Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 19 septembre 2016

Endroit : BFC Trenton, édifice 22, 3e étage, 74 avenue Polaris, Astra (ON)

Chefs d’accusation :

• Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 130 LDN, proférer des menaces (art. 264.1(1) C. cr.).
• Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 86 LDN, a adressé des propos provocateurs à un justiciable du code de discipline militaire, tendant ainsi à créer une querelle.
• Chef d’accusation 3 : Art. 130 LDN, proférer des menaces (art. 264.1(1) C. cr.).

Résultats :

VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3 : Non coupable.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Sketcher, 2016 CM 4014

 

Date : 20160922

Dossier : 201554

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Trenton

Trenton (Ontario), Canada

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Caporal D.J. Sketcher, accusé

 

 

En présence du : Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

INTRODUCTION

 

[1]               Le caporal Sketcher est accusé, au titre du code de discipline militaire, relativement à deux incidents différents qui ont eu lieu tous les deux à la Base des Forces canadiennes (BFC) Trenton ou à côté de celle-ci. D’abord, le 25 septembre 2014, il aurait sciemment proféré une menace de mort ou de lésions corporelles au caporal Doiron et à la chaîne de commandement. Pour ce qui est de cet incident, il est accusé d’un chef d’accusation, en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, d’avoir proféré des menaces, en contravention au paragraphe 264.1(1) du Code criminel et, à titre subsidiaire, d’avoir adressé des propos provocateurs à un justiciable du code de discipline militaire de nature à susciter une querelle, en contravention à l’article 86 de la Loi sur la défense nationale. Ensuite, pour ce qui est du second incident, qui aurait eu lieu le 28 janvier 2015, au cours d’un rendez-vous médical avec la Dre Snow, le caporal Sketcher est accusé, en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, d’avoir proféré une menace de causer des lésions corporelles à l’égard de l’adjudant‑maître Vanwesten, en contravention au paragraphe 264.1(1) du Code criminel.

 

LA PREUVE

 

[2]               La preuve est constituée des témoignages de vive voix de trois témoins appelés par la poursuite pendant le procès. La défense a choisi de ne pas appeler de témoins. Pour ce qui est du premier incident, le caporal‑chef Deslauriers et le caporal Wade ont donné des témoignages de ce qu’ils ont entendu de la discussion entre les caporaux Sketcher et Doiron le 25 septembre 2014. En plus de donner un témoignage quant à ce qui a été dit, les deux témoins ont fourni des éléments sur le contexte de la situation dans laquelle les mots attribués au caporal Sketcher ont été proférés. Pour ce qui est du second incident, la poursuite a appelé la Dre Snow qui a raconté son interaction du 28 janvier 2015 avec l’accusé, et qui a expliqué la première impression qu’elle a eue relativement aux mots qu’elle a entendus et la façon dont cette première impression a changé le lendemain, ce qui a mené à la plainte qu’elle a ensuite déposée auprès de la police militaire.

 

[3]               Le caporal‑chef Deslauriers, en tant que commandant adjoint (cmdtA) de sa section, était le superviseur immédiat du caporal Sketcher, en septembre 2014, qui avait le grade de caporal. Il a dit qu’il se souvenait d’une conversation qui a eu lieu dans l’atelier de son lieu de travail à la BFC Trenton entre le caporal Doiron et l’accusé, le caporal Sketcher. Il a dit qu’il a entendu le caporal Doiron faire des commentaires défavorables sur le caporal Sketcher. Le caporal Doiron se plaignait de l’éthique professionnelle du caporal Sketcher, il disait qu’étant donné le comportement du caporal Sketcher, il n’embaucherait pas ce dernier comme employé et que si le caporal Sketcher était son employé, il s’en débarrasserait. Le caporal‑chef Deslauriers a dit qu’il ne se souvenait pas de ce qui avait déclenché ces commentaires, mais il a déclaré que le caporal Sketcher semblait mécontent des commentaires du caporal Doiron et qu’il a tout de suite répondu : [traduction] « si j’étais un civil et que je n’étais pas tenu au respect des règlements de l’Armée, je m’en prendrais à vous », faisant référence au caporal Doiron. Le caporal‑chef Deslauriers a dit que le caporal Sketcher semblait sérieux quand il a tenu ces propos, en raison de ce qu’il a dit, du ton de voix qu’il a utilisé, et de l’expression de son visage. Le caporal‑chef Deslauriers a pris ces commentaires au sérieux, parce qu’il avait auparavant entendu le caporal Sketcher dire, à deux ou trois occasions, que quand il serait suffisamment [traduction] « écoeuré » contre son environnement de travail, il « se présenterait et tirerait sur les gens ». Le caporal‑chef Deslauriers savait aussi que le caporal Sketcher avait des armes, parce qu’il avait eu des conversations avec ce dernier dans le passé, et parce qu’il avait vu une des vieilles armes du caporal Sketcher. Questionné sur ce qu’il a fait une fois qu’il a entendu les propos tenus, le caporal‑chef Deslauriers a déclaré qu’il trouvait que la situation était tendue et difficile. Comme il ne prenait pas part à la conversation, il a décidé de quitter les lieux.

