Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 26 janvier 2015.

Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC) et BFC Petawawa, édifice L-106, 48 terrain de parade Nicklin, Petawawa (ON).

Chefs d’accusation :

• Chef d’accusation 1 : Art. 97 LDN, ivresse.
• Chefs d’accusation 2, 3 : Art. 85 LDN, a insulté verbalement un supérieur.

Résultats :

• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Pear, 2016 CM 3005

 

Date : 20160317

Dossier : 201366

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Petawawa

Petawawa (Ontario), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et –

 

Adjudant W.L. Pear, accusé

 

 

En présence du : Lieutenant‑colonel L.‑V. d’Auteuil, J. M.


 

[traduction française officielle]

 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

[1]               L’adjudant Pear est accusé d’une infraction d’ordre militaire en vertu de l’article 97 de la Loi sur la défense nationale, soit de s’être trouvé en état d’ivresse pendant qu’il assistait à un dîner militaire au mess Reichwald des sous‑officiers supérieurs à la Base des Forces canadiennes (BFC) Petawawa, le 1er novembre 2012, et de deux infractions d’ordre militaire visées à l’article 85 de la Loi sur la défense nationale, soit d’avoir insulté verbalement un supérieur au cours du même événement.

 

[2]               La preuve présentée à la Cour est principalement composée de témoignages de vive voix; les témoins à charge entendus, dans l’ordre de comparution devant la Cour, sont le capitaine Decaire, qui était à l’époque de l’incident le lieutenant Worr, le capitaine Girvan, qui était à l’époque le capitaine Power, le capitaine Bérubé, le capitaine Bye, qui était à l’époque le lieutenant Sanche et l’adjudant‑maître Scott.

 

[3]               Les témoins à décharge entendus au cours de l’instance sont le capitaine de corvette (retraité) Merriman, aumônier à l’occasion du dîner militaire, l’adjudant Pear, accusé en l’espèce, le capitaine Pierre, le capitaine Wong, le sergent King, le sergent White et l’adjudant‑maître MacQueen. L’accusé a également appelé les capitaines Girvan, Decaire et Bérubé une deuxième fois à la barre comme témoins à décharge.

 

[4]               La poursuite a également produit deux documents devant la Cour : le plan de salle du dîner militaire (pièce 5) et cinq photographies de personnes qui ont assisté au même dîner militaire (pièce 6).

 

[5]               Conformément à l’alinéa 37b) des Règles militaires de la preuve, l’accusé, aux fins de se dispenser de la preuve, a admis par l’intermédiaire de son avocat certains faits que le procureur de la poursuite doit prouver concernant les éléments essentiels suivants des trois chefs d’accusation : l’identité, la date et le lieu. De plus, la Cour a pris judiciairement connaissance des points énumérés à l’article 15 des Règles militaires de la preuve.

 

[6]               Tous les témoins entendus par la Cour, y compris l’accusé en l’espèce, ont assisté à un dîner militaire mixte du 2e Bataillon des services, qui comprenait des officiers et des sous‑officiers supérieurs de l’unité, le 1er novembre 2012, au mess des sous‑officiers supérieurs (mess Reichwald) de la BFC Petawawa. Ce dîner militaire avait pour thème « Autour du monde ».

 

[7]               L’idée derrière ce dîner militaire était de rappeler aux membres de l’unité les divers endroits où ils avaient été déployés au cours des quelques dernières années, et les diverses expériences qu’ils y avaient vécues. Pour ce faire, les membres ont été invités à déguster des bières et des spiritueux typiques de ces endroits et à écouter les discours de quelques membres qui avaient été déployés. Ces activités se sont déroulées pendant l’apéritif du dîner militaire.

 

[8]               La plupart des invités sont arrivés à 18 heures 30, à l’heure de l’apéritif, y compris l’adjudant Pear. Le sergent King, qui était déjà accompagné du sergent White, était passé le chercher. Le sergent King a conduit l’accusé et le sergent White au mess. Les deux sergents ont dit à la Cour que, lorsqu’ils sont arrivés au mess, l’accusé a bu une bière; cependant, selon l’adjudant Pear, il avait consommé un cocktail Singapore pétillant en premier ce soir‑là.

