Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 19 octobre 2015

Endroit :

• Le 19 octobre 2015 : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC)

• Le 26 octobre 2015 : BFC Borden, TGAEFC, édifice A-171, pièce 202, 83 croissant Argus, Borden (ON)

Chefs d’accusation :

• Chefs d’accusation 1, 2, 4, 6 : Art. 101.1 LDN, a omis de se conformer à une condition imposée sous le régime de la section 3.
• Chefs d’accusation 3, 5 : Art. 90 LDN, s’est absenté sans permission.
• Chefs d’accusation 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 : Art. 101.1 LDN, a omis de se conformer à une condition d’une promesse remise sous le régime de la section 3.

Résultats :

• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12, 13 : Coupable. Chef d’accusation 7 : Non coupable.
• SENTENCE : Emprisonnement pour une période de 15 jours et destitution du service de Sa Majesté. L’exécution de la peine d’emprisonnement a été suspendue.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Caicedo, 2015 CM 4018

 

Date : 20151123

Dossier : 201514

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Borden

Borden (Ontario), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Le sous-lieutenant C.W. Caicedo, accusé

 

 

En présence du Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

DÉCISION SUR UNE REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR LA DÉFENSE POUR CONTESTER LA CONSTITUTIONNALITÉ DE L’ARTICLE 158.6 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE

 

(Oralement)

 

INTRODUCTION

 

[1]        L’accusé, le sous-lieutenant Caicedo, fait l’objet de 13 chefs d’accusation portés à l’acte d’accusation déposé par un représentant du directeur des poursuites militaires le 14 octobre 2015, et présenté à la pièce 2. Les troisième et cinquième chefs d’accusation allèguent des infractions d’absence sans permission contrairement à l’article 90 de la Loi sur la défense nationale (LDN). Les 11 autres chefs d’accusation allèguent d’omettre de se conformer à une condition imposée ou à une promesse remise sous le régime de la section 3, contrairement à l’article 101.1 de la LDN. Quatre de ces chefs d’accusation, soit les premier, deuxième, quatrième et sixième chefs d’accusation, se rapportent à des conditions de mise en liberté imposées par des officiers réviseurs. Les autres ont trait à des conditions imposées par des juges militaires.

 

[2]               L’instance de cette Cour martiale permanente a commencé à Gatineau le 19 octobre 2015. Avant que l’accusé se soit vu demander de plaider aux chefs d’accusation, l’avocat de la défense a présenté une requête sous l’alinéa 112.05(5)e) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) dans le but de contester la constitutionnalité de l’article 158.6 de la LDN, en vertu duquel les officiers réviseurs ont imposé les conditions de mise en liberté qui sont visées par les premier, deuxième, quatrième et sixième chefs d’accusation. Le requérant sollicite une déclaration portant que l’article 158.6 est inopérant en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et par conséquent il demande à la Cour d’ordonner une suspension d’instance relativement à ces quatre chefs d’accusation. Un avis de question constitutionnelle a été déposé et présenté à la pièce M1-1. Cet avis a également été signifié au procureur général du Canada et aux procureurs généraux des provinces et des territoires, mais aucune de ces parties n’a décidé de participer à l’instance.

 

LE DROIT

 

[3]               Le requérant invoque l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ces dispositions sont ainsi libellées :

 

Vie, liberté et sécurité

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 dispose ce qui suit :

 

Primauté de la Constitution du Canada

 

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

[4]               La disposition contestée par le requérant à l’article 158.6 de la Loi sur la défense nationale se lit ainsi :

 

158.6 (1) L’officier réviseur peut soit ordonner la libération inconditionnelle de la personne sous garde, soit ordonner sa libération pourvu qu’elle respecte l’une ou l’autre des conditions suivantes qu’il précise :

 

a)    demeurer sous autorité militaire;

 

b)    se présenter aux heures et aux autorités qu’il précise;

 

c)     rester dans l’établissement de défense ou à l’intérieur de la région qu’il précise;

 

d)    s’abstenir de communiquer avec tout témoin ou toute autre personne expressément nommée, ou éviter tout lieu expressément nommé;

 

e)     observer telles autres conditions raisonnables qu’il précise.

 

(2) L’ordonnance de libération, inconditionnelle ou sous condition, rendue par l’officier réviseur peut être révisée par le commandant qui a désigné celui-ci ou, lorsqu’il est lui‑même commandant, par l’officier immédiatement supérieur devant lequel il est responsable en matière de discipline.

 

(3) Après avoir donné à la personne libérée et au représentant des Forces canadiennes l’occasion de présenter leurs observations, l’officier qui a effectué une révision aux termes du paragraphe (2) peut rendre toute ordonnance aux termes du paragraphe (1).

 

[5]               Cette disposition figure dans le code de discipline militaire, soit la partie III de la LDN, qui constitue le système de justice militaire établi par le Parlement pour répondre aux besoins disciplinaires propres aux Forces armées canadiennes. Le système de justice militaire repose sur une structure à deux paliers. Les procès sommaires, présidés par des officiers militaires, généralement au sein de la chaîne de commandement de l’accusé, servent principalement à juger des infractions mineures d’ordre militaire. Pour leur part, les cours martiales sont présidées par une autorité judiciaire, soit un juge militaire, et se déroulent conformément à des règles en matière de preuve et de procédures similaires à celles appliquées par les tribunaux criminels civils du Canada. Elles traitent habituellement de cas plus graves.

 

[6]               Le code de discipline militaire s’applique à un éventail d’aspects essentiels, y compris à la section 3 : Arrestation et détention avant procès, qui correspond aux articles 153 à 159.9 de la LDN. En vertu de ces dispositions, les officiers et les militaires du rang, y compris ceux désignés en tant que membres de la police militaire, peuvent arrêter, avec ou sans mandat, un justiciable du code de discipline militaire. Il se peut que la personne effectuant l’arrestation estime qu’il soit nécessaire que la personne arrêtée soit mise sous garde. Dans cette situation, la personne arrêtée peut être placée sous la garde d’un membre de la police militaire ou d’une personne responsable d’une salle de garde. Un processus est ensuite lancé pour permettre à un officier réviseur d’évaluer la garde et de décider si la personne sous garde sera mise en liberté avec ou sans conditions ou si elle demeurera sous garde. Si la personne sous garde est mise en liberté sous conditions, il lui est loisible de demander la révision de cette décision et de toute condition imposée au supérieur de l’officier réviseur en vertu de l’article 158.6, c’est‑à‑dire, la disposition contestée dans la présente requête. Si l’officier réviseur décide de ne pas libérer la personne sous garde eu égard aux circonstances, y compris celles prévues au paragraphe 158(1) de la LDN, un juge militaire devra procéder à une révision.