 

[4]               Pendant le contre‑interrogatoire, le caporal‑chef Deslauriers s’est vu présenter une déclaration antérieure qu’il avait faite immédiatement après l’incident et qui avait subséquemment été fournie à la police. Lorsque des différences avec son témoignage ont été relevées, il a choisi de s’en tenir à ce qu’il avait affirmé dans cette déclaration. Premièrement, il a admis que les mots du caporal Doiron auraient été [traduction] « si j’étais le commandant de l’Armée, je vous mettrais à la porte ». Pour ce qui est de la réponse du caporal Sketcher, la déclaration précédente révèle que le caporal‑chef Deslauriers a dit qu’il n’a pas clairement entendu les mots exprimés par l’accusé et qu’il s’agissait, soit de [traduction] « vous tuer », soit de « vous avoir ». Le caporal‑chef Deslauriers a dit que l’essentiel de ces mots était [traduction] « je vous aurais ». En ce qui concerne le contenu de sa déclaration précédente, le caporal‑chef Deslauriers a reconnu qu’il n’a pas cité les mots exprimés par le caporal Doiron, il a plutôt voulu dire que le caporal Doiron plaisantait. Lors du contre‑interrogatoire, le caporal‑chef Deslauriers a admis qu’en fait, par ses commentaires, le caporal Doiron [traduction] « lançait une pique » au caporal Sketcher. Pour ce qui est de sa croyance que le caporal Sketcher avait beaucoup d’armes à feu, le caporal‑chef Deslauriers a reconnu qu’il s’agissait d’une conjecture, car il n’avait jamais vu qu’une seule arme du caporal Sketcher, une vieille arme fonctionnant à la poudre noire.

 

[5]               Pour sa part, le caporal Wade a déclaré qu’il était aussi présent lorsque les conversations ont eu lieu dans l’atelier, le 25 septembre 2014, entre les caporaux Doiron et Sketcher en présence du caporal‑chef Deslauriers. Il ne se souvenait pas comment la conversation a évolué, mais il a dit qu’il se souvenait d’un commentaire fait par le caporal Doiron à l’égard du caporal Sketcher selon lequel ce serait bien si les paresseux pouvaient être sortis et renvoyés de l’Armée à coups de pieds dans le derrière. Il a entendu le caporal Sketcher répondre [traduction] « je deviendrai alors un civil et je pourrais revenir et casser la gueule de quiconque ici que je voulais ». Il a dit que le caporal Doiron a réagi en écarquillant ses yeux. Il a déclaré qu’à la suite de ce commentaire, la conversation a été interrompue et ceux qui étaient rassemblés‑là se sont dispersés. Lorsque le procureur lui a demandé vers qui ces commentaires étaient dirigés, il a répondu qu’il ne pouvait dire si quiconque était particulièrement visé, mais il a dit que le caporal Sketcher semblait avoir été offensé par les propos du caporal Doiron et qu’en résumé, il a dit [traduction] « recule ». Le caporal Wade a déclaré que le comportement du caporal Sketcher démontrait qu’il était sur la défensive et le caporal Doiron semblait avoir été surpris par la réponse du caporal Sketcher et ne pas l’avoir prise comme étant une plaisanterie.

 

[6]               Lors du contre‑interrogatoire, le caporal Wade a souscrit à l’hypothèse que le caporal Doiron avait lancé une pique verbale au caporal Sketcher quand il a parlé des personnes paresseuses. Le caporal Wade a ajouté que le caporal Sketcher a été offensé par le commentaire fait à son sujet et a répondu qu’il pouvait [traduction] « revenir et casser la gueule de tout le monde s’[il] le voulai[t] ». Cependant, il n’a pas dit qu’il [traduction] « tuerait » ou « casserait la gueule » du caporal Doiron ou de quiconque appartenant à la chaîne de commandement. Le caporal Wade a souscrit à l’idée qu’il s’agissait d’une déclaration générale, dont l’essentiel était [traduction] « il en sera de même pour vous ». Le caporal Wade a souscrit à l’idée qu’il s’agissait simplement d’une plaisanterie entre deux collègues qui ne s’aimaient pas. Il n’a pas eu l’impression qu’il y avait une intention de prendre les commentaires au sérieux ou que ceux-ci avaient été faits avec l’intention d’intimider quiconque. Lors du ré-interrogatoire, le caporal Wade a été renvoyé à un extrait de sa déclaration du 25 septembre 2014 qu’il avait faite le jour de l’incident, [traduction] « le caporal Doiron ne semblait pas croire que ce commentaire fait par le caporal Sketcher avait été fait sous le ton de la plaisanterie et moi non plus je n’étais pas entièrement certain qu’il s’agissait d’une plaisanterie ».

 