 

[9]               Pendant l’apéritif, l’adjudant Pear aurait interagi deux fois avec le capitaine Decaire, qui était à l’époque le lieutenant Worr, et une fois avec le capitaine Bérubé, interactions qui seraient à l’origine des accusations d’insubordination portées contre lui.

 

[10]           L’adjudant Pear s’est approché du capitaine Decaire et a discuté avec elle de façon informelle. Quelques autres membres se trouvaient à proximité, mais ils n’ont entendu aucun échange précis entre les deux. Le capitaine Wong a affirmé que les deux personnes avaient eu une vive altercation, mais il n’en connaissait pas la nature.

 

[11]           Le capitaine Decaire affirme avoir dit, en présence de certaines personnes, y compris l’adjudant Pear, que puisqu’elle ne devait pas se rendre à l’entraînement physique (EP) le lendemain matin, elle ne perdrait aucune des calories qu’elle allait consommer au cours du dîner. L’accusé l’aurait alors prise par le bras droit, l’aurait fait pivoter pour qu’elle lui tourne le dos et lui aurait dit : « J’aime bien une fille qui en a un peu plus, de toute façon ». Elle a compris qu’il faisait référence à son postérieur. Elle a essayé de tourner la chose en plaisanterie, mais en réalité, elle a été interloquée et stupéfiée d’entendre un tel commentaire dans la bouche d’un adjudant qui, en général, joue un rôle d’enseignant et de guide auprès des officiers subalternes.

 

[12]           L’adjudant Pear a dit qu’une telle interaction a eu lieu avec le capitaine Decaire, mais différemment. Il a dit qu’il lui parlait de sa sœur, qui avait pris du poids, et qu’il s’est rendu compte que le capitaine Decaire s’est vexée parce qu’elle pensait qu’il lui disait qu’elle était grosse, ce qu’il a immédiatement corrigé en lui demandant de se détendre, lui disant que la plupart des hommes, lui compris, aiment « les femmes qui n’ont pas que la peau sur les os et qui ont un peu de coffre ». Il a dit que les choses en étaient restées là et qu’il ne l’avait pas du tout touchée.

 

[13]           Le capitaine Decaire a affirmé qu’elle avait échangé plus tard quelques propos avec l’accusé au bar installé pour servir des bières et des spiritueux spéciaux, au fil d’une conversation avec la barmaid, le capitaine Bye, qui était à l’époque le lieutenant Sanche. Voyant qu’elle buvait du vin rouge, l’adjudant Pear lui aurait suggéré de goûter à un vin blanc, ce qu’elle a refusé. Il l’aurait alors traitée de « ratée » parce qu’elle ne goûtait à rien qui sortait de ses habitudes. Son commentaire l’a irritée, mais elle n’a rien répondu, pour éviter de faire une scène.

 

[14]           L’adjudant Pear a indiqué à la Cour qu’il avait vu le capitaine Decaire au bar et lui avait suggéré de goûter à un spiritueux, car il savait qu’elle n’aimait pas la bière. Il a nié l’avoir traitée de « ratée ».

 

[15]           Le capitaine Bérubé assumait les fonctions de barman au bar spécial installé pour l’apéritif. Il connaissait assez bien l’adjudant Pear, car il avait autrefois eu des ennuis pour s’être retrouvé en sa compagnie. Il le connaissait également par le travail, car c’était un ancien collègue.

 

[16]           Il a remarqué que l’adjudant Pear était devenu ivre, car il était plus gai et avait plus de franc‑parler que d’habitude. Il a ensuite dit à l’accusé qu’il lui servirait de l’eau ou du jus, ce à quoi l’adjudant Pear a rétorqué : « T’es une fillette ou quoi? » Le capitaine Bérubé a tourné la chose en plaisanterie et lui a servi une autre boisson alcoolisée. Le capitaine Bérubé a trouvé la situation légèrement embarrassante, mais pensait que c’était normal. Il ne s’est pas senti personnellement insulté.

