Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 6 février 2023

Endroit :
12 janvier 2023, 19-20 janvier 2023 et 2 février 2023 : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC)
6 février 2023 : 14e Escadre Greenwood, édifice 221, promenade Administration, Greenwood (NÉ)

Langue du procès : Français

Chef d’accusation :
Chef d’accusation 1 : Art. 130 LDN, agression sexuelle (art. 271 C. cr.).
Résultats : Fin de l’instance sans adjudication.

Contenu de la décision

AUDITION DEVANT UN JUGE MILITAIRE

 

Référence : R. c. Brousseau, 2023 CM 4005

 

Date : 20230303

Dossier : 202226

 

Procédure préliminaire

 

Centre Asticou

Gatineau, Québec, Canada

 

 

Entre :

 

 

Caporal-chef V. Brousseau, requérant

 

- et -

 

Sa Majesté Le Roi

 

Requête entendue et décision rendue à Gatineau (Québec) le 2 février 2023.

Motifs écrits de la décision sortis à Gatineau (Québec) le 3 mars 2023.

 


 

DÉCISION SUR REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES

 

Introduction

 

[1]               Le caporal-chef Brousseau fait face à une accusation d’agression sexuelle portée en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale (LDN) alléguant une violation de l’article 271 du Code criminel. Les faits allégués se seraient déroulés le 30 juin 2018 dans une résidence privée près de Comox, en Colombie-Britannique où l’accusé et la plaignante étaient affectés dans le cadre de leur service au sein des Forces armées canadiennes (FAC).

 

[2]               L’avocat du caporal-chef Brousseau a signifié le 30 janvier 2023 un avis de requête alléguant une violation des droits de son client protégés par l’article 7 de la Charte Canadienne des droits et libertés en raison d’un abus de procédure prétendument révélé par l’inconduite de la poursuite. En guise de réparation, l’avis précise qu’on demande au tribunal d’ordonner une suspension d’instance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, une expression que la défense assimile à un arrêt des procédures, tel que clarifié à l’audience.


 

[3]               L’avis de requête sollicitant une audition au plus tard à la date, l’heure et au lieu précisé à l’ordre de convocation de la cour martiale, le tribunal a ordonné que l’audition ait lieu au Centre Asticou à Gatineau dans l’après-midi du jeudi 2 février 2023. En exerçant son pouvoir de gestion de la sorte, le tribunal visait d’une part à donner assez de temps à la poursuite pour préparer sa réponse et d’autre part de prévoir assez de temps pour que les membres du comité de la cour martiale générale puissent être avisés de ne pas voyager si une décision devait être prise à l’effet que le procès ne puisse débuter comme prévu. En effet, au moment de l’audition de la requête, le caporal-chef Brousseau devait être jugé devant une cour martiale générale présidée par le juge militaire soussigné à partir de lundi le 6 février 2023 à la Base des forces canadiennes (BFC) Greenwood, en Nouvelle-Écosse, soit quatre jours après l’audition de la requête.

 

[4]               L’audition de la requête a eu lieu tel que prévu dans l’après-midi du 2 février 2023. Le requérant a présenté sa preuve, incluant l’interrogatoire et le contre-interrogatoire du caporal-chef Brousseau. L’intimée n’a pas présenté de preuve. Suite aux plaidoiries, j’ai annoncé que la requête était accueillie en partie et que je mettais fin à l’instance sans adjudication avec motifs à venir. La présente décision expose ces motifs.

 

Contexte

 

[5]               Cette requête alléguant une inconduite de la part de la poursuite s’inscrit dans un contexte spécifique qu’il y a lieu d’expliquer.

 

[6]               L’accusation dans le présent dossier a été portée le 16 septembre 2021 par un policier militaire du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) suite à une plainte formulée au début de mars 2021 par T.M. Un acte d’accusation initial, en anglais, a été signé le 22 mars 2022 et l’acte d’accusation actuel, en français, a subséquemment été signé le 5 mai 2022, signalant le début formel des procédures devant la cour martiale.

 

[7]               Le 16 décembre 2022, la défense a signifié un avis pour demander la tenue d’une audience pour déterminer s’il pouvait être admis en preuve que la plaignante aurait eu certaines activités sexuelles consentantes avec l’accusé antérieurement aux activités qui sont le sujet de l’accusation ainsi que certains détails en lien avec ces activités antérieures et ce, conformément au paragraphe 276(2) du Code criminel.

 

[8]               Après avoir décidé le 12 janvier 2023 que la demande de la défense en lien avec les activités sexuelles antérieures était recevable, en ce qu’elle rencontrait les exigences minimales de l’article 273.93 du Code criminel, le tribunal a tenu une audience à huis clos le 19 janvier 2023 en présence des parties et de l’avocat de la plaignante, conformément à l’article 278.94 du Code criminel, en vue de décider si la preuve relative aux activités sexuelles consentantes antérieures était admissible. Le lendemain de cette audience, la requête de la défense a été accueillie.

 

[9]               Dans une décision rendue oralement en présence des parties le 20 janvier 2023, le tribunal a motivé sa décision tel que requis au paragraphe 278.93(4) du Code criminel, concluant que les relations sexuelles antérieures à certaines dates précises constituent des faits qui doivent être admissibles au procès et que l’existence d’un mode de comportement lors de ces relations sexuelles antérieures constituent également des faits qui doivent être admissibles au procès. Dans le cadre de cette décision, à la toute fin, le tribunal a prononcé les mots suivants ou des mots au même effet :

 

[…] la manière d’admettre la preuve sera importante, que ce soit la preuve de ou de la passivité de la plaignante.

 

J’invite les avocats à lire le paragraphe 75 de l’arrêt Goldfinch qui traite de la possibilité d’entrer une preuve d’activités sexuelles par un énoncé conjoint des faits et j’invite les avocats non seulement à considérer cette option mais à prendre en compte qu’il s’agit de l’option que je considère fortement comme étant préférable, gardant à l’esprit que je n’hésiterai pas à imposer cette solution en l’absence d’entente entre les parties. En effet, il s’agit d’une manière de mettre ces faits en preuve qui soit de nature à limiter significativement les effets préjudiciables de la mise en preuve de ces éléments sur la plaignante au procès. De plus, c’est une méthode susceptible de simplifier les procédures.

 

Je suis conscient du fait qu’il puisse être impossible d’arriver à un énoncé conjoint des faits sans communiquer avec la plaignante, une tâche qui incombera nécessairement à la poursuite. Il ne s’agit pas d’une fin de non-recevoir. La Cour suprême a d’ailleurs envisagé récemment la nécessité de communications avec les plaignants dans l’application des procédures applicables à l’admission de preuve d’activités sexuelles autres et de dossiers et a discuté brièvement de ces interactions plaignants-poursuite au paragraphe 175 de l’arrêt J.J.

