ainsi que celui qu’il ne soit porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Quiconque présente une contestation fondée sur l’article 7 doit établir deux choses : premièrement, qu’il a subi ou qu’il pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; et deuxièmement, que cette atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale. L’intimée admet, et je conviens, que l’article 7 est en cause. Le paragraphe 157(1), en permettant l’arrestation, engage le droit à la liberté des personnes nommées dans le mandat d’arrestation.

 

[31]           La première partie du critère étant satisfaite, il reste à trancher la question de savoir quel principe applicable de justice fondamentale aurait été violé par le paragraphe 157(1) de la LDN. Le requérant a été incapable de porter à ma connaissance un fondement clair énonçant le principe de justice fondamentale qu’il allègue, soit celui selon lequel les mandats d’arrestation peuvent uniquement être autorisés par des personnes aptes à exercer des fonctions judiciaires. Cependant, je crois que ce principe répond aux exigences formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, au paragraphe 8, en ce qui a trait à la reconnaissance d’un nouveau principe de justice fondamentale. Il s’agit d’un principe juridique qui peut être identifié avec précision et être appliqué aux situations de manière à produire des résultats prévisibles. En ce qui a trait à l’exigence selon laquelle il doit exister un consensus suffisant portant que le principe a un « caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société », je retire des précédents, notamment des arrêts Hunter et Feeney, ainsi que des faits législatifs exigeant que les mandats d’arrestation soient autorisés par des personnes bénéficiant d’un fort degré d’indépendance, que cette exigence est satisfaite.

 

[32]           Compte tenu des faits soulevés dans la preuve en l’espèce, je crois bel et bien que le fait qu’un mandat d’arrestation autorisé par un commandant ou par un officier délégué soit déposé auprès du CIPC, conformément à une pratique, et celui que ce mandat soit disponible et accessible dans les postes de police ainsi que les véhicules à l’échelle du pays, constituent une véritable préoccupation à l’égard du droit à la liberté de la personne nommée dans le mandat et par conséquent considérée comme recherchée. Le fait qu’un tel mandat puisse avoir été autorisé par une personne qui participe directement à l’enquête visant l’infraction constituerait, à mon avis, une violation aux droits garantis par l’article 7 de la Charte.

 

La justification au titre de l’article 1 de la Charte

 

Introduction

 

[33]           Maintenant qu’il a été conclu que le paragraphe 157(1) violait des droits spécifiques garantis par la Charte, l’intimée a le fardeau de démontrer que la disposition contestée constitue une limite raisonnable, dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. En l’espèce, l’intimée n’a produit aucune preuve portant précisément sur cette question. Cependant, la justification ne doit pas nécessairement être appuyée par la preuve; elle peut être démontrée au moyen du bon sens et du raisonnement par déduction. Les facteurs exposés dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, connus ensemble sous le nom de « critère de Oakes », sont toujours pertinents et constituent le critère applicable pour établir si une disposition contestée est « justifié » au regard de l’article premier. Celui‑ci a été formulé de plus d’une manière, mais selon moi, l’analyse relative à l’article 1 comporte les quatre étapes suivantes :

 

a)                  l’objectif de la disposition doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d’une liberté garantie par la Charte;

 

b)                  il doit y avoir un lien rationnel entre la restriction imposée au droit garanti par la Charte et l’objectif de la mesure législative;

 

c)                  le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte;

 

d)                 il doit y avoir une proportionnalité globale entre les avantages de la restriction et ses effets préjudiciables.

 

L’importance de l’objectif

 

[34]           La Cour suprême du Canada a récemment statué dans Moriarity qu’en créant le système de justice militaire, le législateur avait pour objectif d’établir des processus visant à assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. Le paragraphe 157(1) est l’un de ces processus. Ses dispositions accordent aux commandants et à leurs officiers délégués le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation officiels visant un militaire. Le paragraphe prévoit que la tâche accomplie par les personnes exécutant le mandat est officiellement reconnue par les personnes des plus préoccupées par la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.

 

[35]           Les cours de justice doivent accorder une certaine latitude au gouvernement dans leur analyse de la question de savoir si un objectif donné est urgent et réel. Je conclus que compte tenu du fait que d’autres lois prévoient l’existence des mandats d’arrestation de personnes, notamment le Code criminel, l’objectif de l’établissement d’un processus par lequel les mandats d’arrestation peuvent être émis pour les besoins de l’appareil de justice militaire constitue un besoin assez urgent pour répondre à la première étape du critère.

 

Le lien rationnel

 

[36]           Il est aussi possible de répondre par l’affirmative à la question de savoir s’il existe un lien rationnel, c’est‑à‑dire, un lien non arbitraire et non abusif, entre l’objectif de la mesure législative et la loi contestée. Il ne s’agit pas d’un critère particulièrement strict. Je conclus que le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation est suffisamment lié à l’objectif de prévoir des processus qui assureront le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes militaires.

