Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 15 juillet 2019

Endroit : 2e Escadre Bagotville, édifice 81, pièce 202, rue Windsor, Alouette (QC)

Chefs d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 130 LDN, entrave à la justice (art. 139(2) C. cr.).
Chef d’accusation 2 : Art. 130 LDN, abus de confiance d’un fonctionnaire public (art. 122 C. cr.).
Chefs d’accusation 3, 4, 5 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

Résultats :

VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3 : Non coupable. Chefs d’accusation 4, 5 : Coupable.
SENTENCE : Un blâme et une amende au montant de 2500$.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Renaud, 2019 CM 4022

 

Date : 20190730

Dossier : 201882

 

Cour martiale permanente

 

Base des forces canadiennes Bagotville

Saguenay (Québec) Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine, requérante

 

- et -

 

Capitaine J. Renaud, intimé

 

 

En présence du : Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


 

Ordonnance de restriction à la publication : Par ordonnance de la cour rendue en vertu de l’article 179 de la Loi sur la défense nationale, il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de toute personne décrite dans le cadre des présentes procédures devant la cour martiale comme étant une victime, spécifiquement et non restrictivement les personnes désignées à l’acte d’accusation par les initiales « E.T. », « A.L. » et « A.N. »

 

DÉCISION SUR LA DEMANDE DE LA POURSUITE POUR UNE MODIFICATION À L’ACTE D’ACCUSATION

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]               Le capitaine Renaud fait face à cinq chefs d’accusation dans ce procès par cour martiale permanente. Les premiers et deuxièmes chefs portés sous l’alinéa 130(1)b) de la Loi sur la défense nationale (LDN) allèguent, d’une part, qu’il a commis une entrave à la justice contrairement au paragraphe 139(2) du Code criminel et, d’autre part, qu’il a commis un abus de confiance contrairement à l’article 122 du Code criminel. La conduite reprochée au capitaine Renaud est la même pour les deux chefs, c’est-à-dire d’avoir demandé au capitaine Morin-Nappert de supprimer de son téléphone intelligent des photographies et des textos à caractère sexuel qu’il lui avait transmis. Les trois autres chefs sont portés sous l’article 129 de la LDN et ne sont pas pertinents dans le cadre de la présente décision.

 

[2]               Avant de clore sa preuve après avoir fait entendre neuf témoins, la poursuite a formulé une demande pour obtenir une modification à l’acte d’accusation de manière à ce que les détails des deux premiers chefs soient amendés sur deux fronts distincts. Premièrement, au lieu de lire « entre le 30 septembre et le 6 octobre 2017 » la date de l’infraction serait modifiée pour lire « entre le ou vers le 29 septembre 2017 et le ou vers le 6 octobre 2017 ». Deuxièmement, on ajouterait à la description du geste commis pour que les mots « en demandant à V.M. de supprimer de son téléphone intelligent des photographies » deviennent « en demandant à V.M. de supprimer ou de confirmer la suppression de son téléphone intelligent des photographies » [Mon emphase].

 

[3]               Cette demande de modification à l’acte d’accusation a été formulée immédiatement suite à une décision de la Cour sur l’admissibilité en preuve de faits similaires, après avoir entendu ce qui était annoncé comme étant le dernier témoin de la poursuite dans le cadre de sa preuve. Lors des représentations des parties sur la question d’admission de faits similaires, l’avocat de la défense a soulevé des déficiences dans la preuve en lien avec les détails de l’acte d’accusation et a exprimé le désir de soumettre une motion de non-lieu ou non-prima facie tel que prévu à l’alinéa 112.05(13) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC). Spécifiquement, il a attiré l’attention de la Cour sur le fait que la demande de suppression attribuée à l’accusé par le capitaine Morin-Nappert aurait été formulée le 29 septembre 2017, soit avant la période prévue dans les détails de l’infraction. Il a également soulevé que lors d’une rencontre subséquente entre les deux le 5 octobre 2017, la seule demande formulée aurait été à l’effet de confirmer la suppression et non de supprimer. Tel que concédé par la procureure, ces remarques de la défense ont amené la poursuite à réaliser que la preuve qu’elle a présenté ne concordait pas avec les détails des chefs 1 et 2 en ce qui a trait au moment des infractions et à la manière dont l’infraction aurait été commise.

