Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 28 janvier 2019

Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC)

Chef d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 93 LDN, comportement déshonorant.

Résultats :

DÉCISION : Procédures terminées.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Spriggs, 2019 CM 4002

 

Date : 20190131

Dossier : 201831

 

Cour martiale générale

 

Salle d’audience du Centre Asticou

Gatineau (Québec) Canada

 

Entre :

 

Caporal T. B. Spriggs, requérant

 

- et –

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 

 

En présence du Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Restriction à la publication: Par ordonnance de la Cour rendue en vertu de l’article 179 de la Loi sur la défense nationale, il est interdit de publier or de diffuser, de quelque façon que ce soit, tout renseignement permettant d’établir l’identité de la personne décrite dans le présent procès par cour martiale générale comme étant la victime ou la plaignante, incluant la personne mentionnée par « S.M. » sur l’acte d’accusation.

 

Cet ordre ne s’applique pas à la divulgation d’informations requises dans l’exercice de l’administration de la justice, lorsque le but de ladite divulgation n’est pas de rendre l’information connue dans la communauté.

 

DÉCISION CONCERNANT LA DEMANDE PRÉSENTÉE PAR LA DÉFENSE EN ARRÊT DES PROCÉDURES POUR ABUS DE PROCÉDURE

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]               Le caporal Spriggs a reçu l’ordre de comparaître pour être jugé devant une cour martiale générale pour une accusation portée aux termes de l’article 93 de la Loi sur la défense nationale (LDN) et retenue par un représentant du directeur des poursuites militaires (DPM) le 28 novembre 2018. Il est allégué dans cette accusation que le caporal Spriggs [traduction] « A EU UNE CONDUITE DÉSHONORANTE […], en ce que le ou vers le 25 juillet 2016, à ou aux environs de la base des Forces canadiennes Borden, Ontario, a éjaculé sur S.M. sans son consentement. »

 

[2]               L’instance de la cour martiale générale a commencé le 28 janvier 2019 à Gatineau, conformément à l’ordre de convocation. Étant donné que quatre avis de demande avaient été reçus, les membres du tribunal n’ont pas été tenus de se réunir. En tant que juge militaire présidant l’audience, j’ai la responsabilité de trancher les questions préliminaires soulevant des questions de droit.

 

[3]               Le 28 janvier 2019, j’ai accepté la demande présentée par la poursuite en interdiction de publication de l’identité de la plaignante et j’ai rejeté une autre demande présentée par la poursuite visant le rejet sommaire de la demande présentée par la défense pour abus de procédure. J’ai reporté l’audition et la détermination d’une autre demande présentée par la poursuite visant la prestation d’une aide au témoignage à un témoin de la poursuite appelé à témoigner au procès. Il pourrait effectivement se révéler inutile de rendre une décision à cet égard en raison de la demande en arrêt des procédures.

 

La demande et la preuve

 

[4]               L’avocat du requérant soutient que le caporal Spriggs a été victime d’un abus de procédure dans le cadre de l’enquête et de la poursuite à l’égard de l’accusation et que cet abus de procédure a, de façon générale, abouti à la violation de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, tel que reconnu par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu’à la violation de ses droits garantis par les articles 8 et 9 et l’alinéa 10b) de la Charte. À titre de réparation pour ces violations alléguées, le requérant sollicite un arrêt des procédures au titre du paragraphe 24(1) de la Charte.

 

[5]               À l’appui de sa demande, l’avocat du caporal Spriggs a présenté des observations écrites, comme il a été demandé pendant les téléconférences préparatoires à l’instruction, qui lui ont permis de constituer un mémoire de 31 pages. Il a également déposé deux affidavits en soutien à la demande : le premier provenant du caporal Spriggs faisant 13 pages avec 17 pièces à l’appui et le deuxième provenant de Mme Garrett, une technicienne juridique de l’avocat du requérant, faisant 5 pages avec 19 pièces à l’appui. Le caporal Spriggs a également témoigné pour relater des faits concernant principalement les circonstances de son arrestation par la police militaire et les mesures administratives qu’a prises sa chaîne de commandement. Le requérant a également fait témoigner un avocat militaire, dans son rôle d’avocat de la défense auprès du directeur du Service d’avocats de la défense, pour qu’il démontre les faits juridiques relatifs aux récents développements à la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) et à la Cour suprême du Canada (CSC) par rapport à l’arrêt rendu dans l’affaire R. c. Beaudry, 2018 CACM 4 (Beaudry), qui concluait, le 19 septembre 2018, à l’inconstitutionnalité de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, étant donné qu’il prive l’accusé du droit à un procès devant juge et jury pour une infraction civile assujettie d’une peine maximale de cinq ans ou plus.

 

[6]               Pour sa part, l’avocat de l’intimée n’a fourni aucune preuve pour soutenir la position de la poursuite relativement à la demande. Le poursuivant a contre-interrogé le caporal Spriggs. En ce qui concerne des observations écrites, j’ai accepté la demande de la poursuite qui visait à ce que l’avis de demande de 15 pages à l’appui de la demande présentée par la poursuite en rejet sommaire de la demande de la défense soit considéré comme une réponse à la présente demande.

