Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 26 janvier 2015.

Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC) et BFC Petawawa, édifice L-106, 48 terrain de parade Nicklin, Petawawa (ON).

Chefs d’accusation :

• Chef d’accusation 1 : Art. 97 LDN, ivresse.
• Chefs d’accusation 2, 3 : Art. 85 LDN, a insulté verbalement un supérieur.

Résultats :

• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3 : Non coupable.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Pear, 2016 CM 3004

 

Date : 20160307

Dossier : 201366

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Petawawa

Petawawa (Ontario), Canada

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

 

- et 

 

Adjudant W.L. Pear, requérant

 

En présence du : Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSÉ EN VUE D’OBTENIR UNE ORDONNANCE DÉCLARANT INOPÉRANTS LES PARAGRAPHES 60(2) ET 69(1) DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 52 DE LA LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1982

 

(Orally)

 

INTRODUCTION

 

[1]        Par voie d’une requête déposée devant la présente cour martiale permanente aux termes du sous-alinéa 112.05(5)b) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), l’adjudant Pear demande au juge militaire siégeant d’ordonner l’arrêt des procédures après que la Cour aura déclaré que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale (LDN) sont inopérants conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, ces deux dispositions contrevenant à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[2]               L’adjudant Pear est accusé d’une infraction d’ordre militaire en vertu de l’article 97 de la Loi sur la défense nationale, soit de s’être trouvé en état d’ivresse pendant un dîner militaire à la Base des Forces canadiennes (BFC) Petawawa, le ou vers le 1er novembre 2012, et de deux infractions d’ordre militaire visées par l’article 85 de la Loi sur la défense nationale, soit d’avoir insulté verbalement un supérieur au cours du même dîner militaire.

 

LA PREUVE

 

[3]               S’agissant de la preuve, les documents suivants ont été présentés par les deux parties :

 

a)                   VD5-1, l’avis de requête;

 

b)                   VD5-2, l’avis de question constitutionnelle;

 

c)                   VD5-3, l’acte d’accusation;

 

d)                   VD5-4, le message de libération de l’adjudant Pear, en date du 1er août 2013;

 

e)                   VD5-5, un extrait de l’historique du projet de loi C-25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale, qui a reçu la sanction royale, le 10 décembre 1998, où il est plus précisément question de la modification de l’article 69;

 

f)                    VD5-6, chapitre 8 : Délais de prescription relatifs aux infractions d’ordre militaire (pages 73 à 77) du Rapport du Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire (rapport Dickson), en date du 14 mars 1997;

 

g)                   VD5-7, Analyse article par article du projet de loi C-25, plus précisément concernant la modification de l’article 69 (division 21), en date de juin 1997;

 

h)                   VD5-8, External Review of the Canadian Military Prosecution Service du Groupe Conseil Bronson (le rapport Bronson), en date du 31 mars 2008;

 

i)                     VD5-9, une copie des lois du Canada, 1998, chapitre 35, division 21, article 69, sanctionnées le 10 décembre 1998;

 

j)                     VD5-10, un extrait des procès‑verbaux et témoignages de la session de 1950 de la Chambre des communes concernant le projet de loi no 133, Loi concernant la défense nationale, en date du 23 mai 1950;

 

k)                   VD5-11, un affidavit de Leeann Jamieson, en date du 8 octobre 2015;

 

l)          VD5-12, une admission des faits par l’intimée, selon qui :

 

i.          le 5 juin 2014, le procureur de la poursuite a envoyé à l’avocat de l’accusé les documents à communiquer, ainsi que 33 pages supplémentaires de documents;

 

ii.          le 10 juin 2014, le procureur de la poursuite a envoyé à l’avocat de l’accusé les documents à communiquer, ainsi que sept pages supplémentaires de documents;

 

iii.         le 20 juin 2014, le procureur de la poursuite a écrit à l’avocat de l’accusé pour l’informer qu’aucun autre document ne serait communiqué, car tout ce que la défense avait demandé avait été communiqué.