 

[4]               Avant de déclarer sa preuve close, la poursuite a donc formulé la présente demande pour obtenir une modification à l’acte d’accusation de manière à ce qu’il soit conforme à la preuve entendue.

 

[5]               La défense s’oppose à cette demande, plaidant que la modification des accusations à ce stade tardif du procès équivaut à changer les règles en cours de partie et compromet la défense de l’accusé, spécifiant entre autres que les contre-interrogatoires des témoins de la poursuite auraient été différents si ceux-ci avaient établi des faits conformes aux détails de l’acte d’accusation actuel.

 

Analyse

 

Introduction

 

[6]               Pour déterminer s’il y a lieu d’ordonner une modification à l’acte d’accusation, la Cour se doit d’identifier le droit applicable et de l’appliquer aux circonstances de l’espèce. Tel que mentionné à l’audition, il est décevant d’avoir à interrompre la bonne marche du procès pour étudier cette question qui était entièrement évitable. Malheureusement, ce genre de désagrément semble être de plus en plus fréquent. Ceci étant mentionné, l’analyse et la décision de la Cour sur la demande d’amendement n’est pas une tentative de donner une leçon à des procureurs nonchalants dans l’espoir qu’ils portent le soin nécessaire dans le futur. Cette décision n’est basée que sur le droit et les faits applicables.

 

Le droit applicable

 

La Loi sur la défense nationale

 

[7]               L’article 188 de la LDN porte spécifiquement sur la question de la modification des accusations et se lit comme suit :

 

Amendment of Charges

 

Amendment if defence not prejudiced

 

188 (1) Where it appears to a court martial that there is a technical defect in a charge that does not affect the substance of the charge, the court martial, if of the opinion that the conduct of the accused person’s defence will not be prejudiced by an amendment of the charge, shall make the order for the amendment of the charge that it considers necessary to meet the circumstances of the case

Modification des accusations

 

Modification ne lésant pas la défense

 

188 (1) Lorsqu’elle constate l’existence d’un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation, la cour martiale doit, si elle juge que la défense de l’accusé ne sera pas compromise par cette décision, ordonner que soit modifiée l’accusation et rendre l’ordonnance qu’elle estime nécessaire en l’occurrence.

 

Adjournment on amendment of charge

 

(2) Where a charge is amended by a court martial, the court martial shall, if the accused person so requests, adjourn its proceedings for any period that it considers necessary to enable the accused person to meet the charge so amended.

 

Procédure

 

(2) En cas de modification de l’accusation, la cour martiale doit, si l’accusé en fait la demande, ajourner les procédures le temps qu’elle juge nécessaire pour permettre à celui-ci de répondre à l’accusation dans sa nouvelle forme.

 

L’opportunité d’emprunter au Code criminel

 

[8]               La poursuite soutient que cette disposition doit être complémentée par l’article 601 du Code criminel pour deux raisons. Premièrement, l’arrêt R. c. Winters, 2011 CACM 1 où le juge Létourneau, au paragraphe 32, mentionne le paragraphe 601(6) du Code criminel en analysant la question de la modification à un détail du chef d’accusation.  Deuxièmement, la poursuite soutient que l’application des dispositions à l’article 601 du Code criminel est nécessaire pour disposer de la question d’amender l’acte d’accusation, référant à l’article 179 de la LDN.

 

[9]               En ce qui a trait au paragraphe 32 de l’arrêt Winters, je ne peux accepter la soumission de la poursuite à l’effet que cet extrait établit que la question de la modification d’un acte d’accusation par une cour martiale doit être régit en faisant référence au Code criminel. En effet, on doit interpréter l’exercice d’analyse auquel s’est livré le juge Létourneau dans le contexte de l’ensemble des paragraphes pertinents de Winters. La conclusion est énoncée dès le départ au paragraphe 30 : le juge aurait dû accéder à la demande de modification faite par la poursuite parce que remplacer le mot « règlement » par « directive » n’était qu’un détail qui n’altérait en rien l’essence de l’infraction et n’occasionnait aucun préjudice à l’intimé. On démontre l’absence de préjudice en citant le sommaire des circonstances au paragraphe 31. Après la référence à l’état du droit criminel sur cette question, le juge Létourneau conclut que la situation n’est pas différente en droit pénal militaire, citant l’article 188 de la LDN et réitérant sa conclusion à l’effet que la modification ne touchait aucunement le fond de l’accusation et ne compromettait en rien la défense de l’intimé qui d’ailleurs « s’échinait à vouloir plaider coupable.» Il conclut le paragraphe 33 en mentionnant encore une fois l’article 188 de la LDN qui, selon lui, crée l’obligation de modifier l’accusation lorsque ses conditions d’application peu nombreuses sont réunies.