 

L’atteinte minimale

 

[37]           Le critère de l’atteinte minimale est un élément crucial de l’examen de la proportionnalité et c’est là où le paragraphe 157(1) échoue en l’espèce. En fait, j’ai conclu que l’appréciation des droits en matière de vie privée et de liberté de quiconque dont l’arrestation est demandée par une personne menant une enquête doit être effectuée par quelqu’un qui possède le degré de neutralité et de désintéressement nécessaire pour faire la part des choses entre ces intérêts et ceux de l’État dans l’application de la justice militaire. Le paragraphe 157(1) fait complètement fi de l’exigence que la situation soit jugée par un arbitre neutre en donnant à une catégorie de personnes le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation sans égard à leur lien avec la personne devant être arrêtée ou avec l’enquête en cours, hormis l’exception relative au grade prévue au paragraphe 157(2), laquelle n’est pas liée aux préoccupations relatives à la Charte. Je suis d’avis qu’il y avait d’autres manières raisonnables par lesquelles le législateur pouvait atteindre cet objectif et qui auraient une incidence moindre sur les préoccupations relatives à la neutralité et au désintéressement de la personne émettant le mandat d’arrestation. Effectivement, sans me prononcer sur la question en ce qui a trait au caractère suffisant des dispositions, les préoccupations liées à la neutralité semblent avoir été traitées à l’égard des mandats de perquisition en vertu de l’article 273.4 de la LDN.

 

[38]           D’après moi, il existe des façons qui pouvaient et qui auraient dû être envisagées pour prévoir l’émission d’un mandat d’arrestation par des personnes désintéressées des fonctions d’enquête. Par conséquent, je conclus que le paragraphe 157(1) ne porte pas le moins possible atteinte aux droits garantis par la Charte.

 

La proportionnalité globale

 

[39]           Je conclus aussi que les effets de la disposition ayant pour effet de restreindre les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas proportionnels à l’objectif ayant été déclaré comme étant suffisamment important. Aucune preuve n’a été produite quant à l’efficacité du paragraphe 157(1) dans l’atteinte de l’objectif de faire appliquer la discipline militaire. Effectivement, l’arrestation conformément à un mandat de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions d’ordre militaire est loin de constituer le point d’entrée principal dans l’appareil de justice militaire et si l’on se fie aux affaires présentées aux juges militaires chaque année, il semble s’agir d’une situation plutôt rare.

 

[40]           Même en prenant pour acquis que le paragraphe 157(1) est une mesure efficace à tout le moins à l’égard des personnes absentes sans permission, les effets préjudiciables introduits par cette disposition sont loin d’être négligeables et secondaires, contrairement à ce qu’affirme l’intimée. Effectivement, comme l’énonce le paragraphe 157(4), les mandats d’arrestation ne portent pas atteinte au pouvoir d’arrestation sans mandat. Les articles 154 à 156 de la LDN confèrent des pouvoirs généraux en ce qui a trait à l’arrestation sans mandat de personnes assujetties au code de discipline militaire. Il est difficile de ne pas conclure, compte tenu des faits en l’espèce et surtout du témoignage du capitaine de frégate Druggett ainsi que du contenu de l’aide‑mémoire qu’il a produit, que les objectifs de permettre au commandant d’émettre des mandats d’arrestation en vertu du paragraphe 157(1) sont, premièrement, de pouvoir procéder à une arrestation dans une maison d’habitation occupée par des militaires et par leur famille et, deuxièmement, de garantir que la personne absente figure sur la liste des personnes recherchées du CIPC, ce qui fait en sorte que cette information est accessible à partir de tous les postes de police et véhicules à l’échelle du pays. De plus, le fait que le premier mandat émis en l’espèce autorisait l’entrée dans une maison d’habitation sans répondre à l’exigence prévue à l’article 34.1 de la Loi d’interprétation affaiblit l’argument de l’intimée selon lequel la formation donnée aux personnes autorisées à émettre des mandats d’arrestation ainsi que leur accès aux avis juridiques des avocats militaires atténuaient le risque de possibles violations de la Charte.

 

[41]           Je crois que les mandats d’arrestation émis par des personnes qui ne sont pas des arbitres neutres ont un effet plus que négligeable. Ils constituent une attaque directe contre les droits des membres antérieurs ou actuels des Forces canadiennes pouvant faire l’objet de poursuites en vertu du code de discipline militaire. L’effet préjudiciable du paragraphe 157(1) limite les droits garantis par la Charte d’une manière qui est excessive au regard des avantages très limités de cette disposition.