[7]               Le dernier témoin appelé par la poursuite était la Dre Snow qui a témoigné relativement au second incident, celui du 28 janvier 2015, faisant l’objet du troisième chef d’accusation. Elle a déclaré que le caporal Sketcher était venu dans son bureau afin de lui demander qu’elle entérine une recommandation, faite par un médecin spécialiste civil, en vue d’un congé de maladie de 60 jours devant être accordé au caporal Sketcher avant un examen qui devait être effectué relativement aux allergies en milieu de travail. La Dre Snow a refusé la demande d’octroi de 60 jours de congé de maladie et a discuté des options possibles à une exclusion totale du milieu de travail, ce qui a amené le caporal Sketcher à exprimer son insatisfaction relativement à la façon dont il était traité par son supérieur, il a nommé l’adjudant‑maître Vanwesten. La Dre Snow a déclaré que le caporal Sketcher était très en colère contre beaucoup de choses qu’il a entièrement attribuées à l’adjudant‑maître Vanwesten, y compris des sanctions administratives découlant de l’incident du 25 septembre 2014 dont il est résulté qu’il n’a pas été en mesure d’être affecté dans une autre unité, car il était alors l’objet de mesures de mise en garde et surveillance. Au cours d’une longue discussion, le caporal Sketcher a déclaré qu’à trois occasions il aurait aimé [traduction] « donner un coup de poing à la tête [de l’adjudant‑maître Vanwesten] ». La Dre Snow a déclaré qu’au début elle n’était pas préoccupée par les mots en tant que tels, étant donné qu’elle avait déjà entendu des patients tenir ce genre de propos auparavant dans son bureau, afin d’extérioriser leur colère dans un lieu sécuritaire, dans le cadre d’une consultation médicale. Elle a estimé que ces mots étaient [traduction] « prononcés sous le coup de la colère », une façon pour le caporal Sketcher de dire qu’il détestait l’adjudant‑maître Vanwesten. Toutefois, vu le niveau élevé de colère démontré, et vu que cette colère était dirigée vers une personne, elle a demandé au caporal Sketcher s’il avait l’intention de traduire ses mots en actions. Le caporal Sketcher a répondu par la négative, il a déclaré que s’il agissait de la sorte, cela faciliterait les efforts que l’adjudant‑maître Vanwesten déployait afin de miner la carrière du caporal Sketcher. La Dre Snow n’a pas eu l’impression qu’elle devait, à ce moment-là, entreprendre d’autres mesures, car le caporal Sketcher lui avait dit qu’il n’avait pas l’intention de prendre des actions relativement aux propos qu’il avait tenus, que le caporal Sketcher était assez lucide et n’avait pas reçu quelque diagnostic de maladie mentale que ce soit à la suite d’une récente évaluation. La Dre Snow a interprété les mots du caporal Sketcher comme étant [traduction] « juste une façon d’évacuer la pression ». La rencontre s’est terminée lorsque la Dre Snow a mis le caporal Sketcher dans une catégorie médicale permanente pour ce qu’elle a perçu comme étant un refus de faciliter les mesures d’adaptation offertes par sa chaîne de commandement. Le caporal Sketcher était mécontent de l’issue; il était allé voir la Dre Snow afin qu’elle approuve un congé de 60 jours recommandés par son médecin et maintenant il était exposé à la possibilité de libération obligatoire des Forces armées canadiennes pour des raisons médicales.

 

[8]               La Dre Snow a déclaré qu’elle est revenue au bureau tôt le lendemain afin de remplir ses notes et de les signer. À ce moment-là, un membre de l’équipe de la clinique lui a rapporté que lorsque le caporal Sketcher partait la veille, il a fait à voix haute un commentaire selon lequel il frapperait l’adjudant‑maître Vanwesten à la tête jusqu’à ce que ce dernier [traduction] « tombe dans le coma » et qu’il allait [traduction] « rentrer chez lui et s’enivrer pour oublier la journée ». Cette déclaration a inquiété la Dre Snow, car le caporal Sketcher n’exprimait plus sa frustration dans le cadre d’une consultation clinique. Elle a décidé d’obtenir des renseignements dans les dossiers et auprès d’autres professionnels qui avaient été en contact avec le caporal Sketcher. La Dre Snow a appris qu’il avait de mauvaises habitudes de consommation d’alcool, qu’il collectionnait des armes et qu’il vivait en isolement social. Sur la foi de ces renseignements, elle a décidé d’informer la police des propos tenus par le caporal Sketcher pendant sa consultation avec lui la veille, et elle a communiqué avec l’adjudant‑maître Vanwesten afin de l’informer de la situation.

 

LES ACCUSATIONS D’AVOIR PROFÉRÉ DES MENACES

 

Éléments essentiels à prouver

 

[9]               Les éléments essentiels du premier et du troisième chef d’accusation, en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, soit le fait de proférer des menaces, en contravention au paragraphe 264.1(1) du Code criminel sont les suivants :

 

a)                   l’identité de l’accusé;

 

b)                 la date et le lieu de l’infraction;

 

c)                  l’acte prohibé (actus reus) : que l’accusé a sciemment proféré ou transmis une menace de mort ou de lésions corporelles;

 

d)                  l’élément de faute (mens rea) : que les mots proférés avaient pour but de transmettre une menace. Cet élément est prouvé lorsqu’on établit que l’accusé :

 

i.                     avait l’intention d’intimider;

 

ii.                   avait l’intention que les menaces soient prises au sérieux.

 

[10]           Les éléments de l’identité, de la date et du lieu de l’infraction ne sont pas contestés. N’est pas non plus contesté le fait que le caporal Sketcher aurait sciemment proféré les mots qu’on lui attribue. La question en litige est de savoir si ces mots constituent une menace de causer la mort ou des lésions corporelles, et, si tel est le cas, s’il a bien été établi que le caporal Sketcher avait l’intention d’intimider ou avait l’intention que les menaces soient prises au sérieux.

 

Droit applicable

 

[11]           Pour ce qui est de la première question relative à l’acte prohibé, la question de savoir si les mots attribués au caporal Sketcher constituent une menace est une question de droit qui doit être tranchée selon une norme objective, c’est-à-dire que la nature de la menace doit être examinée comme le ferait une personne raisonnable ordinaire dans le contexte où les mots ont été proférés. Une telle personne raisonnable est objective, connaît bien les circonstances de la cause, est sensée, est impartiale, est réaliste et pratique. La poursuite n’a pas l’obligation de prouver que le destinataire de la menace connaissait la menace, qu’il était intimidé par la menace ou qu’il avait pris la menace au sérieux. De plus, les mots ne doivent pas avoir été proférés à l’égard d’une personne précise, une menace visant un groupe précis de personnes est suffisante.