 

[10]           Conformément à ces motifs, les parties ont participé à une conférence téléphonique le 24 janvier 2023 pour fournir au tribunal une mise à jour sur leurs discussions pour en arriver à la rédaction d’un énoncé conjoint des faits qui, considérant la nécessité de communiquer avec la plaignante et d’obtenir sa version sur les détails relatifs à ses relations sexuelles antérieures avec l’accusé, nécessite une mise à jour sur les démarches à cet effet. Tel qu’il sera expliqué plus en détail plus bas, la poursuite a alors mentionné qu’aucun procureur ne communiquerait avec la plaignante pour obtenir sa version des faits et donc qu’il n’y aurait aucune preuve d’activités sexuelles antérieures par énoncé conjoint des faits. Le tribunal a exprimé son insatisfaction et son incompréhension de la réponse et des raisons invoquées par la poursuite. La poursuite s’est vu conférer une période additionnelle pour réfléchir à son approche et une deuxième conférence téléphonique a été fixée au lundi 30 janvier 2023.

 

[11]            Lors de la conférence téléphonique du 30 janvier 2023, la poursuite a réitéré sa position à l’effet qu’elle ne communiquerait pas avec la plaignante et qu’il n’y aurait aucune preuve d’activités sexuelles par un énoncé conjoint des faits. Cette réponse a été reçue par un énoncé par le procureur de la défense à l’effet qu’il produirait la présente requête alléguant que la conduite de la poursuite constitue un abus de procédure justifiant une suspension d’instance et ce, malgré l’offre de la poursuite de pré-approuver une liste de questions qu’il pourrait poser à la plaignante au procès.

 

[12]           Conformément à l’intention annoncée lors de la conférence téléphonique du 30 janvier 2023, la défense a soumis son avis de requête dans la soirée du 30 janvier 2023, quelques heures après la conférence téléphonique. Malgré cela, le tribunal a émis une ordonnance le lendemain, 31 janvier 2023, conformément à ce qui avait été suggéré dans sa décision du 20 janvier 2023, à l’effet qu’il n’hésitera pas à imposer une solution en l’absence d’entente entre les parties, et tel qu’envisagé également en conclusion de la conversation téléphonique le 30 janvier 2023. Cet ordre énonce certaines observations du tribunal et formalise son intention d’être plus directif dans son approche en ordonnant à la poursuite de communiquer avec la plaignante, directement ou par l’entremise d’un policier, pour informer celle-ci verbalement du fait que des questions lui seront posées au procès sur les relations sexuelles consentantes qu’elle a déclaré avoir eu avec l’accusé; que le juge militaire désire explorer la possibilité que ces questions puissent être en privé de manière à ce que les faits puissent, si possible, être soumis par écrit au lieu de faire l’objet de questions pendant son témoignage devant la Cour en public; et qu’elle n’a pas à se plier à ces questions en privé si elle ne le désire pas.

 

[13]           Lors de l’audition de la présente requête le 2 février 2023, avec le consentement des parties, le tribunal a pris connaissance judiciaire du fait que la poursuite a signifié le matin même une requête pour obtenir une suspension de l’ordonnance du 31 janvier 2023 et un ajournement du procès en attendant que la Cour fédérale se prononce sur la demande de contrôle judiciaire qui aurait été présentée le 1er février 2023 pour contester la légalité de cette ordonnance. Je tiens à mentionner que le tribunal n’a pas pris connaissance de toute demande qui aurait été soumise à la Cour fédérale. Tout contenu relatif à une telle demande n’est donc pas pertinent à l’analyse dans le cadre de la présente requête.

 

[14]           Avant de débuter l’analyse de la requête de la défense je tiens à conclure les explications sur le contexte de la requête en précisant que le seul fait qui soit pertinent quant à mon analyse en lien avec l’ordonnance du 31 janvier 2023 est qu’elle a été faite et que la poursuite ne s’y est pas conformé. Je dois garder à l’esprit que la défense a signifié sa requête avant même que l’ordonnance soit émise. Cette ordonnance, tel qu’il a appert de son préambule et des discussions préalables les 24 et 30 janvier 2023, a été émis pour tenter de dissiper une incompréhension que la poursuite semblait avoir sur la signification de la décision orale du 20 janvier 2023 ainsi que sur ce que le tribunal s’attendait d’elle. En dissipant toute confusion possible, le tribunal espérait provoquer un développement positif, autant pour la plaignante que pour l’administration de la justice. Malheureusement, cela ne s’est pas matérialisé.

 

[15]           Bien que la question de déterminer si le pouvoir de gestion d’instance du tribunal s’étend aussi loin que d’imposer des démarches visant à arriver à ce que les parties puissent soumettre ces questions par un énoncé conjoint des faits, conformément à ce qui est envisagé aux paragraphes 75 et 98 de l’arrêt R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38 et par l’auteure Lisa Dufraimont dans son article R. v. Goldfinch and the Problem of Relationship Evidence, 55 C.R. (7th) à la page 282, soit fort intéressante, elle n’est pas pertinente à l’analyse de la présente requête. Pour être clair, bien que je considère qu’une réponse positive de la poursuite à l’ordonnance du 31 janvier 2023 aurait changé le cadre d’analyse de la présente requête, la réponse ultimement négative ramène les parties dans la même position qu’elles étaient lors de la conférence téléphonique du 30 janvier 2023.

 

[16]           C’est dans cet état d’esprit que l’analyse doit avoir lieu.

 

Analyse

 

La position des parties

 

[17]           Le requérant soutient que les représentants de la poursuite militaire ont commis une inconduite en faisant défaut et en manifestant l’intention de continuer à faire défaut de se conformer à la décision du tribunal du 20 janvier 2023. Cette décision reconnaissait que l’existence de relations sexuelles antérieures entre l’accusé et la plaignante pouvaient être admise en preuve au procès ainsi que le mode de comportement adopté lors de ces relations sexuelles antérieures. Pour le requérant, il s’agit de l’un des cas manifeste qui nécessite la sanction de la Cour par un arrêt des procédures considérant que la poursuite joue à l’autruche en ce qui a trait à la décision du tribunal et ne désire pas que les faits jugés pertinents soient révélés. Se faisant, elle se comporte de manière indigne d’un officier de justice en voulant éviter que ces faits nuisent à sa cause et à une victoire dont elle a terriblement besoin dans le contexte où la confiance en la justice militaire est à son plus bas. Cette inconduite cause un tort à l’accusé en ce qu’elle bafoue ses droits à être traité équitablement, surtout après qu’il se soit soumis au régime préalable à l’admission de la preuve d’actes sexuels antérieurs de bonne foi et que ce succès soit bafoué par la poursuite au mépris des règles élémentaires du « fair-play ».

