Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 14 décembre 2020

Endroit : Base des Forces canadiennes Bagotville, Mess des rangs juniors, bâtisse 87, rue Stratford Ouest, Alouette (QC)

Langue du procès : Français

Chefs d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 93 LDN, conduite déshonorante.
Chef d’accusation 2 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
Chef d’accusation 3 : Art. 97 LDN, ivresse.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence: R. c. Cloutier, 2020 CM 4013

 

Date : 20201209

Dossier : 202009

 

Procédures préliminaires

 

Centre Asticou

Gatineau (Québec) Canada

 

Entre :

 

Sergent J.R.S. Cloutier, requérant

 

- et -

 

Sa Majesté la Reine, intimée

 


 

En présence du : Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier, J.M.


 

DÉCISION CONCERNANT UNE REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES

 

Introduction

                                                                                                              

[1]        Le sergent Cloutier a fait l’objet d’une mise en accusation le 14 février 2020, alléguant trois chefs d’accusation : conduite déshonorante contrairement à l’article 93 de la Loi sur la défense nationale (LDN); comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement à l’article 129 de la LDN; et ivresse contrairement à l’article 97 de la LDN.

 

[2]        Les évènements à l’origine des accusations auraient eu lieu à la Base de soutien de Valcartier le 28 novembre 2013. L’accusé est identifié au grade de caporal-chef dans l’acte d’accusation et les documents rédigés subséquemment, tel que l’ordre de convocation de cette cour martiale permanente (CMP). On m’explique qu’il a été promu au grade de sergent avant d’être libéré des Forces armées canadiennes (FAC) en septembre dernier pour des raisons médicales. Il demeure assujetti au Code de discipline militaire (CDM) en vertu du paragraphe 60(2) de la LDN.

 

[3]        L’avocat du sergent Cloutier a signifié son intention de soumettre une requête en lien avec l’indépendance judiciaire des juges militaires dès les premières discussions visant à fixer une date de procès. Dans son avis écrit, le requérant demande une ordonnance en arrêt des procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés en raison de la violation de son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial, tel que garanti par l’alinéa 11d) de la Charte. Il demande également à la Cour de déclarer que les articles 12, 17, 18 et 60 de la LDN ainsi que certaines ordonnances violent les principes constitutionnels de l’indépendance judiciaire et sont en conséquence inopérants.

 

[4]        L’avis écrit en lien avec la présente requête a été déposé le 9 octobre 2020, au moment où le procès du sergent Cloutier devait débuter le 19 octobre 2020 à la Base des Forces canadiennes (BFC) Valcartier. Suite à la présentation de cet avis, des évènements inattendus ainsi que certains développements modifiant les faits et le droit relatifs à la présente requête se sont succédé, et ce jusqu’à tout récemment. Initialement fixée au 16 octobre 2020 et ensuite au 12 novembre 2020, l’audition de la requête a pu avoir lieu les 3 et 4 décembre 2020, en anticipation du début du procès dans moins de cinq jours, soit le 14 décembre 2020 à la BFC Bagotville.

 

La preuve

 

[5]        L’avis de requête et les représentions écrites du requérant ont été admis en preuve, en plus des représentations écrites séparées produites à ma demande sur la question de l’application du principe de la courtoisie judiciaire en lien avec certaines décisions rendues récemment par d’autres juges militaires. Les représentations écrites de l’intimée en date du 9 novembre 2020 constituant sa réponse aux arguments du requérant, autant sur le fond que sur la courtoisie judiciaire, ont également été admises en preuve.

 

[6]        Les documents annexés aux arguments écrits des parties ont été admis en preuve à la demande et avec le consentement des avocats. Il s’agit principalement de copies d’ordonnances du Chef d’état-major de la défense (CEMD), des arrêtés ministériels d'organisation, des ordonnances d'organisation des Forces canadiennes (OOFC) ainsi que d’autres documents en existence au 9 novembre 2020. De plus, des copies de l’acte d’accusation et de l’ordre de convocation ainsi qu’une copie de l’OOFC 3763 repromulgué portant sur l’organisation du Cabinet du Juge militaire en chef (JMC), daté du 18 novembre 2020, ont aussi été produites. J’ai également produit au dossier une copie d’une ébauche de la décision orale rendue par le juge militaire d’Auteuil le 4 décembre 2020 dans le dossier R. c. Jacques, 2020 CM 3010 juste avant que la plaidoirie de l’intimée et la réplique du requérant ne soient entendues. Ces notes reflètent le contenu de la décision orale au moment où elle a été rendue et il s’agit de la version utilisée par les avocats lors de l’audition. Il est convenu que la version finale qui sera publiée pourra se lire différemment.

 

[7]        Finalement, j’ai pris connaissance judiciaire des faits et des questions énumérées aux articles 15 et 16 des Règles militaires de la preuve à la demande et avec le consentement des parties.

 

Le contexte

 

Introduction

 

[8]        La présente requête s’inscrit dans le cadre d’une série de demandes similaires soumises depuis un peu plus d’un an sur la question générale de l’indépendance des juges militaires en lien avec les droits des accusés sous l’alinéa 11d) de la Charte. D’une préoccupation générale au départ, la question de l’indépendance des juges militaires a été raffinée par les requérants successifs au fil des développements en faits et en droit, suite aux multiples décisions de la part des trois juges militaires qui ont accepté de trancher la question. Les décisions les plus récentes offrent une description complète des développements sur lesquels je ne vois pas l’utilité de revenir en détail. Entre autres, j’ai offert une description de ces évènements aux paragraphes 4 à 15 de ma décision dans R. v. Proulx, 2020 CM 4012 rendue le 13 novembre dernier.

 

[9]        Malgré mon désir d’éviter les répétitions, je crois nécessaire d’offrir un sommaire chronologique commenté des développements majeurs de la dernière année de manière à faciliter la compréhension des présents motifs. Ce résumé compresse, par nécessité, les concepts analysés dans les décisions qui y sont mentionnés et ne doit aucunement être interprété comme remplaçant ces analyses détaillées. Ceci étant spécifié, les développements majeurs sur la question de l’indépendance des juges militaires ont eu lieu selon les phases suivantes : 

 

a)         La genèse. Les motifs écrits rendus dans R. v. Pett, 2020 CM 4002 le 10 janvier 2020 constituent le point de départ analytique des demandes subséquentes. J’ai conclu que la possibilité que les officiers occupant la fonction de juge militaire puissent être accusés et poursuivis en vertu du régime disciplinaire administré par la hiérarchie militaire, composante du pouvoir exécutif, est susceptible de susciter une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel. Cette situation, qualifiée de maladie par le requérant dans Pett, pouvait selon moi être suffisamment contenue par l’opération du mécanisme du comité d’enquête sur les juges militaires prévu aux articles 165.31 et 165.32 de la LDN. Par contre, un ordre du CEMD du 2 octobre 2019, dont une partie ciblait spécifiquement les officiers occupant la fonction de juge militaire en tant que sujets à l’autorité disciplinaire d’un officier militaire supérieur désigné à cette fin, constituait un symptôme de la maladie alléguée par le requérant. J’ai conclu que l’existence de cet ordre violait le principe d’impartialité institutionnelle et les paragraphes 1(b) et 2 de cet ordre ont été déclarés inopérants. La requête en arrêt des procédures de l’accusé a été rejetée, laissant bien peu au caporal-chef Pett en tant que réparation pour la violation de ses droits. Ceci était dû au fait que la question était nouvelle, comme expliqué en conclusion aux paragraphes 146 et 147, faisant état du fait que la réaction ou l’absence de réaction suite à cette décision pourrait donner lieu à un ou des remèdes différents dans l’avenir. Six semaines après Pett, ma consœur la juge militaire Sukstorf est arrivée aux mêmes conclusions et remède dans le dossier R. v. D’Amico, 2020 CM 2002.

 

b)         L’absence de réaction de l’exécutif et ses conséquences. Lors de la reprise des procès par cour martiale à l’été 2020 suite à la première vague de la crise sanitaire due à la COVID-19, aucune action n’avait été entreprise pour remédier à la situation déplorée dans les dossiers Pett et D’Amico, surtout en ce qui concerne l’annulation de l’ordre du CEMD d’octobre 2019. Cet état de fait a été condamné par ma consœur la juge militaire Sukstorf dans une décision intérimaire rendue le 10 juillet 2020 dans R. v. Bourque, 2020 CM 2008. Au paragraphe 40, elle exigeait des explications sur l’absence d’action. Mon confrère le juge militaire d’Auteuil a pour sa part jugé que cette absence d’action devait donner lieu à des ordonnances pour arrêt des procédures dans les dossiers R. v. Edwards, 2020 CM 3006 et R. c. Crépeau, 2020 CM 3007 le 14 août 2020 et dans R. c. Fontaine, 2020 CM 3008 le 10 septembre 2020. J’ai conclu de la même manière en ordonnant l’arrêt des procédures dans R. v. Iredale, 2020 CM 4011 le 11 septembre 2020. Par contre, les demandes formulées dans certains de ces dossiers pour déclarer inopérants les articles 12, 18 et 60 de la LDN ont toutes été rejetées. Le directeur des Poursuites militaires (DPM) a porté en appel tous les dossiers dans lesquels des arrêts des procédures ont été ordonnés. Le représentant du DPM dans la présente requête a produit les avis d’appel avec ses arguments écrits. Pour sa part, la défense dans le dossier Crépeau a initié un appel incident en ce qui a trait à la décision de ne pas déclarer certains articles de la LDN comme étant inopérants.