 

[17]           Selon l’adjudant Pear, à l’heure des discours, juste avant le dîner, le bar était fermé. Il a demandé au capitaine Bérubé de lui servir un autre verre, ce à quoi ce dernier a répondu en lui suggérant de prendre de l’eau ou du jus. L’accusé lui aurait dit : « Ne fais pas la fillette, sers‑moi un autre verre ». L’adjudant Pear a dit qu’il plaisantait et faisait l’imbécile. Il a dit que le capitaine Bérubé ne lui avait rien servi du tout.

 

[18]           Pendant les discours, il semble que le comportement de l’adjudant Pear ait perturbé et ennuyé ceux qui l’entouraient, car il faisait des commentaires au sujet des allocutions. Quelques personnes qui se tenaient debout près de lui l’ont rappelé à l’ordre.

 

[19]           Par la suite, on a demandé aux invités de prendre place à table. Pendant que l’aumônier disait le bénédicité avant le repas, l’adjudant Pear a répété, assez fort pour se faire entendre, quelques propos prononcés par l’aumônier au début ou à la fin de la courte prière. Cela a gêné certaines personnes, mais en a fait sourire d’autres. L’adjudant Pear s’est rapidement rendu compte qu’il était le seul à commencer à se comporter de la sorte, et il a immédiatement cessé.

 

[20]           À table, l’adjudant Pear faisait du bruit avec ses couverts et a renversé du vin.

 

[21]           Auparavant, il avait reçu de la part de la personne qui présidait le dîner la permission de quitter la table pendant le repas pour se rendre aux toilettes. Pendant son absence, quelqu’un a pris sa chaise et l’a placée à la table d’honneur. À son retour, il s’est assis à la table d’honneur pendant quelques minutes, puis a pris sa chaise et est retourné à sa place habituelle. Il a ensuite dit le mot « crétin » pendant qu’il prenait sa place. Ce mot était adressé à celui qui avait déplacé sa chaise.

 

[22]           Le capitaine Girvan, qui assistait le colonel Horlock, un invité spécial à la table d’honneur, a pensé que l’adjudant Pear adressait ce mot au colonel. Elle s’est levée sur‑le‑champ et a réprimandé l’adjudant Pear pour son comportement. L’adjudant‑maître Scott, qui était assis à côté de l’accusé, a arrêté le capitaine Girvan et lui a dit qu’il allait se charger de la situation.

 

[23]           Enfin, le comportement de l’adjudant Pear a changé radicalement au début du dîner, entre la soupe et le plat principal, au point qu’il a semblé s’endormir sur sa chaise. Ceux qui l’entouraient ont bien remarqué la situation, au point que l’adjudant‑maître MacQueen, qui connaît assez bien l’accusé, s’est inquiété et a décidé de se lever pour aller voir ce qui se passait. Il a tapé sur l’épaule de l’adjudant Pear, qui lui a dit qu’il ne se sentait pas bien. Il a invité l’adjudant Pear à se lever et à sortir avec lui, ce que l’adjudant Pear a fait de lui‑même. Dès que l’accusé est arrivé à l’extérieur, il a vomi.

 

[24]           L’adjudant Pear a témoigné qu’il s’était senti nauséeux après la soupe. Il a déclaré qu’il était devenu silencieux et avait décidé de fermer les yeux, et avait essayé de se ressaisir pour se sentir mieux.

 

[25]           L’adjudant‑maître MacQueen a vérifié si l’adjudant Pear se sentait assez bien pour rentrer chez lui, ce qui était le cas. Il a ensuite donné un bon de taxi à l’accusé et l’a envoyé à la maison. L’adjudant‑maître MacQueen est retourné à sa table et a dit que l’accusé était malade et qu’il l’avait renvoyé à la maison.

 

[26]           À la fin du dîner, le capitaine Girvan a parlé avec le sergent‑major régimentaire de l’unité et s’est plaint du comportement de l’adjudant Pear pendant la soirée. Le jour suivant, un courriel a été envoyé pour demander à ceux qui avaient des commentaires à faire au sujet du comportement de l’accusé au dîner militaire de fournir des détails par réponse au courriel. Il semble qu’une enquête de l’unité ait été ouverte plus tard et que des accusations aient été portées contre l’adjudant Pear.