 

[18]           Pour sa part, la poursuite répond que les droits de l’accusé sous l’article 7 de la Charte ne peuvent avoir été bafoués considérant qu’il a gagné sa requête préliminaire pour l’admission de la preuve et que celle-ci sera admissible au procès à venir. Mentionnant qu’elle est maître de sa preuve, la poursuite admet ne pas avoir voulu générer de preuve additionnelle pour les raisons qui ont été expliquées lors des conférences téléphoniques des 24 et 30 janvier 2023, soit parce qu’on a voulu privilégier la vie privée de la plaignante en lui évitant une intrusion inappropriée et qu’on ne juge pas utile d’obtenir des faits qui ne seraient pas pertinents et pour lesquels il n’était pas approprié d’obtenir un énoncé conjoint des faits.

 

Les questions en litige

 

[19]           À la lumière de la position respective des parties, je suis d’avis que la présente requête soulève essentiellement trois questions :

 

a)                  Premièrement, est-ce que la poursuite s’est comportée comme le prétend la défense?

 

b)                  Si oui, est-ce que deuxièmement ce comportement constitue un abus de procédure?

 

c)                  Finalement, s’il y a abus de procédure, est-ce que l’arrêt des procédures est la meilleure façon de remédier à cet abus ou existe-t-il une manière moins sévère d’y remédier?

 

Le droit

 

[20]           Avant de traiter plus directement de ces questions, je crois qu’il est utile de réviser les grands principes juridiques applicables. Le droit relatif à l’abus de procédure a été clarifié par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Babos, 2014 CSC 16, où il fut spécifié qu’un arrêt des procédures pour abus de procédure n’est justifié que dans les cas les plus manifestes. Deux types de conduite de l’État justifient un tel arrêt. Le premier concerne la conduite qui compromet l’équité du procès d’un accusé (la catégorie « principale »). Le second concerne la conduite qui ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle »).

 

[21]           La présente requête, principalement les actes prétendument répréhensibles allégués, sont de nature à menacer l’équité du procès selon l’avocat du requérant. Selon lui, le refus de se conformer au résultat décidé par le tribunal en ce qui a trait à l’application pour l’admission de la conduite sexuelle antérieure choque le sens du franc‑jeu et est susceptible de déséquilibrer l’équité du procès.

 

[22]           Je suis d’avis que cela serait le cas si le tribunal n’intervenait pas pour s’assurer du respect de sa décision du 20 janvier 2023. En l’espèce, le tribunal est intervenu, entre autre par ses propos aux conférences téléphoniques qu’il avait mandaté ainsi que par son ordonnance du 31 janvier 2023. Le tribunal aurait continué à insister pour que le procès demeure équitable si la présente requête n’avait pas été présentée. Conceptuellement, bien que la conduite dont il est question présente une menace, à terme, pour l’équité du procès, je suis plus à l’aise d’analyser la présente requête sous la loupe de la catégorie résiduelle, en tant que conduite qui risque de miner l’intégrité du processus judiciaire.

 

[23]           De toute manière, le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures est justifié est le même pour les deux catégories. Ce test comporte trois exigences : 1) il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue; 2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte; et 3), s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, d’une part, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d’autre part.

 

[24]           Il est important à ce stade de préciser que ce test doit être compris dans la perspective du système de justice civil où il a été développé et où il est généralement appliqué, comme c’était le cas dans l’arrêt Babos. Le contexte du système de justice militaire est différent en ce sens qu’une réparation alternative à l’arrêt des procédures s’offre parfois dans le système de justice militaire si les accusations devant la cour martiale sont aussi du ressort d’un tribunal civil. Le juge militaire peut dans ces cas mettre fin aux procédures en ce qui a trait aux tribunaux militaires en prononçant une suspension des procédures sans adjudication, ce qui est une réparation moindre à l’arrêt des procédures considérant qu’une juridiction civile pourrait ensuite prendre en charge le dossier sans que la règle du autrefois acquit s’applique. Le caractère approprié de cette alternative a été reconnu par la Cour d'appel de la cour martiale (CACM) dans la décision R. c. Wehmeier, 2014 CACM 5 confirmant ainsi une décision de la cour martiale à cet effet. Depuis, le juge militaire soussigné a utilisé ce remède, entre autre dans les affaires  R. c. Spriggs, 2019 CM 4002 (paragraphes 30 à 37) et R. c. Cloutier, 2020 CM 4013 (paragraphes 84 et 85).

 

[25]           C’est le remède qui a été choisi en l’espèce pour des raisons que j’expliquerai plus tard. Pour l’instant, il y a lieu de faire l’analyse des trois questions en litige à la lumière du droit et des faits.

 

Première question : le comportement de la poursuite est-il inapproprié?

 

[26]           Le requérant reproche à la poursuite de ne pas avoir accepté la décision du tribunal du 20 janvier 2023 suite au processus qu’il a suivi de bonne foi pour demander à ce que soit admissible en preuve le fait qu’il a eu des relations sexuelles consentantes avec la plaignante autres qu’au moment de l’infraction alléguée à certaines dates précises incluant l’existence d’un mode de comportement à ces occasions.

 

[27]           Les faits suivants sont pertinents à l’examen de cette question :

 

a)                   Tout d’abord, la poursuite a été claire, autant lors des deux téléconférences que devant la Cour lors des arguments sur la présente requête, à l’effet qu’elle avait pris la décision de ne pas contacter la plaignante pour discuter des faits pertinents aux relations sexuelles antérieures.

