Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 20 février 2017

Endroit : BFC Valcartier, édifice 534, pièce 227, l’Académie, rue Joseph-Keable, Courcelette (QC)

Chefs d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 116 LDN, a dissipé un bien public.
Chef d’accusation 2 : Art. 116 LDN, a vendu irrégulièrement un bien public
Chef d’accusation 3 : Art. 129 LDN, acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

Résultats :

VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Fortin, 2017 CM 3004

 

Date : 20170227

Dossier : 201618

 

Cour martiale permanente

 

Base de soutien de la 2e Division du Canada Valcartier

Courcelette (Québec) Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Adjudant J.A.T. Fortin, accusé

 

 

En présence de : Lieutenant-colonel L.-V. d'Auteuil, J.M.


 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

[1]               L’adjudant Fortin a fait l’objet d’une mise en accusation par la poursuite militaire le 28 juillet 2016 qui a résulté en trois chefs d’accusation sur l’acte d’accusation daté du 22 juillet 2016: d’avoir dissipé un bien public, soit du carburant diesel, contrairement à l'article 116 de la Loi sur la défense nationale (LDN); d’avoir vendu irrégulièrement un bien public, soit du carburant diesel, contrairement à l'article 116 de la LDN; et d’avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline en concluant et effectuant un arrangement avec un civil pour le dédommager avec un bien public, soit du carburant diesel, contrairement à l’article 129 de la LDN.

[2]               Les trois infractions qui lui sont reprochées auraient toutes été commises entre le 17 juillet et le 25 août 2014 dans le contexte d’un exercice militaire hors base mené par  le 5e Régiment de génie de combat (5 RGC) qui s’est déroulé à ou près de Saint-Léonard-de-Portneuf.

[3]               Au soutien des accusations, la poursuite a présenté neuf témoins : le major Marcotte, le sergent Lepage, le sergent Desroches, le caporal Lessard, le caporal Mallet, le caporal Wagner, le caporal-chef Fortin, le capitaine F.Pelland et l’adjudant Ross.

[4]               Pour sa part, l’adjudant Fortin a cité les témoins suivants devant la Cour dans le cadre de sa défense : le lieutenant-colonel Michaud et le sergent Létourneau. De plus, il a décidé de témoigner pour sa propre défense.

[5]               Dans le contexte de ces témoignages, un ensemble de documents ont été introduits devant la Cour sur la base d’un consentement mutuel des parties:

a)                  pièce 3, la photographie du réservoir blanc de diesel appartenant au fermier, monsieur Joosten, dans lequel le diesel provenant des Forces armées canadiennes (FAC) a été versé;

b)                  pièce 4, une copie de la facture du coût estimé de la réparation du tracteur de monsieur Joosten datée du 22 juillet 2014 au montant de 1 249,17 $;

c)                  pièce 5, une copie de l’entente entre monsieur Joosten, propriétaire de la ferme Léonardie, et le ministère de la Défense nationale, concernant l’utilisation du terrain de monsieur Joosten pour l’exercice Spécialiste agile 2014 pour la période du 11 au 22 août 2014, signé par le propriétaire le 28 mai 2014 et par le colonel Gosselin le 25 juin 2014;

d)                 pièce 6, une copie de la facture au montant de 1 000,00 $ plus les taxes payable à monsieur Joosten, pour le permis d’utilisation pour un exercice militaire daté du 26 mai 2014;

e)                  pièce 7, trois pages d’une copie du rapport d’utilisation de carburant de six pages concernant l’unité du 5 RGC pour le mois d’août 2014, imprimé en date du 17 octobre 2014;

f)                   pièce 8, une copie d’un échange de courriel entre le caporal Fortin et l’adjudant Fortin en date du 25 août 2014;

g)                  pièce 9, une copie de la demande d’autorisation pour entraînement hors base signée par le commandant du 5 RGC, le lieutenant-colonel Michaud, en date du 11 juin 2014 et adressée au 5e Groupe-brigade mécanisé du Canada (5 GBMC);

h)                  pièce 10, une copie de la directive d’entraînement de l’exercice Opérateur Agile pour la troupe 6 de l’escadron 53 du 5 RGC et constituant l’annexe A à la demande d’autorisation pour entraînement hors base, tel que rédigée par l’adjudant Fortin en mai 2014;

i)                    pièce 11, une copie de l’annexe E à la demande d’autorisation pour entraînement hors base, soit la demande d’évaluation de la menace, signée par le lieutenant-colonel Michaud en date du 11 juin 2014;

j)                    pièce 13, une copie de l’enregistrement audio-vidéo de l’entrevue de l’adjudant Fortin menée par un enquêteur, soit le sergent Léveillée, le 19 janvier 2015;

k)                  pièce 14, une copie de la transcription écrite de l’entrevue audio-vidéo de l’adjudant Fortin du 19 janvier 2015;

l)                    pièce 15, une copie d’un courriel du capitaine F.Pelland envoyé au major Boucher ayant pour sujet « Dossier ferme Léonardie » et daté du 26 septembre 2014; et

m)                pièce 16, une annotation des lieux de l’exercice réalisé par l’adjudant Fortin dans le cadre de son témoignage devant la Cour, et fait à partir d’une image Google de la ferme Léonardie.

[6]               Les parties ont aussi fait des admissions relativement au témoignage qu’aurait rendu monsieur Gerry Joosten, propriétaire de la ferme située à Saint-Léonard-de-Portneuf, s’il avait été présent en cour, et qui sont contenues à la pièce 12.

[7]               Finalement, la Cour a pris connaissance judiciaire des éléments contenus et énumérés à l’article 15 des Règles militaires de la preuve.

[8]               La troupe 6 de l’escadron 53 du 5 RGC voit à la neutralisation de munitions et d’explosifs et d’engins explosifs improvisés. Au mois de janvier 2014, dans le cadre de discussions quant à l’entraînement annuel des membres du 5 RGC, il a été déterminé qu’il serait approprié que la troupe 6 de l’escadron 53 procède à un entraînement pour tester ses capacités hors de la base.