 

c)         La première réaction de l’exécutif et son effet. Le 15 septembre 2020, le CEMD a émis un ordre suspendant la totalité de son ordre d’octobre 2019 (ordre de suspension), ciblant entre autres les officiers occupant la fonction de juge militaire en tant que sujets à l’autorité disciplinaire d’un officier militaire supérieur, jusqu’à ce que la décision finale soit rendue sur les appels dans les dossiers Edwards, Crépeau, Fontaine et Iredale. La publication de cet ordre comportant en préambule six paragraphes débutant par le mot « Attendu » n’a pas ralenti le débit des requêtes en arrêt des procédures et en inconstitutionnalité sur la base de manquements allégués en lien avec l’indépendance des juges militaires. Dans une première décision suite à l’ordre de suspension, rendue suite à une audition conjointe dans trois dossiers les 7 et 8 octobre 2020, ma consœur la juge Sukstorf a rejeté ces demandes. Dans ses motifs, R. v. MacPherson and Chauhan and J.L., 2020 CM 2012 (MacPherson et al.), livrée le 23 octobre 2020, elle estime que le fait que l’ordre du 2 octobre 2019 n’était pour le moment plus en vigueur suffisait pour que les juges militaires soient perçus comme étant indépendants et impartiaux. Dans une deuxième décision rendue le 10 novembre 2020, R. v. Christmas, 2020 CM 3009, mon confrère le juge militaire d’Auteuil a conclu, inversement, que la mention de l’OOFC 3763 à l’ordre de suspension du CEMD constituait une violation du droit d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial considérant qu’une personne raisonnable et informée aurait l’impression que le régime disciplinaire applicable à tous les officiers continuait à s’appliquer aux juges militaires. Il a déclaré le paragraphe 9 de l’OOFC 3763 inopérant. Il a ordonné un arrêt des procédures en tant que remède pour la violation du droit protégé à l’alinéa 11d) de la Charte. La troisième décision est celle de Proulx, où j’ai conclu que les manquements antérieurs au niveau de l’impartialité des juges militaires n’avaient pas été guéris par l’ordre de suspension et qu’au contraire, celui-ci créait des difficultés additionnelles au niveau de la perception des juges militaires en tant que tribunal indépendant et impartial. J’ai déclaré un arrêt des procédures en tant qu’unique remède, sans déclaration ciblant une quelconque ordonnance ou disposition législative. Les décisions dans Christmas et Proulx ont également été portées en appel par le DPM.

 

d)         La deuxième réaction de l’exécutif et son effet. Le 18 novembre 2020, le CEMD a repromulgué l’OOFC 3763 sans le paragraphe 9 qui avait été déclaré inopérant huit jours plus tôt dans Christmas. L’audition d’une requête similaire à la présente dans le dossier Jacques les 25 et 26 novembre révèle un désaccord sur l’impact de la repromulgation. La question semble être de déterminer si les juges militaires peuvent encore être accusés et poursuivis par des acteurs de l’exécutif et si le récent geste au nom du CEMD transmet un signal suffisant pour qu’une personne raisonnable et informée ait l’impression que le régime disciplinaire applicable aux officiers ne s’applique pas aux juges militaires en attendant que la question soit définitivement réglée en appel. Dans une décision rendue oralement le 4 décembre 2020, au milieu de l’audition de la présente requête, mon confrère le juge militaire d’Auteuil s’est dit d’avis que la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 font en sorte qu’il n’existe plus d’instrument organisationnel désignant un commandant à l’égard d’un juge militaire pour traiter de toute question disciplinaire à son égard sous le système disciplinaire applicable aux officiers des FAC. Selon lui, les juges militaires et les cours martiales qu’ils président sont donc pour l’instant à l’abri de toute ingérence de la part de la hiérarchie militaire sur le plan disciplinaire. Il conclut qu’une personne raisonnable et bien informée peut désormais percevoir que le CEMD a exprimé une reconnaissance du droit applicable actuellement, tel qu’établi par la cour martiale. Conséquemment, il a rejeté la requête.

 

Arguments des parties

 

Le requérant

 

[10]      Dans ses arguments écrits, le requérant remet en question l’indépendance et l’impartialité des juges militaires à deux niveaux. Dans un premier temps, il soumet que le Cabinet du JMC, l’unité d’appartenance des juges militaires dans la structure des FAC, ne bénéficie pas d’un degré suffisant d’indépendance relativement aux questions administratives qui affectent son existence, son financement et l’exercice des fonctions judiciaires pour rencontrer les nécessaires garanties d’indépendance et d’impartialité institutionnelle. Dans un deuxième temps, le requérant soutient que les juges militaires peuvent encore être accusés et poursuivis en tant qu’officiers sous le système disciplinaire administré par des officiers supérieurs membres de l’exécutif, ce qui fait en sorte qu’ils ne peuvent être perçus comme bénéficiant du niveau requis d’impartialité judiciaire par une personne raisonnable bien renseignée.

 

[11]      En se basant sur ces arguments, le requérant demande une déclaration à l’effet que son droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial tel qu’exigé à l’alinéa 11d) de la Charte a été violé. Pour remédier à cette violation, le requérant demande un arrêt des procédures de cette cour martiale permanente en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Le requérant demande également que les articles 12, 17, 18 et 60 de la LDN soient déclarés inopérants. Finalement, le requérant demande qu’un certain nombre d’ordonnances prises en vertu de l’autorité conférée par les articles 17 et 18 de la LDN violent son droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

 

[12]      En ce qui concerne les évènements récents, qui n’ont évidemment pas fait l’objet d’arguments écrits, le requérant soutient que la repromulgation de l’OOFC 3763 sans le paragraphe jugé inopérant dans Christmas n’est pas suffisante pour dissiper les perceptions négatives relativement à l’impartialité des juges militaires soulevées depuis la décision Pett et soulignées encore récemment dans la décision Proulx.

 

L’intimée

 

[13]      Pour sa part, l’intimée soutient que la structure actuelle du Cabinet du JMC répond aux exigences de l’indépendance judiciaire et de l’impartialité institutionnelle. En ce qui a trait à l’assujettissement des juges militaires au régime disciplinaire administré par la hiérarchie militaire, l’intimée soutien que l’exécutif a réagi de manière adéquate suite aux décisions des juges militaires en suspendant l’application de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 ainsi qu’en mettant en vigueur une nouvelle version de l’OOFC 3763 qui ne comporte plus le paragraphe déclaré inopérant seulement quelques jours plus tôt dans la décision Christmas. Selon l’intimée, cette réaction de l’exécutif transmet le genre de message demandé dans la décision Proulx considérant qu’il ne reste plus de symptômes d’un manque d’impartialité judiciaire qui puisse aller à l’encontre des décisions à l’effet que les juges militaires ne sont pas assujettis au régime disciplinaire applicable aux autres officiers lorsqu’ils occupent les fonctions de juges militaires.

 

[14]      En ce qui concerne le remède approprié, l’intimée soutient que toute violation de l’alinéa 11d) de la Charte peut être remédiée par un remède moins drastique qu’un arrêt des procédures.

 

Questions en litige

 

Ce qui a déjà été décidé

 

[15]      Avant même d’énoncer ce qui est en litige dans le cadre de la présente requête, il y a lieu de traiter brièvement de ce qui a déjà été décidé sur certaines demandes du requérant, entre autres il y a moins d’un mois dans la décision Proulx. En effet, l’avocat du requérant a choisi de ne pas traiter en plaidoirie de certaines demandes énoncées dans sa requête, se disant conscient qu’il me serait difficile d’arriver à des conclusions différentes de celles auxquelles je suis arrivé dans Proulx sur ces questions. L’avocat du requérant a raison; plusieurs questions qu’il soulève dans sa requête peuvent être décidées en référant à des décisions antérieures sans avoir à reprendre l’analyse.

 

[16]      En ce qui a trait à la question de l’indépendance du Cabinet du JMC, je demeure d’avis, pour les motifs exprimés aux paragraphes 31 à 40 de Proulx, qu’il n’a pas été démontré que la structure organisationnelle, administrative et budgétaire du Cabinet du JMC permette à l’exécutif d’exercer une influence quelconque sur les questions reconnues comme étant des exigences minimales d'indépendance et d’impartialité judiciaire institutionnelle. Une personne raisonnable et bien informée ne percevrait pas que la manière dont le Cabinet du JMC a été créé sous l’autorité du ministre de la Défense nationale et organisée par le CEMD est problématique en ce qui a trait à l’indépendance et l’impartialité des juges militaires. Au contraire, tel qu’expliqué par le juge militaire d’Auteuil dans Jacques, elle serait rassurée de savoir qu’une telle unité a été créée avec des caractéristiques particulières pour s’adapter à l’exigence constitutionnelle liée à l’indépendance judiciaire.

 

[17]      Pour ces raisons, la demande à l’effet que les articles 12, 17 et 18 de la LDN soient déclarés inopérants doit être rejetée, ainsi que celle relative à une déclaration concernant l’Arrêté ministériel d’organisation et l’OOFC 3763 pris sous l’autorité conférée par ces articles.  

 

[18]      En ce qui a trait à la demande relative à l’article 60 de la LDN et à certains ordres de nature organisationnelle permettant aux juges militaires d’être accusés et poursuivis en tant que membres d’un groupe ou d’une catégorie de personnes, il a été déterminé dans Pett que le fait que les juges militaires soient justiciables du CDM et assujettis comme d’autres à certains ordres généraux ne cause pas de problèmes en soi, tant qu’ils ne soient pas ciblés spécifiquement et qu’il soit compris et clairement accepté que désormais les juges militaires ne peuvent être accusés sous le régime disciplinaire administré par des membres de la hiérarchie militaire. Conséquemment, la demande concernant l’ordre du CEMD du 14 juin 2019 désignant les commandants pour les officiers et autres militaires à l’effectif du Quartier général de la Défense nationale (QGDN) est rejetée. De plus, pour les motifs expliqués aux paragraphes 47 et 48 de Proulx, la demande pour que l’article 60 de la LDN soit déclaré inopérant est rejetée. Finalement, conformément à ce qui a été décidé dans Proulx et à la lumière des changements récents à l’OOFC 3763, aucune déclaration n’a besoin d’être faite en ce qui concerne l’ordre de suspension du 15 septembre 2020.

 

Ce qui reste à décider

 

[19]      La présente requête présente un défi particulier à la lumière de la récente décision du juge militaire d’Auteuil dans le dossier Jacques, qui analyse l’impact de la repromulgation de l’OOFC 3763 le 18 novembre 2020. Avant d’analyser les deux conclusions au cœur de cette décision, je vais prendre un pas de recul pour traiter de ce qui a été décidé dans Pett et dans les décisions subséquentes, en expliquant ce qui a fait l’unanimité entre les juges miliaires. Je vais par la suite réviser la décision Proulx, qui constitue un point de référence omniprésent dans la décision Jacques, tout en discutant des points de convergence et de divergence avec les décisions de la même période. Je vais ensuite discuter de la décision Jacques, particulièrement de sa prémisse et des conclusions qui en découlent, en mentionnant pourquoi je ne peux être en accord avec ni l’un et ni l’autre. Je vais déterminer si je suis lié par les conclusions et la disposition de la requête dans Jacques, ce qui me permettra de conclure quant à l’existence d’une violation des droits du sergent Cloutier sous l’alinéa 11d) de la Charte. Si c’est le cas, je devrai décider de la réparation appropriée dans les circonstances.