 

b)                  Lorsque confronté sur le pourquoi de cette décision, les procureurs ont fourni deux raisons : le caractère intrusif des questions à explorer avec la plaignante et l’absence de pertinence. Lors de la conférence téléphonique du 24 janvier 2023, le procureur adjoint a mentionné que les questions envisagées sur les relations sexuelles antérieures consentantes impliquant l’accusé étaient « intrusif dans sa vie » parlant de la plaignante et, en ce qui concerne l’allégation à l’effet que celle-ci était passive ou silencieuse lors de ces relations, le procureur adjoint a mentionné « Silencieux me semble que c’est un petit peu trop d’information quand ce n’est pas nécessaire » ajoutant « me semble c’est pas des informations dont on a besoin pour gérer la cause. Alors on a décidé de ne pas poser ces questions-là à Madame. » La procureure principale, plus tard lors de la même conférence téléphonique, a mentionné pour sa part que « on trouve que ça serait trop intrusif de procéder à une nouvelle déclaration pour poser des questions sur ses relations. Mais on est toujours du point de vue que ce n’est pas pertinent. »

 

c)                   La procureure principale a élaboré sur cette question de nouveau lors de la conférence téléphonique subséquente le 30 janvier 2023. En réponse à une affirmation à l’effet que la poursuite semble réticente à agir de manière conforme à la décision du 20 janvier 2023, la procureure a répliqué au tribunal que « le but de l’article 276 et toutes les procédures qui ont trait à ça on commence avec la présomption que ces informations-là sont présomptivement irrecevables. Et pendant les procédures en vertu de cet article-là, la plaignante n’est pas — on peut pas la forcer à témoigner. On peut pas forcer à c’que la plaignante réponde aux questions qui ont trait à ses activités sexuelles. Donc ça contredit tout le raisonnement derrière ces procédures; cette partie du Code criminel, d’opérer de la façon que vous suggérez. »

 

d)                  Lors de la présentation des arguments dans le cadre de l’audition sur la présente requête, la procureure de la poursuite a mis en garde le tribunal à l’effet que les commentaires faits lors des conférences téléphoniques sont généralement improvisées et que les mots utilisés ne doivent à être pris au pied de la lettre, précisant que finalement, une juste lecture du point de vue de la poursuite est que la préoccupation des procureurs est centrée sur la plaignante et le besoin d’éviter des intrusions injustifiables sur sa vie privée. Par contre, en qualifiant les intrusions de « injustifiables » dans le cadre de ses remarques préparées devant la Cour, la procureure confirme ce qui avait été dit spontanément lors des conférences téléphoniques antérieures, c’est à dire qu’elle s’oppose à la décision du tribunal à l’effet que les informations sont pertinentes et s’oppose à ce que ces informations soient obtenues de la manière demandée.

 

e)                   En plus des deux raisons sur le caractère intrusif des questions et l’absence de pertinence, les deux procureurs ont aussi fourni lors de la conférence téléphonique du 24 janvier 2023 ce qui s’apparente à une justification du bien-fondé de leur décision, mentionnant qu’ils ne voulaient pas créer une nouvelle déclaration qui donnerait lieu à des contradictions qui seraient exploitée en contre-interrogatoire, mentionnant que cela compliquerait la procédure. Suite à l’expression d’incompréhension du tribunal lors de la conférence téléphonique du 30 janvier 2023 à savoir comment la plaignante pourrait se contredire sur des faits qu’elle n’a pas abordé dans le passé, les procureurs n’ont pas insisté sur la question de contradiction par la suite.

 

[28]           Je précise que je suis conscient du fait que les procureurs ont mentionné à quelques reprises lors des conférences téléphoniques ne pas vouloir revisiter la décision du 20 janvier 2023. Par contre, je me dois de conclure dans le plus grand respect que ces affirmations sont des paroles en l’air : la justification que les deux procureurs ont offert pour ne pas communiquer avec la plaignante révèle qu’ils n’acceptent pas la décision de la Cour et ne désirent pas s’y conformer, choisissant implicitement de se garder l’option refaire le débat à la pièce pour chaque question que l’avocat de la défense pourrait poser ou vouloir poser en contre-interrogatoire de la plaignante.

 

[29]           En réitérant que l’information relative à la passivité de la plaignante était non pertinente et contraire au but de l’article 276 du Code criminel, la poursuite réitérait la position qu’elle a prise lors de son argumentation à l’audience ayant mené à la décision du 20 janvier 2023. En effet, l’argument principal de la poursuite était alors que la passivité ne peut pas constituer une manifestation de consentement et était donc non-pertinente. La décision du 20 janvier 2023 reconnait à deux reprises cet argument, le tribunal manifestant son accord avec le fait que la passivité n’est pas une manifestation de consentement. Par contre, le tribunal a immédiatement mentionné que cela n’était pas l’argument du requérant/défense et a expliqué pourquoi la passivité pouvait être pertinente dans les circonstances précises de ce dossier. Le tribunal a conclu, en se basant sur l’arrêt R. c. Darrach, 2000 CSC 46 de la Cour suprême du Canada, que l’existence d’un mode de comportement pouvait être pertinent et donc que les faits relatifs à un mode de comportement lors des relations sexuelles antérieures devaient être admissibles au procès pour assurer une défense pleine et entière.

 

[30]            La poursuite a donc eu une occasion de faire valoir ses arguments. Le tribunal a démontré les avoir entendus et compris. Ces arguments ont été analysés mais ont ultimement été rejetés pour des raisons qui ont été expliquées dans les motifs de la décision, tel que requis par notre droit. Il est, selon moi, non pertinent aux fins de l’analyse de la présente requête de revenir sur les motifs de la décision du 20 janvier 2023 pour les reproduire en détail ou pour fournir des explications supplémentaires, surtout que la décision suivait une audience à huit clos. Il est suffisant de rappeler que cette décision a été rendue conformément au processus établi au Code criminel. Autant les avocats au dossier que le tribunal ont fait de leur mieux dans le cadre du processus prévu à la loi pour arriver à une résolution qui soit juste et conforme au droit. Je ne suis pas d’avis que le tribunal est infaillible, que sa décision est parfaite et qu’elle devrait obtenir les louanges ou l’assentiment de toutes les parties sans réserves. Tel que mentionné par l’avocat de la plaignante lors de l’audience ultime, la question à trancher était difficile dans son contexte. Des personnes raisonnables peuvent être d’avis que cette décision est perfectible ou même erronée.

 

[31]           Ceci étant dit, une fois la décision rendue, le devoir des parties est de s’y conformer. La poursuite a soumis ses arguments et ils n’ont pas été acceptés. Son devoir est de réaliser cela et, considérant qu’il s’agit d’une décision préliminaire qui n’ouvre pas un droit d’appel, les avocats représentant la poursuite militaire doivent continuer leurs efforts en tant qu’officiers de justice de manière à préserver l’intégrité du procès et favoriser la recherche de la vérité, conformément à la décision et aux directives du tribunal qui a pour sa part le devoir de gérer l’instance de manière efficiente et équitable pour tous les participants, incluant les témoins et les membres du comité. L’intention du tribunal à cet égard a d’ailleurs été exprimée clairement à de nombreuses reprises, autant à l’audience sur l’admissibilité qu’au cours des conférences téléphoniques subséquentes.