[9]               À l’époque, l’adjudant Fortin est l’adjudant de troupe de la troupe 6. Il est muni d’une excellente expérience en matière de neutralisation d’engins explosifs et de munitions et possède une certaine connaissance concernant la tenue d’exercices hors base dans ce domaine. Il s’avère la personne tout à fait désignée pour procéder à l’organisation de l’exercice. Dans le cours de discussions avec les commandants de sections de sa troupe pour la préparation de l’exercice, le caporal-chef Lepage mentionne qu’il connaît un endroit dans la région de Saint-Raymond-de-Portneuf qui s’avèrerait tout à fait adéquat, à son avis, pour la tenue d’un tel exercice. Étant originaire de cette région, il connaissait le propriétaire d’une ferme dont les chemins et bâtiments pourraient être un endroit propice et réaliste à l’exercice de recherche et neutralisation d’explosifs dans un milieu inconnu de la troupe.

[10]           Une fois l’autorisation obtenue du fermier, des reconnaissances sur le terrain sont effectuées et l’endroit est confirmé comme étant tout à fait adéquat pour les objectifs visés par l’exercice. Des démarches sont effectuées par l’adjudant Fortin et sa troupe avec la brigade pour comprendre ce qui est requis pour réaliser un tel exercice sur un terrain n’appartenant pas à la Couronne.

[11]           Des visites sont effectuées auprès du propriétaire de la ferme Léonardie à Saint-Léonard-de-Portneuf pour en venir à une entente d’utilisation de sa propriété, incluant des chemins et bâtiments, pour un exercice se tenant au mois d’août 2014. Au cours de l’une de ces visites, l’adjudant Fortin remarque un réservoir de carburant de couleur brun rouille situé immédiatement derrière le garage de la ferme et qu’il considère d’une capacité d’environ 1 500 litres.

[12]           L’adjudant Fortin prépare, au cours du mois de mai 2014, une directive d’entraînement qui est soumise au commandant du 5 RGC. C’est ainsi qu’à la fin du mois de mai 2014, une entente écrite intervient entre le ministère de la Défense nationale et monsieur Joosten, propriétaire de la ferme Léonardie, pour l’utilisation de son terrain pour les fins d’un exercice devant se tenir du 11 au 22 août 2014. La transaction est conclue pour une somme de mille dollars plus les taxes applicables.

[13]           Au mois de juin 2014, le commandant du 5 RGC soumet une demande d’entraînement hors base au 5 GBMC. Il s’agit de l’exercice opérateur Agile 2014 devant se dérouler en 4 phases du 16 juin au 26 août 2014. Plus précisément, l’escadron 53 du 5 RGC doit valider ses niveaux 2 et 3 dans le contexte de l’exercice Spécialiste Agile qui est un exercice régimentaire, et pour atteindre cet objectif, il est proposé d’insérer l’exercice Opérateur Agile impliquant l’entraînement spécifique de la troupe contre-explosive, la troupe 6, en contexte domestique.

[14]           Il s’agit pour cette troupe de procéder à un entraînement de fouille de secteur, de bâtiments et de véhicules, de neutralisation de dispositifs explosifs et de ratissage d’itinéraire devant se dérouler dans la Municipalité régionale de comté de Portneuf, soit dans les municipalités de Saint-Raymond, Saint-Alban et Saint-Léonard-de-Portneuf entre le 11 et 22 août 2014. Dans le cadre de l’élaboration de l’exercice, plusieurs organisations de la communauté militaire et civile propre à la neutralisation de dispositifs explosifs ont été mises au courant de son existence. C’est ainsi que l’école de Génie de combat à Gagetown, des équipes de techniciens de la Sûreté du Québec et des opérateurs de la 2e Escadre à Bagotville se sont vus impliqués dans l’exercice, permettant de développer une opportunité de pratiquer et développer des procédures dans la situation d’une demande d’assistance dans un contexte domestique. Ainsi, l’exercice a pris une ampleur plus grande par rapport à ce qu’il était initialement.

[15]           C’est dans ce contexte que l’adjudant Fortin envoie le sergent Létourneau faire une reconnaissance du terrain où doit être installé le poste de commandement (PC) de la troupe, près de la ferme. En effet, il appert que les conditions du terrain étant variables en raison de sa nature molle et instable, l’adjudant Fortin voulait confirmer que le terrain était dans un état adéquat, considérant l’impact potentiel du poids élevé des véhicules qui auraient à passer à cet endroit durant l’exercice.

[16]           Le sergent Létourneau s’est donc rendu avec un véhicule de type Cougar à l’endroit en question. Il s’y est enlisé vers la fin de la journée. Il s’agit d’un véhicule de transport de militaires et d’outils d’environ 20 tonnes utilisé spécifiquement pour les besoins de la troupe 6. Le sergent Létourneau appelle le caporal-chef Lepage et les mécaniciens. Un véhicule de dépannage est requis et envoyé. Il informe aussi l’adjudant Fortin de la situation. Le caporal-chef Lepage décide de se rendre sur place pour apporter son aide. Le véhicule de dépannage tente de sortir le véhicule Cougar, mais il s’enlise à son tour. Un deuxième véhicule de dépannage arrive et réussit à sortir le véhicule Cougar. Par contre, le véhicule de dépannage demeure enlisé malgré ses tentatives de se sortir de là.

[17]           Le caporal-chef Lepage arrive sur les lieux. Voyant que le véhicule de dépannage qui est venu les aider demeure enlisé, il demande au propriétaire de la ferme qu’il connaît très bien, monsieur Joosten, d’emprunter son tracteur. Il accepte sans problème et le caporal-chef Lepage emprunte le tracteur. Il tente une manœuvre pour sortir le véhicule de dépannage avec le tracteur. Cependant, il échoue et il brise la direction du tracteur.

[18]           Le caporal-chef Lepage contacte l’adjudant Fortin et l’informe de la situation. Il comprend la situation et puisque personne n’est blessé, il dit au caporal-chef Lepage qu’ils aborderont la situation lors du retour au bureau.