 

Conclusion au sujet de l’analyse relative à l’article 1

 

[42]           Je conclus que le paragraphe 157(1) porte atteinte aux droits garantis par la Charte et que sa justification ne puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article 1 de la Charte. Je ne souscris pas à l’argument de l’intimée selon lequel le fait de tirer une telle conclusion consiste en l’importation injustifiée d’une existence de la justice civile dans l’appareil de justice militaire et ce, sans égard aux exigences uniques du monde militaire. En fait, je crois à la légitimité de l’appareil de justice militaire autant que le juge Strayer, ancien juge en chef de la Cour d’appel de la cour martiale, lorsque ce dernier a rédigé les motifs dans R. c. Reddick, [1996] CACM 393, motifs par lesquels il suggérait de ne plus présupposer l’existence d’une antithèse entre, d’une part, la justice militaire et, d’autre part, la Charte. Il a affirmé que l’approche plus moderne autant d’un point de vue judiciaire que législatif est de rapprocher ces deux éléments en mettant l’accent sur le fait de rendre l’appareil de justice militaire conforme aux normes de la Charte dans le contexte spécial militaire. Selon l’intimée, le paragraphe 157(1) n’a pas été modifié depuis la LDN de 1950. La disposition n’a pas été adaptée à la reconnaissance des droits individuels qui a eu lieu depuis. L’approche reconnaissant la légitimité de l’appareil judiciaire militaire n’a jamais eu pour objet de rendre légitimes les atteintes aux droits des membres des Forces canadiennes. Comme l’a affirmé le juge Lamer, ancien juge en chef de la Cour suprême du Canada, dans son rapport de 2003, les militaires devraient avoir les mêmes droits que les autres citoyens, à moins que l’on démontre qu’un écart est nécessaire pour réussir des missions. On ne m’a pas démontré l’existence d’une exigence fonctionnelle empêchant qu’un arbitre neutre puisse être consulté avant d’obtenir la permission d’entrer dans le domicile d’une personne ou de déclarer celle-ci comme étant recherchée.

 

La réparation constitutionnelle applicable

 

[43]           L’article 52 de la Loi constitutionnelle n’a pas pour objet de conférer aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de laisser en vigueur une disposition législative sous réserve de l’octroi d’une réparation discrétionnaire accordée au cas par cas lorsqu’il a été jugé que cette disposition violait la Charte. L’article accorde toutefois à la Cour le pouvoir de déclarer inopérantes les dispositions « incompatibles de toute autre règle de droit ». En l’espèce, la disposition incompatible est celle relative au pouvoir d’émettre un mandat d’arrestation prévu au paragraphe 157(1), conféré à une catégorie de personnes parmi lesquelles il pourrait s’en trouver, dont la participation à l’enquête les empêche d’être considérées comme des arbitres neutres aptes à assurer un équilibre entre les droits des personnes devant être arrêtées, d’une part, et l’intérêt de la discipline ainsi que l’application de la loi, d’autre part. Reconnaissant que le requérant sollicite une ordonnance portant que les dispositions du paragraphe 157(1) sont inopérantes, je dois néanmoins examiner si d’autres options, moins draconiennes, ne seraient pas applicables à la lumière de l’incompatibilité dont je viens de souligner l’existence et des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans Schachter.

 

[44]           Bien qu’aucune des parties n’ait jugé à propos de présenter des observations sur cette question, il ne s’agit pas ici, à mon sens, d’un des cas les plus manifestes où il convient de recourir à l’interprétation large. Le législateur a en effet décidé sans équivoque de conférer le pouvoir d’émettre des mandats d’arrestation à une catégorie de personnes qui, à mon sens, est trop large pour satisfaire aux exigences constitutionnelles. Il existe plusieurs options pour corriger cette imprécision. L’une d’elles pourrait consister en la création d’une façon ou d’une autre d’une différenciation au sein de la catégorie de personnes visées par le législateur en excluant, par exemple, les officiers de l’unité de l’accusé de la catégorie de personnes qualifiées pour autoriser un mandat d’arrestation. Une autre option serait de modifier la catégorie de personnes à qui il est possible de confier cette tâche en transférant, par exemple, cette responsabilité à des commandants supérieurs ou même à des juges militaires. À mon avis, notre Cour n’est pas dans la meilleure position pour apprécier où cette ligne devrait être tracée pour en arriver à un résultat convenable sur le plan constitutionnel. Il ne m’appartient donc pas d’interpréter largement le libellé du paragraphe 157(1) de façon à corriger la violation constitutionnelle que j’ai circonscrite. Cette prérogative appartient au législateur.

 

[45]           Je conclus donc que je dois déclarer inopérantes les dispositions du paragraphe 157(1). La question qui se pose alors est de savoir si l’effet de la déclaration d’invalidité devrait être temporairement suspendu afin de fournir au législateur une occasion de rendre la disposition en cause conforme aux exigences constitutionnelles. Quoique, encore une fois, aucune des parties n’ait présenté à la Cour d’observations sur cette question, après avoir examiné les critères énoncés par la Cour suprême du Canada, au paragraphe 88 de Schachter, je conclus qu’aucun de ces critères ne s’appliquerait en l’espèce de façon à justifier la suspension temporaire de la déclaration d’invalidité. En effet, l’arrestation d’une personne en vertu d’un mandat émis par un commandant d’unité ne constitue pas pour cette personne une façon privilégiée d’avoir accès au système de justice militaire. L’élimination de cette disposition n’aura pas pour effet de menacer la primauté du droit, de mettre en péril le public, ni de priver qui que ce soit d’avantages.