 

Analyse

 

L’unanimité judiciaire sur les principes élaborés dans Pett

 

[20]      Le principe juridique élaboré dans Pett représente la fondation des décisions subséquentes sur ce sujet, incluant Proulx et Jacques. Ce principe est à l’effet que malgré que le cadre législatif, règlementaire et organisationnel permettant que les officiers occupant les fonctions de juges militaires puissent être accusés et poursuivis par des acteurs de l’exécutif sous le régime disciplinaire applicable aux officiers et administré par la hiérarchie militaire, ceux-ci sont exemptés de ce régime parce que leur assujettissement au CDM est limité au mécanisme disciplinaire administré par les acteurs judiciaires du comité d’enquête sur les juges militaires.

 

[21]      L’élaboration de ce principe, en l’absence d’un énoncé législatif reconnaissant expressément la priorité du système disciplinaire judiciaire du comité d’enquête sur les juges militaires sur le processus disciplinaire applicable à tous les officiers, nécessitait une interprétation tout à fait nouvelle de la LDN. L’interprétation retenue face à une demande alléguant l’incompatibilité du cadre législatif avec le principe constitutionnel d’indépendance et d’impartialité judiciaire reconnaissait la possibilité d’interpréter la loi d’une manière qui soit constitutionnelle, et ce, malgré la possibilité qu’elle puisse être utilisée de manière inconstitutionnelle. Ce principe élaboré dans Pett a été substantiellement accepté et appliqué par les trois juges militaires qui ont rendu des décisions sur la question de l’indépendance des juges militaires depuis ce temps.

 

[22]      Il faut se souvenir par contre que l’acceptation de ce principe était loin d’être acquise au moment où les motifs de Pett ont été rendus en janvier 2020. Non seulement s’agissait-il de droit nouveau, mais ce droit était contraire à la compréhension du droit manifestée publiquement par deux acteurs jouant un rôle fondamental dans toute accusation et poursuite contre un juge militaire sous le processus disciplinaire applicable aux officiers. En effet, dans un premier temps le CEMD dans une ordonnance d’octobre 2019 visait spécifiquement les juges militaires, qui se voyaient assigné un commandant pour fins disciplinaires. Dans un deuxième temps, le DPM était à ce moment-là devant la Cour fédérale en révision judiciaire pour tenter de réactiver les poursuites contre le juge militaire en chef, qui étaient dans une impasse suite au refus d’assigner un juge pour présider le procès. Malgré que l’ordonnance du CEMD exprimant une position contraire au droit a été déclarée inopérante dans Pett, il m’apparaissait évident que seule une acceptation du droit de la part de l’exécutif, incluant le DPM, serait en mesure de garantir au public et à ceux qui auraient à comparaître en cour martiale dans le futur qu’ils soient jugés devant un tribunal indépendant et impartial. C’est ce qui explique les paragraphes 146 et 147 en conclusion dans Pett.

 

[23]      Donc, non seulement est-ce que le droit devait être promulgué dans Pett pour protéger le droit des accusés sous l’alinéa 11d) de la Charte, ce droit devait être accepté autant par l’exécutif que le DPM. La résignation du DPM à abandonner les poursuites contre le juge militaire en chef le 11 mars 2020 après le rejet de sa demande en révision judiciaire par le juge Martineau dans Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330 (DPM c. CJMC) ne constituait pas une telle acceptation; le litige et sa résolution n’étaient pas basés sur l’impossibilité en droit de poursuivre un juge militaire devant une cour martiale, bien que les difficultés pratiques d’une telle poursuite et certaines des conclusions énoncées dans Pett eurent été considérées par la Cour fédérale.

 

[24]      D’une certaine manière, Pett et les décisions qui suivent peuvent être vues comme un compromis. Devant une demande d’un accusé alléguant l’incompatibilité entre les fonctions exécutives d‘officier et celles judiciaires de juge militaire, la solution adoptée décrète la constitutionnalité du cadre législatif, règlementaire et organisationnel en vigueur, malgré qu’il permette en théorie que des juges militaires soient assujettis au processus disciplinaire administré par l’exécutif. En échange, on s’attend à ce que l’exécutif donne suite aux décisions en acceptant l’interprétation décrétée par la magistrature militaire qui rend un tel assujettissement illégal en pratique, en commençant par l’annulation de l’ordre d’octobre 2019. Cette application de la décision nécessitait un minimum d’efforts, surtout si on compare avec un amendement législatif.

 

[25]      En plus d’accepter unanimement le principe de l’immunité des juges militaires face au processus disciplinaire applicable aux officiers, tous les juges militaires s’étant prononcés sur la question ont, à mon avis, également adopté le principe voulant que l’exécutif devait accepter la formulation de ce droit. Les paragraphes 146 et 147 de la décision Pett ont été largement cités par mes collègues à cet effet. Ils ont ajouté leurs propres commentaires critiquant l’absence de réaction de la part de l’exécutif, démontrant ainsi une acceptation généralisée à l’effet que l’exécutif avait le fardeau d’agir depuis Pett. D’ailleurs, c’est une absence d’action qui a généré l’arrêt des procédures dans cinq dossiers décidés avant la promulgation de l’ordre de suspension.

 

[26]      Par la suite, la situation a changé. Considérant que l’exécutif avait réagi, la question est donc devenue de savoir si cette réaction était suffisante. C’est à ce moment que des points de friction sont apparus entre les juges militaires. Ceci étant dit, il y a toujours eu unanimité sur le fait que la protection de l’impartialité des juges militaires nécessite une reconnaissance de la part de l’exécutif. Sans cette reconnaissance je ne vois pas comment une personne raisonnable et informée pourrait ne pas avoir une crainte raisonnable de partialité de la part des juges militaires et des cours martiales qu’ils président.

 

La décision Proulx

 

[27]      Les motifs écrits rendus le 24 novembre 2020 dans Proulx ont étés volontairement alignés sur la décision Pett. Je croyais qu’il était important de démontrer que Pett a une portée plus large que la question de la légalité de l’ordonnance du CEMD d’octobre 2019, cette ordonnance ne constituant qu’un symptôme du mal qui afflige l’indépendance et l’impartialité des juges militaires, c’est-à-dire le manque d’impartialité au niveau institutionnel face à l’exécutif. En effet, Pett a reconnu que le cadre législatif, règlementaire et organisationnel permet que les officiers occupant les fonctions de juges militaires puissent être accusés et poursuivis par des acteurs de l’exécutif. Cette situation soulève des problèmes d’indépendance judiciaire, un prérequis essentiel à la perception d’impartialité que doit avoir le public en relation avec un tribunal, tel qu’expliqué aux paragraphes 44 à 48 de Pett.

 

[28]      Constatant que cette situation persiste, j’ai réitéré dans Proulx qu’il n’était pas suffisant que cette éventualité soit écartée en droit par la décision Pett. La protection de l’impartialité des juges militaires nécessite que ce droit soit reconnu par l’exécutif de manière à ce que ce principe continue d’être efficace au-delà de son expression initiale par le pouvoir judiciaire. L’ordre du CEMD d’octobre 2019 a été déclaré inopérant dans Pett, D’Amico, Edwards, Crépeau, Fontaine et Iredale précisément parce que non seulement il ne reconnaissait pas ce droit, mais il le niait expressément. L’exécutif a réagi par l’ordre de suspension signé par le CEMD.

 

[29]      Ma consœur la juge militaire Sukstorf a été la première à devoir évaluer l’impact de l’ordre de suspension du 15 septembre 2020. Elle a constaté que l’ordre du CEMD d’octobre 2019 n’avait pour le moment plus d’effet. De ce fait, elle a conclu que dans le contexte du droit établi dans Pett limitant l’assujettissement disciplinaire des juges militaires au mécanisme administré par les acteurs judiciaires du comité d’enquête établi par le CDM, des garanties suffisantes avaient été fournies pour que les juges militaires puissent désormais être perçus comme indépendants et impartiaux. Par contre, j’ai conclu dans Proulx qu’à mon avis, elle est arrivée à cette conclusion sans s’interroger sur le message transmis par le contenu de l’ordonnance de suspension, plus précisément à savoir s’il constituait une reconnaissance du droit établi dans Pett.

 

[30]      J’ai également fait état de la décision subséquente du juge militaire d’Auteuil dans Christmas, qui a pour sa part fait l’analyse du contenu de l’ordre de suspension. Il en a conclu au paragraphe 73 que la référence au paragraphe 9 de l’OOFC 3763 révèle que le CEMD rend possible l’utilisation du système disciplinaire applicable aux officiers et administré par l’exécutif au détriment du système disciplinaire administré par les autorités judiciaires prévu par le législateur. Observant que cet impact était le même que celui généré par l’ordre d’octobre 2019 désormais suspendu, il a constaté l’existence d’une violation similaire du droit de l’accusé sous l’alinéa 11d) de la Charte. Il a choisi de déclarer le paragraphe 9 de l’OOFC inopérant, ordonnant également un arrêt des procédures en guise de réparation.

 

[31]      En comparant Christmas avec Proulx, j’observe que l’analyse du juge militaire d’Auteuil repose comme la mienne sur le contenu de l’ordonnance de suspension et qu’il a conclu comme moi que la référence à l’OOFC donnait l’impression que le régime disciplinaire applicable aux officiers continuait à s’appliquer aux juges militaires, une conclusion incompatible avec droit établi dans Pett. Par contre, il a choisi de mettre l’emphase sur l’impact pratique de l’ordre de suspension en déclarant inopérant un paragraphe de l’OOFC 3763 qui, selon lui, rendait possible l’application de ce régime disciplinaire aux juges militaires. Pour ma part, j’ai conclu que ce n’était pas tant l’apparition d’un autre symptôme, mais surtout l’absence de reconnaissance dans l’ordonnance de suspension du 15 septembre 2020 de l’état du droit établi dans Pett qui causait la violation du principe d’impartialité judiciaire. En d’autres mots, j’ai conclu qu’on avait échoué à régler la maladie qui afflige les juges militaires, soit le manque d’impartialité sur le plan institutionnel qui peut être observé par une personne raisonnable et informée.