[19]           L’incident aurait eu lieu un vendredi. C’est donc le lundi matin que l’adjudant Fortin réunit ses commandants de section afin de discuter de l’incident. Ils éprouvent un sentiment de culpabilité envers le fermier et ils tentent de trouver une solution afin de compenser rapidement le propriétaire car ils ne veulent pas que de ce dernier retire le droit d’utiliser le terrain pour l’exercice au stade où la troupe en est rendue dans son exécution. Beaucoup d’efforts ont été mis dans la réalisation de cet exercice qui s’annonce prometteur quant aux bénéfices que la troupe pourrait en tirer en termes d’entraînement et d’expérience.

[20]           S’inspirant de ce qu’il a vécu dans un contexte opérationnel, le sergent Létourneau suggère alors d’explorer la possibilité de fournir en diesel le propriétaire pour la valeur de la réparation du tracteur. En effet, il a déjà vu dans le passé dans le cadre d’opération à l’extérieur du pays, les FAC compenser sur place les civils pour les dommages causés par des membres des FAC dans le cadre d’opérations à l’extérieur du pays, et à son avis, cela pourrait peut-être s’appliquer à la situation.

[21]           Le caporal-chef Lepage a confirmé à la Cour qu’une telle démarche a été discutée au sein du groupe. À sa connaissance personnelle, le fermier possède un grand réservoir blanc pour le diesel d’une capacité de 4 000 à 5 000 litres sur sa ferme, situé près du garage sur la propriété derrière un boisé. Il possède aussi deux autres réservoirs à diesel de plus petite capacité dans un garage et un réservoir à essence de petite capacité placé immédiatement derrière le même garage. Par contre, il n’a pas partagé cette information dans le cadre de la discussion de groupe. Il s’agit plutôt d’information qu’il possède personnellement pour avoir travaillé à la ferme en question quand il était plus jeune.

[22]           Suite à la discussion, l’adjudant Fortin comprend que cela pourrait peut-être se réaliser. Il adhère à cette solution, mais désire procéder à des vérifications. C’est ainsi qu’il implique le commandant adjoint de l’escadron 53, le capitaine F.Pelland. Le commandant adjoint est responsable du budget de l’exercice et possède les autorisations requises en matière de finance.

[23]           L’adjudant Fortin lui explique le contexte de l’incident et la suggestion retenue. Il lui demande si cela peut se réaliser. Le capitaine F.Pelland comprend la situation, mais il désire réfléchir et faire des vérifications avant de lui répondre. Pour le capitaine F.Pelland, il s’agit d’une solution qui permet de régler ce problème rapidement, au plus bas niveau possible, et au plus bas coût possible. Il vérifie le budget de l’exercice qui est d’environ 30 000 $. À son avis, et présumant de lui-même que le coût de la réparation serait d’environ 500 $, il est possible de passer cette dépense dans le budget d’exercice sous forme de compensation par le biais de diesel fourni au fermier, considérant son coût peu élevé.

[24]           Il confirme donc un peu plus tard le même jour à l’adjudant Fortin que le principe de remplir le réservoir de diesel pour la valeur de la réparation du tracteur est possible, laissant le soin au fermier de faire réparer et payer le coût de la réparation. Il confie à l’adjudant Fortin la responsabilité de conclure une entente selon ces paramètres avec le fermier à cet effet. Il ne juge pas nécessaire d’informer le commandant d’escadron, le major Turcotte, et aucun autre supérieur de ce fait, puisqu’il est responsable de la gestion du budget.

[25]           À ce moment, le coût exact de la réparation n’est pas connu, mais l’adjudant Fortin a appris du caporal-chef Lepage que cela serait entre 1 000 et 1 500 $. L’adjudant Fortin confie la tâche au caporal-chef Lepage de conclure une entente avec monsieur Joosten, considérant la relation privilégiée qu’il a avec le fermier. Ce dernier accepte la proposition.

[26]           Les membres de la troupe vont en vacances et reviennent pour le début de l’exercice. Au mois d’août 2014, au début de l’exercice, l’adjudant Fortin rencontre monsieur Joosten pour s’excuser pour les dommages causés au tracteur et il s’assure qu’il accepte que son réservoir de diesel soit rempli pour la valeur de la réparation au tracteur. L’adjudant Fortin a alors confirmé que le coût de la réparation était d’environ 1 300 $ selon un estimé reçu par le fermier. Ainsi, calculant que le prix du litre était d’environ un dollar le litre, il en est venu à la conclusion qu’en fournissant 1 300 litres, cela serait l’équivalent du montant de la réparation.

[27]           Il était entendu que l’approvisionnement en diesel serait fait par la section responsable du régiment sur la base. Durant l’exercice, le camion-citerne devait se présenter aux deux jours au PC de la troupe situé près de la ferme, et recevoir les instructions de l’adjudant de troupe, l’adjudant Fortin.

[28]           Le caporal-chef Fortin était responsable de l’approvisionnement en diesel. Il s’est rendu au PC de troupe et le chauffeur du camion-citerne était le caporal Wagner. L’adjudant Fortin leur a mentionné qu’un réservoir de diesel du fermier devait être rempli. Surpris par cette requête inhabituelle, le caporal-chef Fortin s’est assuré qu’il avait bien compris. L’adjudant Fortin lui a dit que cette demande était approuvée par les opérations et qu’il n’y avait aucun problème.

[29]           Le caporal-chef Fortin, après avoir fait sa tournée des véhicules et des autres choses à remplir, s’est rendu au réservoir du fermier. Il s’agit d’un réservoir blanc pouvant contenir jusqu’à 5 000 litres de diesel. Il a vidé le camion-citerne et il a mis 2 750 litres dans le réservoir. Par la suite, le caporal-chef Lepage s’est rendu au réservoir blanc en question et il a constaté qu’il n’était pas plein. Il en a fait part à l’adjudant Fortin en spécifiant, à son avis, la quantité qu’il manquait.

[30]           Durant l’exercice, l’adjudant Fortin a intercepté le camion-citerne et a mentionné au chauffeur, le caporal Mallet, qu’il devait aller finir de remplir le réservoir du fermier. À ce moment, le caporal-chef Fortin aurait été présent. Cependant, cette fois-là, il n’aurait pas été faire cette tâche.