 

[12]           En ce qui concerne la deuxième question, l’élément de faute est subjectif. Ce qui importe c’est ce que le caporal Sketcher avait réellement l’intention de faire : avait-il l’intention, en raison des mots qu’il a proférés, d’intimider ou d’être pris au sérieux? La question sera tranchée sur le fondement des inférences tirées de l’ensemble des circonstances. Il n’est pas nécessaire de prouver que l’accusé avait l’intention que les mots proférés soient transmis au destinataire ou à la personne faisant l’objet de la menace. Il est important de se rappeler que pour que l’élément de faute soit établi, il n’en est pas nécessaire que l’accusé avait précisément l’intention d’intimider quiconque, mais qu’il/elle avait l’intention que les menaces soient prises au sérieux. En fait, comme cela ressort de l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire R. c. McRae, 2013 CSC 68 :

 

Les menaces sont des outils d’intimidation et de violence. Pour cette raison, dans toute situation où les menaces sont exprimées dans l’intention qu’elles soient prises au sérieux, même à des tiers, les éléments de l’infraction seront établis.

 

[13]           Ce qui sous-tend l’analyse de ces deux questions litigieuses et, en fait, tout chef d’accusation devant une cour est l’exigence constitutionnelle que la poursuite prouve sa cause hors de tout doute raisonnable. En fait, l’accusé est présumé innocent dès le début d’une instance pénale. Le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et n’est jamais transféré à l’accusé. La norme de preuve hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée à un principe fondamental régissant tous les procès criminels : la présomption d’innocence. Ainsi, avant qu’un accusé ne puisse être déclaré coupable d’une infraction, le juge doit être convaincu, hors de tout doute raisonnable, de l’existence de tous les éléments constitutifs de l’infraction.

 

[14]           Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé. Au contraire, il est fondé sur la raison et le bon sens. Il doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve. Il ne me suffit pas de croire que l’accusé est probablement ou vraisemblablement coupable. En pareilles circonstances, ce dernier doit se voir accorder le bénéfice du doute et être acquitté parce que la poursuite ne m’aura pas convaincu de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Par ailleurs, je dois garder à l’esprit qu’il est virtuellement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue, et la poursuite n’y est pas tenue.

 

Analyse du premier chef d’accusation

 

[15]           Le premier chef d’accusation d’avoir proféré des menaces a été précisé de la façon suivante :

 

[traduction]

 

« Le 25 septembre 2014 ou vers cette date, à la Base des Forces canadiennes Trenton ou à côté de celle-ci, il a sciemment proféré une menace de mort ou de lésions corporelles envers le caporal Doiron et la chaîne de commandement. »

 

[16]           Au paragraphe 11 de l’arrêt McRae, la Cour suprême a déclaré que le point de départ de l’analyse devrait toujours être le sens ordinaire des mots proférés. Cela s’avère difficile en l’espèce, parce que dans leurs témoignages, les deux témoins appelés par la poursuite ne s’accordaient pas quant aux mots proférés par le caporal Sketcher. En fait, le caporal‑chef Deslauriers a entendu le caporal Sketcher dire au caporal Doiron que [traduction] « s’il était un civil et n’était pas tenu au respect des règlements de l’Armée » il aurait, soit « tué », soit « eu » le caporal Doiron. Toutefois, il n’est pas totalement certain de laquelle des deux expressions a été utilisée. Pour sa part, le caporal Wade a entendu le caporal Sketcher dire au caporal Doiron qu’il [traduction] « reviendrait et casserait la gueule de quiconque qu’[il] voulait ». Il y a une différence importante dans la version de ces deux témoins quant aux mots exacts prononcés par l’accusé. Il y a aussi une différence entre le témoignage et le chef d’accusation précis; aucun des témoins n’a entendu la référence à la chaîne de commandement et aucun élément de preuve n’a été présenté pour m’aider à m’assurer de la composition du groupe de personnes, au moment de la prétendue infraction, le 25 septembre 2014.

 

[17]           Il y a donc certains doutes concernant les propos qui auraient été proférés par le caporal Sketcher le 25 septembre 2014; cela étant dit, nous ne sommes pas en présence d’un cas de témoignages contradictoires où, un ou plusieurs témoins auraient entendu l’accusé proférer clairement des propos menaçants et un autre groupe de témoins présents en même temps aurait entendu l’accusé proférer des propos de toute évidence non menaçants. En l’espèce, les deux témoins ont fait part de mots qui peuvent constituer une menace. Toutefois, comme l’a admis la poursuite, il y a des motifs d’analyser le contexte dans lequel les mots ont été proférés, car ils peuvent avoir un sens peu sérieux. En fait, dans certains cas, le contexte révèle que des mots qui seraient à première vue menaçants ne constituent peut‑être pas des menaces au sens où il faut l’entendre pour l’application du Code criminel, tandis que dans d’autres cas, des facteurs contextuels peuvent avoir pour effet d’élever au rang de menaces des mots qui seraient, à première vue, relativement anodins (arrêt McRae, au paragraphe 11).

 

[18]           L’élément le plus important du contexte dont je dois tenir compte est le fait que les mots attribués au caporal Sketcher ont été prononcés en guise de réponse directe et immédiate aux propos tenus par le caporal Doiron. Les deux témoins s’entendent pour dire que le caporal Doiron a fait un commentaire dans lequel il sous‑entendait que le caporal Sketcher était paresseux et qu’il a dit, soit [traduction] « si j’étais le commandant de l’Armée, je vous mettrais à la porte », soit « ce serait bien que les personnes paresseuses soient sorties de l’Armée à coups de pieds dans le derrière ». Je ne suis pas surpris qu’un caporal qui fait l’objet d’un tel commentaire de la part d’un collègue en présence d’un autre collègue et de son superviseur immédiat ressente le besoin de répondre. Cependant, les mots utilisés en réponse par le caporal Sketcher étaient très inappropriés. Toutefois, mon rôle n’est pas de trancher la question de savoir si un comportement donné est inapproprié. Mon rôle consiste à déterminer si les mots proférés constituent, hors de tout doute raisonnable, l’infraction criminelle punissable. Pour arriver à cette conclusion, mon examen des mots proférés par le caporal Doiron n’a rien à voir avec la provocation. Mon examen porte sur le contexte adéquat des menaces qui auraient été tenues, et sur l’obligation qui pèse sur moi d’appliquer la norme de la personne raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.