 

[32]           En suggérant qu’elle refusait d’agir tel que demandé par le tribunal pour éviter d’être « intrusive » envers la plaignante, la poursuite fournissait une explication illogique et incompréhensible, en ce qu’elle exprimait son intention d’agir de manière plus intrusive que ce que recommandait le tribunal, forçant possiblement la plaignante à témoigner de faits personnels au procès, devant le comité de la cour martiale générale et le public au lieu que dans un cadre plus privé. En exprimant son opinion à l’effet que la preuve jugée admissible était néanmoins non inutile ou non pertinente, la poursuite proposait de prolonger indûment la durée du témoignage de la plaignante et le temps d’attente des membres du comité pendant que ces questions sont débattues et ce, de manière incompatible avec les directives du tribunal.

 

[33]           Je suis également d’avis que la demande de la poursuite de recevoir et d’approuver les questions de la défense à l’avance est incompatible avec la décision du tribunal qui a accepté les prétentions de la défense à l’effet que la preuve était pertinente. La poursuite n’est donc pas dans une position pour exiger que la défense refasse le débat pour chacune des questions qu’elle s’est vue reconnaître le droit de poser au nom du droit à une défense pleine et entière. Cette « offre » de la poursuite n’est pas non plus une mise en œuvre de l’intention du tribunal de faciliter les procédures considérant qu’elle est difficile sinon impossible à opérationnaliser en pratique. De plus, la mention des procureurs de la poursuite à l’effet qu’ils avaient communiqué avec l’avocat de la plaignante pour l’informer des discussions du 24 janvier 2023 ne veut strictement rien dire à la lumière de l’intention affirmée des procureurs que la plaignante ne soit aucunement sollicitée pour mettre en œuvre la décision du tribunal. Autant l’un que l’autre de ces « accommodements » suggérés par la poursuite sont des leurres qui transpirent la mauvaise foi. C’est avec raison que l’avocat de la défense a refusé fermement d’y donner suite.

 

[34]           Je me dois donc de conclure, à regret, que la poursuite s’est comportée de manière inappropriée autant en refusant d’accepter la décision du tribunal qu’en exprimant une intention de na pas se conformer à la lettre et à l’esprit de cette décision, manquant des lors à son devoir en tant qu’officier de la justice de collaborer avec le tribunal pour assurer une procédure équitable et efficiente.

 

[35]           Je tiens à préciser que je suis conscient qu’il n’est pas impossible qu’il ait pu y avoir des raisons ou circonstances valables pour que la poursuite ne puisse être en mesure de se conformer aux souhaits du tribunal. Par contre, lorsqu’interrogée sur le pourquoi de son intention de ne pas obtenir de précisions de la part de la plaignante sur les faits jugés admissibles, la poursuite n’a pas communiqué de raisons satisfaisantes et n’a ni même évoqué un quelconque privilège du poursuivant justifiant un refus ou une impossibilité de justifier sa position. Je suis d’avis que pour éviter toute conclusion défavorable à l’effet qu’elle s’est comportée de manière inappropriée, la poursuite devait fournir des raisons logiques et satisfaisantes. Elle a eu amplement d’occasions de le faire mais a choisi de s’abstenir.

 

Deuxième question : est-ce que la poursuite a commis un abus de procédure?

 

[36]           Pour déterminer cette question, l’arrêt Babos nous enseigne que le tribunal doit se demander si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice. Tel que mentionné par le juge Moldaver pour la majorité au paragraphe 35:

 

[…] il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions. Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice.

 

[37]           Le juge Moldaver cite ensuite l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 au paragraphe 36 de Babos à l’effet que :

  

Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l’État risque de continuer à l’avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société. Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi — la société ne s’offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu’une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister.

 

[38]           Tel que mentionné au paragraphe 38 de Babos :

 

[d]ans un cas relevant de la catégorie résiduelle, peu importe le type de conduite dont on se plaint, la question à laquelle il faut répondre à la première étape du test demeure la même : la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice?

 

[39]           La conduite répréhensible de la poursuite en l’espèce consiste en son refus d’accepter une décision du tribunal et d’exprimer son intention de ne pas se conformer à cette décision en ce qui a trait à des mesures précises visant à limiter les inconvénients pour la plaignante ainsi que pour les autres participants et membres du comité de la cour martiale générale à venir. Je suis d’avis qu’une telle conduite est troublante et indécente et ce, pour deux raisons.

 

[40]           Premièrement, en s’opposant à la décision du tribunal comme elle le fait, la poursuite adopte une attitude de partie litigante privilégiée pour qui les décisions judiciaires sont optionnelles ou négociables. Pourtant, l’accusé ne bénéficie pas de tels privilèges. Ceci est injuste.

 

[41]           Ce déséquilibre est particulièrement préoccupant dans le cadre de tout dossier impliquant un accusé en service militaire actif qui doit faire face à un procès en cour martiale. Dans le présent dossier, l’accusé a témoigné de plusieurs inconvénients qu’il a vécus et qu’il continue à vivre depuis juin 2021, en lien avec son statut de militaire actif sujet à une enquête et subséquemment accusé devant la cour martiale d’avoir commis une agression sexuelle. Certains de ces inconvénients sont les mêmes que tout autre accusé dans la même situation, entre autre le risque d’emprisonnement en cas de verdict de culpabilité qui l’ont amené à mettre en veilleuse des projets familiaux et financiers. D’autres inconvénients sont par contre uniques à sa situation de militaire actif : sa promotion prévue qui a été retenue en raison des circonstances et qui fait qu’il est essentiellement sous payé pour le travail qu’il accompli, ses relations compliquées avec ses supérieurs et surtout ses subalternes en raison de son statut, ses qualifications de technicien en recherche et sauvetage qu’il ne peut garder courantes et qui pourraient donc expirer avec des conséquences significatives sur ses revenus et finalement une mutation qui est suspendue.

 

[42]           Ces inconvénients ne sont pas inappropriés en soi et ne justifient pas une conclusion sur la présence d’un abus de procédure. Par contre, la présence de ces conséquences réelles pour l’accusé ajoute un élément de contexte important pour évaluer la conduite de la poursuite, autant du point de vue subjectif de l’accusé que celui, objectif, de tout autre justiciable bien informé. En effet, la preuve révèle que l’accusé, comme d’autres militaires actifs dans les mêmes circonstances, a dû se plier à des décisions unilatérales des autorités militaires qui lui sont défavorables, malgré qu’il se dit innocent et témoigne qu’il a espoir que la vérité sorte au procès. Dans ces circonstances et considérant tout ce qui est en jeu dans sa vie personnelle et professionnelle, l’accusé qui se voit assujetti à autant de contraintes de la part de la hiérarchie militaire est en droit de s’attendre à ce que le processus judicaire auquel il doit ultimement faire face et dans lequel il a placé autant d’espoir soit empreint de la plus stricte neutralité.