 

LES FAITS

 

[7]               La preuve relative à la requête a été soumise sous la forme d’un exposé conjoint des faits produit par les avocats et présenté à la pièce M1-7. Outre les faits énumérés dans ce document, des faits additionnels ont été convenus par les avocats et présentés de vive voix à la Cour lors de l’audience. Bien que les plaidoiries des avocats aient été axées sur la loi et son contexte, les faits ci‑après montrent la manière dont s’applique la disposition contestée, qui a trait à la révision de la garde, ainsi que la manière dont l’accusé a été réellement traité en l’espèce.

 

a)         Le 9 octobre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo a été arrêté à 20 heures 52 par la police militaire pour avoir conduit un véhicule alors que son permis était suspendu, avoir désobéi à un ordre légitime et voies de fait contre un agent de la paix. Il a été placé sous garde.

 

b)         Le lendemain, le 10 octobre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo a été libéré par un officier réviseur à 12 heures 05 sous les conditions suivantes, inscrites sur le formulaire présenté à la pièce M1-5 :

 

i.         se présenter à la chaîne de commandement à 15 heures 30 lors des journées de service et se présenter à l’officier de service de la base à 15 heures 30 lors des journées hors service;

 

ii.       éviter de se rendre au mess des officiers de la Base Borden;

 

iii.      ne pas troubler l’ordre public et bien se comporter;

 

iv.     s’abstenir de consommer ou de posséder de l’alcool ou toute substance enivrante;

 

v.       s’abstenir d’utiliser, de posséder et de consommer tout médicament non prescrit à des fins médicales et toute drogue interdite ou d’usage restreint; et

 

vi.     s’abstenir de fréquenter tout établissement dont la principale vocation est la vente d’alcool.

 

c)         Le sous‑lieutenant Caicedo n’a jamais demandé la révision des conditions de mise en liberté que lui a imposées l’officier réviseur le 10 octobre 2014.

 

d)         Le 23 octobre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo ne s’est rapporté à sa chaîne de commandement à 15 heures 30. Le 25 octobre 2014, l’officier de service de la base a avisé la police militaire que le sous‑lieutenant Caicedo ne s’était pas rapporté à 15 heures 30 tel qu’ordonner par ses conditions de sa mise en liberté.

 

e)         Le 4 novembre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo ne s’est pas rapporté en service à 9 heures 30 contrairement à ce que lui avait ordonné sa chaîne de commandement. À partir de ce moment il a été considéré comme absent sans permission. Un formulaire « Signalement de militaire absent sans permission ou de déserteur » concernant le sous-lieutenant Caicedo a été transmis à la police militaire par son unité le 6 novembre 2014.

 

f)          Les allées et venues du sous‑lieutenant Caicedo étaient inconnues jusqu’à il se présente à l’officier de service de la base à 19 heures 45 le 9 novembre 2014, auquel moment l’officier de service de la base a communiqué avec la police militaire pour l’aviser du retour du sous‑lieutenant Caicedo. Le sous-lieutenant Caicedo a été placé sous garde par la police militaire à 19 heures 53 pour avoir contrevenu à une condition de mise en liberté et pour s’être absenté sans permission.

 

g)                  Le 10 novembre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo a été libéré par un officier réviseur à 9 heures 06 sous des conditions très similaires à celles imposées auparavant le 10 octobre telles qu’elles figurent sur le formulaire présenté à la pièce M1-6.

 

h)                  Le lendemain, le 11 novembre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo n’a pas assisté au défilé du jour du Souvenir à Borden tel que lui avait ordonné sa chaîne de commandement. Un mandat d’arrestation a été émis. Le sous‑lieutenant Caicedo est demeuré absent jusqu’à 15 heures 22 le 19 novembre 2014, moment où il a été arrêté à son unité, où il s’était présenté en tenue civile.

 

i)                    Le sous‑lieutenant Caicedo n’a jamais demandé la révision des conditions de mise en liberté lui ayant été imposées par l’officier réviseur le 10 novembre 2014.

 

j)                    Le 20 novembre 2014, l’officier réviseur n’a pas libéré le sous‑lieutenant Caicedo. La garde de ce dernier a été révisée le lendemain, le 21 novembre 2014, par le juge militaire Dutil, soit le juge militaire en chef. Le sous‑lieutenant Caicedo a été libéré après avoir signé une promesse présentée à la pièce M1-10 assortie de diverses conditions, notamment l’exigence de se rapporter chaque jour et de s’abstenir de fréquenter tout établissement dont la principale vocation est la vente d’alcool, y compris le mess des officiers de la Base des Forces canadiennes (BFC) Borden.

 

k)                  La même journée, vers 21 h, le sous‑lieutenant Caicedo s’est rendu au Club Huron (le mess des soldats et des caporaux) de la BFC Borden. Il a commandé une boisson énergisante, et a fait savoir à l’un de ses amis qu’il lui était interdit de boire de l’alcool. Un officier supérieur a remarqué qu’il était là et, vers 21 heures 30, le sous‑lieutenant Caicedo a été arrêté par la police militaire pour avoir fréquenté le Club Huron, soit un établissement dont la principale vocation est la vente d’alcool.

 

l)                    Le 22 novembre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo n’a pas été libéré par l’officier réviseur. Il a été libéré par le juge militaire d’Auteuil le 26 novembre 2014, après avoir signé une promesse présentée à la pièce M1-11 assortie de diverses conditions, notamment l’exigence de se rapporter chaque jour et de demeurer dans les limites de la Base Borden, sauf pour une absence autorisée ou s’il est autrement autorisé à s’absenter.