[31]           À la fin de l’exercice, le vendredi, l’adjudant Fortin a été informé que le réservoir en question n’était toujours pas rempli à pleine capacité. Alors qu’il était au régiment, il a informé le caporal-chef Fortin de ce fait et ce dernier lui a indiqué que cela serait fait à son retour le lundi matin. Le lundi matin, le caporal-chef Fortin est allé finir de remplir le réservoir du fermier en compagnie du caporal Lessard. 1000 litres de diesel ont été versés. À son retour à l’unité, le caporal-chef a informé l’adjudant Fortin par courriel qu’il avait ajouté 1 000 litres au réservoir du fermier, pour un total de 3 750 litres. L’adjudant Fortin l’a remercié en réponse au courriel.

[32]           Selon la preuve entendue dans le cadre de l’entrevue de l’adjudant Fortin, plus particulièrement selon l’enquêteur, c’est après avoir fait une vérification routinière du rapport mensuel de carburant qu’est apparu le fait qu’une quantité importante de diesel aurait été utilisée durant l’exercice sans pouvoir la réconcilier avec aucune autre activité spécifique des membres de l’unité.

[33]           Dans le cadre de ce questionnement, le capitaine F.Pelland a fourni une explication écrite par courriel dans laquelle il explique le problème survenu et la solution envisagée. Il spécifie clairement, comme il l’a aussi fait dans son témoignage, qu’il a pris seul la décision d’autoriser verbalement l’adjudant Fortin à remplir le réservoir de diesel du fermier durant l’exercice afin de compenser pour les dommages causés à son tracteur. Il déclare qu’il est la seule personne imputable dans le dossier et que le but recherché était d’en arriver à une solution qui était facile et motivée par de bonnes intentions, malgré qu’elle ne puisse peut-être pas respecter la marche habituelle à suivre.

[34]           L’adjudant Fortin a été déployé en mission à l’extérieur du pays en compagnie d’autres membres du 5 RGC au cours de l’automne 2014 pour une période de deux mois. Il a appris au début du déploiement que l’arrangement avec le fermier pour le diesel faisait l’objet d’une enquête et tous ceux qui étaient avec lui ne voulaient pas en dire plus. À son retour à l’unité après la mission, il lui a été confirmé qu’il serait rencontré par un enquêteur de la police militaire sur ce sujet. Il a contacté la police militaire et il a rencontré l’enquêteur le 19 janvier 2015. Il a fait une déclaration à l’enquêteur.

[35]           Au mois de mars 2015, il s’est vu signifier une mesure administrative par son unité sur cette question. Onze mois plus tard, soit le 1er février 2016, une accusation pour avoir dissipé un bien public, soit du carburant diesel, a été portée contre lui. Le 28 juillet 2016, une mise en accusation a été faite, résultant en trois accusations contre l’adjudant Fortin et qui sont devant cette cour.

[36]           En septembre 2016, le procès devant une cour martiale permanente a été fixé par les parties au 20 février 2017. L’ordre de convocation a été émis le 13 septembre 2016.

[37]           Le 20 février 2017, l’adjudant Fortin a présenté à la cour une requête pour abus de procédure en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, demandant à la Cour de prononcer un arrêt des procédures en conséquence. Le 21 février 2017, j’ai rejeté la requête et la Cour a entendu la preuve et les plaidoiries des avocats entre le 21 et le 23 février 2017.

[38]           Avant que la Cour n’expose son analyse juridique, il convient, dans le contexte, d’aborder la question de la présomption d’innocence, du fardeau et de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, norme inextricablement liée aux principes fondamentaux appliqués dans tous les procès pénaux, de la question de crédibilité et de la fiabilité des témoignages, de la notion de preuve et des éléments essentiels concernant chacune des infractions dont fait l’objet l’adjudant Fortin. Si l’ensemble de ces principes sont évidemment bien connus des avocats, ils ne le sont peut-être pas des autres personnes présentes dans la salle d’audience.

 

[39]           Le premier et le plus important des principes de droit applicables à toutes les causes criminelles et aussi à celles découlant du code de discipline militaire, est la présomption d’innocence. À l’ouverture de son procès, l’adjudant Fortin est présumé innocent et cette présomption ne cesse de s’appliquer que si la poursuite a présenté une preuve qui convainc la Cour de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[40]           Deux règles découlent de la présomption d’innocence. La première est que la poursuite a le fardeau de prouver la culpabilité. La deuxième est que la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Ces règles sont liées à la présomption d’innocence et visent à assurer qu’aucune personne innocente n’est condamnée.

 

[41]           Le fardeau de la preuve appartient à la poursuite et n’est jamais renversé. L’adjudant Fortin n’a pas le fardeau de prouver qu’il est innocent; il n’a pas à prouver quoi que ce soit. Que signifie l’expression « hors de tout doute raisonnable » ? Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il n’est pas fondé sur un élan de sympathie ou un préjugé à l’égard d’une personne visée par les procédures. Au contraire, il est fondé sur la raison et le bon sens. Il découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve.

 

[42]           Il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue, et la poursuite n’est pas tenue de le faire. Une telle norme serait impossible à satisfaire. Cependant, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable s’apparente beaucoup plus à la certitude absolue qu’à la culpabilité probable. La Cour ne doit pas déclarer l’adjudant Fortin coupable à moins d’être sûre qu’il est coupable. Même si elle croit que l’adjudant Fortin est probablement coupable ou vraisemblablement coupable, cela n’est pas suffisant. Dans ces circonstances, la Cour doit accorder à l’adjudant Fortin le bénéfice du doute et le déclarer non coupable parce que la poursuite n’a pas réussi à convaincre la Cour de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[43]           Il est important pour la Cour de se rappeler que l’exigence de preuve hors de tout doute raisonnable s’applique à chacun des éléments essentiels d’une infraction. Elle ne s’applique pas aux éléments de preuve individuels. La Cour doit décider, à la lumière de l’ensemble de la preuve, si la poursuite a prouvé la culpabilité de l’adjudant Fortin hors de tout doute raisonnable.

 

[44]           Le doute raisonnable s’applique à la question de la crédibilité. À l’égard de toute question, la Cour peut croire un témoin, ne pas le croire ou être incapable de décider. La Cour n’a pas besoin de croire ou de ne pas croire entièrement un témoin ou un groupe de témoins. Si la Cour a un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’adjudant Fortin en raison de la crédibilité des témoins, la Cour doit le déclarer non coupable.