 

[43]           La première autorité indépendante et impartiale à qui il a affaire est le juge militaire qui doit présider son procès et dans les mains duquel il place son futur en grande partie. Après avoir participé de bonne foi à un processus visant à faire déclarer admissible un type de preuve qui ne l’est normalement pas et avoir entendu le tribunal reconnaître que dans son cas cette preuve doit être admise pour respecter son droit à présenter une défense pleine et entière, l’accusé est en droit de s’attendre à ce que cette décision qui lui est favorable soit respectée. C’est le contraire qui s’est produit ici. La partie qui le poursuit et qui représente pour lui une continuation de l’autorité de sa chaîne de commandement refuse de se conformer à la décision du juge militaire. Dans les circonstances, comment est-ce que l’accusé ne peut pas venir à croire que les dés sont pipés? Plus pertinent pour le test à appliquer est la question de comment une personne raisonnable et informée ne peut pas voir dans la conduite de la poursuite l’expression d’un déséquilibre des forces en présence qui menace l’intégrité du processus enclenché contre l’accusé?

 

[44]           Il est impossible de ne pas conclure que la conduite de la poursuite heurte le sens du franc‑jeu et de la décence, non seulement de l’accusé mais de n’importe quel membre de la société. Objectivement, il s’agit d’une conduite qui porte préjudice à l’intégrité du système de justice militaire. Lorsque l’État empêche les balances de la justice d’êtres égales au moment où le procès doit débuter, la confiance des justiciables est irrémédiablement compromise.

 

[45]           Deuxièmement, en s’inscrivant en faux contre la décision du tribunal, la poursuite refuse de participer à l’effort mandaté par la Cour pour faire en sorte que la preuve qui a été jugée pertinente puisse être présentée en minimisant les inconvénients pour la plaignante et les participants. Spécifiquement, la Cour a suggéré que la preuve puisse être introduite au moyen d’un énoncé conjoint des faits et a demandé à ce que les parties œuvrent à ce que cette solution puisse se matérialiser, parce qu’il s’agit de la manière la moins intrusive d’entrer la preuve d’activités sexuelles antérieures considérant l’alternative d’entrer cette preuve au procès, devant le comité de la cour martiale générale et le public. En refusant même d’envisager cette solution et en suggérant au contraire que la preuve jugée admissible était néanmoins inutile et/ou non pertinente, la poursuite annonce essentiellement qu’elle s’objectera à la pièce au procès, prolongeant donc indûment la durée d’un témoignage difficile de la plaignante et le temps d’attente des membres du comité.

 

[46]           Se faisant, la poursuite adopte non seulement un comportement qui est contraire à ses obligations en tant qu’officier de justice mais également d’une décision incompréhensible qui est, en l’absence de renseignements à l’effet contraire, contraire aux intérêts de la plaignante. Il est important de rappeler que celle-ci se dit victime d’une agression sexuelle qui a eu des répercussions significatives sur sa vie personnelle depuis 2018. Le tribunal propose une manière de mettre en œuvre une décision qui reconnaît exceptionnellement la pertinence d’une preuve difficile, de façon à ce que l’exercice soit le moins gênant possible pour la plaignante. Cette méthode exige qu’on approche la plaignante pour l’interroger sur les faits de manière à ce que les parties puissent arriver à rédiger et présenter au tribunal un exposé conjoint des faits clair et concis dont l’utilisation est susceptible de préserver l’intégrité du procès et favoriser la recherche de la vérité tout en protégeant le droit à la vie privée et la dignité de la plaignante. Malgré que cette méthode ait reçu l’approbation de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Goldfinch, non seulement au paragraphe 75, mentionné dans la décision du tribunal du 20 janvier 2023, mais également dans le paragraphe 98 des motifs concordants du juge Moldaver, un paragraphe mentionné par le procureur adjoint lors de la conférence téléphonique du 30 janvier 2023, la poursuite refuse de faire les efforts nécessaires pour faciliter cette mise en œuvre. Au contraire, par ses actions, la poursuite se positionne essentiellement pour exposer la plaignante à un contre-interrogatoire en public sur ces questions délicates.

 

[47]           Le tribunal peut prendre connaissance judicaire du fait qu’il existe une perception insistante au sein de la population à l’effet que le système de justice en général est excessivement exigeant envers les victimes et doit être plus attentif à leurs besoins. Ces préoccupations sont aussi pertinentes au système de justice militaire et ont fait l’objet de commentaires dans les rapports récents des juges Fish et Arbour sur l’administration de la justice militaire. À la lumière de ces préoccupations, je suis d’avis que la conduite inappropriée de la poursuite est choquante en 2023. Je ne peux la comprendre.

 

[48]           La conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès que je voudrais équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que la tenue d’un procès devant la cour martiale porterait préjudice à l’intégrité du système de justice militaire.

 

[49]           Ces deux raisons sont amplement suffisantes à mon avis pour me permettre de conclure que la conduite inappropriée de la poursuite en l’espèce constitue un abus de procédure. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que par sa nature, conduite répréhensible va être perpétuée par la tenue du procès. La tenue d’un procès devant la cour martiale dans les circonstances causera sans aucun doute un préjudice supplémentaire au système de justice militaire. Continuer avec la tenue d’un procès reviendrait à absoudre judiciairement la conduite reprochée.

 

[50]           Je tiens préciser que j’ai considéré les arguments énoncés par la poursuite à l’effet qu’autant sa décision de ne pas communiquer avec la plaignante que la mise en œuvre de l’intention du tribunal sur la manière de présenter la preuve d’activités sexuelles antérieures jugée admissible sont des questions du ressort de sa discrétion en tant que poursuivant et de partie qui conserve le contrôle sur sa preuve. Avec respect, je ne suis pas d’accord. La question du type de preuve qui est pertinent pour le comité de la cour martiale a été le sujet d’arguments en audience et à une décision judiciaire en conformité avec la loi. Il ne s’agit pas d’une question qui repose sur l’exercice d’une décision ou d’un choix de la poursuite. La manière de présenter cette preuve n’est pas du domaine du contrôle de la poursuite en tant que partie. Premièrement, bien que la plaignante soit le seul témoin que la poursuite désire appeler, ce témoin n’appartient pas à la poursuite pour autant. Les éléments de preuve en question ici ne sont pas non plus sous le contrôle de la poursuite : la preuve d’activités sexuelles antérieures est du domaine du contre-interrogatoire de la plaignante par la défense et de sa preuve par la suite, surtout l’interrogatoire de l’accusé lui-même, si bien sûr il choisit de témoigner. Les efforts du tribunal pour encadrer le mode de présentation de cette preuve délicate ciblent donc une preuve qui n’est pas du ressort exclusif de la poursuite. Dans les circonstances de la présente affaire, ces questions sont entièrement dans les limites du pouvoir du tribunal de gérer l’instance.