 

LES ALLÉGATIONS DE VIOLATION DES DROITS DU REQUÉRANT GARANTIS PAR LA CHARTE

 

Introduction

 

[46]           Comme je l’ai déjà mentionné, en plus de contester la constitutionnalité du paragraphe 157(1), le requérant allègue que des représentants de l’État ont porté atteinte aux droits que la Charte lui garantis. Il allègue plus particulièrement que ses droits garantis par les articles 8 et 7 ont été violés en l’espèce par l’émission de deux mandats d’arrestation le concernant. Il fait également valoir qu’il a été porté atteinte à son droit d’être jugé dans un délai raisonnable conformément à l’alinéa 11b) de la Charte, parce que les diverses autorités militaires concernées ne l’ont pas traduit en justice avec suffisamment de célérité. Enfin, le requérant soutient que les droits qui lui sont garantis par l’article 9 de la Charte ont été violés en raison de son arrestation et de sa détention ultérieure en vertu du deuxième de ces mandats. J’aborderai tour à tour chacune de ces allégations.

 

Les allégations de violations des articles 8 et 7 de la Charte

 

[47]           Dans ses observations écrites et orales, l’avocat du requérant établit un lien direct entre la décision qu’il a sollicitée auprès de la Cour en ce qui a trait à la constitutionnalité du paragraphe 157(1) de la LDN, en vertu des articles 8 et 7 de la Charte, et la question de savoir si les droits de l’accusé en vertu de ces dispositions ont été violés par des représentants de l’État. Il soutient essentiellement que des commandants, des membres de la police militaire, ainsi que d’autres personnes savaient ou auraient dû savoir que le pouvoir sur lequel ils se sont fondés pour émettre et faire exécuter les deux mandats d’arrestation en l’espèce était invalide sur le plan constitutionnel. Comme l’a admis l’avocat du requérant, il n’existait, avant qu’il ne soulève l’argument en l’espèce, aucun courant jurisprudentiel, aucune doctrine militaire ou juridique, ni dans d’autres domaines, laissant entendre que les dispositions du paragraphe 157(1) pourraient être inconstitutionnelles. Le seul élément présenté en preuve réside dans la réticence exprimée par les agents de la GRC à exécuter le mandat d’arrestation émis par un commandant dans une maison privée, sans un mandat Feeney, un facteur secondaire en regard des préoccupations en matière de sécurité exprimées par la GRC relativement aux relations précaires entretenues avec la Première Nation Elsipogtog.

 

[48]           Le précepte dont le requérant ne tient pas compte dans son argument est la présomption de constitutionnalité des lois. Un jugement déclaratoire de cette cour prononcé en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, portant qu’une disposition législative sur laquelle des représentants du gouvernement s’étaient fondés était inconstitutionnelle et inopérante, est une réparation dont l’octroi modifie le droit de façon importante. La portée de cette réparation pourrait être purement prospective lorsqu’octroyée dans des circonstances appropriées. En effet, comme l’ont conclu les juges de la Cour suprême à la majorité dans Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429 (Hislop), le contexte étant celui d’une analyse des conséquences financières pour le gouvernement découlant de la réparation obtenue :

 

103.       Les gens se livrent habituellement à leurs activités selon leur interprétation des exigences de la loi. Les gouvernements de ce pays n’agissent pas différemment. Chaque disposition qu’ils adoptent ou mesure administrative qu’ils prennent doit être conforme à la Constitution. Tout comme l’ignorance de la loi ne peut excuser un contrevenant, celle de la Constitution ne saurait excuser un gouvernement. Cependant, lorsqu’une décision de justice modifie le droit existant ou crée une nouvelle règle de droit, il peut être inopportun, dans certaines circonstances, de tenir le gouvernement rétroactivement responsable. L’interprétation constitutionnelle qui permet de déterminer, dans les cas qui s’y prêtent, le moment où la règle de droit a changé facilite la protection des justiciables et des législatures qui se sont fiés à l’ancienne règle de droit lorsqu’elle s’appliquait. De la sorte, un équilibre s’établit entre la confiance légitime des décideurs que leur action s’appuie sur une évaluation raisonnable du droit au moment considéré et la nécessité de préserver la capacité d’évolution de la jurisprudence constitutionnelle.

 

[49]           À mon avis, un facteur manifestement déterminant en jeu dans la présente affaire découle du fait que les représentants du gouvernement se sont fiés de façon raisonnable et en toute bonne foi à la disposition législative énoncée au paragraphe 157(1). Il n’y a aucune raison en l’espèce d’accorder une réparation individualisée en conjonction avec la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée en vertu de l’article 52. Les allégations du requérant équivalent à demander à la Cour de conclure à une faute commise en l’espèce par les représentants en cause du gouvernement ou de reconnaître leur négligence en raison d’une conclusion tirée des mois après les faits. Compte tenu de la preuve, je suis toutefois d’avis que ces représentants ont agi de bonne foi en l’espèce, sans abuser de leur pouvoir, conformément au droit alors en vigueur. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et tout leur effet, tant qu’elles ne sont pas invalidées.