 

[10]           Je conclus donc que bien que le juge Létourneau ait fait état de la solution proposée par le Code criminel sur la question de la modification d’un acte d’accusation, cet exercice visait strictement une fin informative. Il est arrivé à la solution de la question qui s’imposait à lui strictement en appliquant l’article 188 de la LDN.

 

[11]           La poursuite soutient également que l’application des dispositions à l’article 601 du Code criminel est nécessaire de manière à ce que cette cour martiale puisse se donner les attributions que possède une cour supérieure de juridiction criminelle en ce qui a trait à la question d’ordonner la modification de l’acte d’accusation, référant à l’article 179 de la LDN. Cet article traite des pouvoirs d’une cour martiale, stipulant que celle-ci possède les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle pour un certain nombre de fonctions spécifiquement mentionnées, en lien avec l’admission de preuve, l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence.

 

[12]           Avec respect, je ne vois pas comment l’article 179 peut être interprété pour supporter la demande de la poursuite d’appliquer les dispositions du Code criminel à la question de l’amendement de l’acte d’accusation. L’article 188 de la LDN confère à la cour martiale le pouvoir de modifier des accusations. Elle est donc en mesure d’exercer sa compétence pour traiter des accusations devant elle. En l’absence d’incapacité ou d’handicap dans l’exercice de sa compétence, la cour martiale n’a pas besoin de recourir à un pouvoir conféré à une cour supérieure dans ce domaine. L’amendement n’est pas du tout une situation qui n’est pas prévue aux ORFC et qui permettrait donc à la cour martiale de suivre la méthode la plus susceptible de rendre justice, tel que mentionné à l’ORFC 101.04.

 

[13]           Je suis conscient que ma collègue la juge Sukstorf au paragraphe 36 de sa décision sur une requête préliminaire de la défense pour obtenir des détails dans R. c. Banting, 2019 CM 2008 mentionne les soumissions des procureurs à l’effet que les articles 188 et 179 de la LDN peuvent conférer une certaine flexibilité aux juges militaires quant à la modification d’un acte d’accusation. Ces propos étaient obiter considérant qu’elle était alors saisie d’une demande en vertu du sous-alinéa 112.05(5)c) des ORFC, une disposition qui confère expressément le pouvoir d’ordonner que des détails complémentaires soient fournis. Malgré l’entente des procureurs sur la question accessoire de l’article 179 de la LDN, l’évocation du pouvoir conféré à cet article était entièrement superflue dans le contexte.

 

[14]           Je suis également conscient que le juge Ewaschuk, pour la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) dans l’arrêt R. c. Bernier, 2003 CACM 3 a mentionné qu’un juge militaire n’avait pas à faire de verdict annoté sous l’article 138 de la LDN et que le paragraphe 601(4.1) du Code criminel s’appliquait. Encore une fois, il s’agissait d’un obiter considérant que la question était de savoir si le juge militaire avait erré en rendant un verdict annoté en ce qui a trait au moment de l’infraction. En aucun cas il ne fut question de déterminer si l’article 601 du Code criminel s’appliquait. Les propos éclair du juge Ewaschuk sur ce motif d’appel parmi plusieurs autres ne fait pas autorité sur la question de savoir si l’article 601 du Code criminel doit être utilisé pour déterminer si un amendement d’un acte d’accusation devrait être accordé.

 

[15]           Les arguments soumis par la poursuite dans le présent dossier ainsi que dans l’affaire Banting révèlent l’attrait de l’emprunt des dispositions du Code criminel pour déterminer des questions périphériques en cour martiale, surtout en raison de ressources jurisprudentielles et doctrinales plus abondantes en comparaison avec le droit militaire.  Ces emprunts sont sans doute pratiques mais ils ne rendent pas les dispositions du droit criminel juridiquement applicables. Je suis donc réticent à suivre ce courant considérant qu’une cour martiale est un tribunal fonctionnant de manière ad hoc pour examiner les accusations contenues à l’acte d’accusation (voir R. c. MacLellan, 2011 CACM 5). La cour martiale n’a pas de pouvoirs inhérents, elle doit être en mesure de trouver son pouvoir dans la LDN et ses règlements.  Ce n’est que lorsque ces outils sont déficients que la cour martiale peut avoir recours aux pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence qu’une cour supérieure de juridiction criminelle possède ou s’inspirer du Code criminel pour déterminer et suivre la méthode la plus susceptible de rendre justice, tel que mentionné à l’ORFC 101.04.