 

[19]           Des témoignages que j’ai entendus, ce que je trouve frappant c’est l’usage de la conjonction « si » que les deux témoins ont entendu dans la déclaration du caporal Doiron dans la phrase : [traduction] « si j’étais commandant de l’Armée » et « si les personnes paresseuses pouvaient être sorties ». La réponse qu’ils se souviennent avoir entendue inclut aussi la conjonction « si » ou la réponse la plus directe « alors », comme dans [traduction] « si j’étais un civil », et, « alors, je reviendrai ». Dans la détermination de la signification qu’une personne raisonnable attribuerait à la réponse du caporal Sketcher, il serait bien de prendre en compte le sens que cette même personne raisonnable attribuerait au commentaire initial du caporal Doiron. Ce commentaire‑là, peu importe la version choisie, est une hypothèse très farfelue. Les possibilités que le caporal Doiron devienne commandant de l’Armée ou qu’une invention de moyens de déceler et de sortir les personnes paresseuses de l’Armée apparaîtraient très minces à toute personne raisonnable. Dans ce contexte, les possibilités que le caporal Sketcher devienne un civil en raison de la matérialisation de ce à quoi le caporal Doiron faisait allusion apparaîtraient aussi très minces. Nous ne sommes pas en présence d’un cas de menaces conditionnelles. Le caporal Sketcher n’a pas dit qu’il ferait quoi que ce soit une fois qu’il deviendrait un civil. Il n’y a aucune preuve qu’il avait quelque plan que ce soit pour devenir un civil le 25 septembre 2014. En fait, il existe des éléments de preuve selon lesquels il avait l’intention de rester dans l’Armée, car à ce moment-là, il sollicitait un reclassement volontaire. Les mots qui lui ont été attribués ne donnent pas à penser que la force pouvait être utilisée si une certaine personne faisait ou ne faisait pas quelque chose ou si des aspects probables de l’affaire se concrétisaient.

 

[20]           Le caporal Doiron n’a pas témoigné, mais j’ai des doutes quant au fait que les mots qu’il a utilisés devraient être compris littéralement. Il est plus probable qu’il exprimait une opinion sur l’éthique professionnelle du caporal Sketcher et le fait qu’il préférait que des personnes comme ce dernier ne fassent pas partie de l’Armée. Selon moi, il appert que lorsqu’il a répondu, le caporal Sketcher a joué le jeu de l’hypothèse formulée par le caporal Doiron. Les mots qu’il a choisi d’utiliser, compte tenu des circonstances, ne devraient pas être compris dans leur sens premier.

 

[21]           J’ai aussi pris en compte les autres circonstances dont les témoins ont parlé. Le caporal‑chef Deslauriers n’a fourni ni le contexte ni les détails entourant les commentaires précédents du caporal Sketcher selon lesquels il reviendrait et tirerait sur les gens. Ses préoccupations concernant le fait que le caporal Sketcher possédait des armes à feu étaient, selon moi, exagérées. Je conclus que l’évaluation faite par le caporal Wade de l’échange entre deux collègues de l’Armée qui ne s’aimaient pas comme étant une plaisanterie correspond plus à ce qu’une personne raisonnable tirerait comme conclusion des mots proférés.

 

Conclusion quant au premier chef d’accusation

 

[22]           En conséquence, je conserve un doute raisonnable quant à savoir si une personne raisonnable et au courant du contexte de la conversation au cours de laquelle le caporal Sketcher a proféré les mots qui lui sont attribués aurait perçu ces mots comme étant une menace. Je conclus donc que l’acte prohibé relatif au premier chef d’accusation n’a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable. Il n’est pas nécessaire d’analyser l’élément de faute. Le caporal Sketcher ne peut pas être déclaré coupable de ce premier chef d’accusation.

 

Analyse du troisième chef d’accusation

 

[23]           Le troisième chef d’accusation d’avoir proféré des menaces est caractérisé de la façon suivante :

 

[traduction]

 

« Le 28 janvier 2015 ou vers cette date, à la Base des Forces canadiennes Trenton ou à côté de celle-ci, il a sciemment proféré une menace au lieutenant‑colonel Snow de causer des lésions corporelles à l’adjudant‑maître VanWesten ».

 

[24]      En lien à ce chef d’accusation, il y avait une seule personne présente qui a entendu ces mots. Le témoignage de la Dre Snow est accepté relativement à ce qui a été dit. La Dre Snow a déclaré que le caporal Sketcher a dit à trois occasions pendant sa consultation avec la Dre Snow que [traduction] « il aimerait donner un coup de poing à la tête [de l’adjudant‑maître Vanwesten] ». La poursuite soutient que ces mots constituent de toute évidence une menace. Étant donné qu’il n’y a aucune raison de croire que ces mots aient un deuxième sens ou une signification moins évidente, la poursuite soutient que l’analyse devrait se terminer ici, en ce qui a trait à l’élément de faute. Pour sa part, la défense fait valoir que même si les mots, à première vue, apparaissent menaçants, je dois examiner le contexte, en particulier le fait que les mots ont été proférés en privé, dans le bureau d’un médecin, au cours d’une longue discussion.