 

m)                Les 6, 7 et 10 décembre 2014, le sous‑lieutenant Caicedo a contrevenu à certaines des conditions de rapport ou a quitté la Base de Borden. Pourtant, il n’a pas été arrêté de nouveau et les conditions de sa promesse ont continué de s’appliquer comme l’avait imposé le juge militaire d’Auteuil jusqu’au 17 avril 2015, auquel moment elles ont été modifiées avec le consentement du directeur des poursuites militaires après la prononciation d’une mise en accusation le 25 février 2015. À partir de ce moment‑là, selon la pièce M1-12, le sous‑lieutenant Caicedo n’était plus assujetti aux conditions suivantes : les exigences de se présenter, l’obligation de demeurer dans les limites de la Base de Borden à moins d’une autorisation, l’obligation de s’abstenir de consommer ou de posséder de l’alcool ou des substances enivrantes et l’obligation de s’abstenir de fréquenter tout établissement dont la principale vocation est la vente d’alcool.

 

LES OBSERVATIONS DES PARTIES

 

[8]               Dans l’avis de requête à la pièce M1-2 et dans les plaidoiries orales, le requérant conteste la constitutionnalité de l’article 158.6 pour deux motifs distincts. Premièrement, il soutient que cet article fait entrer en jeu l’article 7 de la Charte étant donné qu’il peut donner lieu à une « perte de liberté liée à la garde » d’une manière contraire aux principes de justice fondamentale vu que cette disposition ne prévoit pas la tenue d’une audience devant un magistrat indépendant et impartial chargé de réviser les conditions de mise en liberté imposées par l’officier réviseur. Deuxièmement, le requérant fait valoir que l’article 158.6, puisqu’il prévoit une révision des conditions de mise en liberté par un commandant ou l’officier immédiatement supérieur devant lequel il est responsable en matière de discipline, viole le principe non écrit de l’indépendance judiciaire, car cette responsabilité ne peut être assumée que par un magistrat indépendant et impartial.

 

[9]               L’avocat du requérant a mentionné clairement au début de sa plaidoirie que c’est la disposition législative de l’article 158.6 qu’il entend contester, non le comportement de tout acteur dans l’application de cette disposition. Il se fonde sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, non sur le paragraphe 24(1) de la Charte. La recherche de la réparation que constitue une suspension sur les quatre chefs d’accusation d’omettre de se conformer à une condition découle tout simplement du fait que l’article en vertu duquel les conditions ont été imposées devrait être déclaré inopérant, et que, par conséquent, il ne peut pas servir de fondement à une déclaration de culpabilité en vertu de l’article 101.1 de la LDN.

 

[10]           Dans sa réponse à la pièce M1-3 et dans ses plaidoiries orales, l’intimée a fait remarquer que le seul pouvoir exercé par un officier réviseur sans révision de la part d’un juge militaire est appliqué dans le contexte de la mise en liberté d’une personne, non de son maintien sous garde. Il ne doit pas être assujetti aux principes de justice fondamentale applicables à la garde. En ce qui a trait à l’indépendance judiciaire, l’intimée soutient que des officiers militaires peuvent se voir accorder des pouvoirs judiciaires même s’ils ne sont pas des juges. Bien que l’exigence d’indépendance judiciaire ait été jugée essentielle dans le cas des juges de paix, la portée des fonctions des officiers réviseurs et des autorités militaires qui révisent leurs décisions est plus limitée et ne peut pas être assimilée à celle requise pour la tenue de mise en liberté provisoire sous caution.

 

[11]           L’intimée n’a présenté aucun argument ni preuve pour s’acquitter de son fardeau de justification d’empiètement potentiel à l’article 1 de la Charte. En conséquence, s’il est établi que la disposition contestée va à l’encontre de l’article 7 comme il est allégué, l’analyse sera axée sur les recours possibles, y compris l’invalidation de l’article 158.6, comme l’a demandé le requérant.

 

ANALYSE

 

Questions en litige

 

[12]      Les motifs énoncés dans la requête soulèvent les deux questions suivantes :

 

a)                  L’article 158.6 de la LDN, puisqu’il prévoit l’imposition et la révision des conditions de mise en liberté par des officiers militaires, contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

 

b)                  L’article 158.6 de la LDN, puisqu’il prévoit l’imposition et la révision des conditions de mise en liberté par des officiers militaires, contrevient-il au principe non écrit de l’indépendance judiciaire?

 

Première question en litige, contravention alléguée à l’article 7 de la Charte

 

A.        L’article 7 est-il en cause?

 

[13]      L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, ainsi que le droit de ne pas être privé de ce droit si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale. Dans toute contestation présentée en vertu de l’article 7, le requérant doit prouver deux faits : premièrement, qu’il y a eu ou qu’il pourrait y avoir privation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; et, deuxièmement, que cette privation n’était pas ou ne serait pas conforme aux principes de justice fondamentale.

 

[14]      L’intimée reconnaît que l’article 7 entre en jeu en l’espèce et je suis du même avis. L’article 158.6, en permettant l’imposition de conditions de mise en liberté qui peuvent comprendre, entre autres, l’obligation de rester dans un établissement de la défense donné, met en jeu le droit à la liberté de la personne libérée sous conditions. Qui plus est, dans le présent cas, le droit à la liberté du requérant est mis en cause par les chefs d’accusation portés contre lui en vertu de l’article 101.1 de la LDN, qui le rendent passible d’une peine d’emprisonnement.

 

B.         Quel est le principe de justice fondamentale applicable?

 

La position des parties

 

[15]      À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 7, le requérant doit prouver que la privation n’était pas ou ne serait pas conforme aux principes de justice fondamentale. Deux éléments doivent être établis : il faut déterminer la privation de liberté qui est causée par la disposition contestée et le principe de justice fondamentale qui s’applique à cette privation en particulier. Le requérant soutient que l’article 158.6 permet une perte de liberté associée à la garde, et que le principe de justice fondamentale qui s’applique à la garde est le principe qui a été établi par la Cour suprême du Canada au paragraphe 28 de Charkaoui c. Canada, 2007 CSC 9 (Charkaoui) :

 

[L]’État ne peut détenir longtemps une personne sans lui avoir préalablement permis de bénéficier d’une procédure judiciaire équitable.