 

m)        VD5-13, une copie d’un tableau concernant les autorités de libération désignées par le chef d’état-major de la défense (CEMD) pour la Force régulière;

 

n)         VD5-14, une copie du CANFORGEN 183/11, intitulé Politique de soutien à la transition de carrière conçue pour les malades et blessés graves des Forces canadiennes, en date du 11 octobre 2011;

 

o)         VD5-15, une note de service du chef d’état-major de la défense concernant les facteurs à prendre en considération pour l’attribution d’un motif de libération, en date du 14 juillet 2011;

 

p)         VD5-16, une copie écrite de l’opinion d’expert dans le domaine proposé qui sera fournie par le colonel Bernd Horn;

 

q)         VD5-17, une copie du curriculum vitae du colonel Bernd Horn;

 

r)          VD5-18, une copie de la réponse à l’avis de requête visant à contester la constitutionnalité des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale.

 

[4]               En outre, la Cour a entendu le témoignage de deux témoins ordinaires, le lieutenant-colonel Ducharme et le lieutenant-colonel Heilman, ainsi que celui d’un témoin expert, le colonel Bernd Horn, dont le témoignage a porté sur la discipline en ce qui touche à l’efficacité et au moral dans les Forces armées canadiennes.

 

CONTEXTE PROCÉDURAL

 

[5]               Le ou vers le 1er novembre 2012, l’adjudant Pear, qui était à l’époque membre du 2e Bataillon des services de la Force régulière des Forces canadiennes, aurait été ivre et aurait tenu des propos insultants à l’égard de deux personnes détenant le grade de lieutenant au cours d’un dîner militaire qui s’est déroulé au mess Reichwald des sous-officiers supérieurs à la Base des Forces canadiennes Petawawa, dans la province de l’Ontario.

 

[6]               Une plainte a été déposée le 2 novembre 2012 concernant l’inconduite présumée de l’adjudant Pear. Des accusations ont été portées contre l’adjudant Pear, le 22 mars 2013. Après que l’adjudant Pear eut choisi d’être jugé par une cour martiale, le 19 avril 2013, son commandant a fait parvenir à l’autorité de renvoi une demande de connaître des accusations.

 

[7]               Les accusations contre l’adjudant Pear ont été portées en mars 2013 et ont été renvoyées par le commandant de l’unité le 26 avril 2013. L’autorité de renvoi a connu des accusations le 26 juillet 2013 et a recommandé au directeur des poursuites militaires de porter l’affaire devant une cour martiale. Le 2 août 2013, le directeur des poursuites militaires a déposé les trois chefs d’accusation contre l’accusé, et la communication initiale de la preuve à l’avocat de la défense dans cette affaire a été faite par la poursuite, le 22 août 2013.

 

[8]               Le 5 septembre 2013, le requérant a été libéré des Forces armées canadiennes sous l’item 3b), c’est‑à‑dire pour des raisons de santé, car il était considéré comme inapte à remplir les fonctions de sa spécialité et ne pouvait pas être employé à profit de quelque façon que ce soit.

 

[9]               Les parties n’étant pas parvenues à régler certaines questions de divulgation, le procureur de la poursuite a déposé une demande préliminaire afin d’obtenir une date de procès. J’ai entendu et accueilli cette demande en juin 2014 et j’ai fixé la date du procès au 13 avril 2015.

 

[10]           Entre-temps, vu le nombre et la nature des requêtes à présentées par l’accusé en l’espèce, j’ai fixé une nouvelle date de procès après que les parties eurent présenté une requête conjointe visant à devancer le procès au 26 janvier 2015. C’est à cette date que le procès a commencé et que j’ai entendu les requêtes de l’accusé. J’ai ensuite rendu mes décisions sur ces requêtes le 9 avril 2015.

 

[11]           Le procès a ensuite été reporté au 26 octobre 2015. Entre-temps, en juillet 2015, l’avocat de l’accusé a annoncé son intention de se retirer de l’affaire. J’ai accueilli la requête présentée à cet effet, le 3 septembre 2015; une semaine plus tard, un nouvel avocat de la défense a comparu au nom de l’accusé.

 

[12]           Alors qu’on se demandait si les parties seraient prêtes pour le procès du 26 octobre 2015, le présent avis de requête a été déposé. J’ai décidé que la requête serait entendue en novembre 2015 et que le procès aurait lieu en mars 2016, advenant que le requérant soit débouté. J’ai ensuite entendu la présente requête les 4, 5 et 6 novembre 2015.