 

[25]      Je suis d’avis que si j’acceptais les mots proférés au pied de la lettre, cela pourrait mener à une injustice à l’égard de l’accusé. Il ne s’agit pas d’un chef d’accusation pour lequel les mots ont été proférés dans le cours d’une altercation, directement à la personne qui est l’objet des menaces. Le caporal Sketcher faisait référence à son supérieur, pendant ce qui était décrit par la Dre Snow comme une très longue conversation au cours de laquelle a été abordée, en partie, la question des accommodements auxquels les supérieurs du caporal Sketcher ont consenti relativement à son état de santé, sujet à propos duquel la Dre Snow et le caporal Sketcher n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Nous sommes en présence d’un cas où il existe des motifs de croire que les mots proférés peuvent avoir eu un deuxième sens.

 

[26]           Dans son témoignage, la Dre Snow a fourni le contexte général de sa rencontre du 28 janvier 2015 avec le caporal Sketcher; elle a parlé en termes généraux de ce dont ils ont discuté, y compris, bien entendu, le fait que le caporal Sketcher avait dit, trois fois, qu’il [traduction] « donnerait un coup de poing à la tête [de l’adjudant-maître Vanwesten] ». Toutefois, elle n’a pas donné de contexte précis dans lequel ces mots ont été proférés. Je n’ai pas été informé de façon précise de ce qui était discuté les trois fois où les propos attribués au caporal Sketcher ont été proférés. Je n’ai pas de renseignements précis quant au ton ou au volume de voix utilisé ni quant à ce que le caporal Sketcher aurait dit immédiatement avant ou après avoir proféré les prétendues menaces.

 

[27]           Toutefois, ce dont je dispose c’est l’opinion que la Dre Snow s’est forgée relativement à la nature de ces mots. Comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu au paragraphe 15 de l’arrêt McRae, les opinions de témoins sont pertinentes pour l’application du critère de la personne raisonnable; toutefois, elles ne sont pas décisives, vu qu’elles équivalent à des opinions personnelles et ne satisfont pas nécessairement aux exigences du critère juridique, qui est de savoir si les mots proférés auraient été considérés comme une menace par une personne raisonnable ordinaire dans toutes les circonstances.

 

[28]           Dans son témoignage, tant en direct que lors du contre‑interrogatoire, la Dre Snow a déclaré qu’elle a dû interpréter, dans leur contexte, les mots proférés par le caporal Sketcher selon lesquels [traduction] « il aimerait donner un coup de poing à la tête [de l’adjudant‑maître Vanwesten] ». Le 28 janvier 2015, dans son bureau, elle a estimé que ces mots étaient [traduction] « l’expression de la colère », une manière pour le caporal Sketcher de dire qu’il n’aimait pas l’adjudant‑maître Vanwesten, et d’exprimer son mécontentement, comme la Dre Snow avait vu des patients le faire auparavant, dans le cadre d’une consultation clinique.

 

[29]           La Dre Snow a aussi déclaré qu’étant donné le niveau élevé de colère démontré par le caporal Sketcher, une colère qui était centrée sur une personne, elle a décidé de demander au caporal Sketcher s’il avait l’intention de traduire ses paroles en actes. Selon mon interprétation du témoignage de la Dre Snow, elle essayait alors de s’assurer que sa première évaluation était exacte. La Dre Snow tentait aussi d’évaluer le risque que le caporal Sketcher pouvait poser à l’avenir. Compte tenu de la réponse du caporal Sketcher, laquelle était cohérente, une explication fondée sur les conséquences quant au fait qu’il n’était pas souhaitable pour lui, sur le plan professionnel, d’agresser un supérieur, la Dre Snow a estimé qu’aucune autre action n’était nécessaire.

 

[30]           Comme je l’ai déclaré, l’opinion de la Dre Snow n’est pas déterminante, mais il n’y a pas d’autre témoignage qui pourrait me mener à croire qu’une personne raisonnable serait arrivée à une opinion différente quant à savoir si le caporal Sketcher a proféré une menace le 28 janvier 2015, sur la foi des circonstances à ce moment-là.

 

[31]           Je ne rejette pas le témoignage de la Dre Snow portant sur le fait que son opinion de la nature des mots proférés par le caporal Sketcher ait changé le lendemain. Dans son témoignage, elle a pleinement expliqué comment elle en est venue à réexaminer la question. Pour l’essentiel, elle a été informée par la commis au bureau d’accueil que le caporal Sketcher, lorsqu’il partait la veille, avait dit à voix haute qu’il donnerait un coup de poing à la tête de l’adjudant‑maître Vanwesten, jusqu’à ce que ce dernier tombe « dans le coma », et il avait dit qu’il [traduction] « irait chez lui et s’enivrerait pour oublier la journée ». La Dre Snow a dit que même si les mots proférés à ce moment-là n’étaient pas différents de ceux que le caporal Sketcher avait proférés dans son bureau, le contexte de ces mots prononcés à voix haute, adressés à un employé d’une clinique, à portée de voix de patients dans la salle d’attente, était totalement différent.