 

[16]      Dans sa réponse, l’intimée a fait valoir que la privation de liberté associée à l’article 158.6 n’est pas la garde. Le seul pouvoir exercé par un officier réviseur sans révision de la part d’un juge militaire est celui qui consiste à décider si une personne libérée doit être libérée avec ou sans conditions et, si sa mise en liberté est assortie de conditions, à établir les conditions à imposer parmi celles figurant au paragraphe 158.6(1) ainsi que les modalités connexes. La décision en l’espèce se rapporte à une mise en liberté assortie de conditions, non à la garde. Par conséquent, le principe de justice fondamentale soulevé par le requérant ne s’applique pas.

 

La position du requérant et la décision Harris rendue par le juge militaire d’Auteuil

 

[17]      L’avocat du requérant a reconnu sans aucune hésitation que l’existence d’une garde découlant de l’application de l’article 158.6 constitue le point déterminant de l’affaire, car elle est liée à l’applicabilité du principe de justice fondamentale qu’il a soulevé. Le requérant soutient que les actes posés par un officier réviseur qui applique l’article 158.6 peuvent être assimilés à une « garde pendant une longue période », faisant ainsi renvoi aux motifs du juge militaire d’Auteuil qui a présidé la Cour martiale permanente dans R. c. Caporal B.L. Harris, 2009 CM 3012 (Harris) et il a cité à la note du bas de la page 9 de son avis de requête le passage suivant :

 

[61]              La lecture du paragraphe 158.6(1) révèle qu’il confère à l’officier réviseur le pouvoir de suspendre la liberté individuelle du justiciable du code de discipline militaire en lui imposant des conditions qui, considérées isolément ou ensemble, constituent une contrainte physique ou psychologique considérable. [...]

 

[62]              J’en conclus que l’article 156.8 de la LDN confère à l’officier réviseur le pouvoir d’assortir la libération de la personne sous garde de conditions qui équivalent à une détention au sens de l’article 9 de la Charte.

 

La décision Harris n’appuie pas la position du requérant

 

[18]      Comme le laisse entendre cette citation, cet extrait des motifs du juge d’Auteuil se rapportait à l’article 9 de la Charte, plus précisément dans le contexte de l’application de l’arrêt qui à l’époque venait tout juste d’être rendu par la Cour suprême du Canada dans R. c. Grant, 2009 CSC 32. Il ne s’agit pas du même article de la Charte qui est en cause en l’espèce. Cela dit, dès le paragraphe suivant, le juge d’Auteuil a commencé à analyser la constitutionnalité de l’article 158.6 à la lumière de l’article 7 de la Charte, l’enjeu même soulevé par la présente requête.

 

[19]      Ayant conclu, tout comme moi, que l’article 158.6 de la LDN met en jeu le droit à la liberté, le juge d’Auteuil se demande, au paragraphe 84, si cet article porte atteinte au droit à la liberté du justiciable du code de discipline militaire en conformité avec les principes de justice fondamentale. Dans son analyse de cette question, le juge d’Auteuil a conclu que le principe de justice fondamentale à appliquer est celui énoncé au paragraphe 107 de Charkaoui qui exige :

 

[...] que la détention d’une personne ou son assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté pendant une longue période, en vertu du droit de l’immigration, soient assortis d’un processus valable de contrôle continu qui tienne compte du contexte et des circonstances propres à chaque cas. Cette personne doit avoir la possibilité réelle de contester son maintien en détention ou ses conditions de mise en liberté.

 

Se fondant sur la décision de la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Larocque, 2001 CACM 2, il a simplement adapté ce principe du contexte de l’immigration dans Charkaoui au contexte de la libération d’une personne sous conditions par un officier réviseur en application de la LDN, en confirmant qu’il satisfaisait aux exigences des principes de justice fondamentale établis par la Cour suprême du Canada dans Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76.

 

La décision Harris et la courtoisie judiciaire

 

[20]           Malgré les apparences, ce que le requérant me demande de faire pour trancher la présente requête n’est pas de suivre la décision Harris, mais plutôt d’infirmer la décision de mon collègue juge militaire en appliquant un principe de justice fondamentale différent à la même question, soit la constitutionnalité de l’article 158.6 à la lumière de l’article 7 de la Charte. Je ne peux pas agir ainsi. À mon avis, il faut appliquer le principe de la courtoisie judiciaire entre juges militaires présidant des cours martiales distinctes afin de favoriser la certitude et la cohérence du droit. Il y a lieu d’appliquer la courtoisie judiciaire en cour martiale, tout comme elle est appliquée en Cour fédérale où les juges suivent ce principe à l’égard de leurs collègues, comme il a été reconnu, par exemple, dans Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1025 (Almrei), au paragraphe 61. Le juge Wilson de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a parfaitement défini dans Re Hansard Spruce Mills Ltd. [1954] 13 W.W.R. (N.S.) 285 ce que la courtoisie judiciaire devrait signifier pour un juge :

 

[J]e n’ai nullement le pouvoir d’infirmer le jugement d’un collègue, je ne peux que tirer des conclusions différentes, ce qui aurait pour effet non pas d’assurer la certitude, mais de créer une incertitude dans les règles de droit, parce que, à la suite d’une telle divergence d’opinions, le malheureux justiciable se trouve aux prises avec des conclusions contradictoires émanant de la même juridiction et ayant donc la même force.

 

[21]           Cela dit, la courtoisie judiciaire ne doit pas être appliquée de manière absolue. Le juge Wilson a ensuite ajouté qu’un juge ne doit aller à l’encontre d’une décision rendue par le même tribunal que dans les cas suivants : (1) des décisions subséquentes ont remis en question la validité de la décision antérieure, (2) il a été établi qu’une disposition pertinente ou un précédent ayant force exécutoire n’a pas été pris en considération, ou (3) le jugement a été rendu sans délibérer, c’est‑à‑dire, que le juge a rendu immédiatement sa décision sans avoir le temps de consulter la jurisprudence. Des exceptions similaires ont été adoptées par la Cour fédérale (Almrei, au paragraphe 62). Ces exceptions appuient un autre principe important qui s’applique aux précédents jurisprudentiels, soit celui de la décision correcte. Un juge peut faire fi de la courtoisie judiciaire pour éviter de perpétuer une erreur dans l’interprétation d’une loi.