 

[27]           Avant que la Cour expose son analyse juridique, il convient de traiter de la présomption d’innocence et de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, une norme qui est inextricablement liée aux principes fondamentaux applicables à tous les procès relevant du code de discipline militaire et à tous les procès criminels. Ces principes sont naturellement bien connus des avocats, mais les autres personnes présentes dans la salle d’audience les connaissent peut‑être moins.

 

[28]           Le premier et plus important principe de droit applicable dans toute affaire criminelle et mettant en cause le code de discipline militaire est celui de la présomption d’innocence. L’adjudant Pear est présumé innocent lorsque s’engage l’instance et il le demeure tout au long de celle‑ci, à moins que la poursuite ne convainque la Cour hors de tout doute raisonnable, par la preuve présentée, de sa culpabilité.

 

[29]           Deux règles découlent de la présomption d’innocence. Premièrement, la poursuite a le fardeau de prouver la culpabilité. Deuxièmement, la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Ces règles liées à la présomption d’innocence visent à faire en sorte qu’aucune personne innocente ne soit déclarée coupable.

 

[30]           Le fardeau de preuve incombe à la poursuite et il ne se déplace jamais. L’adjudant Pear n’a pas à prouver son innocence. Il n’a pas à prouver quoi que ce soit.

 

[31]           Que veut dire l’expression « hors de tout doute raisonnable »? Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou farfelu. Il ne procède ni de la sympathie ni des préjugés envers les individus concernés par les procédures. Il est plutôt fondé sur la raison et le bon sens. Il s’agit d’un doute qui découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve.

 

[32]           Il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue, et la poursuite n’a pas à le faire. Il serait impossible de satisfaire à une telle norme de preuve. Malgré tout, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable se rapproche bien davantage de la certitude absolue que de la culpabilité probable. La Cour ne doit déclarer l’adjudant Pear coupable que si elle est certaine de sa culpabilité. Même si elle le croyait probablement ou vraisemblablement coupable, cela ne suffirait pas. Cela étant, la Cour doit accorder le bénéfice du doute à l’adjudant Pear et l’acquitter parce que la poursuite ne l’a pas convaincue de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[33]           Ce qui importe pour la Cour, c’est que la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable s’applique à tous les éléments essentiels. Elle ne s’applique pas aux divers éléments de preuve individuels. La Cour doit décider, au vu de la preuve dans son ensemble, si la poursuite a prouvé la culpabilité de l’adjudant Pear hors de tout doute raisonnable.

 

[34]           Le doute raisonnable s’applique à la question de la crédibilité. La Cour peut, quant à toute question donnée, croire un témoin, ne pas croire un témoin ou ne pas être en mesure de décider. La Cour n’a pas à croire ou ne pas croire entièrement un témoin ou un groupe de témoins. Si, en fonction de la crédibilité des témoins, la Cour a un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’adjudant Pear, elle doit acquitter ce dernier.

 

[35]           La Cour a entendu le témoignage de l’adjudant Pear. Quand une personne inculpée d’une infraction témoigne, la Cour doit évaluer son témoignage comme elle évaluerait celui de tout autre témoin, en ayant à l’esprit les instructions mentionnées plus tôt concernant la crédibilité des témoins. La Cour peut prêter foi à la totalité ou à une partie du témoignage de l’adjudant Pear, ou ne lui prêter aucunement foi.

 

[36]           Il s’agit d’une de ces affaires où il convient de suivre l’approche énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. W.(D.), [1991] 1 RCS 742, en matière d’évaluation de la crédibilité et de la fiabilité, puisque l’adjudant Pear a témoigné.

 

[37]           Le critère a été formulé principalement pour éviter que le juge des faits ne cherche à déterminer à quelle preuve, celle présentée par l’accusé ou celle présentée par la poursuite, il prête foi. Toutefois, il appert clairement que la Cour suprême du Canada a répété à maintes reprises qu’il ne fallait pas suivre à la lettre le critère formulé, comme s’il s’agissait d’une incantation. L’écueil que la Cour doit éviter dans son analyse est de choisir, ou de sembler choisir, entre les deux versions présentées. La Cour suprême du Canada s’est récemment prononcée comme suit dans l’arrêt R c. Vuradin, 2013 CSC 38, au paragraphe 21 :