 

La position des parties

 

[7]               Le requérant conteste trois formes de conduite répréhensible de l’État. Premièrement, il est soutenu que l’arrestation sans mandat du caporal Spriggs pour agression sexuelle le 30 mai 2017 n’était pas nécessaire et qu’elle a été effectuée pour permettre à la police militaire de procéder à une fouille accessoire à l’arrestation, en vue d’obtenir le téléphone intelligent du caporal Spriggs, où les agents pensaient pouvoir trouver des éléments de preuve incriminants. Lors de l’arrestation, les agents ont exigé que le caporal Spriggs leur donne le code d’accès à son iPhone avant de lui permettre de communiquer avec un avocat. Cependant, lorsque le caporal Spriggs leur a donné son code d’accès après avoir refusé à trois occasions, la police militaire ne lui a pas permis d’utiliser son téléphone intelligent pour communiquer avec l’avocat de son choix. Ils ont plutôt conduit le caporal Spriggs au poste de police de Saskatoon pour le placer dans une salle où il a pu communiquer avec un avocat au moyen du téléphone accessible dans cette salle. Les agents ne lui ont pas rendu son téléphone intelligent après sa libération sans condition, environ 90 minutes après son arrestation. Une fouille autorisée du téléphone intelligent effectuée par la suite n’a révélé aucune preuve relativement aux allégations dans la présente affaire.

 

[8]               La deuxième forme de conduite répréhensible alléguée concerne le traitement administratif découlant des restrictions excessives que le commandement du caporal Spriggs a imposées sur l’emploi de ce dernier au moment de l’enquête et de la poursuite à l’égard de l’accusation. Cette violation a prétendument été aggravée par les retards déraisonnables antérieurs à l’inculpation, attribuables au temps qu’a pris la police militaire pour mener l’enquête et par les retards déraisonnables postérieurs à l’inculpation occasionnés par les erreurs et les omissions de la police militaire, de la chaîne de commandement du requérant et des procureurs militaires.

 

[9]               La troisième forme de conduite répréhensible alléguée, qui aggravait encore davantage le retard postérieur à l’inculpation, était le retrait, plus de 13 mois après le dépôt des premières accusations, de l’accusation fondée sur l’article 271 du Code criminel aux termes de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, et sa substitution par une accusation fondée sur l’article 93 de la LDN, en dépit de l’absence de changement important dans la preuve que le procureur militaire prévoyait présenter. Il est prétendu que cette substitution visait à compenser la perte de compétence découlant de l’arrêt Beaudry.

 

[10]           Le requérant soutient que c’est le regroupement des différentes violations des droits garantis par la Charte, ainsi que l’ensemble des retards, erreurs et omissions supplémentaires qui constituent un abus de procédure. Il soutient également que seul un arrêt des procédures pourrait permettre de réparer une telle violation.

 

[11]           L’intimée répond qu’il n’y a pas eu inconduite de la part des représentants de la Couronne dans les trois instances alléguées et qu’il n’y a, par conséquent, pas eu de violation des droits que la Charte garantit au caporal Spriggs. La poursuite demande à la Cour de ne pas spéculer ni de remettre en question les mesures prises par la chaîne de commandement, la police militaire et surtout la poursuite, étant donné que la décision de porter, ou non, des accusations dans le cas présent repose sur une question de pouvoir discrétionnaire que la Cour n’a pas le pouvoir d’examiner.

 

Le droit

 

[12]           Les deux parties conviennent que l’abus de procédure allégué dans le cadre de la présente demande relève directement du champ de ce qui est appelé la catégorie résiduelle. Plutôt que de menacer l’équité du procès, les allégations risquent de saper l’intégrité du processus judiciaire.

 

[13]           Les avocats conviennent que l’arrêt des procédures constitue la plus importante réparation que peut ordonner une cour pénale. Les arrêts ne devraient donc être imposés qu’en de rares occasions. Un arrêt des procédures pour abus de procédure ne devrait être accordé que dans les « cas les plus manifestes ».

 

[14]           Je souscris à l’avis des avocats selon lequel le test servant à déterminer si un arrêt des procédures est justifié, tel qu’il est énoncé par la CSC dans R. c. Babos, 2014 CSC 16, prévoit trois exigences :

 

(1)          il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue;

(2)          il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte;

(3)          s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, d’une part, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d’autre part.

 

Analyse

 

La conduite de la poursuite

 

[15]           Bien que l’avocat du requérant ait souligné l’effet cumulatif qu’avaient les violations alléguées sur l’atteinte du seuil élevé permettant de justifier un arrêt des procédures dans la catégorie résiduelle, il a mentionné dans sa plaidoirie qu’à son avis, la conduite qui nécessitait le plus l’imposition d’un arrêt était le retrait de l’accusation initiale, au titre de l’article 130 de la LDN, pour agression sexuelle et sa substitution par une accusation de conduite déshonorante aux termes de l’article 93 de la LDN. Je vais donc analyser cette question d’abord, puisqu’elle peut, selon les faits qui lui sont propres, permettre de justifier l’imposition d’un arrêt.

 

La séquence chronologique des faits ayant mené aux accusations

 

[16]           Les faits relatifs aux accusations portées avec le temps contre le caporal Spriggs ne sont pas contestés. Premièrement, une accusation au titre de l’article 130 de la LDN dans laquelle est allégué un acte constituant une agression sexuelle en violation de l’article 271 du Code criminel a été déposée le 17 octobre 2017. Le premier prononcé de la mise en accusation a été fait par le major Moorehead du DPM le ou vers le 4 avril 2018, relativement à une infraction prétendument commise le 26 juillet 2016. Après avoir été avisé par l’avocat de la défense le 16 mai 2018 d’une contradiction relativement à la date alléguée de l’infraction, le major Moorehead a retiré la première mise en accusation pour la remplacer par une autre mise en accusation datée du 24 mai 2018 relativement à la même infraction en violation de l’article 130, en situant la date d’infraction au 25 juillet 2016. Le 22 juin 2018, on a demandé au présent juge militaire de présider le procès en cour martiale générale qui avait d’abord été prévu le 9 octobre 2018, à Régina, en Saskatchewan. Un ordre de convocation et un ordre de réunion ont été préparés. Des téléconférences de gestion de l’instance ont eu lieu, il a été discuté de demandes préliminaires, de même que d’un échéancier régissant le dépôt des documents devant être prêts pour l’audition des demandes le 10 octobre 2018, sans le tribunal.