 

[22]           Toutefois, en l’espèce, aucune erreur n’a été commise par mon collègue juge militaire quant au principe de justice fondamentale applicable à la contestation de l’article 158.6 à la lumière de l’article 7 de la Charte et aucun développement récent n’interdit l’application du principe reconnu par le juge d’Auteuil dans Harris. Le principe qui a été défini s’applique aux faits et aux arguments présentés en l’espèce, même si la contestation de l’article 158.6 est exprimée différemment dans le présent cas. Ce principe est spécifique à l’assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté pendant une longue période, soit précisément le risque pour le droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte qui pourrait être mis en cause par l’article 158.6 de la LDN, qui est contesté en l’espèce.

 

Le principe de justice fondamentale à appliquer

 

[23]           Par conséquent, je conclus que le principe de justice fondamentale qui devrait être appliqué en l’espèce est le même que celui que le juge d’Auteuil a jugé applicable au paragraphe 93 de ses motifs dans Harris et qu’il a défini ainsi :

 

[…] [U]n principe de justice fondamentale exigeant que la détention d’une personne, ou son assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté, pendant une longue période à la suite de son arrestation et en attendant qu’on décide ou non de la mettre en accusation, soient assortis d’un processus valable de contrôle qui tienne compte du contexte et des circonstances propres à chaque cas. Cette personne doit avoir la possibilité réelle de contester son maintien en détention ou ses conditions de mise en liberté.

 

C.        Faut-il appliquer la conclusion tirée par le juge militaire d’Auteuil dans Harris au sujet de l’article 7?

 

La conclusion du juge militaire d’Auteuil

 

[24]           Appliquant le principe de justice fondamentale précité, le juge d’Auteuil est arrivé à la conclusion citée ci-dessous sur la question de savoir si la privation de liberté résultant de l’application de l’article 158.6 de la LDN est conforme au principe pertinent de justice fondamentale :

 

[99]              Pour dire les choses simplement, il convient de répondre à cette question par l’affirmative. Il est loisible au justiciable du code de discipline militaire mis en liberté, en vertu du pouvoir que confère à l’officier réviseur l’article 158.6 de la LDN, sous des conditions qui peuvent se révéler rigoureuses et s’appliquer sur une longue durée, de se prévaloir d’un mécanisme de révision valable de ces conditions sous le régime des paragraphes 2 et 3 du même article. J’estime que ce mécanisme suffit à permettre à la personne détenue de faire contrôler la pertinence de l’ordonnance de mise en liberté sous condition dont elle fait l’objet, ainsi que l’utilité des conditions qui restreignent sa liberté pendant qu’elle attend que les autorités décident s’il y a lieu ou non de porter des accusations contre elle.

 

[100]           Il est important de se rappeler que le pouvoir de révision de l’officier réviseur est dans une certaine mesure restreint en fonction de la nature des accusations qu’on pourrait envisager de porter et des circonstances de l’arrestation. Dans certains cas, il n’a pas d’autre possibilité que d’ordonner la détention, qui aurait lieu de toute façon, et de faire conduire la personne détenue devant un juge militaire pour une audition visant à établir si elle doit être maintenue sous garde. Dans certains autres cas, il peut décider à la suite de sa révision de rendre nécessaire l’audition susdite en ordonnant simplement le maintien sous garde en dépit du fait qu’il soit investi du pouvoir de mettre en liberté. Quoi qu’il en soit, la personne sous garde peut activer le mécanisme de révision dans les deux cas, qu’il ait été décidé ou non de la mettre en liberté.

 

[25]           Cette conclusion a trait à la même question dont je suis saisi dans la requête, c’est‑à‑dire, la conformité de l’article 158.6 à l’article 7 de la Charte. Je ne crois pas que l’argument du requérant relativement à l’article 7 puisse l’emporter sans que j’infirme la décision rendue par le juge d’Auteuil dans Harris. Et pourtant, cette décision a été rendue il y a plus de six ans. Elle a apparemment été acceptée, car le caporal Harris a plaidé coupable subséquemment au prononcé de la décision sur la requête. Selon toute vraisemblance, les professionnels du droit militaire se sont fondés sur la décision Harris, particulièrement lorsqu’ils devaient conseiller des justiciables du code de discipline militaire. Ignorer ce précédent pourrait miner l’important principe de la certitude du droit.

 

L’analyse de l’article 7 dans la décision Harris constitue un précédent solide

 

[26]           La courtoisie judiciaire exigerait que j’applique Harris. Cependant, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la courtoisie judiciaire ne justifie pas la perpétuation d’erreurs. Je dois refuser d’appliquer ce précédent si j’estime qu’il est erroné. Tel n’est pas le cas.

Harris prend en compte et respecte le contexte de l’article 158.6

 

[27]           Harris respecte le contexte législatif dans lequel figure l’article 158.6 dans la LDN. Contrairement à ce qui est avancé dans les soumissions du requérant, la prise en considération du contexte ne se limite pas à l’étape de la justification au regard de l’article 1 de la Charte. Comme l’a souligné la juge en chef du Canada aux paragraphes 20 et 22 de Charkaoui :

 

20. L’article 7 de la Charte exige non pas un type particulier de procédure, mais une procédure équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause [références omises] Les mesures procédurales requises par la justice fondamentale dépendent du contexte [références omises]

 

[...]

 

22. À l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, il s’agit de savoir si les principes de justice fondamentale pertinents ont été respectés pour l’essentiel, compte tenu du contexte et de la gravité de l’atteinte. Il faut se demander si la procédure est fondamentalement inéquitable envers la personne touchée. Dans l’affirmative, l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n’est tout simplement pas conforme aux exigences de l’art. 7.

 

[28]           En l’espèce, le contexte est la libération sous conditions d’un justiciable du code de discipline militaire par un officier réviseur, particulièrement le mécanisme de révision qui s’applique si un officier réviseur, ayant décidé de libérer la personne sous garde, choisit d’assortir cette mise en liberté de conditions sévères pendant une longue période. Le juge d’Auteuil a conclu que la procédure de révision prévue à l’article 158.6, mise en œuvre par le commandant ou l’officier immédiatement supérieur, non par un juge ou un magistrat, est équitable compte tenu de sa nature et des intérêts en cause, particulièrement à la lumière du pouvoir limité de l’officier réviseur.