 

[51]           Ceci conclus mon analyse sur cette question. Je désire préciser que mon analyse ne tient pas compte des arguments du requérant à l’effet que la poursuite est animée par une soif inappropriée de gagner à tout prix, une situation qui peut avoir un lien avec les directives données par la ministre de la Défense nationale d'apporter des changements significatifs pour renforcer la confiance dans les FAC et le système de justice militaire dont il a été fait état au paragraphe 24 de l’avis de requête. En effet, bien que le comportement de la poursuite me soit incompréhensible, je ne crois pas pouvoir en déterminer la source sans m’adonner à des conjectures. En d’autres mots, quelque chose d’inédit s’est produit dans le présent dossier sans que je sois en mesure de déterminer exactement pourquoi. Ceci étant reconnu, je suis d’avis que je n’ai pas à déterminer les motifs ou la motivation des agissements de la poursuite pour rendre une décision sur la requête qui est devant moi. Ma conclusion sur la base des paroles prononcées par les procureurs et des gestes posés ou non posés dans le cadre du présent dossier est à l’effet que la poursuite s’est comportée de manière inappropriée et se faisant a commis un abus de procédure. C’est tout ce que mon devoir m’oblige à faire.

 

Troisième question : est-ce que l’arrêt des procédures est la meilleure façon de remédier à cet abus de procédure?

 

[52]           J’examine maintenant la deuxième étape du test. Conformément aux enseignements du paragraphe 39 de l’arrêt Babos, le tribunal doit s’interroger à savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice. Tel que mentionné ici-haut, lorsque l’opportunité d’ordonner l’arrêt des procédures se présente dans le contexte d’une cour martiale, l’application de cette étape est quelque peu différente, étant donné que le juge militaire doit déterminer si un arrêt de ces procédures pourrait empêcher la conduite de procédures dans les tribunaux civils de juridiction criminelle. Je note qu’au moment d’écrire, les tribunaux civils sont l’endroit où devraient être menés au Canada les procès pour agressions sexuelles, selon la ministre de la Défense nationale dont les paroles sont mentionnées à l’avis de requête et bien connues de quiconque s’intéresse à la justice militaire. Je reconnais par contre que la situation n’était pas aussi clairement établie au moment où les accusations ont été portées.

 

[53]           La situation actuelle où un abus de procédure a été établi et la possibilité d’un procès devant les tribunaux civils demeure est d’une certaine manière similaire à la situation qui avait cour lorsque j’ai rendu la décision Spriggs en janvier 2019. On se souvient qu’à l’époque, la CACM avait rendu une décision dans Beaudry c. R., 2018 CACM 4, à l’effet que les infractions civiles sujettes à une peine maximale de cinq ans ou plus ne pouvaient pas être poursuivies devant la cour martiale en tant qu’infractions à l’alinéa 130(1)a) de la LDN. La poursuite avait cessé une poursuite pour agression sexuelle contre le caporal Spriggs sous l’article 271 du Code criminel aux termes de l’alinéa 130(1)a) de la LDN pour immédiatement entamer une autre poursuite sous l’article 93 de la LDN, fondée sur les mêmes faits et la même preuve anticipée, de manière à compenser la perte de compétence découlant de l’arrêt Beaudry. J’ai jugé qu’agir ainsi constituait un abus de procédure. Bien que la situation actuelle ne constitue pas une perte de compétence comme dans Spriggs, il reste que dans les deux cas la juridiction de la cour civile demeure une option, même une option préférable selon les opinions qui circulaient à l’époque et de nos jours.

 

[54]           Tel que mentionné précédemment et conformément à ce que j’ai mentionné au paragraphe 33 de Spriggs, la CACM a reconnu dans R. c. Wehmeier, 2012 CM 1007 que mettre fin aux procédures engagées devant la cour martiale sans rendre de décision constituait une réparation convenable. Cette conclusion est importante à la deuxième étape du test de l’arrêt Babos qui requiert que le tribunal mette l’accent sur la détermination à savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l’avenir de la conduite reprochée à l’État. En effet, l'arrêt des procédures, qui doit être imposé que dans les cas les plus manifestes, écarterait la possibilité de procès dans le système civil de justice pénale.

 

[55]           Je suis d’avis que la réparation ou remède de la suspension des procédures sans adjudication est approprié en l’espèce considérant qu’il s’agit de la réparation minimale qui puisse s’attaquer efficacement au préjudice causé par le comportement inapproprié et abusif des représentants de la poursuite militaire en l’espèce. Dans le contexte de la catégorie résiduelle et d’un préjudice causé à l’administration de la justice militaire, le remède choisi s’attaque à ce préjudice en empêchant la poursuite militaire de continuer les procédures contre le caporal-chef Brousseau devant la cour martiale sans éliminer toute possibilité de poursuite future au civil.

 

[56]           L’avocat du requérant a fait référence au témoignage du caporal-chef Brousseau en plaidant que celui-ci a le droit de continuer sa vie en sachant que les poursuites possibles pour agression sexuelle en lien avec la plaignante sont définitivement derrière lui. Tel qu’il a été mentionné, le caporal-chef Brousseau et sa conjointe ont le droit de planifier un deuxième enfant, ont le droit de faire des projets de voyage et de déménagement sur une prochaine affectation. Je suis d’accord à l’effet que le caporal-chef Brousseau a témoigné de manière éloquente et crédible sur ces questions à l’audience et que ses affirmations n’ont pas été ébranlées par le contre-interrogatoire. Il reste que je dois demeurer conscient que tel que mentionné au paragraphe 39 de Babos, dans les cas qui relèvent uniquement de la catégorie résiduelle l’objectif n’est pas d’offrir une réparation à un accusé pour un préjudice qui lui a été fait par le passé. Il s’agit plutôt de voir si une réparation, autre que l’arrêt des procédures, permet au système de justice de se dissocier suffisamment de la conduite reprochée à l’État pour l’avenir. La cessation de la poursuite actuelle devant la cour martiale est selon moi de nature à atteindre cet objectif. C’est tout ce que le droit me permet de prendre en compte.