 

La question primordiale qui se pose dans une affaire criminelle est de savoir si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, il subsiste dans l’esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé : W.(D.), p. 758. L’ordre dans lequel le juge du procès énonce des conclusions relatives à la crédibilité des témoins n’a pas de conséquences dès lors que le principe du doute raisonnable demeure la considération primordiale. Un verdict de culpabilité ne doit pas être fondé sur un choix entre la preuve de l’accusé et celle du ministère public. (Citation omise.) Les juges de première instance n’ont cependant pas l’obligation d’expliquer par le menu le cheminement qu’ils ont suivi pour arriver au verdict. (Citation omise.)

 

[38]      Bien sûr, si la Cour prête foi au témoignage de l’adjudant Pear selon lequel il n’a pas commis l’infraction reprochée, elle doit acquitter ce dernier.

 

[39]      Toutefois, même si la Cour ne prête pas foi au témoignage de l’adjudant Pear, mais que celui‑ci laisse subsister un doute raisonnable quant à un élément essentiel de l’infraction reprochée, elle doit acquitter l’accusé.

 

[40]      Même si le témoignage de l’adjudant Pear ne soulève pas un doute raisonnable quant à un élément essentiel de l’infraction reprochée, la Cour doit néanmoins acquitter l’accusé si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, elle n’est pas convaincue hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité.

 

[41]      Quant à la preuve, il est important de dire que la Cour ne peut prendre en compte que celle présentée en salle d’audience. La preuve est constituée des témoignages des témoins et des éléments produits comme pièces, notamment les photographies et les documents. Il peut s’agir d’aveux. La preuve comprend les réponses données par chacun des témoins aux questions posées. Seules les réponses constituent de la preuve. Les questions n’en sont pas, à moins que le témoin ne convienne que ce qui lui est demandé est exact.

 

[42]      L’adjudant Pear est accusé d’ivresse. L’article 97 de la Loi sur la défense nationale est rédigé comme suit :

 

(1)                 Quiconque se trouve en état d’ivresse commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans, sauf s’il s’agit d’un militaire du rang qui n’est pas en service actif ou de service — ou appelé à prendre son tour de service —  auquel cas la peine maximale est un emprisonnement de quatre‑vingt‑dix jours.

 

(2)                 Pour l’application du paragraphe (1), il y a infraction d’ivresse chaque fois qu’un individu, parce qu’il est sous l’influence de l’alcool ou d’une drogue :

 

a)                   soit n’est pas en état d’accomplir la tâche qui lui incombe ou peut lui être confiée;

 

b)                   soit a une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

 

[43]           Outre l’identité de l’accusé, la date et le lieu de l’infraction, la poursuite devait prouver hors de tout doute raisonnable :

 

a)                  que l’adjudant Pear était sous l’influence de l’alcool ou d’une drogue;

 

b)                  que l’adjudant Pear n’était pas en état d’accomplir la tâche qui lui incombait ou pouvait lui être confiée ou qu’il avait eu une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

 

[44]           Il apparaît évident pour la Cour que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable l’identité, la date et le lieu de l’infraction, au vu des admissions faites par l’accusé au sujet de ces éléments essentiels.

 

[45]           En outre, l’adjudant Pear a admis au cours de son témoignage qu’il était sous l’influence de l’alcool lors du dîner militaire. Il a clairement indiqué avoir commandé cinq verres au cours de l’apéritif, à savoir deux bières et trois spiritueux. Il a dit qu’il avait consommé une bière et deux brandy, avait laissé de côté un autre verre de spiritueux et avait amené sa deuxième bière à la table pour le dîner. Il a également mentionné que, même si on lui avait servi du vin pendant le dîner, il n’en avait pas consommé.

 

[46]           Le fait qu’il avait consommé de l’alcool a été confirmé par trois témoins à charge; toutefois, ces témoins ont dit que l’accusé s’était rapidement trouvé en état d’ébriété pendant l’apéritif, même s’il a pu indiquer la quantité d’alcool qu’il avait consommée. Essentiellement, pour présenter leurs observations, ces témoins se sont fondés sur le fait qu’il avait un ou deux verres à la main lorsqu’ils l’ont vu, qu’on lui avait servi de l’alcool à plus d’une reprise et qu’il était resté pendant longtemps à proximité du bar spécial. En outre, ils l’ont trouvé animé, très gai et usant d’un grand franc‑parler, ce qui, à leur avis, s’explique par le fait qu’il avait consommé une grande quantité d’alcool.