 

[16]           La question d’une demande de modification des accusations ne fait pas partie de celles pour laquelle les outils fournis par la LDN et ses règlements sont déficients : le pouvoir de la cour martiale sur cette question est expressément prévu à l’article 188 de la LDN et à l’ORFC 112.59.

 

[17]           Sans enlever à ce que je viens de mentionner, il y a également lieu de reconnaître le statut particulier de l’acte d’accusation dans la procédure applicable au droit pénal militaire. L’acte d’accusation ne fait pas que centrer le débat en cour martiale une fois que les procédures commencent. Il établit également la juridiction de celle-ci par la mise en accusation, c’est-à-dire la signature d’un acte d’accusation par une personne autorisée à porter des accusations (voir ORFC 110.06), et par sa transmission subséquente à l’administrateur de la Cour martiale. Ce geste oblige cette autorité à émettre un ordre de convocation pour qu’une cour martiale puisse juger l’accusé (voir ORFC 110.07 et 111.01). Il va donc de soi que la modification d’un acte d’accusation, document si important pour asseoir la juridiction de la cour, ne puisse se faire à la légère, sans avoir recours à une disposition habilitante claire. La cour martiale n’a pas de pouvoir inhérent de modifier l’acte d’accusation. Ce pouvoir doit lui être fourni par la LDN ou ses règlements. Le Code criminel ne peut pas fournir ce pouvoir car la cour martiale n’est pas une cour au sens du Code criminel.

 

Conclusion sur le droit applicable

 

[18]           Je conclus donc que la question de déterminer si l’acte d’accusation devrait être amendé comme le demande la poursuite devrait être déterminée en référant à l’article 188 de la LDN.

 

Les conditions requises pour obtenir un amendement de l’acte d’accusation

 

[19]           Tel que mentionné par le juge Létourneau au paragraphe 33 de l’arrêt Winters, l’article 188 de la LDN crée l’obligation de modifier l’acte d’accusation lorsque ses conditions d’application peu nombreuses sont satisfaites. À l’examen de cette disposition, on compte deux conditions précédentes :

 

a)                  Premièrement, l’existence d’un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation, en anglais « there is a technical defect in a charge that does not affect the substance of the charge »;

 

b)                  Deuxièmement, le jugement de la cour à l’effet que la défense de l’accusé ne sera pas compromise par cette décision. En anglais « of the opinion that the conduct of the accused person’s defence will not be prejudiced by an amendment of the charge ».

 

[20]           Le deuxième critère sur la question de l’impact sur la défense de l’accusé fait appel à la discrétion de la Cour et nécessite aucun commentaire pour l’instant.  Il en est autrement de la notion de vice de forme qui mérite une analyse plus poussée.   

 

[21]           L’existence d’un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation a fait l’objet de décisions de la part de cours martiales dans le passé, en se fiant à la nature purement technique ou matérielle des modifications demandées. Par exemple, dans R. v. Wilks, 2013 CM 3032 une erreur dans les initiales de deux plaignantes mentionnées à deux accusations. Similairement, dans R. v. Larouche, 2012 CM 3008, une erreur dans le numéro matricule de deux plaignantes. Dans les deux cas, la défense a confirmé qu’elle savait qui était visé par les gestes allégués et a consenti à l’amendement. Il n’y a aucun doute que la modification demandée dans Winters était du même ordre, c’est-à-dire de substituer « directive » pour « règlement ».

 

[22]           En l’espèce, la demande de la poursuite est de nature plus substantielle que ces exemples. Par contre, il serait erroné de croire que le vice de forme doit être strictement limité à un défaut purement technique ou d’écriture, et ce, malgré l’utilisation du terme « technical defect » dans la partie anglaise de l’article 188 de la LDN et aussi malgré l’article 112.59 des ORFC qui, après avoir cité l’article 188 de la LDN au paragraphe 1, mentionne au paragraphe 2 que la cour peut modifier l’ordre de convocation et l’acte d’accusation si elle constate entre autres une erreur ou une omission d’écriture, une « clerical error » en anglais.