 

[32]           Je ne souscris pas à la théorie du continuum avancée par la poursuite dans son argumentaire. Même si les renseignements donnés à la Dre Snow le 29 janvier avaient pour effet de contredire son opinion sur la nature des propos qui avaient été proférés en sa présence la veille, cela ne constitue pas une circonstance pertinente à ma tâche d’évaluation de la nature de ces propos. Comme elle l’a dit elle-même, les renseignements reçus le 29 janvier constituaient une circonstance nouvelle. Cette circonstance exigeait l’exercice d’une tâche très différente qu’elle a entreprise à partir de la matinée du 29 janvier, soit l’évaluation du risque posé par le caporal Sketcher à l’avenir. C’est en ce sens que son opinion a changé. Elle est devenue inquiète et a concentré ses efforts à l’accomplissement d’une évaluation plus globale du risque posé par le caporal Sketcher, non seulement à l’adjudant‑maître Vanwesten, mais aussi à lui-même et probablement à d’autres, y compris à la Dre Snow elle-même, car elle ne lui avait pas donné ce qu’il voulait pendant leur rencontre de la veille. La Dre Snow a consulté les dossiers de santé mentale et obtenu des renseignements sur de mauvaises habitudes de consommation d’alcool, une passion pour les armes, au point de s’endetter, et un isolement social. Elle a discuté avec d’autres professionnels, notamment un psychiatre. Pendant ces consultations, la Dre Snow a examiné si un [traduction] « formulaire 1 » serait nécessaire essentiellement en vue de l’hospitalisation du caporal Sketcher contre sa volonté. Tous ces renseignements, y compris la preuve par ouï‑dire concernant ce qui aurait été dit dans la zone de réception de la clinique le 29 janvier, ont été déposés en guise de preuve comme faisant partie du récit, mais il est important de se souvenir qu’aucune accusation n’est portée devant la Cour relativement à la prétendue profération de ces propos. Les renseignements obtenus par la Dre Snow ne peuvent pas être considérés comme une circonstance pertinente à son évaluation des propos tenus dans son bureau qui font l’objet du troisième chef d’accusation. Ni la Dre Snow ni une personne raisonnable qui entendait les propos tenus par le caporal Sketcher le 28 janvier 2015 n’avaient accès aux renseignements obtenus subséquemment.

 

Conclusion quant au troisième chef d’accusation

 

[33]      Il subsiste un doute raisonnable quant à la question de savoir si une personne raisonnable, qui connaît le contexte de la conversation au cours de laquelle le caporal Sketcher a proféré les mots qui lui sont attribués dans le bureau de la Dre Snow le 28 janvier 2015 aurait perçu ces mots comme étant une menace. En conséquence, je conclus que l’acte prohibé au troisième chef d’accusation n’a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable. Il n’est pas nécessaire d’analyser l’élément de faute, mais si c’était le cas, la réponse du caporal Sketcher à la question de la Dre Snow portant sur l’intention du caporal Sketcher serait déterminante dans ma conclusion que l’élément de faute n’a pas été établi. En ce qui concerne à la fois l’acte prohibé et l’élément de faute, le caporal Sketcher ne peut pas être déclaré coupable du troisième chef d’accusation.

 

LE CHEF D’ACCUSATION SUBSIDIAIRE D’AVOIR TENU DES PROPOS PROVOCATEURS DE NATURE À SUSCITER UNE QUERELLE

 

[34]      Je me penche maintenant sur le chef d’accusation subsidiaire, en vertu de l’article 86 de la Loi sur la défense nationale, d’avoir adressé des propos provocateurs de nature à susciter une querelle. Ce chef d’accusation est rédigé plus précisément de la façon suivante :

 

[traduction]

 

« Le 25 septembre 2014 ou vers cette date‑là, à la Base des Forces canadiennes Trenton ou à côté de celle-ci, il a déclaré au caporal Doiron [traduction] “si je n’étais pas enchaîné à l’Armée, je vous tuerais, ainsi que toute personne dans la chaîne de commandement” ou des mots à cet effet ».

 

[35]      Ce chef d’accusation est en lien aux mêmes mots relatés à la Cour par le caporal‑chef Deslauriers et le caporal Wade dans leurs témoignages. Comme au premier chef d’accusation, les éléments d’identité, de date et de lieu de l’infraction ne sont pas en litige. Le fait que les propos étaient dirigés vers le caporal Doiron, un justiciable du code de discipline militaire, est incontestable.

 

[36]      Il est reconnu que le caporal Sketcher aurait sciemment proféré les mots qui lui sont attribués. Cependant, la défense fait valoir que l’élément de faute, ou la mens rea de l’infraction exige que soit appliqué un critère subjectif lié à la question de savoir si l’accusé, par ses propos, avait l’intention de provoquer. Il s’agit d’une rupture par rapport aux déclarations précédentes sur les éléments constitutifs de l’infraction à la Cour martiale, comme cela ressort de la décision R. c. Donald, 2012 CM 4022, dans laquelle le juge Perron a décrit l’élément de faute de l’infraction comme étant la question de savoir si les propos avaient été adressés de façon intentionnelle. Les avocats de la défense ont fait valoir que le comportement visé par l’article 86 est une tentative délibérée de provoquer une personne. La poursuite avance un argument tout aussi convaincant selon lequel les justiciables du code de discipline militaire sont responsables des propos qu’ils tiennent sciemment et que si ces propos sont déclarés comme étant objectivement provocateurs, alors l’infraction prévue à l’article 86 de la Loi sur la défense nationale est établie. La défense n’a pas présenté d’analyse exhaustive enrichie par les précédents et les principes juridiques à l’appui de ses arguments. Dans de telles circonstances, je suis réticent à modifier ce qui est une connaissance de longue date des éléments constitutifs de l’infraction, en particulier parce que ce n’est pas nécessaire selon les faits de la présente affaire.

 

[37]      Les parties s’entendent quant aux actes prohibés ou actus reus qui doivent être prouvés. Les deux éléments essentiels suivants doivent être examinés objectivement, c’est-à-dire selon la norme de la personne raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances :

 

a)                  la question de savoir si le caporal Sketcher a adressé des propos provocateurs;

 

b)                  la question de savoir si ces propos étaient de nature à susciter une querelle.