 

[47]           La Cour conclut également que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’adjudant Pear était sous l’influence de l’alcool.

 

[48]           À présent, comme l’a dit le juge Pelletier dans la décision R. c. Sloan, 2014 CM 4004, au paragraphe 14 :

 

L’infraction d’ivresse ne vise pas à sanctionner la consommation d’alcool ou de drogues. Elle vise à vérifier l’aptitude à exercer ses fonctions ou à sanctionner les inconduites ou les actes qui discréditent le service de Sa Majesté.

 

[49]           Les expressions « conduite répréhensible » et « discrédit sur le service de Sa Majesté » ne sont pas définies dans la disposition visée. Il ressort de l’article 1.04 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) que les mots sont interprétés selon le sens ordinaire approuvé dans Le Petit Robert s’il s’agit d’un texte français. Par conséquent, le mot « répréhensible » signifie une conduite qui mérite d’être reprise, blâmée, réprimandée, et le mot « discrédit » signifie une atteinte à la bonne réputation du service de Sa Majesté.

 

[50]           La poursuite a fait valoir que les actes de l’accusé, entre les discours et le moment où il a quitté le dîner, prouvent hors de tout doute raisonnable qu’il s’est comporté de manière répréhensible ou de manière à jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté. Plus précisément, ce qui s’est produit pendant que l’aumônier disait le bénédicité, le comportement de l’accusé qui faisait du bruit et a renversé son vin pendant le dîner, le mot qu’il a utilisé lorsqu’il a ramené sa chaise volée à sa table et le fait qu’il s’est endormi, constituent des éléments de preuve qui, pris séparément ou dans leur ensemble, étayent une telle conclusion.

 

[51]           Au contraire, l’avocat de la défense a dit que la Cour ne peut pas confirmer une telle conclusion. Il est convaincu que de tels éléments de preuve révèlent qu’il ne s’est passé rien d’extraordinaire qui pourrait permettre à la Cour de conclure que la poursuite a prouvé cet élément essentiel hors de tout doute raisonnable.

 

[52]           L’adjudant Pear n’a jamais tenté de nier qu’il avait agi pendant les discours et le dîner comme certains témoins l’ont déclaré. Il a témoigné de manière claire et franche. Il n’a jamais hésité à donner des détails afin d’aider la Cour à comprendre ce qui s’est produit. Il a dit à la Cour qu’il avait répété par mégarde certains propos de l’aumônier, et qu’il s’était rendu compte qu’il était le seul à le faire. Il a immédiatement cessé. Il a expliqué que sa chaise lui a été volée pendant qu’il était aux toilettes et qu’il a utilisé le mot « crétin » pour exprimer, à ceux qui étaient assis de chaque côté de lui, sa désapprobation à l’égard du geste accompli à son égard en déplaçant sa chaise. Il a également expliqué comment il avait commencé à se sentir mal et comment il s’est comporté jusqu’au moment où il a quitté le dîner.

 

[53]           La preuve produite par la poursuite étaye sa version des faits concernant le bénédicité et l’incident de la chaise. En outre, la poursuite a appelé un témoin qui a contredit les autres témoins à charge au sujet de l’événement lié à la chaise, ce qui a manifestement nui à la crédibilité et à la fiabilité de ses propres témoins. Les capitaines Girvan, Decaire et Bye ont fait à la Cour un compte rendu complètement différent, alors que l’adjudant‑maître Scott, qui était assis à côté de l’accusé, a confirmé la version des faits de ce dernier. En outre, certains témoins à décharge appelés par l’adjudant Pear ont confirmé sa version des faits.

 

[54]           Essentiellement, l’adjudant Pear a reconnu avoir pris part à ces événements avant et pendant le dîner militaire, mais a nié que cela constitue, sous aucune forme que ce soit, une preuve qu’il a eu une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté.