 

[23]           En ce qui a trait au deuxième paragraphe de l’ORFC 112.59, il appert que la mention, au règlement, de modifications spécifiques qui peuvent être faites ne compromet en rien la généralité de la disposition législative qui s’applique à la question de la modification des accusations. En ce qui a trait aux mots mêmes de l’article 188 de la LDN, le vice de forme ne peut être défini sans considérer les mots qui suivent, « qui ne touche pas au fond de l’accusation ». Se faisant, il doit se définir en fonction de son contraire, le vice de fond qui touche au fond de l’accusation.

 

[24]           Tel que la Cour suprême du Canada (CSC) nous a rappelés récemment dans R. c. Stillman, 2019 CSC 40 aux paragraphes 32 et suivants, l’interprétation d’une loi bilingue commence par la recherche du sens commun aux deux versions. Ce qui est commun aux mots français et anglais de l’article 188 de la LDN est l’expression « qui ne touche pas au fond de l’accusation », « that does not affect the substance of the charge ».  Ce qui diffère sont les mots « vice de forme », « technical defect ». Bien que l’analyse ait été plus simple si tous les mots utilisés avaient été traduits plus fidèlement, par exemple « défaut technique » en français ou « defect of form » en anglais, l’utilisation de mots fidèlement traduits en ce qui a trait à la notion de « vice qui ne touche pas au fond de l’accusation » nous amène selon moi à une seule conclusion logique, c’est-à-dire que l’article 188 de la LDN permet d’amender l’acte d’accusation si l’amendement proposé ne touche pas au fond de l’accusation.

 

[25]           Cette conclusion implique que le vice de forme peut être plus que technique. L’amendement de l’acte d’accusation peut générer une modification significative pourvu qu’elle ne touche pas au fond de l’accusation. Après tout, une cour martiale peut rendre des verdicts annotés tel que prévu à l’article 138 de la LDN (voir ORFC 112.42). Pour qu’un tel verdict puisse être rendu, d’une part les faits doivent avoir différé substantiellement des faits allégués aux détails de l’acte d’accusation, mais doivent suffirent à établir la perpétration de l’infraction alléguée et, d’autre part, cette différence n’a pas porté préjudice à l’accusé dans sa défense. Cette dernière notion rejoint le texte de l’article 188 de la LDN qui mentionne que la défense de l’accusé ne doit pas avoir été compromise par une modification aux accusations.  

 

[26]           Il serait selon moi incongru que la poursuite puisse demander au stade des plaidoiries finales un verdict annoté si elle n’avait pas pu demander une modification des détails de l’acte d’accusation préalablement en cours de procès. En effet, la demande d’amendement en cours de procès est plus susceptible de permettre le respect des droits de l’accusé à une défense pleine et entière en lui permettant minimalement d’ajuster sa défense à une nouvelle réalité. Selon moi, il doit y avoir une certaine cohérence en ce qui a trait à la détermination de ce qui peut faire l’objet d’une modification pour vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation. Si quelque chose peut faire l’objet d’un verdict annoté, la même chose devrait pouvoir faire l’objet d’un amendement.

 

[27]           Je conclus donc que la première condition requise pour obtenir un amendement de l’acte d’accusation, en ce qui a trait à l’existence d’un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation, doit être défini de manière large, c’est-à-dire que cette notion peut inclure toute modification qui ne peut être considérée comme un vice substantiel, qui touche au fond de l’accusation. L’amendement de l’acte d’accusation peut générer une modification significative.

 

[28]           Ceci étant mentionné, il demeure que pour analyser et déterminer si la demande de la poursuite doit être accueillie, je dois déterminer si chacune des modifications demandées constituent un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation, tel que cette notion a été interprétée de temps à autres en droit canadien. Les réponses à ces questions sont nécessairement contextuelles en ce qu’elles sont liées aux faits et à la preuve entendue jusqu’à présent dans le présent procès. Le droit canadien applicable à cette question sera nécessairement inspiré par le Code criminel, conformément aux plaidoiries des avocats qui ont porté à l’attention de la Cour plusieurs décisions jurisprudentielles issues de tribunaux civils.  Je tiens à préciser par contre que cet exercice d’interprétation des mots de l’article 188 de la LDN à l’aide de sources issues du droit criminel est différent de l’application des dispositions du Code criminel directement à une question à être déterminée en vertu du droit militaire.