 

[50]           Une fois la déclaration d’inconstitutionnalité écartée de l’équation, il ne reste que très peu de choses de l’argument avancé par le requérant en ce qui a trait à une violation réelle des droits garantis par les articles 8 ou 7. Même si je devais accepter la preuve concernant la préférence exprimée par la GRC d’avoir recours à un mandat judiciaire Feeney plutôt qu’au mandat émis par un commandant pour se lancer à la recherche du requérant dans une maison d’habitation, ce qui signifie que la police militaire était au courant du caractère illégal du mandat émis par le commandant à cet égard, cela ne tirerait pas à conséquence. En effet, bien que l’émission du premier mandat, daté du 8 janvier 2014, qui avait pour cible une maison d’habitation n’ait pas été validement autorisée, en ce qu’elle ne respectait pas les conditions de l’article 34.1 de la Loi sur l’interprétation, ce mandat n’a jamais été exécuté. Quant au deuxième mandat, il a été à la fois émis par le capitaine de frégate Druggett et exécuté par la police militaire alors qu’il était valide. Il ne peut y avoir de violation de l’article 7 pour ce seul motif et aucune autre violation commise par des représentants de l’État n’a été expressément alléguée. L’affaire R. v. Henry, [1999] B.C.J. No. 917, soumise à mon attention par le requérant, ne s’applique pas, vu les faits de la présente instance.

 

[51]           Compte tenu des discussions tenues durant les plaidoiries, je souhaiterais apporter des précisions sur le fait qu’il était loisible à n’importe quel agent de la paix établissant des rapports avec le matelot de 3e classe Levi-Gould, à compter du moment où il a été libéré des Forces canadiennes le 16 octobre 2014 et qu’il est redevenu un civil, de le faire comparaître devant un tribunal civil, lequel aurait tranché la question de savoir s’il devait être mis sous garde militaire selon le régime établi aux articles 252 et 253 de la LDN. La question qui m’intéressait était de savoir si l’état civil du matelot de 3e classe Levi-Gould n’aurait pas dû être reconnu pour lui donner accès à un tribunal civil où il aurait pu demander une décision judiciaire, au lieu d’être traité uniquement par des instruments militaires comme le mandat d’arrestation émis par un commandant et l’application corrélative d’un régime de détention destiné aux personnes arrêtées en vertu de la LDN. Je me suis également informé des délais convenables à l’intérieur desquels il y aurait eu lieu de traiter de façon purement militaire avec un ex-militaire devenu civil dans des cas d’absence sans permission.

 

[52]           Aucun argument n’a été porté à mon attention concernant une atteinte à la Charte résultant de la façon dont l’accusé a été traité du point de vue de son état civil. J’ai examiné l’arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Wehmeier, 2014 CACM 5, où il était traité des répercussions de l’article 7 résultant de la poursuite d’un civil devant une cour martiale. La portée de cette décision est toutefois limitée aux objectifs poursuivis par le législateur lorsqu’il a adopté des dispositions particulières pour assujettir au code de discipline militaire les civils accompagnants les Forces canadiennes. Comme la Cour l’a déclaré, « [n]ous n’affirmons pas pour autant que toutes les poursuites des civils devant les tribunaux militaires portent nécessairement atteinte aux droits de ces personnes qui sont garantis à l’article 7 de la Charte. » En l’espèce, les infractions alléguées auraient été commises par un militaire et ne peuvent être jugées par un tribunal civil. Ces distinctions importantes m’amènent à conclure que la décision Wehmeier ne s’applique pas à la présente instance.

 

[53]           En fin de compte, la comparution devant un tribunal civil ne constitue pas une condition préalable essentielle à la remise entre les mains des autorités militaires d’un déserteur ou d’une personne absente sans permission. Aux termes de l’article 254 de la LDN, une personne qui se livre à la police et avoue avoir déserté ou s’être absentée sans permission peut être mise sous garde militaire sans comparution préalable devant un juge de paix. Selon le témoignage du matelot de 3e classe Levi-Gould, il s’est présenté au détachement de la GRC en décembre 2014 et il a discuté à ce moment de sa situation de personne absente sans permission avec le gendarme Bradstreet, décrivant cette rencontre comme s’il se conduisait de façon à « se rendre aux autorités ». Si tel est le cas, il aurait pu alors être remis entre les mains des autorités militaires sans avoir à comparaître devant un juge de paix. Le fait que cette situation se soit en fin de compte produite plus de trois mois plus tard, soit le 2 avril 2015, autrement que sous le régime institué par les articles 252 à 254 de la LDN, ne m’autorise pas à conclure de mon propre chef qu’il avait été porté atteinte de ce fait aux droits de l’accusé qui lui sont garantis par l’article 7 ou même par l’article 9 de la Charte.