 

[17]           Toutefois, le 19 septembre 2018, la CACM a rendu l’arrêt Beaudry déclarant inconstitutionnel l’alinéa 130(1)a) de la LDN, sur laquelle l’accusation était fondée. Des téléconférences de gestion de l’instance ont continué d’avoir lieu et des demandes ont encore été déposées, et ce, bien que le calendrier pour entendre les demandes ait été déplacé en décembre 2018, pour donner à la poursuite le temps de demander, et d’obtenir, une suspension de la déclaration d’inconstitutionnalité ayant été prononcée dans l’arrêt Beaudry. Le 28 novembre 2018, soit la date qui avait été fixée pour la tenue d’une autre conférence de gestion de l’instance, il y a eu prononcé d’une nouvelle mise en accusation, dans laquelle était alléguée une infraction à l’article 93 de la Loi sur la défense nationale, l’accusation précédente au titre de l’article 130 a été retirée. L’acte d’accusation, daté du 27 novembre 2018, allègue une conduite de nature sexuelle survenue à la même date que l’agression sexuelle alléguée dans la précédente accusation. Le présent juge militaire a de nouveau été affecté à présider le procès dans une lettre datée du 28 novembre 2018. Dans le cadre de la téléconférence de gestion de l’instance tenue ce jour-là, les discussions ont porté sur différentes questions telles que les requêtes et le lieu du procès.

 

[18]           Pour déterminer si la conduite de la poursuite a engendré un abus de procédure en l’espèce, je crois qu’il est pertinent d’avoir la séquence complète des faits, de la première mise en accusation à aujourd’hui. Il convient de souligner que la poursuite n’a pas prétendu que les procédures liées à la présente affaire avaient été lancées par le prononcé de la mise en accusation du 28 novembre 2018 et que rien de ce qui s’était produit avant n’était pertinent. Je reconnais qu’il est exact, d’un point de vue technique, qu’un retrait suivi d’un nouveau renvoi relance le processus de la cour martiale. Cela étant dit, la réalité juridique n’exige pas l’adoption d’une approche trop technique qui exclurait l’étude des faits ayant mené au prononcé de la mise en accusation du 28 novembre 2018. Il y aurait effectivement pu y avoir plusieurs prononcés de mise en accusation et ordres de convocation relativement au caporal Spriggs, mais les faits du 25 juillet 2016 qui allèguent une inconduite sexuelle constituent la seule raison pour laquelle des mesures ont été prises contre lui. Bien qu’il soit possible que plusieurs processus soient concernés, il n’y a qu’une seule affaire.

 

Les faits à l’appui de l’accusation

 

[19]           Des précisions supplémentaires sur l’incident à l’origine de l’accusation figurent dans les deux demandes présentées par la poursuite en vue d’obtenir l’interdiction de publication et des aides au témoignage. Elles sont ainsi présentées, reprenant mot pour mot les paragraphes 7, 8 et 9 de la demande en interdiction de publication :

 

[traduction]

 

7.         Le ou vers le 25 juillet 2016, l’accusé et la plaignante ont échangé des messages texte. Ils ont accepté de se rencontrer dans la chambre de la plaignante. L’accusé est allé dans la chambre de la plaignante et ils ont engagé une conversation.

 

8.         Peu de temps après, la conversation a mené à des contacts physiques de nature sexuelle effectués de façon consensuelle. La chemise de la plaignante a été retirée. La plaignante et l’accusé étaient sur le lit de la plaignante.

 

9          C’est à ce moment que l’accusé est monté sur la plaignante pour la chevaucher. La plaignante s’est alors retrouvée immobilisée. L’accusé a placé son pénis entre les seins de la plaignante. Il a, peu de temps après, éjaculé sur sa poitrine. La plaignante n’a pas consenti à être immobilisée ou à avoir ce rapport sexuel.

 

[20]           Ces faits appuient clairement l’accusation d’agression sexuelle qui avait été portée au départ. La notion de consentement ou d’absence de consentement relativement à l’activité sexuelle en question, à savoir l’éjaculation, est également au cœur de l’accusation de conduite déshonorante dont fait actuellement l’objet le caporal Spriggs. Le consentement est un élément clé de cette accusation, étant donné qu’il a déjà été conclu, aux paragraphes 85 à 88 de R. c. Buenacruz, 2017 CM 4014, que les rapports sexuels en privé entre adultes consentants ne constituent pas une conduite déshonorante.