 

[45]           Si la preuve, l’absence de preuve, la fiabilité ou la crédibilité d’un ou plusieurs témoins soulèvent dans l’esprit de la Cour un doute raisonnable sur la culpabilité de l’adjudant Fortin sur un chef d’accusation, la Cour doit le déclarer non coupable de ce chef.

 

[46]           La Cour a entendu l’adjudant Fortin témoigner. Lorsqu’une personne accusée d’une infraction témoigne, la Cour doit évaluer son témoignage comme elle le ferait à l’égard de tout autre témoin, en suivant les directives mentionnées plus tôt au sujet de la crédibilité des témoins. La Cour peut accepter la preuve de l’adjudant Fortin en totalité ou en partie ou l’écarter entièrement.

 

[47]           Évidemment, si la Cour croit le témoignage de l’adjudant Fortin selon lequel il n’a pas commis les infractions reprochées, elle doit le déclarer non coupable.

 

[48]           Cependant, même si la Cour ne croit pas le témoignage de l’adjudant Fortin, mais que son témoignage soulève néanmoins dans son esprit un doute raisonnable quant à un élément essentiel de l’infraction, elle doit le déclarer non coupable de cette infraction.

 

[49]           Même si le témoignage de l’adjudant Fortin ne soulève pas dans l’esprit de la Cour un doute raisonnable quant à un élément essentiel de l’infraction reprochée, si, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, elle n’est pas convaincue hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’adjudant Fortin, elle doit l’acquitter.

 

[50]           La Cour ne doit examiner que la preuve qui lui est présentée dans la salle d’audience. Elle est constituée de témoignages et de pièces produites. Elle peut également comprendre des admissions, comme c’est le cas ici,  car les avocats des deux parties se sont entendus sur certains faits.

 

[51]           Les réponses d’un témoin aux questions qui lui sont posées font partie de la preuve. Les questions, par contre, ne constituent pas de la preuve, à moins que le témoin ne soit d’accord avec ce qui est demandé. Seules les réponses constituent de la preuve.

 

[52]           Maintenant, en ce qui a trait aux infractions dont l’adjudant Fortin fait l’objet, il est important de préciser les éléments essentiels qui doivent être prouvés par la poursuite hors de tout doute raisonnable dans le cadre de ce procès.

 

[53]           Tout d’abord, certains éléments essentiels sont communs aux trois chefs d’accusation. Il est entendu que pour chacun des trois chefs d’accusation, la poursuite se doit de prouver hors de tout doute raisonnable, l’identité de l’accusé à titre d’auteur de l’infraction, la date et le lieu tels que libellés dans les détails.

 

[54]           Concernant plus précisément le premier et le deuxième chef d’accusation, soit d’avoir dissipé et aussi d’avoir vendu irrégulièrement un bien public, l’adjudant Fortin est accusé d’avoir commis ces infractions contrairement au paragraphe 116a) de la LDN et qui se lit comme suit :

116 Commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans quiconque :

a)  volontairement détruit ou endommage, perd par négligence, vend irrégulièrement ou dissipe un bien public, un bien non public ou un bien de l’une des forces de Sa Majesté ou de toute force coopérant avec elles;

 

[55]           En plus de prouver les éléments essentiels communs, la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable les éléments spécifiques suivants pour chacune des deux infractions :

 

a)                  le bien était un bien public appartenant à Sa Majesté la Reine;

 

b)                  l’adjudant Fortin a dissipé le bien concernant le premier chef d’accusation, et qu’il a vendu le bien concernant le deuxième chef d’accusation;

 

c)                  concernant la vente du bien sur le deuxième chef d’accusation, qu’elle était irrégulière;

 

d)                 l’adjudant Fortin a agi intentionnellement, c’est-à-dire qu’il savait ce qu’il faisait dans le cas de la commission de chacune de ces deux infractions. Ceci inclut le fait de déterminer s’il a agi avec insouciance ou qu’il a omis intentionnellement de faire quelque chose qui lui incombait.

 

[56]           En ce qui a trait au troisième chef d’accusation, soit d’avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline, le paragraphe 129(1) de la Loi sur la Défense nationale se lit comme suit :

 

129 (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

                                                                                   

[57]           En plus des éléments communs à prouver, la poursuite se doit de prouver les éléments essentiels suivants :

 

a)                  l’acte décrit dans les détails de l’accusation s’est réellement produit;

 

b)                  le préjudice au bon ordre et à la discipline;

 

c)                  l’état d’esprit  coupable de l’adjudant Fortin.

 

[58]           Quant au préjudice au bon ordre et à la discipline, pour faire preuve de l’existence d’un tel élément essentiel, la poursuite se doit de prouver :

 

a)                  la norme de conduite applicable;

 

b)                  que l’adjudant Fortin savait ou aurait dû savoir la norme de conduite exigée;

 

c)                  que l’acte en question constitue une violation de la norme de conduite exigée;

 

d)                 la nature et le degré du préjudice.

 

[59]           Tel que mentionné par la Cour d’appel de la cour martiale dans la décision R. c. Jones, 2002 CACM 11, au paragraphe 7 :

 

[7] La preuve du préjudice peut évidemment être déduite des circonstances si la preuve montre clairement qu'un préjudice s'est produit comme conséquence naturelle d'un fait prouvé.

 

[60]           Les accusations ayant fait l’objet d’une mise en accusation par la poursuite reposent sur deux événements distincts qui se sont produits dans le cadre de l’exercice opérateur Agile 2014 :

 

a)                  l’entente qui a été conclue avec le fermier concernant le dédommagement de son tracteur;

 

b)                  la réalisation de l’entente en question par le versement de carburant diesel dans le réservoir du fermier.

 

[61]           La position de la poursuite repose sur le fait que l’entente avec le fermier constitue de la part de l’adjudant Fortin un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline et aussi une vente irrégulière d’un bien public. Quant au fait qu’il y a eu plus de carburant versé dans le réservoir du fermier que ce que l’entente prévoyait, cela serait relié à l’accusation d’avoir dissipé un bien public.