 

[13]           Le 18 janvier 2016, à ma demande, j’ai entendu les nouveaux arguments présentés par les deux parties dans le cadre de la présente requête, à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada, le 19 novembre 2015, R. c. Moriarity, 2015 CSC 55. Cet arrêt porte précisément sur le droit applicable en l’espèce.

 

[14]           C’est aujourd’hui que je rends ma décision dans cette affaire.

 

THÈSE DU REQUÉRANT

 

[15]           Le requérant soutient que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale enfreignent l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés en le privant de sa liberté d’une manière qui ne respecte pas les principes de justice fondamentale.

 

[16]           Il a déclaré à la Cour que les deux dispositions font partie d’un régime qui confère au tribunal militaire le pouvoir de juger toute personne qui est accusée d’une infraction d’ordre militaire en vertu du code de discipline militaire, de sorte que cette personne est exposée à une peine d’emprisonnement. Par conséquent, le droit à la liberté que garantit à cette personne l’article 7 de la Charte est en jeu.

 

[17]           Se fondant sur le principe de justice fondamentale selon lequel la portée d’une règle de droit ne saurait excéder ce qui est nécessaire à la réalisation de son objet, le requérant a fait valoir devant la Cour que la portée des deux dispositions est excessive.

 

[18]           L’avocat du requérant a fait valoir que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale ont pour effet de conférer à la cour martiale compétence à l’égard des militaires et des anciens militaires des Forces armées canadiennes, sans imposer de véritable délai de prescription, sous réserve des infractions prévues aux articles 130 et 132 de la Loi sur la défense nationale qu’une disposition d’une autre loi fédérale assujettit à un délai de prescription.

 

[19]           Selon l’avis du requérant, ces dispositions ont pour objet de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.

 

[20]           Si la Cour se livre à une analyse de la portée excessive, elle parviendra à la conclusion que, dans certaines circonstances, il n’existe aucun lien rationnel entre, d’une part, la portée et l’effet de ces dispositions et, d’autre part, leur objet. Le fait de poursuivre d’anciens militaires devant une cour martiale serait excessif au regard du maintien de la discipline militaire, parce que de telles affaires pourraient ne plus avoir de rapport direct avec la discipline militaire après un certain temps. En fait, le requérant s’est appuyé sur le témoignage du colonel Horn selon qui, dans certaines circonstances, le temps écoulé fait en sorte qu’il est contre-productif de faire respecter la discipline auprès d’anciens militaires.

 

[21]           Par conséquent, le requérant demande à la Cour de déclarer que le droit à la liberté de l’adjudant Pear a été violé, parce que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale sont de portée excessive, et qu’une telle violation n’est pas justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Le requérant fait valoir à la Cour que le seul redressement possible consiste à annuler sans délai les deux dispositions.

 

[22]           Ainsi, comme la cour martiale n’a pas compétence en la matière, le requérant prétend qu’elle n’a pas d’autre choix que de mettre fin à l’instance.

 

THÈSE DE L’INTIMÉE

 

[23]           L’intimée fait valoir que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale ne mettent pas en jeu le droit à la liberté que garantit à l’accusé l’article 7 de la Charte. Le fait que le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale dispose qu’un ancien militaire peut être tenu responsable d’une infraction au code de discipline militaire et que le paragraphe 69(1) de la même loi n’impose aucun délai de prescription pour porter l’affaire devant une cour martiale, n’a pas comme tel pour effet de mettre en jeu quoi que ce soit qui serait lié au droit à la liberté d’un individu, plus précisément d’un ancien membre des Forces armées canadiennes. À vrai dire, ces dispositions n’imposeraient aucune restriction quelconque à la liberté de cette personne, et elles ne sauraient être considérées comme ayant un tel effet.

 

[24]           Si, pour une raison quelconque, la Cour parvenait à la conclusion que ces dispositions mettent en jeu le droit à la liberté que garantit à l’adjudant Pear l’article 7 de la Charte, alors l’intimée fait valoir que l’objet de chacune de ces dispositions a un lien rationnel avec son effet respectif.

 

[25]           L’intimée soutient que le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale vise à tenir responsable la personne qui aurait commis une infraction d’ordre militaire alors qu’elle était assujettie au code de discipline militaire, et ce, même après sa libération des Forces armées canadiennes. Cette disposition ne s’appliquerait qu’à ceux qui étaient assujettis au code de discipline militaire au moment où l’infraction présumée a été commise. Selon l’intimée, l’objet et l’effet de cette disposition ne pourraient mieux s’harmoniser.