 

[32]      Ayant reconnu que les droits du sergent Proulx sous l’alinéa 11d) de la Charte à un procès devant un tribunal indépendant et impartial avaient été violés, j’ai imposé le seul remède que je croyais efficace dans les circonstances, c’est-à-dire un arrêt des procédures.

 

La repromulgation de l’OOFC 3763

 

[33]      J’ai annoncé ma décision dans Proulx le 13 novembre 2020, bien que les motifs écrits aient été fournis quelques jours plus tard. Tel que mentionné précédemment, l’OOFC 3763 a été repromulgué au nom du CEMD le 18 novembre 2020. Le seul changement en comparaison avec la version précédente du 27 février 2008 est que l’ordonnance a désormais 11 paragraphes au lieu de 12, considérant que le paragraphe 9 qui fut déclaré inopérant dans la décision Christmas n’y apparaît plus. Des paragraphes qui font référence à des concepts dépassés ont été repromulgués. Par exemple, on réfère à des cours martiales disciplinaires et générales spéciales qui n’existent plus depuis le 17 juillet 2008, il y a plus de douze ans. Selon toute vraisemblance, la repromulgation de l’OOFC a été réalisée à la hâte pour donner suite à la décision Christmas, rendue le 10 novembre 2020.

 

[34]      La question qui se pose suite au 18 novembre 2020, selon les principes acceptés par tous les juges militaires depuis Pett, est de déterminer si l’élimination de fait du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 du 27 février 2008 démontre l’acceptation par l’exécutif du droit établi dans Pett à l’effet que l’assujettissement des juges militaires en fonction au CDM est limité au mécanisme disciplinaire administré par les acteurs judiciaires du comité d’enquête sur les juges militaires.

 

[35]      L’analyse de cette question sur la base de ma conclusion dans Proulx ne me permet que de conclure que le nouveau fait survenu depuis cette décision, soit la repromulgation de l’OOFC 3763, ne constitue en rien une démonstration que l’exécutif accepte le droit établi dans Pett. La repromulgation ne constitue que la reconnaissance de la décision du juge militaire d’Auteuil du 10 novembre 2020 de déclarer inopérant le paragraphe 9 dans la version antérieure de cette ordonnance. Il s’agit du même type de reconnaissance contenue dans l’ordre de suspension du 15 septembre 2020 qui mentionne dans les paragraphes de son préambule commençants par le mot « Attendu » une série de faits juridiques décrivant les décisions que les juges ont rendues ou qu’on anticipe qu’ils rendront. Ces constatations n’ont pas été reconnues comme étant suffisantes dans la décision Proulx et rien ne justifie de modifier cette conclusion considérant que l’ordre de suspension n’a pas été modifié.

 

[36]      Je reconnais d’emblée qu’il pourrait exister deux manières d’interpréter les termes anglais acknowledgement of the law utilisés dans les décisions que j’ai rendues dans Pett et Proulx si on se fie à la définition du mot acknowledge au Concise Oxford English Dictionary, qui se lit simplement comme suit : accept or admit the existence or truth of (soulignés de moi). Cette définition suggère l’existence de deux niveaux d’acknowledgement ou de reconnaissance. Le premier niveau consiste à admettre l’existence de quelque chose. C’est exactement ce qui se produit lors d’une simple admission de l’existence d’une décision judiciaire. Il s’agit d’un concept évidemment différent que celui d’admettre la vérité de quelque chose. Ce deuxième niveau nécessite non seulement de reconnaître qu’une décision judiciaire a été rendue, mais également d’admettre qu’une telle décision énonce des règles de droit obligatoires, qui doivent être suivies.

 

[37]      Il m’apparaît évident que la lecture de l’ensemble de la décision dans Proulx, surtout la conclusion au paragraphe 68, que c’est à ce deuxième niveau que je réfère en mentionnant la nécessité d’un acknowledgement of the law. Reconnaître que les juges ont rendu certaines décisions est bien différent que d’admettre la validité du droit prononcé et son effet obligatoire, ne serait-ce qu’en attendant une décision contraire en appel. Cette deuxième option est la seule qui puisse être en mesure de rassurer le public et les accusés qu’il est désormais impossible pour l’exécutif d’utiliser le régime disciplinaire administré par la hiérarchie militaire pour accuser et poursuivre les juges militaires en fonction, au détriment du système disciplinaire administré par les autorités judiciaires prévu par le législateur. C’est la seule interprétation qui puisse apaiser un observateur informé et raisonnable que les juges militaires bénéficient de l’impartialité institutionnelle requise pour constituer un tribunal qui est indépendant et impartial, au moins en attendant une décision contraire d’une cour d’appel.

 

[38]      La conclusion à laquelle je serais arrivé sur la présente requête sur la base du dossier Proulx serait donc à l’effet que le changement apporté par la repromulgation de l’OOFC 3763 est insuffisant pour permettre de conclure en l’absence de violation du droit du sergent Cloutier à un procès devant un tribunal indépendant et impartial. L’analyse de mon confrère le juge militaire d’Auteuil et sa décision dans le dossier Jacques ne concordent pas avec cette conclusion. Malgré mes efforts, je n’arrive pas à réconcilier les conclusions de mon confrère avec celles qui, selon moi, devaient être rendues. Je me dois donc d’expliquer avec respect pourquoi.

 

La décision Jacques

 

Introduction

 

[39]      L’analyse de la décision de mon collègue le juge militaire d’Auteuil M.J. dans le dossier Jacques révèle que les deux piliers sur lesquels cette décision repose sont, avec respect, erronés. Premièrement, en ce qui a trait à la prémisse formulée en ouverture de l’analyse, je crois qu’il est inexact d’affirmer que la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 font en sorte que les officiers qui occupent les fonctions de juges militaires sont désormais à l’abri d’ingérence de la part de la hiérarchie militaire sur le plan disciplinaire. Selon moi, les juges militaires sont encore susceptibles d’être accusés et poursuivis sous le régime disciplinaire applicable aux officiers des FAC. De plus, je ne suis pas d’accord avec la conclusion découlant de cette prémisse, à l’effet que suite à la repromulgation de l’OOFC 3763, une personne raisonnable et bien informée peut désormais percevoir que le CEMD a exprimé une reconnaissance du droit applicable. Cette conclusion est basée sur une imputation rétroactive d’intention en lien avec l’ordre de suspension du 15 septembre 2020 à laquelle je ne peux malheureusement souscrire. Je vais aborder ces deux questions en succession.

 

Les juges militaires sont-ils vraiment à l’abri d’ingérence de l’exécutif?

 

La prémisse

 

[40]      L’introduction de l’analyse dans la décision Jacques énonce ce qui constitue la prémisse des motifs sur les questions spécifiques qui sont traitées par la suite. Le paragraphe 54 de l’ébauche de la décision se lit comme suit :

 

« Comme suggéré par l’intimée, suite à la suspension de l’ordre du CEMD daté 2 octobre 2019 et à la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763, il appert qu’il n’existe plus aucun autre instrument légal prévoyant la nomination d’un commandant à l’égard de l’officier des FAC occupant la fonction de juge militaire pour traiter de toute question disciplinaire à son égard en vertu du régime du CDM concernant une infraction d'ordre militaire. Selon moi, cela a pour effet de mettre à l’abri les juges militaires et la cour martiale qu’ils président, de toute ingérence de la part de la hiérarchie militaire sur le plan disciplinaire. » [Je souligne.]

 

[41]      En réalité, les juges militaires ne sont pas du tout à l’abri sur le plan disciplinaire. Ils peuvent être accusés et poursuivis malgré la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763, et ce, de deux manières.

 

Une chaîne hiérarchique visant les juges militaires peut être établie à tout moment

 

[42]      Premièrement, même en acceptant qu’il n’existe aucun document promulguant une chaîne hiérarchique liant les juges militaires à un commandant et à une autorité de renvoi en ce moment, cette situation ne met pas les juges militaires à l’abri de quoi que ce soit considérant qu’une telle chaîne peut être créée dans de très brefs délais.

 

[43]      En effet, la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 par l’ordre du 15 septembre 2020 et la disparition de l’ancien paragraphe 9 de l’OOFC 3763 dans la repromulgation de cette ordonnance le 18 novembre 2020 constituent le fruit d’initiatives promulguées respectivement par et au nom du CEMD, donc de la hiérarchie militaire.

 

[44]      Ni l’un ni l’autre de ces gestes n’était accompagné d’un énoncé à l’effet qu’ils étaient faits pour respecter le droit établi dans Pett. Sans une affirmation claire de la part du DPM et du CEMD que le droit établi dans Pett est accepté, rien n’empêche qu’un ordre soit promulgué par ou au nom du CEMD conférant une nouvelle autorité d’accuser et de poursuivre un juge militaire par le système disciplinaire applicable aux autres officiers. Une telle promulgation a été réalisée relativement récemment : le CEMD a signé un ordre le 19 janvier 2018 pour désigner le Chef de programme en tant que commandant pour toute question disciplinaire à l’égard d’un juge militaire. Six jours plus tard, le juge militaire en chef était accusé par un policier militaire du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNE). Le 30 janvier 2018, le Chef de programme, en tant que commandant, transmettait ses recommandations à l’autorité de renvoi. Celle-ci soumettait le dossier au DPM le 5 février 2018. En me fiant sur la trame factuelle de ces évènements, décrite par le juge Martineau aux paragraphes 62 à 64 de la décision DPM c. CJMC, je n’ai aucune difficulté à inférer que l’ordre du 19 janvier 2018 avait pour but de consolider une organisation hiérarchique directe, permettant de façon claire à ce que le juge militaire en chef soit accusé et poursuivit. C’est ce qu’explique ma consœur la juge militaire Sukstorf au paragraphe 67 de D’Amico, en mentionnant que cet ordre du 19 janvier 2018 n’est que la version antérieure de l’ordre du 2 octobre 2019 que tous les juges militaires ont déclaré inopérant depuis Pett.