 

[62]           La position de la poursuite est à l’effet qu’en concluant une entente, l’adjudant Fortin allait à l’encontre de la procédure habituelle dans le cadre de dommages causés aux biens d’un civil, soit de rapporter et documenter l’incident afin que les responsabilités soient déterminées et que le dédommagement, s’il y a lieu, soit effectué par les représentants autorisés du ministère de la Défense nationale. En agissant ainsi, il incitait d’autres militaires à agir de la même manière et donnait ouverture, par un tel comportement, à de possibles abus qui se seraient produits au détriment des biens de Sa Majesté la Reine.

 

[63]           À cet effet, la poursuite est d’avis que de tels abus se sont réalisés dans les faits car l’entente représentait une vente par l’adjudant Fortin d’un bien public au fermier et que les quantités de diesel versées en trop constituait le reflet d’un manque total de suivi de ce dernier qui a résulté en une dissipation du bien public en question, soit du carburant diesel.

 

[64]           La position de l’adjudant Fortin repose sur le fait qu’il a été autorisé à agir comme il l’a fait et que l’entente en question ne visait qu’à équilibrer une situation en procédant à une compensation au fermier pour la valeur des dommages causés. Il s’agissait d’agir rapidement afin de maintenir un lien de confiance avec le fermier pour assurer la réussite de l’exercice. Quant au diesel versé en trop, il est d’avis que cela résulte d’une simple erreur de compréhension entre lui et ceux qui ont rempli le réservoir. En effet, il croyait sincèrement que le réservoir qui était rempli et qu’il avait à l’esprit était celui situé derrière le garage, alors que celui qui a été considéré par ceux qui ont accompli la tâche était différent. Alors qu’il pensait que la capacité du réservoir qui devait être rempli suffirait à compenser le dommage causé, il s’est avéré qu’un autre réservoir ayant une plus grande capacité de remplissage a été considéré par ceux qui ont rempli la tâche sans qu’il réalise que c’était le cas. Il n’a jamais voulu que cela se produise et ce n’est qu’une fois qu’il a pris connaissance de la preuve par le biais de son avocat qu’il a réalisé l’erreur qui a été commise.

 

[65]           D’entrée de jeu, la Cour conclut que l’identité, la date et le lieu pour chacun des chefs d’accusation n’est pas matière à controverse, considérant le témoignage rendu par l’accusé et les témoins entendus, et la Cour conclut que la preuve de ces éléments essentiels pour chacun des chefs d’accusation a été faite par la poursuite hors de tout doute raisonnable.

 

[66]           Je débuterai donc mon analyse avec le 3e chef d’accusation, soit celui relatif à la conclusion d’un arrangement avec le fermier.

 

[67]           L’adjudant Fortin a admis dans son témoignage qu’il a conclu et effectué un arrangement avec un civil, soit le propriétaire de la ferme, monsieur Joosten pour le dédommager avec un bien public, soit du carburant diesel. Il ne s’en est jamais caché.

 

[68]           La preuve révèle aussi qu’il a agi dans le cadre d’une autorisation afin de réaliser cet acte. Il a reçu du capitaine F.Pelland, commandant adjoint de l’Escadron 53 et responsable du budget d’exercice, l’approbation d’agir ainsi. L’adjudant Fortin soupçonnait l’existence d’un processus officiel pour régler une réclamation contre la Couronne. Il n’en connaissait pas les modalités, mais il n’a pris aucune initiative dans un sens ou dans l’autre sans être autorisé à faire ce qu’il a fait. En fait, comme ses subordonnés, il s’inspirait d’un processus de règlement provenant d’un contexte opérationnel à l’extérieur du pays afin d’avoir l’approche la plus pratique possible dans les circonstances. Il a été clairement démontré qu’il avait raison de croire qu’il avait l’autorité d’agir comme il l’a fait et de conclure et d’effectuer une entente avec le fermier.

 

[69]           Le processus relatif à une réclamation contre la Couronne est spécifié à la Directive et ordonnance administrative de la défense 7004-1, directive dont la Cour a pris connaissance judiciaire en vertu de l’article 15 des Règles militaires de la preuve. Cette directive prévoit que lorsqu’un dommage est causé à des biens par un militaire, un rapport d’incident doit être fait et rapporté à l’unité. Ce rapport est acheminé aux autorités habilitées à procéder au règlement de la réclamation en question. Il peut en découler une enquête afin de déterminer spécifiquement le contexte et la part de responsabilité de la Couronne et un avis juridique peut être requis à cet effet.

 

[70]           Le temps que requiert ce processus peut varier. L’adjudant Fortin et ses commandants de section étaient préoccupés par ce facteur et dans les circonstances, ils ont exploré d’autres solutions. Celle qui a été privilégiée et autorisée consistait en une entente avec le fermier à l’effet de mettre dans un réservoir de diesel qui lui appartenait du carburant pour la valeur des dommages causés à son tracteur par les militaires.

 

[71]           Le fait d’avoir conclu une telle entente, dans le contexte démontré à la Cour, ne constitue pas en soi un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline. En fait, rien de ce qu’il connaissait n’interdisait à l’adjudant Fortin de le faire. Au contraire, il avait un doute sur la possibilité d’agir ainsi, et un supérieur autorisé lui a confirmé que cela pouvait se faire. Il est clair que l’adjudant Fortin n’avait aucunement l’intention d’agir de manière à préjudicier le bon ordre et la discipline. Au contraire, dans le but de maintenir la cohésion et le moral de ses troupes, il a cherché et obtenu l’autorisation d’agir d’une manière à préserver l’existence intégrale de l’exercice tel que planifié et dans lequel plusieurs de ses subordonnés s’étaient investis. Au surplus, tel qu’admis par la poursuite, aucune norme ou point de repère n’a été démontré à la cour afin de conclure que l’acte de l’adjudant Fortin allait à l’encontre de quoi que ce soit qui démontrerait l’existence d’un tel préjudice. Finalement, aucun préjudice ne découle naturellement du fait de conclure et d’effectuer un arrangement avec un civil dans le contexte démontré à la Cour.