 

[29]           Je suis d’accord. La procédure de révision n’est pas fondamentalement inéquitable envers la personne libérée sous conditions. La juge en chef s’est exprimée sans équivoque au paragraphe 25 de Charkaoui :

 

[…] L’importance des intérêts individuels en jeu fait partie de l’analyse contextuelle. Comme la Cour l’a affirmé dans Suresh : « Plus l’incidence de la décision sur la vie de l’intéressé est grande, plus les garanties procédurales doivent être importantes afin que soient respectées l’obligation d’équité en common law et les exigences de la justice fondamentale consacrées par l’art. 7 de la Charte » [...]

 

En l’espèce, l’effet le plus important qu’une décision d’un officier réviseur peut avoir sur le droit à la liberté d’une personne assujettie à sa décision est limité de trois façons par le contexte : premièrement, un officier réviseur qui décide de maintenir la garde d’une personne doit faire conduire cette dernière devant un juge militaire – la révision de la décision de maintenir la garde est effectuée par un juge militaire indépendamment du mécanisme de l’article 158.6; deuxièmement, un officier réviseur ne peut pas décider de libérer une personne accusée d’avoir commis une infraction désignée – cette personne sera conduite devant un juge militaire en vue d’une révision de la garde; et troisièmement, les conditions que peut imposer un officier réviseur ayant décidé de procéder à une mise en liberté sous conditions se limitent à celles énumérées aux alinéas a) à e) du paragraphe 158.6(1).

 

Les futures modifications législatives et la constitutionnalité de la disposition actuelle

 

[30]           L’article 31 du projet de loi C-15, la Loi visant à renforcer la justice militaire pour la défense du Canada, a été adopté par le Parlement et a reçu une sanction royale le 19 juin 2013, mais il n’est pas encore entré en vigueur. Cette disposition ajoute un nouvel article 158.7 à la LDN, qui permettra une révision, par un juge militaire, de toute ordonnance rendue à l’égard d’une personne libérée sous condition qui a été révisée ou imposée par une autorité compétente en matière de révision en vertu du paragraphe 158.6(2). Le requérant fait valoir que l’adoption de cette nouvelle disposition donne à penser que l’article actuel n’est pas conforme à la Constitution, invoquant une analyse d’article par d’article présentée sur consentement à la pièce M1-8 selon laquelle l’objectif de cette modification est « de renforcer la protection du droit à la liberté individuelle des personnes qui sont arrêtées et libérées sous conditions, concordant à la Charte canadienne des droits et libertés ».

 

[31]           En toute déférence, je ne vois pas en quoi ce paragraphe donne à penser que la disposition actuelle est inconstitutionnelle. Quoi qu’il en soit, la nouvelle disposition, même si elle était en vigueur, n’adresserait la violation de l’article 7 alléguée par le requérant. De fait, ce dernier conteste l’impossibilité de faire appel à un juge ou à un magistrat afin qu’il révise la décision d’imposer des conditions de mise en liberté qu’a prise un officier réviseur. Cette situation ne serait pas réglée même si la nouvelle disposition était en vigueur. Ce que le nouvel article 158.7 fournit, c’est un mécanisme permettant de réviser la révision de la décision prise par un officier réviseur qui a été effectuée par le commandant ou l’officier immédiatement supérieur devant lequel il est responsable en matière de discipline. En effet, cet article prévoit plutôt qu’un juge militaire peut réaliser une révision judiciaire similaire que peut actuellement effectuer un juge de la Cour fédérale, qui, selon toute probabilité, exigerait que tous les recours relatifs au mécanisme de révision prévu à l’article 158.6 aient été épuisés avant de recevoir une requête en révision judiciaire. À mon avis, la future disposition ne constitue pas un nouvel élément qui pourrait donner lieu à la modification de la conclusion à laquelle est arrivé le juge d’Auteuil dans Harris.

 

[32]           Cela dit, le nouvel article 158.7 est une nette amélioration pour les justiciables du code de discipline militaire et je souscris à la déclaration figurant à la pièce M1‑8 pour dire que ce nouvel article renforcera la protection du droit à la liberté. Il est dommage que bien que cet article ait été proposé par l’exécutif dès octobre 2011 lorsque le projet de loi C‑15 a été déposé au Parlement pour la première fois, il ne soit pas encore en vigueur 29 mois après l’adoption du projet de loi en juin 2013. Je crois que la protection du droit à la liberté des justiciables du code de discipline militaire vaut une mise en œuvre plus rapide.

 

Une révision judiciaire peut être demandée en vertu de la disposition actuelle

 

[33]           Comme il a été mentionné ci-dessus, bien que le mécanisme de révision prévu à l’article 158.6 ne permette pas actuellement la révision de conditions de mise en liberté par un juge ou un magistrat, une partie mécontente de la décision d’un officier réviseur, d’un commandant ou d’une autre autorité en matière de révision a la possibilité de présenter une requête en révision judiciaire à la Cour fédérale ou, potentiellement, de demander un habeas corpus auprès d’une cour supérieure d’une province s’il est établi que la sévérité des conditions imposées ouvre la voie à un tel recours.

 

[34]           Relativement à ce point, le requérant a soutenu que le processus de requête est lourd et pourrait être inefficace vu sa longueur, fourni en tant que pièce M1-9 l’échéancier s’appliquant à ce processus qui est publié sur le site Web de la Cour fédérale, pour montrer qu’il se peut qu’il faille au moins 130 jours après le dépôt de l’avis de requête pour qu’une requête de ce type soit rendue à l’étape de l’audience. Toutefois, cet élément de preuve ne fait pas état de la possibilité de procéder par injonction interlocutoire en vertu de la partie 8 des Règles de la Cour fédérale, qui offre la possibilité de demander une instruction accélérée. Quant à l’argument selon lequel le recours à un tribunal d’appel civil est trop exigeant pour une personne assujettie à de sévères conditions de mise en liberté, je tiens à souligner que, selon les pratiques employées dans d’autres affaires de la Cour fédérale et selon les éléments de preuve présentés par l’intimée, un membre des Forces armées canadiennes peut se faire représenter sans frais par le Service des avocats de la défense en cas de requête en révision judiciaire. La pièce M1-13 montre qu’un avocat du Service d’avocats de la défense a cherché à obtenir une révision judiciaire, aussi récemment qu’au mois de janvier de cette année, d’une décision rendue par un commandant lors d’un procès sommaire. Je conclus que le recours à une révision judiciaire sérieuse s’offre à toute personne souhaitant contester la décision d’un officier réviseur ou d’une autorité révisant la décision de cet officier en vertu de l’article 158.6.