 

[45]      Je dois donc conclure qu’une chaîne hiérarchique directe liant les juges militaires à un commandant et à une autorité de renvoi peut être créée dans de très brefs délais simplement en utilisant les précédents existants. En 2018, il ne s’est écoulé que dix-sept jours entre la promulgation de l’ordre assignant un commandant aux juges militaires et la transmission d’accusations contre le juge militaire en chef au DPM pour sa poursuite devant une cour martiale.

 

[46]      En arrivant à cette conclusion, je ne porte aucun jugement négatif sur la bonne foi des acteurs impliqués. Par contre, la présomption de bonne foi ne peut pas, seule, protéger les droits fondamentaux des accusés, tel qu’expliqué par ma consœur la juge militaire Sukstorf aux paragraphes 36 à 39 de D’Amico, faisant référence à la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, surtout à son paragraphe 86. C’est d’autant plus vrai que le DPM a pris soin de produire les avis d’appel avec ses arguments écrits en réponse aux requêtes récentes et que le CEMD a mentionné que les décisions Edwards, Crépeau et Fontaine étaient portées en appel dans son ordre de suspension du 15 septembre 2020. Nul doute que ces appels sont initiés légitimement et de bonne foi, sauf que le fait que des acteurs essentiels sentent le besoin de souligner les appels révèle une réticence de leur part à accepter le droit établi dans Pett. Ce choix nécessite en contrepartie un énoncé clair de leur part à l’effet que ce n’est pas le cas, et ce, sans compromettre l’utilisation de mécanismes judiciaires existants pour faire valoir leur point de vue au moment approprié.

 

[47]      Considérant les circonstances que je viens de décrire, surtout la facilité de désigner des autorités pour traiter d’accusations contre un juge militaire, il m’est difficile d’accepter qu’une personne raisonnable et bien informée puisse être convaincue que l’abolition d’une chaîne hiérarchique liant les juges militaires à un commandant et à une autorité de renvoi offre, en soi, une garantie suffisante que les juges militaires sont à l’abri de toute ingérence de la part de l’exécutif sur le plan disciplinaire.

 

Même sans chaîne hiérarchique, les juges militaires peuvent être accusés et poursuivis

 

[48]      La deuxième raison pour laquelle les juges militaires ne sont pas à l’abri sur le plan disciplinaire est que même sans promulgation d’une chaîne hiérarchique directe liant les juges militaires à un commandant et à une autorité de renvoi, les juges militaires peuvent quand même être accusés par un policier militaire du SNE et poursuivis par l’entremise de la chaîne de commandement de l’endroit où ils ou elles se trouvent.

 

[49]      En effet, bien que le paragraphe 9 de l’ancien OOFC 3763 n’apparaisse plus dans la nouvelle version, l’absence d’un paragraphe portant sur la manière dont la discipline peut être administrée en ce qui concerne le personnel du Cabinet du JMC n’affecte en rien l’autorité conférée à des titulaires de charge pour des fins disciplinaires dans le CDM et les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC). L’OOFC est un instrument strictement organisationnel, tel que spécifié à son paragraphe 2. Il porte sur le personnel du Cabinet du JMC, qui inclut le personnel militaire qui n’est pas juge militaire.

 

[50]      L’une des autorités fondamentales conférées à des titulaires de charge lors de la réforme du droit militaire en 1997-1999 est le pouvoir donné aux policiers militaires du SNE, une agence externe à la chaîne de commandement immédiate d’un accusé, de porter des accusations en vertu du CDM. Tel que mentionné au paragraphe 61 de la décision DPM c. CJMC, le SNE est sous le commandement du grand prévôt des Forces canadiennes, qui exerce lui-même ses fonctions sous la direction générale du vice–chef d’état-major de la défense, conformément aux articles 18.3 et 18.5 de la LDN. Tel qu’expliqué aux paragraphes 23 et 26 de Pett, les membres de cette unité de 65 à 70 policiers, qui témoignent régulièrement en cour martiale, ont le pouvoir de porter des accusations contre un justiciable du CDM tel que prévu à l’alinéa 107.02 c) des ORFC. Considérant que les juges militaires sont justiciables du CDM, les policiers militaires du SNE peuvent porter des accusations les visant autant aujourd’hui qu’en 2018 lorsque des accusations ont été portées par le SNE contre le juge militaire en chef Dutil, et ce, nonobstant la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et la disparition du paragraphe 9 de l’ancienne version de l’OOFC 3763.

 

[51]      Il est entendu que le policier militaire du SNE qui désire porter des accusations contre un juge militaire sera tenu d’obtenir un avis juridique préalable, de la part d’un conseiller juridique du DPM, tel qu’expliqué au paragraphe 26 de Pett. L’opportunité de porter ou non une accusation dans les circonstances est l’une des questions abordées à cet avis juridique, selon l’alinéa 107.03(2) des ORFC. L’assurance que le DPM et son personnel acceptent le droit établi dans Pett à l’effet que les officiers occupant les fonctions de juges militaires sont exemptés de l’application du système disciplinaire applicable aux autres officiers est, selon moi, la seule garantie qu’un juge militaire soit à l’abri d’accusations d’ordre militaire portées par un membre de l’exécutif faisant partie de la hiérarchie militaire.

 

[52]      L’impact d’accusations portées contre un juge militaire est non négligeable. Tel qu’expliqué au paragraphe 48 de Pett et illustré avec l’exemple des accusations contre le juge militaire en chef aux paragraphes 67 et 71 de D’Amico, le dépôt d’accusations contre un juge militaire aura sans nul doute pour effet d’isoler ce juge de ses fonctions judiciaires. Selon ce que le juge militaire d’Auteuil a mentionné aux paragraphes 46 et 48 de la décision Edwards, un tel dépôt d’accusation sous le régime disciplinaire applicable à tous les officiers fait en sorte de mettre en mouvement une démarche disciplinaire proscrite par le législateur qui a accordé dans la LDN la préséance au processus disciplinaire du comité d’enquête sur les juges militaires.

 

[53]      L’impact des actions d’un policier militaire du SNE pourrait être limité si, comme le mentionne le juge militaire d’Auteuil dans le paragraphe cité précédemment, l’absence d’instrument prévoyant la nomination d’un commandant à l’égard des juges militaires faisait en sorte que toute accusation d’ordre militaire portée contre eux ne pourrait être traitée davantage et donner lieu à une poursuite. Par contre, ce n’est pas le cas.

 

[54]      Selon le sous-alinéa 107.09(1)a) des ORFC, le policier militaire du SNE qui porte des accusations contre un juge militaire a un choix quant à l’officier qu’il doit saisir de l’accusation. L’un de ces choix est de saisir le commandant de la base, l'unité ou l'élément où se trouvait l'accusé au moment où l'accusation a été portée. Le travail des juges militaires est justement de se rendre dans des bases militaires, souvent même au sein de l’unité de l’accusé, pour présider des procès par cour martiale. Il serait donc très facile pour un policier de servir le juge militaire à un tel endroit, même plus facile que de faire la même chose dans la région de la capitale nationale. Une fois où un commandant est saisi de l’accusation, il ou elle a deux options : procéder avec l’accusation ou décider de ne pas procéder. Dans l’éventualité improbable où le commandant saisi décidait de ne pas procéder avec l’accusation portée par un policier militaire du SNE à l’encontre d’un juge militaire présent sur sa base, son unité ou son l'élément, il ou elle doit fournir des explications par écrit pour motiver cette décision au policier et à son supérieur, selon les alinéas 107.12(1) et (2) des ORFC. Ce refus n’empêche pas l'exercice ultérieur d'une poursuite à l’égard d’un accusé, car le policier militaire du SNE peut saisir l’autorité de renvoi directement selon l’alinéa 107.12(3) des ORFC. Dans l’éventualité plus plausible où le commandant saisi décidait de procéder, on comprend des alinéas 109.03(1) à (3) des ORFC qu’il ou elle doit simplement transmettre l’accusation par voie de lettre à une autorité de renvoi, normalement l’officier qui est son supérieur immédiat pour les questions de discipline. L’autorité de renvoi n’a donc pas besoin de se trouver dans une chaîne hiérarchique directe avec le juge militaire accusé. L’autorité de renvoi n’a aucune décision à prendre; elle doit saisir le DPM des accusations selon l’article 164.2 de la LDN bien qu’elle puisse transmettre des recommandations.

 

[55]      Cette démonstration technique de l’utilisation potentielle du cadre règlementaire démontre que les policiers militaires du SNE peuvent toujours porter des accusations contre des juges militaires et faire en sorte que ces accusations soient soumises au DPM pour une poursuite éventuelle devant une cour martiale. Une telle manière de procéder est tout à fait conforme à la LDN et à ses règlements et, en l’absence d’une acceptation du droit établi dans Pett, pourra nul doute être approuvée par les conseillers juridiques impliqués. Ceux-ci font partie de l’exécutif. Leur implication ainsi que l’acceptation ou non de leurs conseils n’influencent en rien la conclusion à laquelle j’arrive au niveau de l’impartialité judiciaire. Devant cette situation, je ne vois pas comment une personne raisonnable et bien informée puisse être pleinement rassurée que les juges militaires sont à l’abri de toute ingérence de la part de l’exécutif sur le plan disciplinaire.

 

Conclusion

 

[56]      Je me dois donc de conclure avec respect que la prémisse énoncée en introduction de l’analyse dans le dossier Jacques n’est pas entièrement exacte. La suspension et la disparition de certains instruments désignant un commandant pour fins disciplinaires n’ont pas pour effet de mettre les juges militaires à l’abri de toute ingérence de la part de la hiérarchie militaire. 

 

[57]      Bien qu’aujourd’hui l’autorité que constitue l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et l’autorité secondaire qui se trouvait au paragraphe 9 de l’OOFC 3763 soient en effet respectivement suspendues et disparues, il ne s’agit que d’un ordre du CEMD pour rétablir une chaîne hiérarchique permettant aux juges militaires d’être accusés et poursuivis. De plus, les mécanismes règlementaires actuels relatifs au dépôt et au renvoi des accusations permettent à un policier militaire du SNE d’accuser un juge militaire et de transmettre ces accusations au DPM. 