 

Application aux demandes de modifications formulées par la poursuite

 

[29]           Je vais traiter des demandes de modifications de la poursuite sur la base des conditions d’application de l’article 188 de la LDN, en analysant en premier lieu si les demandes se rapportent à un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation.  Si c’est le cas, je traiterai ensuite de la question de déterminer si la défense de l’accusé serait compromise si la Cour décidait d’autoriser la modification proposée. 

 

[30]           En ce qui a trait à la demande de modification relative au moment de l’infraction, c’est-à-dire la demande d’élargir la période de commission des gestes décrits aux premier et deuxième chefs pour y inclure le 29 septembre 2017, je conclus qu’il s’agit bien d’un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation.

 

[31]           Dans l’arrêt récent de Stevens c. R., 2019 QCCA 785, la Cour d’appel du Québec a traité de cette question, confirmant que des détails sont dits superfétatoires lorsqu’ils ne se rapportent pas aux éléments essentiels ou constitutifs de l’infraction et s’ils ne sont pas cruciaux pour la défense (voir paragraphe 98). Référant à l’arrêt R. c. G.(B.), [1999] 2 R.C.S. 475 de la Cour suprême du Canada, la cour conclut que le moment de l’infraction n’est généralement pas un élément essentiel de l’infraction, encore moins en matière de crimes sexuels. Le reste de l’analyse traite des circonstances particulières qui peuvent faire en sorte que le moment de l’infraction ne puisse être modifié si la défense est fondée sur le moment de l’infraction. Sous le premier critère de l’article 188 de la LDN, la Cour est satisfaite que le moment de l’infraction peut être considéré, dans les circonstances en l’espèce, comme un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation.

 

[32]           Pour ce qui est des modifications demandées pour ajouter les mots « ou de confirmer la suppression » dans la description des gestes reprochés à l’accusé dans les détails des infractions visées par les premiers et deuxièmes chefs, il s’agit substantiellement d’ajouter un mode de commission de ces infractions.  Selon la poursuite, une modification du même genre a été décrite comme étant permissible par la  Cour suprême du Canada dans l’arrêt Morozuk c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 31. Une modification du même genre a d’ailleurs été accordée par la Cour d’appel du Québec dans Zhou c. R., 2009 QCCA 366. Il appert à la lecture de ces arrêts que ce dont il était question était une substitution d’un mode de commission de l’infraction pour un autre. La demande de la poursuite en l’espèce vise l’ajout d’un mode de commission des infractions. Je dois déterminer si l’amendement proposé constitue un vice de forme qui ne touche pas au fond de l’accusation. En l’espèce, les accusations ne changent pas. Je crois donc qu’un ajout tel que proposé ne touche pas au fond de l’accusation. Par contre, j’ai de sérieux doutes sur la question de savoir s’il s’agit d’un vice de forme, considérant qu’on ajoute à la conduite reprochée à l’accusé. On lui reproche une conduite supplémentaire, même si je vois difficilement à ce stade comment une demande de confirmer la suppression de courriels pourrait constituer l’actus reus des infractions alléguées aux premiers et deuxièmes chefs. Il s’agirait, selon moi, d’une preuve permettant d’inférer qu’une demande de suppression avait préalablement été formulée. Ceci étant dit, je me dois de conclure que la poursuite ne m’a pas convaincue qu’il s’agissait d’un vice de forme. Je conclus donc que je ne possède pas l’autorité nécessaire pour amender l’acte d’accusation à cet effet sous l’article 188 de la LDN.

 

[33]           Je dois maintenant déterminer si je juge que la défense serait compromise par toute décision à l’effet de modifier l’acte d’accusation.