 

[21]           Il est reconnu que les mêmes faits peuvent permettre de soutenir différentes accusations. Une conduite pouvant constituer une agression ou alors une agression sexuelle peut également constituer une conduite déshonorante, comme l’a reconnu il y a plus de 20 ans la CACM dans l’affaire R. c. Marsaw, [1997] CACM 395. Le lien entre les allégations d’agression sexuelle et de conduite déshonorante a, plus récemment, été observé dans différentes affaires comme R. c. Chapman, 2016 CM 4019, dans le cadre de laquelle un plaidoyer de culpabilité à une infraction moindre de conduite déshonorante a été accepté avec le consentement de la poursuite, étant donné que l’accusation connexe avait été déposée au titre de l’article 130, où était alléguée une agression sexuelle. L’accusation alléguait que l’adjudant-maître Chapman [traduction] « a touché avec insistance le caporal A.G. à des fins sexuelles». En outre, dans l’affaire R. c. Brunelle, 2017 CM 4001, la Cour a permis la substitution d’une accusation aux termes de l’article 93 par une accusation au titre de l’article 130 alléguant une agression sexuelle dans l’objectif de permettre la présentation d’un plaidoyer de culpabilité et d’observations conjointes pour un règlement du litige entre les parties. Dans l’accusation, il était allégué que le sous-lieutenant Brunelle [traduction] « avait enfoncé ses mains dans le pantalon de J.L.P., sans son consentement ».

 

[22]           Cependant, cette affaire ne concerne cependant pas un ensemble de faits ayant donné lieu à une accusation aux termes de l’article 93 et qui aurait également pu engendrer une accusation d’agression sexuelle. Elle concerne un ensemble de faits qui faisaient bel et bien l’objet d’une accusation d’agression sexuelle, comme ils le devraient, compte tenu des faits mentionnés précédemment. Cette accusation, vigoureusement contestée par l’accusé, a été changée pour une accusation aux termes de l’article 93, sans le consentement de ce dernier, ce qui a engendré un certain nombre de conséquences, y compris, selon moi, des conséquences sur les droits que la Charte garantit à l’accusé.

 

Examen du pouvoir discrétionnaire de la poursuite

 

[23]           Citant les paragraphes 46 à 52 de l’arrêt R. c. Anderson, 2014 CSC 41 (Anderson), la poursuite soutient que le choix des accusations fait partie intégrante du pouvoir discrétionnaire de la poursuite, qui appelle à une grande retenue et échappe à tout contrôle judiciaire, sauf lorsqu’une partie invoquant un abus de procédure établit un fondement probatoire approprié. Il est soumis que le requérant n’a pas été en mesure de prouver que la poursuite a eu une conduite inacceptable pouvant sérieusement compromettre l’équité du procès et/ou l’intégrité du système de justice. Étant donné l’absence de tout fondement probatoire, la poursuite soutient qu’elle n’avait aucune obligation de fournir les motifs justifiant sa décision et qu’elle a effectivement décidé de ne pas présenter de preuve en réponse aux allégations du requérant.

 

[24]           Je suis d’accord avec les règles de droit qu’a énoncées la poursuite, telles qu’elles ont été établies dans l’arrêt Anderson. Cela étant dit, je remarque également qu’au paragraphe 45 de cet arrêt, le juge Moldaver nous rappelle, s’exprimant au nom de la Cour suprême, que la Couronne n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’enfreindre les droits que la Charte garantit à un accusé. Les circonstances de la présente affaire, comme le démontrent les faits prouvés par le requérant, révèlent clairement que l’actuelle accusation de conduite déshonorante a été déposée pour remplacer l’ancienne accusation d’agression sexuelle à la suite de l’arrêt Beaudry. Les faits allégués, l’identité de l’ensemble des parties en cause et les questions en jeu, notamment la question du consentement, sont les mêmes.

 

[25]           Dans Beaudry, le juge Ouellette a conclu, pour les juges majoritaires de la formation de la CACM, qu’une agression sexuelle commise au Canada constitue une infraction civile même lorsque des accusations d’infraction militaire au titre de l’article 130 de la LDN sont déposées et retenues en vue d’un procès en cour martiale. Étant donné que l’infraction est passible d’au moins cinq ans d’emprisonnement, elle doit être justiciable devant juge et juré exclusivement dans des tribunaux civils de juridiction criminelle. Cette conclusion a été présentée en ces mots :

 

Les infractions civiles ne sont pas des infractions relevant de la justice militaire. L’alinéa 130(1)a) de la LDN est inconstitutionnel dans la mesure où il prive un militaire d’un procès devant juge et jury pour une infraction civile dont la peine maximale est de cinq ans ou plus.

 

Par conséquent, en date du 19 septembre 2018, le caporal Spriggs, qui faisait alors face à une accusation d’agression sexuelle devant être jugée en Cour martiale générale, a obtenu la reconnaissance du droit garanti par la Charte d’être jugé par un juge et jury d’un tribunal civil de juridiction criminelle.

 

[26]           Je conclus qu’en retirant l’accusation même qui a rendu le caporal Spriggs justiciable par juge et juré dans un tribunal civil de juridiction criminelle pour la remplacer par une accusation purement militaire de conduite déshonorante ne pouvant être jugée qu’en cour martiale, la poursuite a, dans les faits, privé le caporal Spriggs d’un droit garanti par la Charte.

 

[27]           Je conclus que le requérant a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la décision prise par la poursuite de retirer l’accusation d’agression sexuelle portée contre le caporal Spriggs pour la remplacer par une accusation de conduite déshonorante était une conséquence directe de l’arrêt Beaudry et visait à rétablir la compétence militaire ayant été perdue en raison de cette décision de la CACM, et ce, au détriment du droit, récemment reconnu et garanti par la Charte, du caporal Spriggs d’être jugé par juge et jury dans un tribunal civil de juridiction criminelle. À mon avis, le requérant a démontré l’existence d’un cas rare et exceptionnel satisfaisant le seuil de la preuve et a justifié la tenue d’une enquête sur le bien-fondé de la décision prise par la poursuite, un peu comme dans l’affaire R. c. Nixon, 2011 CSC 34, dans le cadre de laquelle la Cour suprême a traité de la rare répudiation, par la Couronne, d’une entente sur le plaidoyer.