 

[58]      Selon moi, les juges militaires ne sont donc pas présentement à l’abri sur le plan disciplinaire. Ils peuvent être accusés et poursuivis en toute conformité avec les ORFC, sous le régime disciplinaire applicable aux officiers sans égard au processus disciplinaire judiciaire du comité d’enquête des juges militaires. Les juges militaires ont reconnu unanimement que cette situation constitue une violation du principe d’impartialité judiciaire. Je ne vois pas comment un observateur raisonnable et informé peut percevoir une telle situation comme étant conforme au principe d’impartialité judiciaire institutionnel sans que le DPM et le CEMD affirment clairement que ce qui est permis dans le contexte législatif et règlementaire actuel ne sera pas toléré en raison de l’acceptation du droit établi dans Pett.

 

L’impact de l’ordre de suspension du CEMD sur l’indépendance judiciaire

 

Jacques sur l’interprétation de l’ordre de suspension 

 

[59]      Après avoir établi la prémisse en introduction, l’analyse dans la décision Jacques porte sur le contenu de l’ordre de suspension du CEMD du 15 septembre 2020, en référant dès le départ à l’analyse réalisée dans Proulx. Mon confrère se dit d’avis que la manière dont le CEMD a formulé les éléments du texte du préambule à son ordre de suspension a pu causer de la confusion. Il est en accord avec l’affirmation dans Proulx à l’effet que ce qui compte, c’est l’impact d’un tel texte sur la perception qu’en aurait une personne raisonnable et bien informée concernant l’indépendance judiciaire des juges militaires.

 

[60]      Sur cette question de la perception qu’on peut avoir de l’ordre de suspension, on remarque une forte convergence entre les décisions Jacques et Proulx. Le paragraphe 78 de l’ébauche de la décision Jacques se lit comme suit :

 

« Il est vrai que le texte du préambule de l’ordre de suspension du CEMD peut laisser croire à une personne raisonnable et bien informée à l’existence d’une certaine forme de réticence de la part de la hiérarchie militaire à reconnaître le droit actuellement applicable concernant l’application d’un mécanisme spécifique examinant la conduite des officiers des FAC occupant la fonction de juge militaire. Il est vrai que c’est seulement neuf mois après que la cour martiale a rendu sa première décision sur la question, et après qu’elle a ordonné un arrêt des procédures dans quatre procès sur une période d’un mois, et sans référer au droit applicable en vigueur, que la décision de suspendre l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019 nommant un commandant pour les juges militaires concernant toute question disciplinaire a été communiquée. »

 

[61]      Par la suite, mon confrère rappelle que l’interprétation de l’ordre de suspension offerte dans Proulx ne tenait évidemment pas compte de la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763, survenue par la suite. Réitérant la prémisse à l’effet que l’OOFC 3763 repromulgué le 18 novembre 2020 a eu pour effet de mettre à l’abri les juges militaires de toute ingérence de la part de la hiérarchie militaire sur le plan disciplinaire, mon confrère ajoute que ce changement fait en sorte que le texte de l’ordre de suspension du CEMD doit être maintenant analysé dans ce nouveau contexte. On lit dans l’ébauche de la décision Jacques les affirmations suivantes:

 

« Dans le contexte actuel, la référence faite à l’OOFC 3763 dans l’ordre de suspension du CEMD doit maintenant être totalement ignorée par cette personne raisonnable;

 

En décidant de supprimer le paragraphe 9 de l’OOFC 3763, une personne raisonnable et bien informée peut maintenant percevoir que le CEMD a exprimé une reconnaissance du droit applicable, tel qu’établi par la cour martiale;

 

En abolissant toute possibilité pour la hiérarchie militaire de s’ingérer dans la gestion de la discipline à l’égard de la conduite des juges militaires en vertu du CDM, le CEMD a agi de manière non équivoque, ce qui a eu pour effet d’annihiler toute perception de la part d’une personne raisonnable et bien informée quant à une réticence quelconque de la part de la hiérarchie militaire de respecter le principe constitutionnel d’indépendance et d’impartialité dont les juges militaires doivent bénéficier au profit des personnes assujetties au CDM;

 

Analysant la question de la durée de la suspension de l’ordre du CEMD dans ce contexte modifié, il est clair que pour une personne raisonnable et bien informée, la décision de suspendre au lieu de simplement annuler l’ordre du CEMD daté du 2 octobre 2019 est une perspective tout à fait acceptable dans la mesure où l’autorité exécutive reconnaît par ses actions le droit actuellement applicable tout en utilisant légitimement les mécanismes judiciaires existants pour faire valoir son point de vue. »

 

Mes réserves sur l’impact de la présumée mise à l’abri des juges militaires

 

[62]      Tel que mentionné précédemment, je suis en désaccord avec la prémisse de la décision Jacques à l’effet qu’en raison de ses actions, la hiérarchie militaire n’a désormais plus de possibilité de s’ingérer dans la gestion de la discipline à l’égard de la conduite des juges militaires. Ce désaccord, pour les raisons mentionnées et démontrées précédemment, m’oblige à remettre en doute toute affirmation à l’effet qu’une personne raisonnable et bien informée conclurait que ces actions constituent une acceptation du droit établi par les juges militaires dans et depuis Pett. En effet, j’ai conclu au contraire que les juges militaires ne sont pas à l’abri de l’ingérence de l’exécutif en me basant sur des évènements récents et publics ainsi que sur la lecture d’articles des ORFC, des sources largement accessibles pour toute personne intéressée à s’informer sur la chose militaire.

 

[63]      Tel qu’expliqué précédemment lors des remarques sur la décision Proulx, les actions récentes de l’exécutif en ce qui concerne la suspension de l’ordre du CEMD d’octobre 2019 et la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 ne constituent que l’acceptation des énoncés de droit exprimés par les juges militaires et non l’acceptation que le droit qu’ils ont établi oblige l’exécutif à agir ou à s’abstenir d’agir d’une certaine manière. Seule l’acceptation du droit établi dans Pett à l’effet que les juges militaires ne peuvent être accusés et poursuivis par des acteurs de l’exécutif sous le régime disciplinaire applicable aux officiers est susceptible de respecter le principe constitutionnel d’indépendance et d’impartialité dont les juges militaires doivent bénéficier au profit des personnes assujetties au CDM.

 

[64]      Tel que mentionné dans Proulx et accepté par les juges militaires ayant précédemment condamné le manque d’action, c’est l’exécutif qui avait le fardeau d’agir. Je demeure d’avis que l’acceptation du droit établi dans Pett doit se faire de manière claire. Un geste qui révèle que l’exécutif prend simplement acte des décisions judiciaires sans aucun indice à l’effet que ces décisions lient l’exécutif dans ses actions en tant qu’énoncé de droit obligatoire n’est pas suffisant. Avec le plus grand respect pour l’opinion contraire, je ne vois aucun geste clair à cet effet dans l’ordre de suspension du 15 septembre 2020 et dans la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763.

 

Mes réserves sur l’interprétation de l’ordre de suspension

 

[65]      Ayant clarifié mon opinion en ce qui concerne la prémisse de la décision Jacques, il reste que je dois également exprimer avec respect mon malaise face au raisonnement qui mène à la conclusion que l’ordre de suspension doit désormais être interprété en transférant rétroactivement l’intention présumée motivant la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 le 18 novembre 2020 à l’intention présumée motivant la promulgation de l’ordre de suspension par le CEMD plus d’un mois plus tôt, le 15 septembre 2020. 

 

[66]      Acceptant que ce qui compte, c’est l’impact du texte de l’ordre de suspension sur la perception qu’en aurait une personne raisonnable et bien informée en ce qui a trait à l’impartialité judiciaire des juges militaires, il reste que la ligne entre cet impact et la présomption d’une intention est mince, tel qu’expliqué au paragraphe 57 de Proulx. Ceci étant dit, je ne vois pas comment on peut analyser l’ordonnance du 15 septembre 2020, soit la perception qu’elle suscite, à la lumière d’une ordonnance de repromulgation d’un ordre organisationnel pris plus de deux mois plus tard, le 18 novembre 2020.  

 

[67]      En effet, je ne vois pas comment une personne raisonnable peut totalement ignorer la référence faite à l’OOFC 3763 dans l’ordre de suspension du CEMD en raison du retrait subséquent du paragraphe 9, tel que suggéré dans Jacques, considérant les constatations suivantes :

 

a)         Une personne raisonnable qui s’avise de lire l’ordre de suspension du 15 septembre 2020 pour évaluer son impact sur l’impartialité judiciaire des juges militaires et y voit une référence à l’OOFC 3763 va se mettre à la recherche de la version de l’OOFC en vigueur le 15 septembre 2020. L’ordre de suspension n’a pas été modifié.

 

b)         Il me semble difficile d’opérer un transfert d’intention de reconnaître le droit applicable entre la repromulgation de l’OOFC 3763 et l’ordre de suspension. Le premier est promulgué par le Chef de programme (identifié par l’abréviation « C Prog ») agissant au nom du CEMD tel que précisé à son dernier paragraphe. Il s’agit bien sûr d’un exercice typique d’un pouvoir conféré au CEMD par une autre autorité tel que prévu aux articles 1.13 à 1.16 des ORFC. Ceci étant dit, il n’y a aucune preuve que le CEMD a contribué personnellement ou même vu l’OOFC modifié, alors que l’ordre de suspension est signé de sa main.

 

c)         L’absence de lien entre ces deux documents est aussi apparente lorsqu’on considère leur objet. L’ordre de suspension a pour objet de suspendre l’application d’un ordre établissant une chaîne hiérarchique facilitant la poursuite des juges militaires sous le régime disciplinaire applicable aux officiers alors que la repromulgation de l’OOFC 3763 sans le paragraphe 9 a pour effet de supprimer une route hiérarchique générale applicable à tout le personnel du Cabinet du JMC, similaire aux routes disciplinaires crées en lien avec d’autres militaires à l’effectif du QGDN. Aucune décision judiciaire n’a été rendue concernant une quelconque exemption du personnel militaire du Cabinet du JMC en lien avec le CDM. Comment peut-on présumer que la décision de repromulguer l’OOFC 3763 sans le paragraphe 9 opère une acceptation non équivoque d’un droit établi exclusivement en lien avec les juges militaires?