 

[55]           La Cour lui prête foi sur cette question. En outre, sa version est étayée par quelques autres témoins. Il est vrai qu’il existe quelques divergences mineures, ce qui est normal lorsque plus de trois ans se sont écoulés depuis l’incident. Par exemple, certains témoins ont été en mesure de se souvenir s’ils se tenaient debout ou assis pendant le bénédicité, alors que d’autres n’ont pas pu répondre à cette question; toutefois, la plupart d’entre eux ont convenu que l’accusé a répété certains propos de l’aumônier, et c’est ce qui constitue l’élément essentiel à tirer des témoignages et ce qui a été confirmé par la version de l’accusé.

 

[56]           Même si la Cour n’avait pas prêté foi à la version présentée par l’accusé, elle aurait conclu que son témoignage soulevait un doute raisonnable.

 

[57]           Comme l’accusé l’a mentionné et comme certains témoins l’ont confirmé, l’adjudant Pear n’a fait au cours de la soirée rien d’extraordinaire qui permettrait à la Cour de conclure que la poursuite a prouvé cet élément essentiel. Pris séparément ou dans leur ensemble, ces événements n’étayent pas l’allégation que l’accusé agissait de manière à troubler la paix. Il se peut qu’il ait irrité certains invités, mais son comportement n’était pas perturbateur ou gênant au point d’interrompre soudainement le dîner ou de le chambouler, même pendant une très courte période.

 

[58]           En outre, ces événements n’ont pas porté atteinte à la bonne réputation du service de Sa Majesté. En fait, la poursuite n’a produit aucune preuve sur ce point précis.

 

[59]           Par conséquent, compte tenu de l’ensemble de la preuve, la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’infraction d’ivresse.

 

[60]           L’adjudant Pear fait également l’objet de deux chefs d’accusation pour avoir tenu des propos insultants à l’égard d’un supérieur. La raison d’être de cette infraction est de garantir l’existence d’un respect minimal en contexte militaire entre subordonnés et supérieurs, devant les membres ou en privé, et d’éviter tout comportement qui entraînerait en dernier ressort la désobéissance d’un subordonné, ce qui pourrait nuire à la cohésion et au moral des membres des Forces canadiennes de tous les échelons. L’article 85 de la Loi sur la défense nationale est rédigé comme suit :

 

Quiconque menace ou insulte verbalement un supérieur, ou se conduit de façon méprisante à son endroit, commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

[61]           Outre l’identité de l’accusé et les date et lieu allégués dans l’acte d’accusation, la poursuite doit également prouver hors de tout doute raisonnable l’existence de chacun des autres éléments essentiels suivants :

 

a)                  que l’adjudant Pear a tenu les propos allégués dans chaque chef d’accusation;

 

b)                  que l’adjudant Pear a tenu des propos insultants;

 

c)                  que l’adjudant Pear a adressé ces propos insultants à un supérieur;

 

d)                  que l’adjudant Pear savait que la personne à laquelle il a adressé ces propos était un supérieur.

 

[62]           En ce qui concerne l’identité, la date et le lieu, la Cour n’est tenue à aucune analyse supplémentaire, au vu des admissions faites par l’accusé au sujet de ces éléments. De surcroît, il ressort clairement de la preuve que l’adjudant Pear a adressé des propos à un supérieur et qu’il connaissait alors son grade.

 

[63]           L’adjudant Pear a admis avoir adressé des propos qui avaient pour sens « J’aime bien une fille qui en a un peu plus » au capitaine Decaire, alors le lieutenant Worr, sans utiliser ces mots précis. Il a également admis avoir utilisé le mot « fillette » lorsqu’il parlait au capitaine Bérubé au cours du dîner militaire; cependant, il a nié vigoureusement qu’il s’agissait de propos insultants et qu’ils avaient été prononcés dans une intention d’insubordination.

 

[64]           Il a également nié avoir traité le capitaine Decaire, alors lieutenant Worr, de « raté ».

 

[65]           Pour que la Cour conclue que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’adjudant Pear a tenu des propos insultants, elle doit être convaincue qu’une personne raisonnable et informée, au fait de toutes les circonstances de la présente affaire, conclurait que les propos tenus étaient irrespectueux, injurieux dans le contexte dans lequel ils ont été tenus, et qu’ils exprimaient par ailleurs une intention d’insubordination.