 

[72]           L’objectif était noble, mais le moyen choisi pour l’accomplir était discutable. Par contre, l’adjudant Fortin était clairement autorisé par une autorité reconnue à agir ainsi et c’est ce qu’il a fait : il s’est assuré qu’une entente soit conclue dans les termes fixés par son supérieur.

 

[73]           La Cour conclut donc que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve hors de tout doute raisonnable quant à l’existence d’un préjudice au bon ordre et à la discipline et quant à l’intention coupable de l’accusé.

 

[74]           En ce qui a trait au deuxième chef d’accusation, soit la vente irrégulière d’un bien public, la Cour est d’avis que certains éléments essentiels de ce chef d’accusation n’ont pas été prouvés hors de tout doute raisonnable par la poursuite.

 

[75]           Le terme « vendre » à l’article 116 de la LDN s’entend du fait d’échanger un bien public dans un cadre commercial, tel que le mentionne le dictionnaire Le Petit Robert. L’idée est de tirer un bénéfice tangible pour soi ou pour d’autres. La preuve démontre clairement que ce n’était pas le cas. L’idée était de compenser, de réparer un dommage dont les militaires de la troupe se sentaient responsables. Habituellement, lorsque le terrain était brisé, les membres de la troupe avaient la possibilité de remettre en état les lieux, ce qu’ils ont d’ailleurs fait à quelques reprises durant l’exercice. Il semble que cela allait de soi, alors qu’une réclamation aurait dû aussi être considérée dans les circonstances. En effet, le fait de refaire une portion de route ou un terrain implique des dépenses additionnelles de la Couronne et des responsabilités de nature juridique qui requièrent, en principe une analyse des dommages et des responsabilités de chacun. Simplement remettre en état ne suffit pas à régler la question.

 

[76]           En considérant une compensation par le biais du carburant diesel, les membres de la troupe, incluant l’adjudant Fortin, avaient à l’idée que cela aurait pour effet de remettre dans un état d’équilibre la situation du fermier suite aux dommages causés au tracteur, au même titre que l’aurait fait la réparation d’une portion de terrain ou chemin. Ici, il ne s’agit pas de la vente d’un bien public en échange d’une somme d’argent ou d’un service. Il s’agit plutôt de compenser la situation du fermier en voyant à recréer un état d’équilibre telle qu’il était avant que le dommage soit causé. Ainsi, même si le fermier payait lui-même les dommages causés au tracteur, il pourrait voir à son utilisation pour un certain temps grâce au carburant fourni pour le compenser. De plus, en gardant le fermier satisfait, les risques qu’il retire le droit d’utilisation de son terrain se trouvaient ainsi grandement réduits.

 

[77]           Quant à l’intention, la preuve a démontré que l’adjudant Fortin a voulu procéder à une entente dans le but de compenser le fermier et non de procéder à une vente. Il n’y a aucune preuve d’une intention de disposer du diesel dans le cadre d’une vente, mais plutôt dans le but d’effectuer une compensation, et cette procédure a été préalablement autorisée par son supérieur.

 

[78]           Finalement, comme dans d’autres procès impliquant des accusations référant à un bien public, la Cour constate qu’il n’y a aucune preuve que le carburant diesel est un bien public. Le seul fait qu’un bien est utilisé par un membre des FAC ne crée pas une présomption à l’effet que ce bien est public. La LDN définit à l’article 2 un bien public comme étant « les fonds et biens de Sa Majesté du chef du Canada ». Ce seul fait n’a pas pour effet d’établir la provenance et la qualification du bien en question. La poursuite n’a pas démontré la propriété du bien en question et il n’y a aucune preuve à cet effet.

 

[79]           La Cour conclut donc que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve hors de tout doute raisonnable quant à la vente d’un bien, que ce bien était un bien public appartenant à Sa Majesté la Reine et quant à l’intention coupable de l’accusé.

 

[80]           Quant à l’accusation d’avoir dissipé un bien public, soit du carburant diesel, la Cour en vient à la même conclusion que pour les deux autres chefs, soit que la poursuite n’a pas prouvé certains éléments essentiels hors de tout doute raisonnable.

 

[81]           Le verbe « dissiper » signifie, selon Le Petit Robert, « dépenser sans compter », dans le sens de « gaspiller ». Les faits de cette cause démontrent que l’adjudant Fortin n’avait aucune intention de dissiper le carburant diesel. Il a expliqué à la Cour qu’il avait évalué la compensation à faire en diesel en estimant le coût du diesel à un dollar le litre. Puisque les dommages étaient d’une valeur de 1 300 $, il avait conclu que 1 300 litres de diesel représenteraient la compensation à faire pour les dommages estimés du tracteur.

 

[82]           L’adjudant Fortin a expliqué au policier lors de son entrevue, et aussi à la Cour lors de son témoignage, que le réservoir qu’il considérait devoir être rempli était situé immédiatement derrière le garage. Il l’a décrit comme étant de couleur brun rouille et il a estimé qu’il pouvait contenir environ 1 500 litres. Il savait, toujours selon son témoignage, que le réservoir n’était pas plein et qu’il contenait déjà environ 200 litres. À son avis, par une règle simple de mathématiques, en remplissant le réservoir au complet, il y aurait ainsi le 1 300 litres de versés pour la compensation du fermier.

 

[83]           Or, il appert que le réservoir qui a été rempli est différent de celui que l’adjudant Fortin dit avoir considéré. Il explique le fait que plus de carburant a été fourni au fermier que ce qui devait l’être en raison du fait que le réservoir qu’il imaginait, soit celui de couleur brun rouille situé immédiatement derrière le garage, était différent de celui considéré par les personnes qui remplissaient et vérifiaient le réservoir, soit le réservoir blanc situé derrière la lisière de bois derrière le garage.

 

[84]           Dans son esprit, il s’est assuré que le réservoir de diesel soit rempli. Par contre l’identité et la capacité du réservoir étaient différentes de celui qu’il imaginait. C’est ainsi qu’il a affirmé à la Cour qu’on lui avait dit durant l’exercice que 300 litres de diesel avaient été versés initialement et que lorsque le caporal-chef Fortin a confirmé l’ajout de 1 000 litres, à son avis, considérant le 200 litres initialement présent, plus les 1 300 litres versés, le réservoir du fermier était plein et la compensation était effectuée.