 

[38]      La question litigieuse qui demeure est de savoir si l’actus reus est présent dans les circonstances de l’espèce, c’est-à-dire si le caporal Sketcher a adressé des propos provocateurs de nature à susciter une querelle. Pour comprendre ces exigences, il est nécessaire, comme les avocats l’ont souligné, d’examiner le sens ordinaire des mots importants de chacun de ces éléments :

 

a)                  des « propos provocateurs » sont ceux qui provoquent, c’est-à-dire qui déclenchent une réaction ou une émotion, généralement vive ou non désirée chez une autre personne.

 

b)                  une « querelle » a été définie comme une dispute ou un désaccord colérique.

 

[39]      Malgré l’accord des avocats sur la façon dont la conduite doit être évaluée, les parties ne sont pas entièrement d’accord quant au genre de conduite qui devrait être envisagée par l’infraction d’avoir adressé des propos provocateurs, en contravention à l’article 86 de la Loi sur la défense nationale. La défense est d’avis que de simples désaccords ne devraient pas être envisagés par l’infraction. Les propos provocateurs devraient être du genre qui suscitent chez une personne objectivement raisonnable, soit de s’engager dans un échange ou un désaccord colérique, soit de troubler la paix. En d’autres mots, la défense m’invite à aller au‑delà du mot « querelle » afin d’importer de sa définition l’adjectif « colérique ».

 

[40]      J’estime qu’une telle approche est attrayante. Je suis d’avis que des discussions franches et l’expression d’un désaccord entre des collègues justiciables du code de discipline militaire ne devraient pas être découragées par l’application de sanctions pénales. Cela est cohérent avec la Note sous l’article 103.19 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, selon laquelle des accusations ne devraient pas être portées sans discernement aux termes de l’article 86 de la Loi sur la défense nationale dans le cas de simples chamailleries isolées. Pourtant, ce qui tend à susciter une querelle doit être examiné dans toutes les circonstances. Il y a un temps et un lieu pour faire valoir des arguments, et la norme de ce qui est acceptable pour une personne raisonnable doit être adaptée aux circonstances. Parfois, le fait de susciter une dispute peut être néfaste à la discipline et justifier des sanctions pénales au vu des besoins précis de discipline applicables au moment de la prétendue infraction. Je suis d’avis que la conduite, en l’espèce, devrait être évaluée sur la base des questions suivantes :

 

a)                  Le caporal Sketcher a-t-il adressé des propos qui auraient été perçus par une personne raisonnable comme étant du genre à générer une réaction ou une émotion vive ou non désirée?

 

b)                  Ces mots mèneraient-ils une personne ordinaire à se livrer à une dispute ou à un désaccord colérique?

 

Analyse

 

[41]      En ce qui a trait à la première question, je suis d’avis que, soit les mots [traduction] « si j’étais un civil et que je n’étais pas tenu au respect des règlements de l’Armée, je vous tuerais ou je m’en prendrais à vous » relatés par le caporal‑chef Deslauriers, soit les mots « alors je serai un civil et je reviendrai et je casserais la gueule de quiconque ici, que je voulais » relatés par le caporal Wade sont du type qui seraient perçus par une personne raisonnable comme incitant à une réaction ou une émotion vive ou non désirée. Il s’agit de mots très déplacés, c’est certain, même dans les circonstances dans lesquelles ils ont été proférés, c’est-à-dire en réponse à des propos insultants tenus par le caporal Doiron.

 

[42]           En ce qui a trait à la seconde question, les considérations que j’ai exprimées relativement au premier chef d’accusation sont particulièrement applicables à la question de savoir si les propos proférés inciteraient une personne ordinaire à se livrer à un désaccord ou une dispute colérique. En fait, les mots attribués au caporal Sketcher étaient une réponse directe et immédiate aux mots proférés par le caporal Doiron qui estimait que le caporal Sketcher était paresseux. Le commentaire initial du caporal Doiron faisait état d’une hypothèse farfelue qui ne devait pas être comprise littéralement. Dans sa réponse, le caporal Sketcher est entré dans le jeu de l’hypothèse formulée par le caporal Doiron et a utilisé des mots qui ne visaient pas spécifiquement l’élément soulevé par son collègue et qui n’avaient pas pour but d’être compris littéralement. Lorsqu’il a répondu au caporal Doiron, le caporal Sketcher, au mieux, a participé à une querelle qui avait déjà commencé. Étant donné que le caporal Sketcher n’était de toute évidence pas un civil et qu’il n’avait pas l’intention d’en devenir un dans un avenir rapproché, je ne suis pas convaincu que ses propos provocateurs étaient de nature à élever le niveau de colère dans la querelle en cours. Les propos tenus par le caporal Sketcher n’incitaient à aucune action ou réponse agressive, et, en fait, ces mots mettaient un terme à la discussion et chaque personne présente s’en est allée peu après.

 

Conclusion

 

[43]           En conséquence, dans toutes les circonstances, il demeure un doute raisonnable quant à savoir si les propos tenus par le caporal Sketcher inciteraient une personne ordinaire à se livrer à une dispute ou à un désaccord colérique. Par conséquent, le caporal Sketcher ne peut pas être déclaré coupable d’avoir tenu des propos provocateurs de nature à susciter une querelle.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR

 

[44]           Vous déclare non coupable des trois chefs d’accusation figurant sur l’acte d’accusation.


 

Avocats :

 

Le Directeur des poursuites militaires, représenté par le capitaine M.L.P.P. Germain

 

Le capitaine de corvette B.G. Walden et le major A.H. Bolik, Service d’avocats de la défense, avocats du caporal D.J. Sketcher

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