 

[66]           La Cour prête foi à l’adjudant Pear lorsqu’il dit qu’il n’a jamais eu l’intention d’insulter un officier ce soir‑là au cours du dîner militaire. Il a sa propre manière de s’exprimer, parfois déplacée. Toutefois, la Cour conclut qu’une personne raisonnable et informée, au courant de toutes les circonstances de l’affaire, conclurait que les propos tenus n’étaient ni irrespectueux ni injurieux dans le contexte dans lequel ils ont été tenus.

 

[67]           De toute évidence, d’un point de vue objectif, l’adjudant Pear a manifesté une attitude quelque peu provocatrice, mais il n’a jamais eu l’intention de contester l’autorité des officiers concernés par les accusations en tenant ces propos. Plus que toute autre chose, il tentait de tourner une situation en plaisanterie dans un contexte social, sans prendre la peine de réfléchir à la manière dont ses propos pourraient être interprétés différemment par la personne à laquelle ils étaient adressés. L’attitude franche adoptée par l’accusé lorsqu’il s’est mêlé aux officiers, qui étaient plus que des simples connaissances, a manifestement donné l’impression qu’il tentait d’agir de manière irrévérencieuse en ne respectant pas la hiérarchie qui doit exister entre un sous‑officier supérieur et un officier.

 

[68]           En réalité, d’un point de vue objectif, il n’a rien fait de la sorte. Tout au long du dîner militaire, y compris pendant l’apéritif, il a fait preuve de respect envers les officiers; lorsque son comportement est sorti de l’ordinaire, on lui a dit de le corriger, ce qu’il a fait sans discussion. Ce qui était déplacé, et ce à quoi les officiers ne s’attendaient pas, c’est le niveau de familiarité affiché par l’accusé au moment où il a fait ces commentaires; cependant, cette familiarité n’en a pas fait des propos insultants et n’a pas révélé une intention d’insubordination de la part de l’accusé.

 

[69]           D’un point de vue objectif, les commentaires adressés par l’adjudant Pear au capitaine Decaire, alors le lieutenant Worr, pourraient être considérés comme étant très inconvenants, inutiles et déplacés, si l’on ne connaît pas vraiment la personne; toutefois, il est impossible de les interpréter, d’un point de vue objectif, comme des propos insultants qui expriment une intention d’insubordination.

 

[70]           En ce qui concerne l’incident impliquant le capitaine Bérubé, ce dernier ne s’est jamais senti insulté par les propos tenus par l’accusé, mais il s’inquiétait de leur signification exacte. Je dirais que, d’un point de vue objectif, le résultat est le même, en raison du contexte, du ton adopté par l’accusé et du niveau de familiarité entre les deux personnes.

 

[71]           En ce qui concerne l’utilisation du mot « ratée », le témoignage de l’accusé a soulevé un doute quant à la question de savoir s’il a en fait été réellement prononcé. En outre, si ce mot a été prononcé, la Cour est parvenue à la même conclusion concernant le fait qu’il ne constitue pas des propos insultants et que l’accusé ne l’a pas dit dans une intention d’insubordination, d’un point de vue objectif, étant donné le contexte dans lequel ce mot a été prononcé, le sujet concerné et le ton adopté par l’accusé.

 

[72]           De ce fait, cette Cour conclut que la poursuite n’est pas parvenue à prouver hors de tout doute raisonnable que, s’agissant des deux chefs d’accusation, l’adjudant Pear a tenu des propos insultants.

 

[73]           Par conséquent, compte tenu de l’ensemble de la preuve, la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’infraction d’avoir tenu des propos insultants à l’endroit d’un supérieur.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[74]           DÉCLARE l’adjudant Pear non coupable des premier, deuxième et troisième chefs d’accusation énoncés à l’acte d’accusation.


 

Avocats :

 

Le directeur des poursuites militaires, représenté par le major A.‑C. Samson et le capitaine L. Langlois

 

Le major B.L.J. Tremblay, service d’avocats de la défense, avocat de l’adjudant W.L. Pear

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