 

[28]           Je m’empresse de souligner que les actes de la poursuite auxquels j’ai fait référence ne sont pas, à mon avis, le résultat d’une mauvaise foi ou d’une inconduite. Les raisons pour lesquelles la poursuite a agi de cette façon étaient peut-être nobles; elle était peut-être motivée par le désir que justice soit rendue au nom d’une victime prétendue. Cela étant dit, compte tenu des circonstances de l’arrêt Beaudry et du souhait exprimé par le caporal Spriggs de s’opposer aux allégations faites contre lui, les motifs ne semblent pas être appropriés. Comme il est déclaré au paragraphe 37 de l’arrêt Babos, en l’absence d’inconduite, il est possible de remettre en cause l’intégrité du système de justice. En outre, comme l’a conclu la juge dissidente de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador au paragraphe 80 de l’affaire R. v. Hunt, 2016 NLCA 61 (Hunt), confirmé par la CSC (2017 CSC 25), le comportement inacceptable de la Couronne est distinct de l’inconduite.

 

[29]           La poursuite a décidé de ne pas présenter de preuve justifiant sa décision de procéder comme elle l’a fait. Je dois, par conséquent, conclure, en fonction du contexte factuel limité de la présente affaire, dans le cadre de laquelle une personne faisant face à une accusation lui donnant le droit garanti par la Charte à un procès devant juge et jury se retrouve privée de ce droit en raison des mesures prises par la poursuite pour contourner l’effet d’une décision de la CACM, que la poursuite a eu un comportement inacceptable ayant gravement compromis l’intégrité du système de justice. Je crois effectivement que la poursuite s’est livrée à une pratique offensante pour la conception qu’a notre société des notions d’équité et de décence. Dans les circonstances de cette affaire, une telle conduite constitue un abus de procédure.

 

La possibilité d’avoir recours à l’arrêt des procédures

 

[30]           Il convient à présent de revenir au test utilisé pour déterminer si un arrêt des procédures est justifié de la façon établie par la CSC dans l’arrêt Babos. Je n’ai aucune difficulté à conclure que la première exigence a été respectée. À mon avis, le contournement délibéré d’un droit garanti par la Charte et reconnu par les tribunaux par la poursuite pour imposer une autre accusation teste les limites de ce que peut accepter la société relativement à la poursuite des infractions. La tenue de ce procès, même si elle était équitable, donnerait l’impression que le système de justice tolère cette conduite qui va à l’encontre des notions d’équité et de décence de notre société. Cela cause un préjudice à l’intégrité du système judiciaire.

 

[31]           Je dois mentionner que je suis arrivé à cette conclusion en tenant compte des difficultés très concrètes qui peuvent surgir dans la poursuite du genre de conduite alléguée en l’espèce, en fonction des faits présentés par la poursuite et cités plus haut. Il ne s’agit pas d’un cas d’attouchements sexuels soudains et non sollicités. Ce cas ressemble beaucoup à une rencontre entre deux personnes qui se connaissaient bien et qui se sont livrées à un certain niveau d’activité sexuelle, de façon consensuelle au début, avant que ces activités ne deviennent, à un certain moment, illégales par le retrait du consentement, ou par l’absence de consentement, relativement à la tenue d’une autre activité sexuelle précise. Les règles de droit qui s’appliquent en matière d’agression sexuelle ont été élaborées au fil des années par les lois régissant les questions de consentement et de croyance au consentement. Les plaignants dans les affaires d’agression sexuelle sont protégés relativement à l’admissibilité de la preuve relative à de précédentes activités sexuelles avec l’accusé ou toute autre personne. Comme l’a avancé l’avocat du requérant dans sa plaidoirie, ces mesures de protection ne s’appliqueraient pas, sous l’effet de la loi, à une poursuite pour conduite déshonorante au titre de la LDN. Lorsqu’on lui a offert l’occasion de formuler des commentaires sur cette question dans son argumentation, le procureur n’avait aucun commentaire. Je dois conclure qu’il y a un risque important que le fait de poursuivre un procès pour conduite déshonorante devant un comité militaire de la cour martiale générale, dans le cadre duquel une victime prétendue devra livrer un témoignage relativement à une infraction essentiellement connue en droit canadien, comme une agression sexuelle, sans pouvoir profiter des mesures de protection accordées aux autres personnes dans la même situation cause d’autres préjudices au système de justice.

 

[32]           J’examine maintenant la deuxième étape du test dans le cadre de laquelle je dois déterminer si un autre moyen de réparation, n’allant pas jusqu’à l’arrêt des procédures, pourrait réparer le préjudice. Dans le contexte de la présente affaire, où la question de l’arrêt des procédures est soumise dans la présente instance devant la cour martiale générale, l’application de cette étape est quelque peu différente, étant donné que je dois déterminer si un arrêt de ces procédures pourrait empêcher la conduite de procédures dans les tribunaux civils de juridiction criminelle, qui sont l’endroit où devraient être menés au Canada les procès pour agressions sexuelles, selon les juges majoritaires dans Beaudry.

