Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 24 avril 2023

Endroit :

11 avril 2023 : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC)
24-27 avril 2023 et 29 mai-1 juin 2023 : Base des Forces canadiennes Halifax, salle d’audience, suite 505, 6080 rue Young, Halifax (NÉ)

Langue du procès : Français

Chefs d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 129 LDN, conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
Chef d’accusation 2 : Art. 90 LDN, absence sans permission.

Résultats :

VERDICTS : Chef d’accusation 1 : Retiré. Chef d’accusation 2 : Coupable.
SENTENCE : Un blâme et une amende au montant de 2000$.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE GÉNÉRALE

 

Référence: R. c. Lavoie, 2023 CM 4007

 

Date : 20230421

Dossier : 202243

 

Cour martiale générale

 

Salle d’audience du Centre Asticou

Gatineau (Québec) Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté le Roi, partie requérante

 

- et -

 

Caporal J. Lavoie, partie intimée

 


Requête entendue et décision rendue à Gatineau (Québec) le 11 avril 2023.

Motifs écrits distribués aux parties le 21 avril 2023 et ajoutés au procès-verbal à Halifax (Nouvelle-Écosse) le 24 avril 2023.

 


 

DÉCISION SUR REQUÊTE POUR ENTENDRE UN TÉMOIN PAR VIDÉOCONFÉRENCE EN L’ABSENCE DE CONSENTEMENT DES DEUX PARTIES

 

 

Introduction

 

[1]               Le caporal (Cpl) Lavoie fait face à deux chefs d’accusation pour Conduite (sic) préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale (LDN) et pour Absence sans permission contrairement à l’article 90 de la LDN. Son procès par cour martiale générale (CMG) doit débuter le 24 avril 2023 à la Base des Forces canadiennes (BFC) Halifax, en vertu d’un ordre de convocation signé par l’administratrice de la cour martiale le 16 février 2023. Par suite des discussions en conférences préparatoires impliquant le tribunal et les avocats des parties, il fut décidé que le comité de la CMG ne sera requis à Halifax que le 29 mai 2023, la semaine du 24 avril 2023 ayant été réservée pour entendre les requêtes préliminaires, certaines de nature du voir-dire, de manière à maximiser l’efficacité des procédures en présence des membres du comité plus tard.

 

[2]               La présente requête de la poursuite, une procédure préliminaire régie par l’article 187 de la LDN et l’article 112.07 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), vise à obtenir une ordonnance de la Cour permettant à l’un de ses témoins, le maître de 2e classe (M 2) Robinson, à témoigner à distance par vidéoconférence en l’absence de consentement de la défense. Un avis écrit détaillé daté du 23 février 2023 (Pièce PP1-1) explique la requête et les arguments qui la sous-tendent, demandant une audition et décision rapide considérant que le témoin envisagé, l’enquêteur principal au dossier, est présentement déployé avec le contingent des Forces armées Canadiennes (FAC) en Lettonie et, en cas de rejet de la requête, devra faire les arrangements nécessaires pour lui permettre voyager de la Lettonie à Halifax à temps pour l’audition des requêtes préliminaires le 24 avril 2023.

 

[3]               L’audience a été tenue partiellement à distance avec le consentement des parties en vertu de l’autorité conférée par l’article 112.64 des ORFC. Après avoir entendu les arguments de la poursuite/partie requérante, le tribunal a annoncé que la requête était rejetée avec motifs à venir. Voici donc ces motifs.

 

Les faits

 

[4]               Les seuls faits pris en compte par la Cour sont ceux consentis par les parties formellement et lors des plaidoiries ou qui sont du domaine de la connaissance judiciaire.

 

[5]               Il n’est pas contesté que la poursuite considère qu’elle doit faire entendre le M 2 Robinson, enquêteur principal du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC), autant dans le cadre des requêtes dans la semaine du 24 avril 2023 que dans le cadre du procès qui doit débuter devant le comité de la CMG le 29 mai 2023.