 

Les allégations de violation de l’alinéa 11b) de la Charte

 

[54]           Le requérant tente de prouver la répétition d’un comportement négligent qui constituerait une violation de son droit d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l’alinéa 11b) de la Charte, en invoquant l’omission prétendue de diverses autorités d’être au courant de l’inconstitutionnalité du paragraphe 157(1) et un argument quelque peu contradictoire selon lequel les autorités auraient dû déployer plus rapidement des efforts soutenus afin d’exécuter ces mandats. Le requérant soutient dans un premier temps que ce qu’il a été convenu d’appeler dans les discussions le « chronomètre de l’alinéa 11b) » s’est activé dès l’émission du premier mandat d’arrestation le 8 janvier 2014, soit le lendemain du début de son absence, et qu’il a continué de fonctionner jusqu’au moment où les procédures ont été engagées devant la Cour, soit le 10 février 2016, ce qui couvre une période d’environ 25 mois. L’avocat du requérant a cependant reconnu lors des plaidoiries que le point de départ pourrait bien être le 7 mars 2014, date à laquelle le premier chef d’accusation a été consigné dans un dossier de procédures disciplinaires.

 

[55]           La nature du chef d’accusation de désertion, lequel est fondamental au comportement reproché à l’accusé en l’espèce, rend difficile d’application des précédents en matière de contestations en vertu de l’alinéa 11b) de la Charte. J’estime qu’il est important de garder présent à l’esprit les intérêts que visent à protéger les dispositions de l’alinéa 11b) de la Charte. Ceux-ci sont : le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à un procès équitable, ainsi que l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. À la lumière de ces principes généraux, l’argument avancé par le requérant comporte, à mon avis, deux lacunes importantes. Premièrement, jusqu’à son arrestation par la police militaire le 2 avril 2015, le requérant ignorait que des chefs d’accusation avaient été portés contre lui. Il est donc demeuré en liberté en ce qui concerne ces chefs d’accusation. Dans ces circonstances, on peut difficilement s’imaginer comment la sécurité de sa personne, sa liberté et son droit à un procès équitable étaient violés ou menacés. Le préjudice qu’il décrit avoir subi, soit l’angoisse d’avoir à traiter éventuellement avec les autorités militaires pour répondre de son absence et le stigmate d’être reconnu dans sa communauté comme un déserteur, avec les conséquences susceptibles d’affecter sa fiabilité aux yeux d’éventuels employeurs, n’était donc pas exclusivement lié au chef d’accusation porté contre lui en vertu du système de justice militaire. La deuxième carence de l’argument avancé par le requérant réside dans le fait que contrairement à une personne accusée d’une infraction et qui demeure à la merci d’un système judiciaire pendant des mois avant de se faire entendre devant les tribunaux, l’accusé en l’espèce avait la possibilité de faire cesser le préjudice qu’il affirme avoir subi en se rendant aux autorités ou en retournant à son navire pour s’y rapporter ou en se livrant en fait à une quelconque unité des Forces canadiennes.

 

[56]           Je reconnais que le matelot de 3e classe Levi-Gould a témoigné qu’il s’était lui-même livré lors d’une rencontre avec le gendarme Bradstreet au détachement de la GRC, situé sur le territoire de la Première Nation Elsipogtog, le 15 décembre 2014. À mon avis, cette date est la plus favorable au requérant que je puisse retenir comme étant le point de départ du chronomètre de l’alinéa 11b). Ainsi, les délais qui ont affecté les présentes procédures totaliseraient 14 mois. Aucune preuve n’a été produite pour indiquer qu’il s’agirait là d’un délai d’une durée exceptionnelle pour des procédures engagées devant des cours martiales.

 

[57]           Je remarque que durant le temps écoulé avant l’arrestation de l’accusé, la poursuite et les autres autorités militaires n’ont jamais abandonné la présente affaire. En fait, des mesures précises ont été prises pour alléger ce que l’on pourrait qualifier comme des « exigences inhérentes à la prise en charge d’un dossier ». Des chefs d’accusation ont été portés et fait plus important, elles ont procédé in absentia jusqu’au moment où la cause ne pouvait plus progresser, en raison de l’impossibilité technique pour l’administratrice de la cour martiale de convoquer une cour martiale. Cette ligne de comportement, une fois que l’accusé fut détenu et qu’il devenait possible de lui signifier les chefs d’accusation ainsi que de procéder au choix de la langue des procédures, a permis à la poursuite d’être en mesure de commencer le procès dans les jours suivants. Les chefs d’accusation portés en l’espèce ne présentent aucune complexité et d’après les faits décrits dans la présente requête, j’estime que la présentation de la preuve de la poursuite n’exigerait pas plus qu’une journée d’audience. La divulgation de la preuve à l’égard des chefs d’accusation n’aurait pas été extrêmement complexe non plus et elle semble avoir été faite à l’accusé par lettre envoyée au mois de juillet 2014 et à l’avocat de la défense dans les délais pour l’audience de révision de la mise sous garde.

 

[58]           Il semble qu’à compter du mois décembre 2014, les retards aient été en grande partie causés par la volonté de l’accusé de contester la façon dont il avait été amené à relever de la compétence militaire de même que la disposition en vertu de laquelle les mandats d’arrestation avaient été émis par les commandants. Cette attitude a imposé à la poursuite de satisfaire à des conditions additionnelles de divulgation, un processus qui ne s’est pas toujours déroulé de façon harmonieuse. Comme la Cour suprême l’explique au paragraphe 44 de R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, le choix fait par un accusé de préconiser des procédures préliminaires et leur stratégie doit être pris en compte pour déterminer le délai qui est raisonnable. Je ne veux formuler ici aucun reproche; d’ailleurs, la présente requête était tout à fait légitime et il lui a été fait droit dans une large mesure.