 

[33]           La situation à laquelle je suis confronté est similaire à la situation dans R. c. Wehmeier, 2012 CM 1007, décision confirmée quant à l’issue par 2014 CACM 5, dans laquelle il a été conclu qu’un civil accompagnant les Forces armées canadiennes à l’étranger et faisant l’objet de trois chefs d’accusation au titre de l’article 130 de la LDN ne devrait pas être jugé par une cour martiale, à moins que l’on démontre qu’un tel procès entraînerait la perte de droits procéduraux. La CACM est d’accord avec la conclusion du juge militaire en chef selon laquelle la réparation convenable consistait à mettre fin aux procédures engagées devant la cour martiale permanente sans rendre de décision dans celles-ci. Cette conclusion s’appuie sur le fait qu’il n’est possible d’utiliser l'arrêt des procédures que dans les cas les plus manifestes, au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, et que cette utilisation, dans les circonstances de l’espèce, écarterait la possibilité de procès dans le système civil de justice pénale en soutenant un plaidoyer d’autrefois acquit.

 

[34]           Les mêmes circonstances s’appliquent ici. En plus du principe essentiel selon lequel un arrêt des procédures est la forme de réparation la plus importante que l’on puisse imposer, je suis également d’avis qu’il serait injuste d’empêcher toute possibilité de procès devant un tribunal civil de juridiction criminelle dans l’éventualité où un service de poursuites serait en mesure de mener de telles poursuites. Il semble effectivement qu’il s’agissait exactement du résultat envisagé par l’arrêt Beaudry. Une autre option serait de tenir un procès devant un tribunal militaire pour une accusation portée au titre de l’article 130 de la LDN, dans l’éventualité où la CSC infirmerait l’arrêt Beaudry de la CACM, à la suite d’une audience prévue en mars 2019.

 

[35]           L’avocat du requérant a soutenu que seul un arrêt des procédures pourrait réparer le préjudice qui aurait été causé au caporal Spriggs. Pourtant, comme il est déclaré au paragraphe 39 de Babos, il ne faut pas oublier que, dans les cas comme en l’espèce, qui relèvent uniquement de la catégorie résiduelle, l’objectif n’est pas d’offrir une réparation à un accusé pour un préjudice qui lui a été fait par le passé. Il s’agit plutôt de voir si une réparation, autre que l’arrêt des procédures, permet au système de justice de se dissocier suffisamment de la conduite reprochée à l’État pour l’avenir. La cessation des poursuites actuelles aux termes de l’article 93 de la LDN permettrait d’atteindre cet objectif.

 

[36]           La pondération des intérêts effectuée à la troisième étape du test de Babos ne doit pas obligatoirement être effectuée, étant donné que j’ai constaté qu’une solution de rechange à l’arrêt des procédures est justifiée en l’espèce après la réalisation des deux premières parties du test. Je suis cependant conscient que, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, l’étape de la pondération revêt une importance accrue, puisque le tribunal doit décider laquelle des deux options protège le mieux l’intégrité du système de justice : l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès malgré la conduite reprochée.

 

[37]           Je ne voudrais pas donner l’impression d’avoir choisi un moyen de réparation sans tenir compte des répercussions d’une telle décision. Sans présumer de quoi que ce soit au sujet de la police ou des protocoles et des normes des poursuites, je ne crois pas en l’existence d’un processus magique permettant de transférer facilement les cas comme celui du caporal Spriggs au système civil de justice pénale. L’infraction alléguée en l’espèce aurait eu lieu à la base des Forces canadiennes Borden, en Ontario, et mettrait en cause deux personnes provenant respectivement de Regina et de Saskatoon, ainsi qu’un éventuel témoin qui semblait vivre à Montréal au moment de l’enquête. Une telle situation est typique de différents incidents mettant en cause des membres des Forces armées canadiennes vivant dans des bases d’un bout à l’autre du pays. L’intérêt des autorités militaires d’intenter des poursuites dans ces cas est manifeste dans l’application d’une politique qui vise à protéger l’intégrité sexuelle et, par conséquent, la dignité de ses membres. Les intérêts, priorités et ressources des services de poursuites locales, souvent établis dans les petites collectivités abritant les bases militaires, ne sont pas toujours très directs. Voilà pourquoi les infractions sexuelles, comme les agressions sexuelles, ont été retirées de la liste des infractions ne pouvant pas être jugées par un tribunal militaire au titre de l’article 70 de la réforme de 1998 de la LDN. En un mot, je suis conscient des difficultés que pourrait poser le fait d’intenter des poursuites contre le caporal Spriggs devant un tribunal civil de juridiction criminelle et du fait que ces poursuites pourraient ne jamais se concrétiser.