 

[26]           En ce qui concerne le paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale, l’intimée prétend que, comme cette disposition a trait à la question du délai de prescription, et qu’elle n’en prévoit aucun, sauf en ce qui concerne les infractions d’ordre militaire prévues aux articles 130 et 132 de la Loi sur la défense nationale, dans la mesure où ils s’appliquent, elle ne met aucunement en jeu les droits à la liberté de l’accusé et elle n’est pas de portée excessive. Essentiellement, l’intimée soutient que la Charte ne soustrait pas un accusé à des poursuites du simple fait de l’écoulement du temps. Par conséquent, le procureur de la poursuite a décidé de ne présenter aucun autre argument au sujet du lien rationnel entre l’objet et l’effet de cette disposition.

 

[27]           Sans plus de précision, l’intimée mentionne que, si la Cour juge que les deux dispositions sont de portée excessive, elle devrait conclure qu’elles constituent une limite raisonnable dont la justification peut être démontrée dans une société libre et démocratique.

 

[28]           L’intimée soutient que, si la Cour décidait, pour une raison quelconque, d’annuler les deux dispositions à titre de mesure de redressement, elle devrait suspendre l’effet d’une telle déclaration d’invalidité pendant une année afin que lesdites dispositions puissent être modifiées, étant donné qu’elles sont essentielles à la bonne marche du système de justice militaire, et pour éviter les cas où des militaires enfreindraient sciemment le code de discipline militaire avant d’être libérés des Forces armées canadiennes.

 

[29]           Enfin, l’intimée soutient que, comme le requérant soulève la question du caractère raisonnable du délai qui s’est écoulé avant le procès, ou celle de l’opportunité pour la poursuite de déposer des accusations dans le contexte de la présente affaire, la Cour ne devrait statuer sur l’affaire que si le requérant l’a présentée comme une affaire de violation de son droit d’être jugé dans un délai raisonnable, ou bien comme une affaire d’abus de procédure relevant de la Charte. Comme ce n’est pas vraiment le cas, la Cour ne devrait pas pouvoir statuer sur ces questions.

 

ANALYSE

 

[30]           Je tiens à mentionner que le récent arrêt de la Cour suprême du Canada, R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, est très utile à la Cour en l’espèce, principalement pour deux raisons : premièrement, parce qu’il porte sur une affaire semblable à celle dont la Cour est saisie, c’est-à-dire une analyse de la portée excessive des dispositions de la Loi sur la défense nationale; et deuxièmement, parce que cette analyse est propre au droit militaire canadien.

 

Les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale sont-ils visés par les droits à la liberté garantis par l’article 7 de la Charte?

 

[31]           Avant de se livrer à une analyse de la portée excessive des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale, la Cour doit déterminer s’ils mettent en jeu l’article 7 de la Charte.

 

[32]           L’article 7 de la Charte est rédigé comme suit :

 

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

[33]           La Juge en chef de la Cour suprême du Canada a expliqué très clairement le fardeau qu’impose cette disposition, au paragraphe 12 de l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350 :

 

L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le réclamant a donc le fardeau de prouver deux éléments : premièrement, qu’il a subi ou qu’il pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; deuxièmement, que cette atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale. Si le réclamant réussit à faire cette preuve, le gouvernement a le fardeau de justifier l’atteinte en application de l’article premier, selon lequel les droits garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[34]           Je conviens avec le requérant que, dans le cadre de l’analyse d’une disposition créant une infraction, le critère à respecter pour que le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte entre en jeu est très peu exigeant. Ainsi qu’il en a été décidé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, au paragraphe 90, et dans l’arrêt R c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 84, la possibilité d’emprisonnement ou le risque qu’une telle peine soit infligée suffit pour justifier une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte.

 

[35]           Les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale sont respectivement libellés comme suit :

 

60(2)       Quiconque était justiciable du code de discipline militaire au moment où il aurait commis une infraction d’ordre militaire peut être accusé, poursuivi et jugé pour cette infraction sous le régime du code de discipline militaire, même s’il a cessé, depuis que l’infraction a été commise, d’appartenir à l’une des catégories énumérées au paragraphe (1).