 

d)         Tel que mentionné au paragraphe 61 de Proulx, le fait que l’ordre d’octobre 2019 n’a pas été annulé tel que requis par les juges militaires, mais uniquement suspendu n’est pas déterminant en soi. Par contre, il s’agit d’un facteur permettant d’influencer la perception d’une personne raisonnable et bien informée. La décision de suspendre au lieu d’annuler l’ordre d’octobre 2019 déclaré invalide à de nombreuses reprises garde cet ordre en veilleuse, lui permettant d’être remis en vigueur sans autre formalité lorsque les conditions pour la levée de la suspension seront rencontrées, c’est-à-dire la décision finale sur les appels, peu importe le résultat. Cette constatation est claire dans le texte même de l’ordre de suspension et non le résultat d’une rédaction portant à confusion. Tel qu’expliqué dans Proulx, je ne crois pas qu’il s’agisse de l’expression d’une intention du CEMD de ne pas agir si les appels ne sont pas accueillis. Par contre, il ne s’agit pas non plus d’une acceptation du droit établi dans Pett. Au contraire, la décision de suspendre, ainsi que la formulation générale du préambule de l’ordre de suspension du 15 septembre 2020, transmettent un message à l’effet que l’exécutif s’attend à ce que les appels soient accueillis et que les choses reviennent à la normale. Je ne vois rien dans la repromulgation subséquente de l’OOFC 3763 le 18 novembre 2020 sans le paragraphe 9 qui puisse modifier cette perception. Il m’est difficile de croire que cette suspension, par définition temporaire, élimine tout doute dans l’esprit d’un observateur informé et raisonnable à l’effet de savoir si le droit établi dans Pett est accepté comme étant autoritaire.

 

[68]      Je crois que mon malaise repose sur le fait que je suis, avec respect, incapable de comprendre par quel mécanisme l’évaluation de l’impact de l’ordre de suspension peut être influencée par un document promulgué subséquemment, par une autre autorité à des fins et pour des raisons différentes. Je ne suis donc pas en mesure, à la lecture de l’analyse de la décision Jacques, de revisiter les conclusions auxquelles je suis arrivé dans le dossier Proulx en ce qui concerne l’impact du texte de l’ordre de suspension sur la perception qu’en aurait une personne raisonnable et bien informée en ce qui a trait à l’impartialité judiciaire des juges militaires.

 

Conclusion

 

[69]      Je suis d’avis que la décision Jacques renferme malheureusement des erreurs significatives. Avec respect, je crois que le chemin vers ces erreurs avait été tracé dès la conclusion de l’analyse dans le dossier Christmas, qui s’éloignait des conclusions énoncées dans Pett sur l’inutilité de déclarer des ordonnances d’application générale comme étant inopérantes si elles pouvaient capturer les juges militaires simplement en tant que membres d’un groupe visé. En identifiant un symptôme additionnel comme il fut fait quelques jours plus tard dans Proulx, Christmas s’y attaque par une déclaration d’invalidité au lieu de rester concentré sur la maladie qui afflige les cours martiales, soit l’assujettissement continu des juges militaires au régime disciplinaire administré par la hiérarchie militaire. Le choix de prononcer une déclaration d’invalidité du paragraphe 9 de l’OOFC 3763 a donné l’occasion à l’exécutif de supprimer le paragraphe en question lors d’une simple repromulgation de l’ordonnance, sans aucune admission spécifique sur l’applicabilité du droit établi dans Pett aux actions de l’exécutif. Je peux donc comprendre comment il était difficile par la suite de rétropédaler considérant que cela aurait demandé essentiellement d’identifier une nouvelle violation qui n’avait pas été décrite dans Christmas ou d’autres décisions précédentes.

 

[70]      Pour ma part, j’ai refusé de me limiter de la même manière et je suis donc en mesure de réitérer la position que je crois avoir adoptée avec une certaine constance dans Pett, et par la suite dans Iredale et Proulx.

 

[71]      J’ai mentionné au paragraphe 130 de Pett que l’objectif sous-jacent l’argument du DPM dans sa réponse écrite à l’effet que les juges militaires ne sont pas au-dessus des lois était plutôt de tenter de s’assurer que les juges militaires demeurent assujettis au processus disciplinaire applicable aux officiers des FAC qui est administré par la hiérarchie militaire avec les conseils et le contrôle effectif du Cabinet du Juge-avocat général. Depuis la sortie de Pett, les procureurs et les conseillers juridiques qui conseillent l’exécutif ont manifestement fait le minimum de concession et d’admission en lien avec le droit établi dans Pett de manière à éviter que les juges militaires ne fassent obstacle à la poursuite des procès par cour martiale en attendant que les choses reviennent au statu quo ante suite au processus d’appel. Cette position n’est pas illégitime et je n’ai aucun doute qu’elle est prise avec de bonnes intentions. Malheureusement, elle n’est pas sans risques, car la continuation de cet assujettissement est exactement ce qui génère un problème au niveau de la perception d’impartialité des juges militaires, tel que reconnu dans les décisions des cours martiales des derniers mois.

 

[72]      Je respecte la décision de ma consœur la juge militaire Sukstorf de se satisfaire du fait que l’ordre d’octobre 2019 ne soit plus en vigueur pour continuer à présider des procès. Ceci n’était pas suffisant pour mon confrère le juge militaire d’Auteuil, mais la suppression du paragraphe 9 de l’OOFC 3763, nul doute en réaction à sa déclaration dans Christmas, a constitué pour lui un gage suffisant de bonne foi pour influencer la perception d’ordres antérieurs. Je respecte sa décision également et je suis d’accord à l’effet qu’il s’agisse d’un geste de bonne foi. Par contre, ce geste est selon moi insuffisant pour régler la vraie question de l’assujettissement continu des juges militaires au processus disciplinaire administré par la hiérarchie militaire. En l’absence d’un énoncé clair de la part de l’exécutif à l’effet que le droit établi dans Pett s’impose, cet assujettissement doit amener une personne raisonnable et bien informée à conclure que les juges militaires ne bénéficient pas du degré d’indépendance et d’impartialité requis par la Charte au profit des personnes assujetties au CDM.

 

Suis-je lié par la conclusion ou la disposition adoptée dans Jacques ?

 

[73]      J’ai fait état dans la décision Proulx de l’importance du principe de courtoisie judiciaire pour les juges militaires. Mes collègues juges militaires ont fait de même. Sur cette question, l’avocat du requérant soumet que la courtoisie judiciaire ne tient plus depuis que le juge militaire d’Auteuil et moi avons décidé de nous écarter de la décision MacPherson et al. dans Christmas et Proulx respectivement. Le représentant du DPM me presse d’arriver essentiellement au même dispositif que mon confrère le juge militaire d’Auteuil dans Jacques, au risque de créer une crise dans l’administration des cours martiales.

 

[74]      Je crois fermement que le principe de courtoisie judiciaire demeure important même à ce stade du débat sur l’indépendance judiciaire des juges militaires. J’ai pris soin d’expliquer en détail son application aux paragraphes 71 à 83 de Proulx, en discutant spécifiquement de l’impact des décisions précédentes sur une requête similaire dans MacPherson et al. et Christmas. J’ai essentiellement conclu que ma décision contraire à MacPherson et al. était due à mon choix de procéder à l’analyse d’un élément qui n’avait, selon moi, pas été analysé dans ladite décision et qui a eu un impact direct sur sa disposition par ma consœur. En ce qui concerne Christmas, j’ai conclu que la courtoisie judiciaire était respectée considérant que j’arrivais au même dispositif, malgré le fait que j’y arrivais par un chemin différent, ce qui entre autres m’amenait à ne pas faire de déclaration d’invalidité. 

 

[75]      En ce qui a trait à la disposition que je devrais adopter dans la présente requête, je tiens à rassurer l’intimée que j’ai bien compris les appels pressants formulés quant aux conséquences pratiques d’une réticence de ma part de suivre le chemin tracé par les deux autres juges militaires qui se sont prononcés sur cette question en ce qui concerne l’administration de la justice militaire au niveau des cours martiales. Je suis présentement affecté à plusieurs dossiers qui traitent d’infractions diverses, alléguant des manquements opérationnels, de vol et recel, des malversations de nature sexuelle incluant des agressions sexuelles, et autres. Je suis conscient de l’impact pratique de ma décision, mais celui-ci n’est pertinent, selon moi, qu’en ce qui a trait aux raisons sous-jacentes au respect de la courtoisie judiciaire, c’est-à-dire l’exactitude et la stabilité du droit. 

 

[76]      La question juridique au cœur de la présente décision et de mon analyse repose sur un test objectif soit la perception d’une personne raisonnable et informée sur le statut des juges militaires en tant que tribunal indépendant et impartial. Ces questions ne sont pas personnelles au juge militaire qui est interpellé. C’est ce qui m’a permis de procéder avec le procès du caporal-chef Pett malgré mes conclusions sur l’indépendance et l’impartialité des juges militaires et qui m’a également permis d’entendre d’autres procès et rendre des décisions judiciaires depuis ce temps, lorsque la question de l’indépendance des juges militaires n’était pas soulevée. Il n’y a donc pas d’obstacle personnel à appliquer la courtoisie judiciaire dans le présent dossier.

 

[77]      Il demeure que la courtoisie judiciaire n’est pas absolue. Tel que mentionné dans R. c. Caicedo, 2015 CM 4018 au paragraphe 20, ce principe ne devrait pas être invoqué pour perpétuer des erreurs judiciaires. Considérant les réserves significatives que j’ai exprimées en ce qui a trait à l’analyse et aux conclusions dans la décision Jacques, il s’agit d’un facteur important à considérer. Je note également, tel que plaidé par le requérant, que la position que j’ai exprimée dans la présente décision et dans Proulx, en ce qui concerne l’acceptation du droit établi dans Pett comme étant la seule manière permettant le respect du droit des accusés devant les cours martiales, me permet d’interpréter de manière plus flexible le principe de l’autorité de la chose jugée et de la courtoisie judiciaire, considérant que la question en jeu est susceptible d’affecter les droits d’un citoyen garantis par la Charte. C’est du moins ce qu’une majorité de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (CACM) a décidé sur cette question précise au paragraphe 21 de l’arrêt Beaudry c. R., 2018 CACM 4, une décision renversée subséquemment par la Cour suprême du Canada, mais pas sur ce point et ce, malgré les arguments spécifiques d’un intervenant sur la question générale de la courtoisie judiciaire.