 

[57]             Bien que la mise en balance des intérêts effectuée à la troisième étape du test de l’arrêt Babos revête une importance accrue lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il demeure que la mise en balance n’est nécessaire que s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premiers volets du test. Ici, la pondération des intérêts effectuée à la troisième étape du test de Babos n’a pas à être effectuée, étant donné qu’il a été déterminé qu’une solution de rechange à l’arrêt des procédures était justifiée après avoir complété l’analyse des deux premières parties du test. Dans les circonstances où la décision ne consiste plus à déterminer quelle option entre l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès malgré la conduite reprochée protégerait le mieux l’intégrité du système de justice, cette troisième étape qui requiert une mise en balance perd de son importance. Je tiens à préciser qu’il pourrait y avoir des situations où il n’existe aucune alternative à une poursuite devant les tribunaux militaires. Dans ces cas, la logique de choisir comme remède une suspension des procédures devant la cour martiale sans adjudication pourrait disparaître si en pratique et à la lumière des faits ce remède était en tout point équivalent à un arrêt des procédures. Aucune preuve n’a été présentée à cet effet en l’espèce.

 

[58]           Ceci étant dit, je tiens à préciser que même si une mise en balance formelle ne soit pas nécessaire considérant que le choix n’est pas le même que celui auquel sont confrontés les juges civils tels que ceux dans Babos, il demeure que le tribunal a tenu compte des inconvénients potentiellement causés à l’administration de la justice par sa décision.  

 

[59]           Sans présumer de quoi que ce soit au sujet de la police civile ou des protocoles et des normes des poursuites, je ne crois pas en l’existence d’un processus magique permettant de transférer facilement les cas comme celui du caporal-chef Brousseau au système civil de justice pénale. L’infraction alléguée en l’espèce aurait eu lieu dans une résidence privée près de la BFC Comox, en Colombie-Britannique, il y a presque cinq ans, et met en cause deux francophones dont l’accusé qui sert présentement à l’autre bout du pays, en Nouvelle–Écosse. Une telle situation n’est pas atypique considérant que les membres des FAC sont généralement affectés pour des durées limitées dans des bases d’un bout à l’autre du pays. Bien que les faits allégués en l’espèce se soient déroulés dans le cadre d’une relation privée hors des lieux de service militaire, il demeure que l’intérêt des autorités militaires d’intenter des poursuites est réel et légitime lorsque des allégations mettent en cause l’intégrité sexuelle et, par conséquent, la dignité de l’un de ses membres. Les intérêts, priorités et ressources des services de poursuites locales, souvent établis dans les petites collectivités près des bases militaires, ne sont pas toujours aussi immédiats. En un mot, je suis conscient des difficultés que pourrait poser le fait d’intenter une poursuite contre le caporal-chef Brousseau devant un tribunal civil de juridiction criminelle et du fait que cette poursuite ne pourrait jamais se concrétiser.

 

[60]           Je suis également conscient des conséquences de la cessation des procédures pour la plaignante dans la présente affaire. Celle-ci était nécessairement consciente des procédures ayant mandaté un avocat pour la représenter en prévision de l’audition du 19 janvier 2023 dernier et elle s’apprêtait certainement à témoigner au procès dès le 6 février 2023. Elle sera probablement déçue de ne pas avoir la possibilité de soumettre sa plainte à la cour martiale, comme elle s’y attendait. Par contre, considérant les agissements de la poursuite, je demeure d’avis qu’il s’agit d’un bien faible prix à payer. La cessation des présentes procédures devant la cour martiale va empêcher qu’elle soit soumise à une procédure difficile qui est susceptible d’exposer des pans de sa vie privée inutilement à la curiosité du public considérant que les procureurs militaires refusaient obstinément de participer à un processus susceptible d’éviter ces inconvénients et de préserver sa dignité.

 

[61]           Je suis aussi conscient du fait que bien que l’intérêt de la société à ce que l’accusation d’une gravité significative soit jugée au fond est préservé par le remède choisi, il demeure que pour un temps le caporal-chef Brousseau va probablement continué à subir certains des inconvénients qu’il a décrit lors de son témoignage et que le moment qu’il désire le plus voir arriver, soit un verdict de non-culpabilité à son égard, est désormais incertain. Ceci étant mentionné, je suis d’avis que considérant la perte de confiance dont il témoigne avoir subi en lien avec le processus judiciaire et les agissements des procureurs militaires, la cessation des présentes procédures devant la cour martiale est un moindre mal pour lui, surtout que l’équité du procès était devenu incertain à ses yeux.

 

[62]           La plus grande préoccupation que je ressente en lien avec le remède choisi est que les actions de la poursuite suite à l’ordonnance du 31 janvier 2023 révèlent que les procureurs militaires cherchaient à ne pas avoir à se plier à cet ordre et demandaient à ce que le procès soit suspendu jusqu’à ce que la question de la légalité de l’ordre soit décidée par une autre autorité. Bien que la procureure ait refusé de répondre à une question du tribunal à cet effet lors de l’audition, il demeure que d’une certaine manière la poursuite obtient avec la présente décision ce qu’elle désire, en présumant qu’elle appellera de la présente décision devant la CACM. On pourrait conclure que de donner à la poursuite ce qu’elle désire alors que le tribunal a reconnu qu’elle avait commis un abus de procédure ne fera que bien peu pour restaurer la confiance en l’administration de la justice militaire, surtout dans l’esprit du principal intéressé, le caporal-chef Brousseau. Par contre, il serait inapproprié pour le tribunal de présumer où se situe précisément l’intérêt de l’accusé. C’est celui-ci et son avocat qui décident de ce qui est mieux pour eux. Ils auraient fort bien pu abandonner la présente requête s’ils étaient d’avis que leur intérêt supérieur était d’aller à procès dans l’espoir d’obtenir un acquittement après s’être objecté à la demande de remise demandée par la poursuite. Ils s’en sont remis au jugement de la Cour sur la présente requête et cette décision doit être respectée.

 

[63]           Le tribunal est confiant d’avoir fait son possible pour arriver à une résolution équitable dans le contexte d’une situation unique et difficile, en ce qu’il n’est jamais plaisant de devoir suspendre les procédures à quelques jours d’un procès, surtout en raison du fait que l’une des parties a démontré sa volonté de cesser de jouer selon les règles. Bien que certains puissent croire que l’administration de la justice militaire sort écorchée du présent épisode, je suis entièrement convaincu que s’il y a lieu, d’autres tribunaux compétents sauront se prononcer et que le processus judiciaire opérera de manière à rétablir la confiance des personnes raisonnables

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[64]           ACCUEILLE en partie la requête.

 

[65]           DÉCIDE, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, de mettre fin à l’instance sans adjudication.

 

 

 

 

 

« J.B.M. Pelletier, capitaine de frégate »

                                                                                                      Juge militaire


 

Avocats :

 

Major É Carrier, Service d’avocats de la défense, avocat du caporal-chef V. Brousseau, avocat du requérant

 

Le Directeur des poursuites militaires, tel que représenté par la capitaine de corvette J. Besner et le major D. Moffat, avocats pour l’intimé

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