 

69(1)       Toute personne qui était justiciable du code de discipline militaire au moment où elle aurait commis une infraction d’ordre militaire peut être accusée, poursuivie et jugée pour cette infraction sous le régime de ce code.

 

[36]           Je conviens avec l’intimée que les deux dispositions ne font directement mention d’aucune peine qui pourrait clairement limiter la liberté d’une personne justiciable du code de discipline militaire. Cependant, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada, au paragraphe 17 de l’arrêt Moriarity, au sujet de l’alinéa 130(1)a) et du paragraphe 117(1) de la Loi sur la défense nationale, le fait que les paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale font également partie d’un régime selon lequel une personne assujettie au code de discipline militaire peut être privé de sa liberté est suffisant pour qu’entre en jeu le droit à la liberté du requérant.

 

[37]           Le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale fait en sorte que ceux qui ne sont plus justiciables du code de discipline militaire, mais qui l’étaient au moment où l’infraction d’ordre militaire présumée a été commise, demeurent assujettis au code de discipline militaire. Le paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale précise que toute personne justiciable du code de discipline militaire peut être accusée, poursuivie et jugée pour une infraction sous le régime de ce code, ce qui inclut une personne visée par le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale.

 

[38]           Essentiellement, les deux dispositions exposent alors la personne à une peine d’emprisonnement en permettant de lui infliger la peine applicable par le code de discipline militaire à l’égard d’une infraction d’ordre militaire.

 

Le requérant a‑t-il été privé du droit à la liberté que lui garantit l’article 7 de la Charte en conformité avec les principes de justice fondamentale?

 

[39]      Comme le requérant l’a soulevé et comme la Cour suprême du Canada l’a confirmé dans l’arrêt Moriarity, au paragraphe 24 :

 

Selon un principe de justice fondamentale, une règle de droit ne doit pas avoir une portée excessive. C’est l’une des conditions minimales auxquelles doit satisfaire une règle de droit qui affecte le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 94 et suiv.). Une règle de droit qui va trop loin et qui affecte le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne d’une manière qui est sans lien avec son objectif comporte une lacune fondamentale (Bedford, par. 101).

 

[40]           Comme le dit clairement la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moriarity, au paragraphe 27 :

 

L’analyse de la portée excessive est axée sur le rapport entre l’objectif de la règle de droit et les effets découlant des moyens adoptés dans celleci pour réaliser cet objectif – autrement dit sur le rapport entre l’objectif de la règle de droit et ses effets concrets.

 

Quel est l’objectif des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale?

 

[41]           Tout comme l’a fait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Moriarity, au paragraphe 48, je conclus que l’objectif des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale est le même que celui du système de justice militaire dans son ensemble : maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.

 

[42]           Cette conclusion de la Cour suprême du Canada lie la présente cour martiale, et je ne vois pas pourquoi celle‑ci devrait conclure différemment dans les circonstances de l’espèce.

 

[43]           Bien que les deux dispositions contestées aient le même objectif, j’estime que la question de leurs effets respectifs doit faire l’objet d’une analyse distincte, étant donné que l’une porte sur les personnes assujetties, alors que l’autre porte sur la période d’assujettissement.

 

Quel est le lien rationnel entre l’objet du paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale et ses effets?

 

[44]           Il appartient à l’appelant de démontrer l’absence de lien, en tout ou en partie, entre l’objet de la disposition et ses effets. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Bedford, au paragraphe 119 :

 

[I]l s’agit fondamentalement de déterminer si la disposition en cause est intrinsèquement mauvaise du fait de l’absence de lien, en tout ou en partie, entre ses effets et son objet.

 

[45]           Pour déterminer quels sont les effets de la disposition en cause, le requérant suggère de lire les deux dispositions conjointement. Sans nier l’existence possible d’une corrélation entre les deux dispositions, je ne suis pas d’accord avec le requérant sur ce point. Alors que le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale traite de la question des personnes assujetties au code de discipline militaire, le paragraphe 69(1) de cette même Loi traite de la période pendant laquelle ces personnes y sont assujetties. Chacun traite d’un sujet différent. Je conviens que le deuxième paragraphe n’a aucun sens en l’absence du premier, mais on ne peut pas en dire autant de l’inverse. Je conclus que chaque disposition doit faire l’objet d’une analyse distincte et spécifique, parce que les deux dispositions traitent de questions qui n’ont aucun rapport.