 

[78]      Je suis donc d’avis que dans les circonstances de la présente affaire, considérant les erreurs que je me suis senti respectueusement obligé de soulever en ce qui a trait à la décision Jacques, je me dois d’être cohérent avec la position que j’ai exprimée précédemment sur la protection des droits des accusés devant la cour martiale et de disposer du présent dossier d’une manière différente du résultat dans le dossier Jacques.

 

[79]      Je conclus donc que selon moi, le droit du sergent Cloutier à être jugé par un tribunal indépendant et impartial protégé par l’alinéa 11d) de la Charte, a été enfreint par l’obligation qui lui a été imposée de comparaître devant la cour martiale dans le présent dossier. L’intimée n’a pas avancé de justification pour cette violation en vertu de l’article 1 de la Charte.

 

Quel devrait être le remède approprié ?

 

[80]      La question du remède approprié a été discutée dans les dossiers rendus à l’été 2020 et plus récemment dans Christmas et Proulx. J’adopte l’analyse réalisée dans les dossiers Iredale et Proulx. Ce faisant, et pour les motifs exprimés à ces décisions, je suis d’avis que la force d’inertie milite fortement pour l’imposition d’un arrêt des procédures dans le présent dossier.

 

[81]      Ceci étant mentionné, il demeure que l’arrêt des procédures est le remède le plus sévère pour une violation des droits d’un accusé et doit être considéré avec soin, à la lumière des faits de chaque dossier, en s’interrogeant à savoir s’il existerait un remède moins drastique susceptible de remédier à la violation des droits observés sans causer autant d’effets collatéraux.

 

[82]      J’ai discuté avec l’avocat de l’intimé lors des plaidoiries de la possibilité de remèdes alternatifs tels que la récusation, l’ajournement et la possibilité de mettre fin à l’instance sans adjudication. Je ne crois pas que la récusation soit un remède approprié, car elle n’aurait pour effet pratique que de passer le problème à un autre juge, obliger les avocats à plaider de nouveau et amener un autre juge à décider de la requête d’une manière que certains pourraient qualifier de prévisible, laissant probablement le sergent Cloutier sans remède pour une ou plusieurs comparutions devant un juge militaire en violation de ses droits, du moins selon ma conclusion.

 

[83]      Concernant l’ajournement, il s’agit d’une option discutée dans le cadre du dossier Iredale, mais rejetée pour les raisons exprimées au paragraphe 56 de cette décision. Je crois que la situation est similaire aujourd’hui. L’avantage de l’ajournement serait en théorie de donner à l’exécutif une période de temps pour considérer encore une fois la solution de reconnaissance du droit établi dans Pett que je propose, l’adopter et revenir devant moi en pouvant plaider que cette reconnaissance a été fournie, permettant donc la poursuite du procès. Par contre, je dois éviter de spéculer. Devant moi, l’avocat de l’intimée n’a donné aucune indication à l’effet qu’une telle reconnaissance était envisageable, choisissant en toute logique de plaider que je devais suivre la solution adoptée dans la décision Jacques. Dans ces circonstances, je ne suis pas convaincu de l’avantage d’un ajournement qui serait susceptible que de générer une apparente confrontation entre l’exécutif et le judiciaire, au moins un de ses représentants, ce qui n’aide en rien l’administration de la justice et en plus n’offre aucun remède tangible au sergent Cloutier.

 

[84]      J’ai donc considéré la possibilité de mettre fin à l’instance sans adjudication. Cette solution moins drastique offre tout de même une réparation tangible au sergent Cloutier, tout en permettant de reconnaître les gestes positifs portés par l’exécutif depuis la décision Proulx, en ce qui concerne la réponse à la décision du juge militaire d’Auteuil dans Christmas. Mon espoir est que l’on arrive à une réponse positive similaire dans le présent dossier. Ceci permettrait d’envisager que les dossiers au calendrier pour les prochains mois puissent se conclure par une détermination finale sur les accusations, un résultat qui bénéficie autant la poursuite que les accusés. En même temps, je dois tenir compte du fait que l’exécutif puisse vouloir s’en tenir à la position légitime adoptée jusqu’à présent de ne pas admettre la force obligatoire du droit établi dans Pett. En mettant fin à l’instance, je permets à l’intimée de bénéficier d’un droit d’appel immédiat et en même temps je lui donne l’opportunité de pouvoir tenter une réinitialisation de sa poursuite dans l’éventualité d’un changement à court ou moyen terme dans l’état du droit ou des faits.

 

[85]      C’est la solution que je privilégie. Je suis d’avis que ce débat peut être clos de manière simple et non dispendieuse en efforts et en coûts. Si, comme plaide l’avocat de l’intimé, le juge militaire d’Auteuil a raison d’affirmer que le CEMD a exprimé une reconnaissance du droit applicable, il ne sera pas difficile pour le CEMD et le DMP ou son représentant de l’affirmer clairement au prix de se répéter. Je n’ai pas l’intention de déroger à la position adoptée jusqu’à présent à l’effet que je ne prescris pas de méthode précise pour procéder. Tel que mentionné dans cette décision, le message doit être clair, peu importe le médium. Je tiens par contre à mentionner que je ne m’attends pas à être interpellé directement : la question de l’indépendance des juges militaires n’est pas personnelle à moi. Elle appartient aux justiciables du CDM et au public.

 

Remarques finales

 

[86]      La situation dans laquelle je me trouve est difficile, considérant que je crois de mon devoir de me positionner en porte-à-faux par rapport à deux collègues que j’estime. Il y a beaucoup de zones d’entente entre les juges militaires. Autant mon confrère que ma consœur ont reconnu que la situation qui permet à des militaires membres de l’exécutif d’accuser et de poursuivre un juge militaire en fonction par l’entremise du système disciplinaire applicable aux officiers des FAC et administré par la hiérarchie militaire viole le principe d’impartialité, une composante essentielle de l’indépendance judiciaire. Ils ont également reconnu qu’un juge militaire pouvait déclarer l’état du droit sur cette question, une telle déclaration imposant à l’exécutif un devoir de réagir de manière adéquate pour dissiper toutes inquiétudes quant à la confiance que le public et les personnes assujetties au CDM peuvent avoir concernant l'impartialité de la magistrature militaire.

 

[87]      Par contre, je suis d’avis avec respect qu’ils se sont tous deux dits satisfaits de solutions partielles qui règlent des symptômes ponctuels du manque d’indépendance sans s’attaquer à la vraie cause de la maladie. Mes deux collègues veulent, comme moi, présider les cours martiales au fond comme avant ce débat difficile. Leur analyse révèle qu’ils ont décidé de saisir ce qu’ils ont considéré comme étant des rameaux d’olivier tendus par l’exécutif. Je les comprends et je respecte leurs décisions. Il aurait été possible pour moi de faire de même et de trouver un moyen de distinguer la situation actuelle de celle que j’ai analysée dans Proulx en novembre 2020.

 

[88]      J’ai choisi un chemin qui pourrait être perçu comme révélant une certaine rigidité dans mon approche. Cette rigidité est proportionnelle à la force de ma conviction que de soumettre les juges militaires à un régime disciplinaire administré par la hiérarchie militaire, incluant des membres de l’exécutif qui témoignent et plaident devant eux, est incompatible avec l’impartialité judiciaire. Je n’éprouve aucune satisfaction personnelle à mettre fin à des instances et à être en conflit apparent avec des membres de l’exécutif que je respecte et qui ont des objectifs similaires aux miens en ce qui a trait à la bonne administration de la justice. Il n’est jamais facile de défendre les libertés fondamentales par le biais d’idées nouvelles qui ne sont pas universellement acceptées pour des raisons légitimes. Il s’avère que c’est mon devoir. Je demeure convaincu que mes conclusions et la disposition de cette affaire de la manière que je propose constituent la meilleure manière d’administrer la justice et d’inciter les changements qui, selon moi, s’imposent.

 

[89]      Pour être clair, dans l’état présent du droit, il n’y a rien qui empêche un policier militaire du SNE qui entend ce que je suis en train de dire de former une perception raisonnable que mes propos constituent un comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline, de rédiger des accusations en lien avec cette perception et de porter ces accusations lors de ma prochaine visite dans une base militaire, ce qui lui permettra de soumettre ces accusations à un commandant qui, par sa chaîne de commandement, permettra au DPM d’être saisi du dossier et assigner un de ses procureurs pour me poursuivre dans un procès où je risque l’emprisonnement. Je suis parfaitement conscient que le professionnalisme et la bonne foi de nos policiers militaires et nos procureurs vont nul doute empêcher ce scénario catastrophe de se matérialiser, mais la Cour suprême du Canada nous enseigne que les droits des justiciables ne peuvent reposer que sur la bonne foi des poursuivants. Le scénario fictif dont je viens de faire état, digne des régimes les plus autoritaires, est possible dans le cadre législatif et règlementaire actuel au Canada. Je me dois d’être d’accord avec l’avocat du requérant à l’effet que cette situation défie le bon sens. J’ai la conviction profonde que la décision que je rends aujourd’hui va aider à ce que cette situation change, et ce, à un coût raisonnable. 

 

POUR TOUTES CES RAISONS, LA COUR :

 

[90]      ACCUEILLE en partie la requête.

 

[91]      DÉCLARE que le droit du sergent Cloutier à un procès par un tribunal indépendant et impartial prévu à l’alinéa 11d) de la Charte a été violé.

 

[92]      DÉCIDE, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, de mettre fin à l’instance sans adjudication.

 

[93]      REJETTE les autres demandes de déclaration formulées par le requérant.


 

Avocats :

 

Major B.L.J. Tremblay, Service d’avocats de la défense, avocats du sergent J.R.S. Cloutier, le requérant

 

Lieutenant-colonel D.G.J. Martin, major H. Bernatchez, major E. Baby-Cormier, représentants du directeur des poursuites militaires, avocats de l’intimé

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