 

[6]               Selon le procureur, le témoignage du M 2 Robinson est nécessaire pour deux raisons. Premièrement, la poursuite désire que ce qu’elle qualifie de confession enregistrée de la part de l’accusé, en ce qui a trait à un voyage qu’il a fait de Cold Lake à Halifax, soit admise en preuve. Ceci nécessite la tenue d’un voir-dire pour établir le caractère libre et volontaire de cette déclaration donnée au M 2 Robinson alors qu’il enquêtait sur l’inconduite alléguée. La défense informe le tribunal que le caractère libre et volontaire de la déclaration est fortement contesté. Deuxièmement, le M 2 Robinson doit témoigner pour produire des messages textes qu’il aurait obtenu dans le cadre de son enquête, qui auraient été échangés entre l’accusé et sa supérieure hiérarchique, démontrant que son statut de congé avait changé à la suite de ce qu’il affirmait être un test positif pour la COVID-19. Le procureur mentionne que le témoignage du M 2 Robinson sur l’un et l’autre de ces aspects est essentiel à la preuve des infractions.

 

[7]               La défense admet que le M 2 Robinson est présentement déployé en Lettonie et ce, jusqu’au début juin 2023. Les parties ne se sont pas objectés à ce que le tribunal prenne connaissance judiciaire du fait que les contingents des FAC à l’étranger, dont celui en Lettonie dont le M 2 Robinson fait partie, sont équipés de moyens de communication modernes incluant la vidéoconférence qui pourrait être utilisée pour recueillir un témoignage dans le cadre d’une cour martiale au Canada.

 

La position des parties

 

[8]               La présente requête repose sur l’interprétation du paragraphe 112.65(1) des ORFC (ci-après l’article 112.65) qui se lit comme suit :

 

112.65 – CITATION DES TÉMOINS – PRÉSENCE À DISTANCE

(1) Le juge peut, avec le consentement du procureur de la poursuite et de l'accusé, ordonner qu'un témoignage soit recueilli en tout temps pendant les audiences de la cour martiale par tout moyen de télécommunication permettant au témoin de rendre son témoignage dans un lieu autre que la salle d'audience ainsi qu'au témoin, à la cour, au procureur de la poursuite et à l'accusé de se voir et de communiquer simultanément.

112.65 – APPEARANCE OF WITNESSES – VIDEO LINK

(1) Where the prosecutor and the accused person agree and the judge so orders, the evidence of a witness may be taken at any time during court martial proceedings by any means that allow the witness to testify in a location other than the courtroom and to engage in simultaneous visual and oral communication with the court, the prosecutor and the accused person.

 

 

[9]               La poursuite soutient que l’objet de cette disposition règlementaire est de conférer une discrétion au juge militaire faisant face à une demande d’entendre un témoignage à distance par vidéoconférence lorsque les deux parties consentent. En l’absence d’un tel consentement cependant, la poursuite plaide que l’article 112.65 ne s’applique pas. Le juge militaire est alors en mesure d’exercer les pouvoirs conférés à l’article 179 de la LDN pour permettre un témoignage par vidéoconférence nonobstant l’absence de consentement de l’une des parties et ce, en s’inspirant de l’article 4 des Règles militaires de la preuve prévoyant qu’une question non prévue dans les règles peut être déterminée par la loi s’appliquant devant un tribunal civil à Ottawa. Selon la poursuite, ceci permet alors à un juge militaire de recevoir la déposition du témoin qui se trouve à l’étranger par vidéoconférence conformément à l’article 714.2 du Code criminel.

 

[10]           En ce qui a trait à l’argument de la défense/partie intimée, bien que je n’aie pas eu à entendre de plaidoiries, je comprends que la défense soumet que sans son consentement, il n’y a aucune possibilité d’entendre un témoin par vidéoconférence, tel que mentionné à l’article 112.65. Je me suis abstenu de demander à l’avocat de la défense pourquoi il ne consentait pas à la demande de la poursuite considérant qu’à mon avis une telle question est non pertinente à l’analyse et donc inappropriée.