 

[46]           Dans la Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 RCS 248, les juges Iacobucci et Arbour, qui s’exprimaient au nom de la majorité, ont dit ce qui suit, au paragraphe 34 :

 

De nos jours, le principe qui s’applique en matière d’interprétation législative veut que les termes d’une loi soient interprétés « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (citations omises). L’approche contemporaine tient compte de la nature diversifiée de l’interprétation législative. Les considérations relatives au texte doivent être interprétées de concert avec l’intention du législateur et les normes juridiques établies.

 

[47]           Les deux parties ont proposé un objet pour cette disposition qui, à mon avis, relève plutôt de ses effets. Le requérant a indiqué que l’objet de la disposition contestée est de conférer à la cour martiale le pouvoir de faire appliquer la discipline militaire lorsque l’accusé a été libéré des Forces armées canadiennes et en est devenu un ancien membre. L’intimée a affirmé que l’effet de cette disposition est de tenir responsables ceux qui auraient enfreint la loi et pourraient par la suite être libérés des Forces armées canadiennes.

 

[48]           Il est intéressant de constater que le libellé du paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale n’a pas essentiellement changé depuis son adoption en 1951, comme en témoigne la pièce VD5-10. En donnant à la disposition son sens ordinaire, la Cour peut facilement conclure qu’elle a pour effet de tenir responsable quiconque aurait commis une infraction d’ordre militaire alors qu’il était assujetti au code de discipline militaire, même s’il a cessé par la suite d’avoir un tel statut.

 

[49]           Il existe de toute évidence un lien rationnel entre l’objet et les effets du paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale. Pour maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes, il est essentiel que les personnes qui étaient assujetties au code de discipline militaire soient punies, même si elles ont quitté les forces armées. Sinon, elles pourraient échapper à la responsabilité que la loi leur impose lorsqu’elles enfreignent l’une des dispositions du code, ce qui aurait de toute évidence une incidence sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Il est facile de comprendre que, si les militaires pouvaient ainsi échapper à leur responsabilité légale, on pourrait assister très rapidement à des dérapages susceptibles de nuire à la cohésion et au contrôle de n’importe quel groupe de gens, encore plus d’un groupe de militaires.

 

[50]           Le témoignage du colonel Horn à cet égard est plus que convaincant. Pour éviter les remises en question et la méfiance des membres des forces armées à l’égard de l’institution militaire et de ses dirigeants, il doit exister un moyen de punir ceux qui auraient enfreint le code de discipline militaire, même s’ils ont quitté les forces armées. Sinon, la discipline pourrait commencer à s’éroder.

 

[51]           Je conclus que le requérant n’est pas parvenu à prouver l’absence de lien, en tout ou en partie, entre l’objet de la disposition et ses effets.

 

Quel est le lien rationnel entre l’objet du paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale et ses effets?

 

[52]           Le requérant a indiqué à la Cour que le paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale a pour objet de conférer à la cour martiale, sans délai de prescription, le pouvoir d’engager des poursuites pour une infraction d’ordre militaire commise par un ancien membre des Forces armées canadiennes qui était assujetti au code de discipline militaire au moment où l’infraction présumée a été commise. Je comprends que, selon l’intimée, une telle disposition a pour effet d’établir qu’aucun délai de prescription ne s’applique à l’engagement de poursuites à l’encontre d’une personne assujettie au code de discipline militaire.

 

[53]           Il est intéressant de voir comment le paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale a évolué au cours des quelque soixante-dix dernières années. Comme il ressort de la pièce VD5-10, le délai de prescription de trois ans établi en 1951 était le fruit d’une réflexion engagée par suite de la fusion d’une disposition similaire qui s’appliquait à l’époque à la Marine, à l’Armée et à l’Aviation. À vrai dire, à l’époque, ce délai de prescription est passé de six mois à trois ans.