 

D.        Conclusion sur la première question en litige

 

[35]           Par conséquent, relativement à la première question en litige, je conclus que la décision du juge d’Auteuil dans Harris fait autorité et qu’elle constitue un précédent solide à appliquer en l’espèce. Je conclus qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 7 de la Charte. Je me pencherai maintenant sur le deuxième argument du requérant.

 

Deuxième question en litige, contravention alléguée au principe non écrit de l’indépendance judiciaire

 

A.        La position du requérant

 

[36]           Le requérant fait valoir que l’article 158.6, puisqu’il prévoit une révision des conditions de mise en liberté par un commandant ou l’officier immédiatement supérieur devant lequel il est responsable en matière de discipline, viole le principe non écrit de l’indépendance judiciaire. Cet argument est articulé dans les soumissions écrites à la pièce M1-2 en trois phrases : la révision de conditions de mise en liberté constitue une fonction judiciaire; en conséquence, le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire s’applique au commandant ou à l’officier supérieur qui exerce cette fonction de révision; et, comme ni l’un ni l’autre de ces officiers n’est indépendant sur le plan judiciaire, la disposition législative conférant ce pouvoir judiciaire à ces officiers doit être invalidée.

 

[37]           Pour étayer cet argument, le requérant invoque l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, où le juge Major, parlant au nom d’une cour unanime, a conclu que le principe de l’indépendance judiciaire s’appliquait à la charge des juges de paix de l’Alberta. Le requérant se fonde également sur R. c. Pomerleau, [2004] R.J.Q. 83, un arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec, qui essentiellement applique Ell à l’une de ses arrêts antérieurs. Dans cette affaire, le procureur général du Québec a reconnu que la juge de paix du Québec qui a autorisé l’émission des mandats de perquisition ne jouissait pas de garanties d’indépendance suffisantes, et que les perquisitions étaient en conséquence illégales. Par suite de la déclaration d’invalidité constitutionnelle faite par le procureur général, la loi a été invalidée afin de retirer des pouvoirs judiciaires aux personnes qui devaient bénéficier d’une indépendance judiciaire pour pouvoir les exercer.

 

B.         Analyse

 

[38]           La question soulevée par l’argument du requérant sur l’indépendance judiciaire est celle à savoir si un commandant ou tout autre officier qui effectue une révision en vertu de l’article 158.6 doit jouir d’une indépendance judiciaire pour pouvoir réviser de manière valide des conditions de mise en liberté imposées par des officiers réviseurs.

 

[39]           Les arguments invoqués par le requérant n’ont pas permis de convaincre la Cour selon la norme établie. Le requérant n’a cité aucune jurisprudence donnant à penser qu’une fonction judiciaire limitée, comme celle exercée par un officier réviseur ou un officier qui révise des conditions de mise en liberté imposées par des officiers réviseurs, ne peut être exercée que par des personnes qui bénéficient d’attributs d’indépendance judiciaire.

 

[40]           Les motifs énoncés par le juge Major dans Ell donnent fortement à penser que ce sont les pouvoirs cumulatifs des juges de paix de l’Alberta, particulièrement le pouvoir de tenir des mises en liberté provisoires sous caution, qui ont donné lieu à la conclusion selon laquelle les personnes investies de ces charges devaient exercer un pouvoir discrétionnaire judiciaire important en rendant des décisions sur ces questions. La formulation de la conclusion de la Cour au paragraphe 24 est révélatrice à cet égard.

 

[41]           Les juges de paix du Québec détenaient également des pouvoirs cumulatifs. Bien que le pouvoir visé par Pomerleau ait été celui de l’émission de mandats de perquisition, la conclusion de la Cour, fondée sur la concession du procureur général, est que les juges de paix ne jouissaient pas des garanties minimales d’indépendance pour exercer tous les pouvoirs dont ils étaient investis.

 

[42]           Cela dit, un officier réviseur appliquant la LDN n’exerce pas de fonctions pouvant s’assimiler à la tenue d’une mise en liberté provisoire sous caution. Essentiellement, un officier réviseur a le pouvoir de libérer une personne sous garde ou de faire conduire cette personne devant un juge militaire en vue d’une audience de révision du maintien de la garde. C’est uniquement le pouvoir de libérer une personne sous conditions qui se rapporte à la deuxième question soulevée par le requérant. Bien que ce pouvoir limité puisse être considéré comme une fonction judiciaire, tout comme le pouvoir de réviser la manière dont ce pouvoir a été exercé par un officier réviseur dans une situation donnée, le requérant n’a pas été en mesure d’établir à la satisfaction de la Cour que l’exercice de ces pouvoirs nécessite une indépendance judiciaire. À mon avis, il n’existe aucun lien entre les pouvoirs exercés par les juges de paix dans Ell et Pomerleau et les pouvoirs conférés aux officiers réviseurs et aux autorités en matière de révision.

 

[43]           Outre les pouvoirs réels en cause, il existe une autre différence fondamentale entre les rôles des officiers réviseurs et des autorités en matière de révision selon l’article 158.6 et les rôles des juges de paix tels qu’ils ont été analysés dans Ell et Pomerleau. De fait, le rôle fondamental des juges de paix est d’aider les tribunaux à s’acquitter de fonctions judiciaires. Comme il a été mentionné au paragraphe 26 de Ell :

 

Il ressort clairement de chacune des fonctions judiciaires susmentionnées que les intimés aidaient grandement les cours provinciales et supérieures à remplir le mandat constitutionnel confié au pouvoir judiciaire.

 

À la lumière de ce rôle de soutien, les fonctions judiciaires remplies par les juges de paix se rapportent d’une manière très particulière au fondement du principe de l’indépendance judiciaire, notamment au chapitre du maintien de l’ordre constitutionnel et de la confiance du public dans l’administration de la justice.