 

[85]           Il a affirmé qu’il n’a pas porté réellement attention au total de 3 750 litres apparaissant au courriel du caporal-chef Fortin, interprétant ce chiffre comme étant le total utilisé pour l’ensemble de l’exercice ce qui, de l’avis de la Cour, est possible. En effet, il a été mis en preuve que les responsables du diesel venaient aux deux jours pendant une période totale de dix jours et qu’il versait entre 500 et 1 000 litres à chaque tournée. Selon ces chiffres, un total variant entre 2 500 litres comme minimum, et 5 000 litres comme maximum, aurait été utilisé durant l’exercice, ce qui rend vraisemblable la conclusion de l’adjudant Fortin sur le total utilisé.

 

[86]           La Cour croit l’accusé lorsqu’il affirme que tout découle d’une erreur d’interprétation quant au réservoir qui était rempli. Rien n’indique dans la preuve que cela n’aurait pas pu se produire. L’adjudant Fortin a témoigné de manière claire, calme et directe. Il apparaissait sincère à la Cour et il n’a jamais tenté de modifier les faits en sa faveur. Il n’a jamais mis en doute le témoignage des autres témoins, et ces derniers ont confirmé la trame principale de sa version des faits.

 

[87]           La Cour croit l’accusé quand il affirme que tout découle d’une erreur d’interprétation de sa part et qu’il n’a jamais eu l’intention de dissiper quoi que ce soit. Il était le centre de l’organisation de l’exercice, voyant à son bon déroulement et aux ajustements requis en cours de route. De plus, il s’assurait de former ses subordonnés et son supérieur dans le cadre de l’exercice afin qu’ils en tirent un bénéfice maximal.

 

[88]           Les interactions concernant le fait de remplir le réservoir ont été présentées par tous comme des petits événements quotidiens auxquels ils n’accordaient que peu d’importance car il s’agissait d’accomplir une tâche parmi d’autres. L’adjudant Fortin s’appuyait sur les autres membres de la troupe et ceux qui la soutenaient pour que toutes les tâches reliées à l’exercice puissent être accomplies. Il est clair que son témoignage devant la Cour se situe dans cette perspective et le fait qu’il a seulement réalisé son erreur récemment est tout à fait plausible. En fait, son étonnement quant à la situation a été clairement élaboré dans le cadre de son entrevue avec l’enquêteur. En effet, à la fin de l’entrevue, il souligne avec surprise le fait que la capacité du réservoir qui aurait été rempli était beaucoup plus grande que ce qu’il pensait.

 

[89]           Le caporal-chef Fortin a mentionné dans son témoignage que l’adjudant Fortin lui aurait spécifié dans quel réservoir verser le carburant diesel, soit le réservoir de couleur blanche. Or, en contre-interrogatoire, il a affirmé qu’il ne s’agissait pas de la première fois qu’il rapportait une telle chose, mais il était incapable de dire à qui et quand il l’aurait fait auparavant. Son témoignage sur cette question a laissé la Cour perplexe sur ce fait et la Cour est d’avis que cela soulève un doute quant à la crédibilité et la fiabilité de son témoignage sur cette question. Cela n’est pas suffisant pour remettre en cause l’ensemble de son témoignage ni la version de l’adjudant Fortin à l’effet qu’il ne lui a jamais dit une telle chose.

 

[90]           Même si la Cour ne croyait pas l’adjudant Fortin, son témoignage devant la Cour soulèverait, à tout le moins, un doute raisonnable dans les circonstances sur les mêmes éléments essentiels des accusations et le résultat serait le même.

 

[91]           Le terme « dissiper » s’entend du fait de « dépenser sans compter », de « gaspiller », tel que mentionné dans le dictionnaire Le Petit Robert. En aucun temps, la preuve ne supporte un tel fait qui pourrait être attribué à l’adjudant Fortin. Dans les faits, il n’y a aucune preuve que le carburant diesel a été dissipé. Le fait que l’adjudant tenait un compte approximatif plutôt qu’un compte exact de la quantité à être donnée de carburant diesel ne prouve qu’une seule chose : l’adjudant Fortin se souciait de ne pas gaspiller inutilement le carburant en question ou de ne pas le dépenser sans compter. Il était loin d’être insouciant. Il n’était peut-être pas précis, mais il avait quand même une base de calcul démontrant qu’il se souciait de la quantité qui serait versée dans le réservoir du fermier. Encore une fois, la question du bien public soulève un doute raisonnable pour les mêmes raisons que j’ai exprimé dans le contexte de mon analyse sur le deuxième chef d’accusation et que je ne répéterai pas ici.

 

[92]           La Cour conclut donc que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve hors de tout doute raisonnable quant au fait qu’un bien a été dissipé, que ce bien était un bien public appartenant à Sa Majesté la Reine et quant à l’intention coupable de l’accusé.

 

[93]           En résumé, l’entente qui a été conclue par l’adjudant Fortin avec le fermier concernant le dédommagement de son tracteur ne peut donner lieu à une condamnation de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline et à celle d’avoir vendu du carburant diesel dans le contexte où il a été autorisé à conclure une telle entente et qu’il n’y a aucune intention qui a été démontrée hors de tout doute raisonnable à l’effet qu’il voulait le vendre. De plus, le carburant versé ne peut donner lieu à une condamnation pour avoir dissipé le carburant diesel, car il n’y a aucune démonstration hors de tout doute raisonnable de l’existence d’une telle intention et que les faits reflètent un tel état des choses.

POUR TOUTES CES RAISONS, LA COUR

[94]           DÉCLARE l’adjudant Fortin non coupable du 1er, 2e et 3e chef d’accusation.


 

Avocats:

 

Le Directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le capitaine M.-A. Ferron et le major A.J. van der Linde

 

Maître M. Morin, Morin Lessard avocats, 118 rue Saint-Jean-Baptiste, Victoriaville, Québec, G6P 4G1, avocat de l’adjudant J.A.T. Fortin

 

 

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