 

[54]           C’est à la suite d’un examen approfondi du système de justice militaire, réalisé dans les années 1990 par le Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire (pièce VD5-6), que le législateur a décidé, en 1998, d’abolir le délai de prescription de trois ans applicable aux infractions d’ordre militaire. En résumé, à l’issue d’un examen du système juridique canadien et du système de justice militaire anglo-américain, le Groupe a expliqué, au chapitre 8 de son rapport, qu’il ne voyait aucune raison valable d’assujettir à un délai de prescription les infractions d’ordre militaire jugées par une cour martiale.

 

[55]           Le Parlement a de nouveau modifié cette disposition en 2008, mais le libellé et le principe sont restés les mêmes.

 

[56]           Ainsi, l’effet du paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale est que toute personne assujettie au code de discipline militaire, y compris toute personne visée par le paragraphe 60(2) de la Loi sur la défense nationale, peut en tout temps être accusée, poursuivie et jugée pour une infraction commise sous le régime de ce code.

 

[57]           Le lien entre l’objectif et les effets du paragraphe 69(1) de la Loi sur la défense nationale est d’assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes en empêchant qu’une personne assujettie au code de discipline militaire, au moment où une infraction présumée est commise, puisse échapper à sa responsabilité à cause d’un délai de prescription.

 

[58]           Encore une fois, j’estime qu’il n’y a aucune absence de lien entre l’objectif et les effets de cette disposition. L’assujettissement continu au code de discipline militaire est essentiel au bon fonctionnement du système de justice militaire. Par ailleurs, le requérant n’a pas démontré l’absence de lien, en tout ou en partie, entre l’objectif de la disposition et ses effets.

 

Qu’en est-il des effets combinés des deux dispositions?

 

[59]           Comme je l’ai mentionné, le requérant a fait valoir que, par l’effet combiné des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale, un ancien membre des forces armées peut être jugé par une cour martiale plusieurs années après sa libération, sans aucune justification réelle. En fait, il a dit à la Cour qu’après un certain temps, l’imposition d’une peine à un ancien membre perdait de sa pertinence.

 

[60]           À l’appui de cet argument, il a fait valoir à la Cour que le témoignage du colonel Horn portait sur cette question. Le témoin a clairement affirmé que si un ancien membre des Forces armées, sans pouvoir ni responsabilité au sein des Forces armées canadiennes, était accusé d’une infraction mineure après plusieurs mois ou, pire, après plusieurs années, les troupes pourraient considérer cette procédure comme étant vindicative. Le témoin a reconnu que, dans de telles circonstances, cela pourrait même être contre-productif pour la discipline militaire.

 

[61]           La question soulevée par le requérant n’a aucun rapport avec la question de savoir qui est justiciable du code de discipline militaire, ou quand ces personnes peuvent être accusées, ce à quoi répondent les dispositions à l’examen, mais elle a tout à voir avec la raison pour laquelle une personne assujettie au code de discipline militaire pourrait être accusée ou non.

 

[62]           En réalité, le requérant a soulevé une question qui tient davantage de l’exercice par le directeur des poursuites militaires de son pouvoir discrétionnaire de déposer des accusations en l’espèce que des effets de ces dispositions combinées.

 

[63]           Ce pouvoir discrétionnaire relève du pouvoir conféré au directeur des poursuites militaires et à ses représentants par les articles 165.11 et 165.12 de la Loi sur la défense nationale. Ces dispositions ne font pas l’objet de la présente requête et leur constitutionnalité n’est pas contestée.

 

[64]           L’argument du requérant s’attache aux effets de la décision prise par un procureur militaire de donner suite aux accusations, et non pas aux effets combinés des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale.

 

[65]           Comme le procureur de la poursuite l’a fait valoir, si le requérant avait voulu que la présente cour martiale se penche sur le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites exercé par le directeur des poursuites militaires ou ses représentants en l’espèce, il aurait pu soulever la question en invoquant l’abus de procédure fondé sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ce qu’il n’a pas fait.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[66]           REJETTE la requête présentée par le requérant concernant la constitutionnalité des paragraphes 60(2) et 69(1) de la Loi sur la défense nationale;

 

[67]           DÉCLARE que les deux dispositions sont constitutionnellement valides.

 

Avocats :

 

Le directeur des poursuites militaires, représenté par le major A.-C. Samson et le major D. Kerr

 

Le major B.L.J. Tremblay et le capitaine de corvette M. Létourneau, service d’avocats de la défense, avocats de l’adjudant W.L. Pear

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