 

[34]           En ce qui a trait à l’amendement proposé au moment des infractions alléguées aux premiers et deuxièmes chefs, les avocats de la défense plaident que les dates sont importantes dans le présent dossier. Je suis d’accord avec cette affirmation mais de façon qualifiée. Ce n’est pas tant le moment que la séquence des évènements qui pourrait être importante pour juger des infractions. La preuve n’est pas affectée par la demande d’amendement en ce qui a trait à la séquence des évènements. La défense semble devoir soit nier que les paroles attribuées à l’accusé eurent été prononcées indépendamment de leur positionnement dans le temps ou soit nier la signification de ces paroles en ce qui a trait à la mens rea sous les premiers et deuxièmes chefs. À ce niveau, c’est encore une fois la séquence des évènements qui compte. Il ne semble y avoir aucune question d’alibi qui puisse être en jeu en ce qui concerne les conversations auxquelles l’accusé aurait participé. Dans les circonstances,  je ne vois pas comment le moment des infractions peut représenter un enjeu crucial pour la défense. La modification de la date d’une conversation pour la situer 24 heures avant le moment spécifié aux détails des premiers et deuxièmes chefs ne peut induire l’accusé en erreur lorsque le nom de l’interlocuteur est précisé ainsi que l’objet de la conversation en ce qui a trait à la formulation d’une demande de supprimer des photographies et des textos. Je suis donc d’avis d’accorder la demande de la poursuite en ce qui a trait aux dates des infractions aux premiers et deuxièmes chefs.

 

[35]           Je n’ai pas à décider de la question de savoir si la défense serait compromise par la modification demandée par la poursuite en ce qui a trait au mode supplémentaire de commission de l’infraction allégué, ayant jugé que je n’avais pas été convaincu qu’il s’agissait d’un vice de forme. Si j’avais tort sur cette question, je tiens à préciser que selon moi la défense de l’accusé serait compromise par un amendement en ce sens, dans les circonstances de la présente affaire. En effet, les mots qui auraient été échangés ont une grande importance. L’ajout d’une conduite reprochée à l’accusé, fruit d’une autre conversation que celle que l’accusé s’est préparé à défendre et a défendu lors du contre-interrogatoire du témoin principal de la poursuite serait selon moi préjudiciable à sa défense.

 

Conclusion et disposition

 

[36]           La Cour a conclu que la demande de la poursuite pour modifier les détails des deux premiers chefs à l’acte d’accusation en ce qui a trait aux moments des infractions doit être accueillie.  La date de l’infraction à ces deux chefs sera modifiée pour lire « entre le ou vers le 29 septembre 2017 et le ou vers le 6 octobre 2017 ».

 

[37]           Le deuxième paragraphe de l’article 188 de la LDN précise qu’en cas de modification de l’acte d’accusation la cour martiale doit ajourner les procédures le temps qu’elle juge nécessaire pour permettre à l’accusé de répondre à l’accusation dans sa nouvelle forme. Je vais m’enquérir auprès de l’accusé sur cette question dès la reprise des procédures. Je vais également offrir à l’accusé que les témoins de la poursuite qui ont amené des éléments de preuve pertinents aux moments des premiers et deuxièmes chefs d’accusation puissent être rappelés de manière à m’assurer que toute décision qui aurait pu être prise de limiter le contre-interrogatoire de ceux-ci en lien avec ce qui a pu apparaître comme un défaut de l’acte d’accusation puisse être reconsidéré à la lumière de l’acte d’accusation amendé.

 

[38]           Les détails des premiers et deuxièmes chefs à l’acte d’accusation se lisent désormais comme suit :

 

« Détails : En ce que, entre le ou vers le 29 septembre 2017 et le ou vers le 6 octobre 2017, à ou près de Constanta, Roumanie, il a volontairement tenté d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice, en demandant à V.M. de supprimer de son téléphone intelligent des photographies et des textos à caractère sexuel qu’il lui avait transmis. »

 

« Détails : En ce que, entre le ou vers le 29 septembre 2017 et le ou vers le 6 octobre 2017, à ou près de Constanta, Roumanie, étant un officier de la police militaire, il a commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge en demandant à V.M. de supprimer de son téléphone intelligent des photographies et des textos à caractère sexuel qu’il lui avait transmis. »

 

 

[39]           La modification est consignée sur l’acte d’accusation conformément au paragraphe 3 de l’article 188 de la LDN.


 

Avocats :

 

Me Charles Cantin et Me Sylvain Morissette, Cantin Boulianne Avocats, 2456, rue Saint-Dominique, Jonquière (Québec), avocats de l’accusé, capitaine J. Renaud

 

Le directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le lieutenant-colonel D. Martin et le major É. Baby-Cormier

 

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