 

[38]           Je suis conscient qu’une cessation des procédures devant la Cour martiale générale pourrait permettre au caporal Spriggs de réaliser un avantage imprévu. Dans le contexte pratique de la façon dont l’affaire Beaudry et d’autres affaires similaires ont donné lieu à des procédures judiciaires, cette approche est logique : la contestation de la juridiction militaire à la CACM relativement au droit à un procès devant jury au titre de l’alinéa 11f) de la Charte était un effort coordonné entre les avocats militaires et le directeur du service d’avocats de la défense. Ces avocats de la défense sont sans aucun doute motivés par la défense des valeurs de la Charte, mais également par les avantages immédiats pour leurs clients. Au bout du compte, en cas de réussite finale, la contestation qu’ils ont lancée obligerait de nombreuses personnes accusées dans le présent et dans l’avenir à contester, à leurs propres frais, les accusations découlant de l’environnement militaire dans des tribunaux civils d’un bout à l’autre du Canada au lieu d’avoir droit à un procès devant une cour martiale dans le cadre duquel les frais liés à leurs déplacements, leurs avocats, leurs témoins et leurs experts peuvent être imputés à l’État. Les avocats de la défense en uniforme n’auraient pas mis en péril un programme aussi avantageux pour tous les membres des Forces armées canadiennes, et pour eux-mêmes, s’ils n’avaient pas le devoir de procurer des avantages tangibles à leurs clients, et plus particulièrement à la poignée de clients qui doivent faire face à des accusations graves en cour martiale et contre qui la preuve est accablante. Cela comprend le caporal-chef Stillman qui a été trouvé coupable sur la base d’une confession judiciaire portant sur différents éléments des infractions dont il était accusé (2013 CM 4028) et le caporal Beaudry qui, comme l’a mentionné le juge en chef de la CACM au paragraphe 79 de ses motifs dissidents, n’a pas contesté en appel les faits ni la déclaration de culpabilité.

 

[39]           J’ai aussi pris conscience des coûts qu’engendrera la cessation des procédures pour la plaignante dans la présente affaire. Je peux comprendre qu’elle sera probablement déçue de ne pas avoir la possibilité de faire valoir ses droits devant la Cour, comme elle s’y attendait. En septembre 2018, j’étais moi-même à quelques minutes de présenter des verdicts dans une cour martiale examinant un certain nombre d’infractions, y compris des agressions sexuelles et du voyeurisme, lorsque l’arrêt Beaudry a été rendu. Alors que j’entrais dans la salle d’audience pour expliquer la situation aux avocats et obtenir leur avis quant à la suite des choses, je pouvais voir la déception, tant dans le visage de l’accusé que de celui des plaignants, d’être privé de conclusions à l’issue d’un procès qui s’est étiré et des témoignages difficiles auxquels on peut s’attendre dans pareilles circonstances. Cette affaire portait sur des infractions portées au titre de l’article 130 de la LDN et prétendument commises au Canada, alors que d’autres infractions avaient prétendument été commises aux États-Unis et n’étaient, par conséquent, pas touchées par l’arrêt Beaudry. En effet, selon l’arrêt Beaudry, un acte, comme une agression sexuelle, constituant une infraction au titre de l’article 130 de la LDN ne constitue pas une infraction relevant de la justice militaire pour l’application de l’alinéa 11f) de la Charte si cet acte est commis au Canada, alors qu’un acte d’agression sexuelle, jugé par le même tribunal militaire, ou même par le même juge dans le cadre du même procès, constitue une telle infraction sous le régime du droit militaire s’il est commis à l’extérieur du Canada.

 

[40]           Peu importe les répercussions auxquelles j’ai fait référence, je demeure convaincu de la justesse du prix à payer en raison de la cessation des présentes procédures en raison de l’avantage obtenu de ne pas avoir à soumettre la plaignante à un procès dans le cadre duquel il n’y a aucune garantie que la plaignante pourrait profiter des mesures de protection offertes aux autres plaignants.

 

Les répercussions des autres violations alléguées

 

[41]           Jusqu’à maintenant, la discussion touchait les éléments relevés par l’avocat en tant que principal argument du requérant. Pourtant, la demande soulevait deux autres violations alléguées, et l’avocat du requérant a fait valoir que, même si les trois cas de violations alléguées ne pouvaient pas, de manière individuelle, générer un préjudice suffisant pour atteindre le seuil nécessaire pour justifier un arrêt des procédures, l’effet cumulatif des violations permet d’atteindre ce seuil élevé.

 

[42]           En toute déférence, les violations alléguées par le requérant ne changent pas ma conclusion selon laquelle l’arrêt des procédures est le moyen de réparation qui s’impose. En d’autres mots, je conclus que la preuve des violations alléguées présentée dans le cadre de l’audition de la présente demande n’est pas suffisante pour me permettre de conclure que, combiné avec la conduite de la poursuite qui a été traitée plus haut, la présente affaire appartient à la catégorie des cas les plus manifestes qui exigent à titre de réparation un arrêt des procédures. Je dois faire attention, étant donné la possibilité que d’autres autorités judiciaires aient à apprécier les répercussions des mêmes violations alléguées, mais je vais tout de même formuler les commentaires suivants pour répondre aux arguments du requérant.

 

[43]           Tout d’abord, je dois dire que la conduite administrative des autorités de l’unité ayant été mise en évidence ne soulève aucune question obligeant le tribunal à mener un examen des raisons justifiant la prise des mesures administratives. Le premier message du commandant semblait très grave, mais la cessation proposée de l’emploi au sein du Service de réserve de classe B a été annulée quelques jours plus tard, et le caporal Spriggs a été mis dans la même situation relativement au congé que si la mesure proposée n’avait pas été adoptée. Bien entendu, certaines limites avaient été imposées relativement à l’emploi du caporal Spriggs, tout particulièrement en ce qui a trait à ses fonctions à titre de professionnel de la santé, mais dans le contexte des graves allégations d’inconduite sexuelle présentées contre lui, y compris à un certain moment une accusation d’agression sexuelle, on ne peut pas dire que ces mesures étaient déraisonnables. La preuve ne révèle pas la nécessité pour la Cour d’effectuer un exercice d’appréciation des mesures administratives des autorités, un exercice qu’elle n’est pas en mesure de faire de toute façon.