 

[59]           Je souligne également que les ressources judiciaires limitées ont causé l’autre partie du délai écoulé après l’arrestation, soit celui entre la date de procès demandée par l’accusé le 30 novembre 2015 et la date à laquelle la présente cour martiale a été convoquée le 10 février 2016. Contrairement aux observations présentées par le requérant, je ne crois pas que quiconque s’étant occupé du présent dossier ait agi avec négligence ou de mauvaise foi.

 

[60]           Lorsqu’on applique aux faits de l’espèce les directives formulées par la Cour suprême du Canada en ce qui a trait aux contestations fondées sur l’alinéa 11b), à compter du point de départ fixé au 15 décembre 2014, à la lumière du fait que le délai a en grande partie été causé par le comportement de l’accusé, par les exigences inhérentes à la prise en charge des questions soulevées dans le présent dossier et par des ressources judiciaires limitées, jumelées au fait qu’aucun préjudice important ne résulte des chefs d’accusation portés, à mon avis, le délai écoulé en l’espèce n’est pas déraisonnable.

 

Les allégations de violation de l’article 9 de la Charte

 

[61]           L’argument suivant que le requérant invoque a trait à l’application de l’article 9 de la Charte et il est à nouveau lié en partie à la validité du mandat en vertu duquel le matelot de 3e classe Levi-Gould a été arrêté le 2 avril 2015. Le requérant soutient que le mandat d’arrestation est invalide du point de vue constitutionnel, ce qui en droit fait de son arrestation une arrestation non autorisée et donc arbitraire en violation des droits que lui garantit l’article 9. Pour les motifs déjà exprimés en ce qui a trait à l’effet prospectif d’une déclaration d’invalidité, cet argument doit être rejeté.

 

[62]           Dans ses observations écrites, le requérant soutient aussi qu’en l’absence de mandat d’arrestation valide, la police militaire n’était pas investie du pouvoir de l’arrêter sans mandat, étant donné qu’il n’était plus assujetti au code de discipline militaire. Comme le mandat était valide au moment de l’arrestation, cet argument doit aussi être rejeté. La compétence de la police militaire en matière d’arrestation d’un civil à l’extérieur d’un établissement de la défense a récemment été reconnue au paragraphe 78 de P.H. v. Canada (Attorney General), 2015 BCSC 2266. J’ai déjà abordé la question de l’état civil de l’accusé au moment de l’arrestation lorsque j’ai traité de l’article 252 de la LDN. Dans la mesure où la décision prise par la police militaire de réserver au requérant un traitement fondé uniquement sur des instruments militaires plutôt que de le traduire devant les tribunaux civils fait intervenir les droits garantis par l’article 9 de la Charte, les arguments présentés ne sont pas suffisants pour me permettre de conclure que les droits de l’accusé que lui garantit l’article 9 ont été de ce fait violés.

 

[63]           Le requérant soulève également d’autres arguments en ce qui a trait à sa détention continue entre le moment où il a été conduit de Moncton (Nouveau-Brunswick) et celui où il a été placé sous la garde de l’unité de la police militaire à Halifax. Le requérant soutient que la décision prise par le caporal Simms de le placer sous la garde du caporal-chef Drapeau à son arrivée à l’unité de la police militaire le 2 avril 2015 était arbitraire, car les motifs écrits énoncés dans le rapport de détention (produit comme pièce KK, jointe à l’affidavit de Phyllis Nadeau) indiquaient [TRADUCTION] « pour empêcher la répétition de l’infraction ». En effet à cette date, l’accusé avait fait l’objet d’une libération administrative des Forces canadiennes et il ne pouvait pas par conséquent commettre à nouveau l’infraction de désertion. Ce motif visant à empêcher la répétition de l’infraction a également été mentionné par le lieutenant de vaisseau Pellerin, l’officier réviseur de la mise sous garde, comme étant une des trois raisons pour lesquelles il avait décidé de maintenir sous garde le matelot de 3e classe Levi-Gould dans sa décision écrite du 3 avril 2015, produite comme pièce OO, jointe à l’affidavit de Phyllis Nadeau.

 

[64]           À mon avis, il est clair que l’indication [TRADUCTION] « répétition de l’infraction » inscrite comme motif justifiant la mise sous garde et la détention du matelot de 3e classe Levi-Gould était erronée. La question à trancher est de savoir si ces erreurs du caporal Simms et du lieutenant de vaisseau Pellerin ont eu une incidence sur la démarche visant à déterminer si la mise sous garde était arbitraire au sens de l’article 9 de la Charte. Au vu des faits de l’espèce, j’estime que ces erreurs ne démontrent pas l’existence d’une atteinte aux droits garantis par l’article 9. Je remarque que la mise et la détention sous garde ont été effectuées dans le respect du cadre législatif énoncé dans la LDN et qu’ils ont mené ultimement à la participation de l’administratrice de la cour martiale qui était disposée dans les heures qui ont suivi la décision du lieutenant de vaisseau Pellerin à prendre des mesures visant à assurer la tenue d’une audience de révision de la mise sous garde présidée par un juge militaire. La loi prévoit l’exercice par le lieutenant de vaisseau Pellerin et le caporal Simms d’un pouvoir discrétionnaire ainsi que la capacité de prendre la décision qu’ils ont prise. En l’absence d’argument démontrant que la loi est arbitraire, je ne saurais conclure que des erreurs de cette nature commises dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi suffisent à elles seules à rendre la détention arbitraire.