 

[44]           Toutefois, les officiers réviseurs et les autorités qui révisent leurs décisions exercent leurs fonctions en application de la LDN et non en vue d’offrir un soutien direct à un tribunal ou au pouvoir judiciaire. Ils remplacent plutôt ces autorités judiciaires dans le contexte d’un système de justice militaire qui habilite des autorités militaires à remplir des fonctions attribuées à des tribunaux civils. Ces fonctions comprennent, en vertu du régime de procès sommaire défini dans la LDN et ses règlements, la déclaration de culpabilité relativement à une infraction et l’imposition de peines connexes dont la privation de la liberté. Le rôle de ces autorités militaires est indépendant en ce qui a trait à l’administration de la discipline à l’égard des justiciables du code de discipline militaire. L’exercice de rôles judiciaires par des membres du système militaire a été reconnu par la Cour suprême il y a plus de 35 ans dans R. c. MacKay, [1980] 2 R.C.S. 370, particulièrement dans les observations suivantes du juge McIntyre et du juge Dickson qui figurent à la page 402 :

 

Depuis très longtemps, on reconnaît en Angleterre et dans les pays d’Europe occidentale, qui ont transmis leurs traditions et principes juridiques à l’Amérique du Nord, que la situation particulière que crée la présence dans la société d’une force militaire armée, jointe aux impératifs d’efficacité et de discipline de cette force, a exigé l’élaboration d’un droit distinct que l’on a appelé droit militaire. À des degrés divers parfois, mais toujours clairement, ce droit distinct a reconnu un rôle judiciaire aux officiers de la force militaire en cause.

 

[45]           Le requérant n’a pas réussi à me convaincre que les précédents relatifs aux juges de paix font autorité dans le contexte du droit militaire. Aucune jurisprudence n’a été portée à l’attention de la Cour pour démontrer que la nature judiciaire des pouvoirs conférés aux autorités militaires à l’article 158.6 doit être réservée aux juges. Au contraire, certains éléments faisant autorité confirment que la loi peut conférer à certains agents de l’État qui ne sont pas des fonctionnaires judiciaires exerçant un pouvoir discrétionnaire pouvant toucher aux droits que la Charte garantit à chacun. Comme l’a fait remarquer l’intimée à titre d’exemple au cours des plaidoiries orales, dans Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pages 161-162, le juge Dickson a reconnu que dans le cas d’un processus d’autorisation d’un mandat de perquisition, il faut que la personne qui autorise la fouille soit en mesure d’apprécier d’une manière tout à fait neutre et impartiale la preuve offerte quant à la question de savoir si on a satisfait à un critère donné. En ce qui concerne le statut que cette personne doit avoir, il avait ceci à dire :

 

Bien qu’il puisse être sage, vu la nature délicate de cette tâche, de confier à un fonctionnaire judiciaire la décision d’accorder une autorisation, je suis d’accord avec le juge Prowse pour dire qu’il ne s’agit pas d’une condition préalable nécessaire pour sauvegarder le droit enchâssé à l’art. 8. Il n’est pas nécessaire que la personne qui exerce cette fonction soit un juge, mais elle doit au moins être en mesure d’agir de façon judiciaire.

 

[46]           Le requérant n’a pas réussi à me convaincre que les officiers réviseurs et les autorités en matière de révision ne sont pas en mesure d’agir de façon judiciaire. La portée limitée prévue dans la LDN pour les actes que peuvent poser ces autorités, et le fait que les articles 105.18 et 105.23 des ORFC recommandent à tous les deux d’obtenir des conseils juridiques avant de rendre une décision, donnent à penser que ces autorités sont censées agir de façon judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions. Quant à la capacité d’agir d’une manière neutre et impartiale, le juge McIntyre s’est exprimé ainsi aux pages 403 et 404 de MacKay :

 

On dit qu’à cause de la nature de ses liens étroits avec la communauté militaire et de son identification avec elle, l’officier est inapte à remplir cette fonction judiciaire. On ne peut nier qu’un officier est jusqu’à un certain point le représentant de la classe militaire dont il est issu; il ne serait pas humain si ce n’était le cas. Mais le même argument, en toute justice, vaut tout autant à l’égard des personnes nommées à des fonctions judiciaires dans la société civile. Nous sommes tous les produits de nos milieux respectifs et nous devons tous, dans l’exercice de la fonction judiciaire, veiller à ce que cette réalité n’entraîne aucune injustice. Je ne puis dire que les officiers, formés aux méthodes de la vie militaire et soucieux de préserver les normes requises d’efficacité et de discipline, ce qui inclut le bien-être de leurs hommes, sont moins aptes que d’autres à adapter leurs attitudes de façon à remplir l’obligation d’impartialité qui leur incombe dans cette tâche.

 

C.        Conclusion sur la deuxième question en litige

 

[47]           Par conséquent, je conclus que l’article 158.6 ne viole pas le principe de l’indépendance judiciaire. Le deuxième argument du requérant doit donc être rejeté.

CONCLUSION

 

[48]           La Cour n’est pas convaincue que l’article 158.6 de la LDN et plus précisément le mécanisme de révision applicable aux décisions des officiers réviseurs de libérer une personne sous garde avec ou sans conditions portent atteinte à l’article 7 de la Charte ou au principe non écrit de l’indépendance judiciaire.

 

[49]           Par souci de clarté, il importe de préciser que la présente conclusion n’empêche pas une personne accusée d’avoir enfreint une condition imposée par un officier réviseur en vertu de l’article 101.1 de la LDN de contester la manière dont a agi cet officier ou une autorité en matière de révision dans l’exercice du pouvoir que lui confère l’article 158.6. Si les actes de ces officiers violent les droits d’une personne assujettie à des conditions de mise en liberté, celle-ci peut encore chercher à obtenir une réparation au titre du paragraphe 24(1) de la Charte. En l’espèce, le requérant n’a pas fait état d’une violation de ce type et la Cour, vu la preuve dont elle dispose, n’en a relevée aucune. La seule présence d’un risque de violation de la Charte qui pourrait découler d’actes posés par un agent de l’État dans l’exercice de pouvoirs expressément prévus dans la loi n’est pas suffisante en soi pour justifier l’invalidation de la disposition qui confère ces pouvoirs.

 

DÉCISION

 

[50]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la présente requête d’invalidation de l’article 158.6 de la LDN et de son règlement d’application au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 doit être rejetée.

 

 

Avocats :

 

Le Directeur des Poursuites militaires, représenté par le major J.S.P. Doucet, avocat de l’intimée

 

Le capitaine de corvette P.D. Desbiens et le capitaine de corvette M. Létourneau, Direction du Service d’avocats de la défense, avocats du sous-lieutenant C.W. Caicedo

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