 

[44]           En ce qui concerne le retard antérieur à l’inculpation alléguée ainsi que le préjudice prétendument subi par le Caporal Spriggs en raison de ce retard, la durée du retard dans le contexte de la présente affaire n’est pas suffisante pour être jugée excessive. À la lumière de cette conclusion, je suis d’accord avec les raisons invoquées par le juge Hoegg aux paragraphes 71, 104 et 122 de l’arrêt Hunt, selon lesquelles les juges ne devraient pas se lancer dans l’examen des enquêtes ainsi que du respect des normes et des protocoles. Je reconnais que le caporal Spriggs a été victime de stigmatisation et d’autres inconvénients similaires dans le cadre de l’enquête et depuis qu’il a été accusé, mais les éléments de preuve qui m’ont été présentés à ce sujet n’ont toutefois pas révélé de préjudice qui semblerait excessif en comparaison de celui subi par toute autre personne soupçonnée et accusée relativement à une infraction similaire en milieu de travail. À cet égard, je crois que les propos tenus par le juge Hoegg aux paragraphes 68 à 70 de l’arrêt Hunt s’appliquent tout particulièrement en l’espèce, en ce qui concerne le préjudice découlant des circonstances qui ont mené à la présentation d’accusations ou de plaintes, comme il a été mentionné dans l’arrêt de la CSC, Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44.

 

[45]           La dernière violation alléguée concerne les circonstances entourant l’arrestation du caporal Spriggs le 30 mai 2017 et plus particulièrement les allégations de violation des droits garantis par les articles 8 et 9 ainsi que l’alinéa 10b) de la Charte. La preuve présentée dans le cadre de l’audition de la présente demande m’amène à me demander si l’arrestation était justifiée dans les circonstances, comme il est exigé au paragraphe 24 de R. c. Gauthier (1998), CMAC-414. En effet, le système de justice militaire ne doit s’acquitter d’aucune formalité relativement à l’arrestation. Les accusations ne doivent pas nécessairement être déposées peu de temps après l’arrestation. En fait, le caporal Spriggs a été accusé presque cinq mois plus tard. L’arrestation a uniquement donné la possibilité de procéder à une fouille accessoire à l’arrestation, laquelle a permis la saisie du téléphone intelligent du caporal Spriggs. En l’absence de toute explication offerte par la poursuite, que ce soit au moyen de témoins ou autrement, je dois conclure que l’arrestation a été effectuée pour permettre aux policiers d’avoir accès au téléphone, alors que le transport vers le poste de police de Saskatoon visait à donner au caporal Spriggs la possibilité de fournir une déclaration audiovisuelle enregistrée dans l’éventualité où cela lui conviendrait, même s’il avait précédemment refusé deux invitations à faire une déclaration au cours des derniers mois. Je conclus qu’il y a eu violation des droits garantis par les articles 8 et 9 dans la présente affaire. La preuve qui m’a été présentée ne me permet pas de conclure à une violation des droits garantis par l’alinéa 10b). Le fait de demander au caporal Spriggs le code d’accès à son téléphone afin d’obtenir les coordonnées de son avocat ne comportait pas un caractère déraisonnable démontrable, compte tenu du fait que l’on a donné au caporal Spriggs accès à un avocat dans un cadre approprié dès que possible dans les circonstances et en l’absence de preuve démontrant que le code a été utilisé pour accéder à des renseignements privés.

 

[46]           En ce qui a trait à la question de la réparation, je ne crois pas que la gravité des violations justifie l’imposition d’un arrêt des procédures en tant que moyen de réparation au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, même si on la combine à la conduite reprochée à la poursuite. L’arrestation et la détention ont duré environ 90 minutes, le caporal Spriggs n’a pas subi de mauvais traitements ou de violence inappropriée et les données contenues dans son téléphone n’ont été consultées qu’au moyen d’un mandat de perquisition dûment autorisé. Les violations en l’espèce sont du type qui justifierait une réparation, comme une réduction de peine si l’accusé était déclaré coupable à un procès, comme cela a précédemment imposé dans différentes affaires en cour martiale comme R. c. Donald, 2012 CM 4021, et R. c. Fondren, 2011 CM 4005.

 

Conclusion

 

[47]           J’ai constaté que le caporal Spriggs avait fait l’objet d’un abus de procédure dans les rares circonstances de la présente affaire, du fait de la décision prise par un représentant du DPM d’essentiellement substituer l’accusation d’agression sexuelle portée au titre de l’article 130 de la LDN dont il faisait l’objet au moment que l’arrêt Beaudry tombait par une accusation aux termes de l’article 93 de la LDN, privant ainsi le caporal Spriggs du droit conféré par la Charte qu’il avait fraîchement acquis de faire entendre l’accusation d’agression sexuelle par un juge et jury dans un tribunal civil de juridiction criminelle.

 

[48]           J’ai déterminé que la réparation adéquate pour cet abus de procédure est d’ordonner la cessation des procédures de la cour martiale générale.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[49]           ACCUEILLE en partie la demande de la défense.

 

[50]           MET fin aux procédures.


 

Avocats :

 

Me R. Fowler, Law Office of Rory G. Fowler, 221, rue Queen, Kingston (Ontario) K7K 1B4, avocat du requérant, le caporal T.B. Spriggs

 

Le directeur des poursuites militaires, représenté par le major G. J. Moorehead, avocat de l’intimée

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