 

[65]           De plus, les faits révèlent l’existence de motifs justifiant le maintien de la mise sous garde du matelot de 3e classe Levi-Gould. Dans son témoignage non contesté que j’ai entendu, le caporal Simms déclare qu’il était d’avis que le matelot de 3e classe Levi-Gould présentait un risque de fuite le 2 avril 2015, même s’il n’avait pas mentionné ce fait dans son rapport de détention. Quant au lieutenant de vaisseau Pellerin, il a déclaré dans sa décision écrite du 3 avril 2015 qu’il croyait que le matelot de 3e classe Levi-Gould présentait un risque de fuite. Compte tenu du comportement de l’accusé durant les quelques 15 mois écoulés entre son absence et son arrestation, il n’était ni déraisonnable ni arbitraire pour le caporal Simms et le lieutenant de vaisseau Pellerin de maintenir sous garde le matelot de 3e classe Levi-Gould, en raison du fait qu’il présentait un risque de fuite. Il y avait des motifs de croire que si le matelot de 3e classe Levi-Gould devait être libéré, il refuserait d’assumer la responsabilité de ses actes et continuerait de s’esquiver de la compétence des tribunaux militaires. Par conséquent, au vu des faits en l’espèce, je ne saurais voir une violation de l’article 9 dans la mise sous garde et la détention.

 

[66]           Si je fais erreur en ce qui a trait à cette conclusion, je souhaiterais dire que si j’avais conclu à l’existence d’une atteinte à l’article 9, je n’aurais pas ordonné une suspension d’instance à titre de réparation. En effet, une suspension d’instance ne s’impose en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte que dans les cas les plus manifestes. En l’espèce, il y a eu détention après la commission de l’infraction et elle n’avait aucun lien avec la cueillette d’éléments de preuve. La détention n’a pas compromis la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Nous ne sommes pas en présence d’un cas où le requérant a été détenu, en raison d’une pratique policière inadéquate ou d’une procédure à l’égard de laquelle les tribunaux doivent se dissocier. Lorsqu’il en a eu l’occasion, au moment des plaidoiries, l’avocat du requérant n’a pu me citer aucune décision dans laquelle une suspension d’instance avait été ordonnée, en raison d’une violation de l’article 9 dans un contexte militaire. J’ai examiné la décision R. c. Fondren, 2011 CM 4005 où le juge militaire avait conclu à une violation de l’article 9 mais où il a statué que la réparation qu’il convenait d’accorder était une réduction de peine, et non une suspension d’instance réclamée par le requérant.

 

[67]           En clair, je ne souhaiterais pas que ma conclusion concernant l’absence d’une violation de la Charte en ce qui a trait à la détention de l’accusé soit interprétée comme si j’allais faire fi du fait que l’accusé a été mis sous garde lorsque viendra le temps d’infliger une peine, si j’ai à le faire en l’espèce. Lorsqu’il sera opportun de statuer sur la peine appropriée qu’il convient d’appliquer que la Charte ait été violée ou non, je dispose d’un pouvoir discrétionnaire me permettant de tenir compte des mesures qui ont mené à la détention de l’accusé et qui ont été prises par tous les représentants de l’État. Au bout du compte, au moment d’apprécier ce qui constituerait une peine appropriée, il se pourrait, compte tenu des faits de l’espèce, que cela ne fasse pratiquement pas de différence dans la façon de traiter l’accusé entre le fait de conclure à l’existence d’une violation, dont la réparation consisterait en une réduction de la peine et celui de prendre compte du fait que l’accusé a purgé du temps en détention préventive, particulièrement durant le weekend de Pâques, comme ce fût le cas en l’espèce.

 

Conclusion

 

[68]           La Cour a conclu que les droits de l’accusé qui lui sont garantis par les articles 8, 7 et 9 ainsi que par l’alinéa 11b) de la Charte n’ont pas été violés, compte tenu des faits de l’espèce.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[69]           ACCUEILLE en partie la requête;

 

[70]           DÉCLARE que le paragraphe 157(1) de la Loi sur la Défense nationale est inopérant au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

 

[71]           REJETTE le reste de la requête.

 

 

Avocats :

 

Le directeur des poursuites militaires, représenté par le major P. Rawal, avocat de Sa Majesté la Reine, intimée

 

Le capitaine de corvette B. Walden et le capitaine F. Ferguson, Service d’avocats de la défense, avocat du requérant, le matelot de 3e classe T.A. Levi-Gould

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