 

Analyse

 

Introduction

 

[11]           L’analyse de la question en litige devrait, à mon avis, commencer et se terminer par le langage clair utilisé à l’article 112.65. La solution est fort simple dans le cadre réglementaire actuel : l’article 112.65 confère au juge militaire le pouvoir d’entendre le témoignage d’une personne qui n’est pas présente dans la salle d’audience, prévoyant que le juge militaire, « peut, avec le consentement du procureur de la poursuite et de l'accusé, ordonner qu'un témoignage soit recueilli » par un moyen tel que la vidéoconférence. En anglais : « Where the prosecutor and the accused person agree and the judge so orders ». Évidemment, le mot « peut » confère une discrétion au juge. Cependant, cette discrétion est conditionnelle à la présence du consentement de la poursuite et de l'accusé. Sans consentement, il n’existe aucune discrétion pour ordonner qu'un témoignage soit recueilli par vidéoconférence. Toute autre interprétation aurait pour effet d’éliminer l’exigence de consentement que l’autorité règlementaire a expressément inclus au texte de l’article 112.65 et serait donc inappropriée.

 

[12]           Je ne suis donc en désaccord avec l’objet de l’article 112.65 suggéré par la poursuite en ce qui a trait à la zone discrétionnaire conférée par l’autorité règlementaire au juge militaire. Selon moi, l’absence de consentement des parties emporte l’absence de discrétion du juge militaire et donc la fin de l’analyse. Je suis également d’avis que l’article 179 de la LDN n’est d’aucun secours, encore moins l’article 4 des Règles militaires de la preuve et tout article du Code criminel.

 

[13]           Je vais maintenant tâcher d’expliquer la position que j’adopte, une démarche qui implique nécessairement d’expliquer pour quelles raisons je rejette les arguments de la poursuite.

 

Le point de départ de l’argument de la poursuite

 

[14]           Tel que mentionné précédemment, le point de départ du raisonnement de la poursuite est à l’effet qu’en l’absence de consentement de l’une des parties, l’article 112.65 ne s’applique pas et le juge militaire doit trouver ailleurs la discrétion dont il a besoin pour décider d’accorder ou non toute demande de témoignage par vidéoconférence. La poursuite soumet que l’article 112.65 offre un raccourci, pour que le juge permette plus facilement le témoignage en vidéoconférence lorsque les parties consentent. Si ce n’est pas le cas, le juge doit prendre la route la plus longue c’est-à-dire entendre la demande de l’une des parties et les arguments pour ou contre le témoignage par vidéoconférence pour juger si la demande est justifiée et donc s’il y a lieu pour lui ou elle d’exercer sa discrétion d’entendre un témoin par vidéoconférence tel que demandé.

 

[15]           Le procureur soutient son argument en citant les principes d’interprétation des lois expliqués par la Cour suprême du Canada,[1] et m’invite à considérer le contexte de la LDN et des ORFC qui comporte plusieurs exemples de situations où un témoignage peut être reçu hors cour. On cite le paragraphe 184(1) de la LDN sur le témoignage par commission rogatoire; l’article 112.33 des ORFC sur certains cas de témoignages à l’extérieur de la salle d’audience et les articles entrés en vigueur le 20 juin 2022 sur la protection de certaines personnes vulnérables incluant des dispositions tel que l’article 183.2 de la LDN permettant le témoignage à l’extérieur de la salle d’audience d’une personne âgée de moins de dix-huit ans ou qui pourrait éprouver de la difficulté à témoigner en raison d’une déficience mentale ou physique. On plaide que ces dispositions devraient rassurer le juge militaire à l’effet qu’il possède la discrétion requise pour permettre le témoignage par vidéoconférence nonobstant l’absence de consentement de la défense et qu’il devrait l’exercer en l’espèce, considérant qu’il ne s’agit que d’un témoignage hors cour parmi d’autres.

 

[16]           Le problème avec cet argument est qu’il ignore un élément de contexte fondamental et hautement pertinent pour l’analyse de la portée et de la signification de l’article 112.65, un principe juridique fondamental du droit militaire qui permet de comprendre ce que cette disposition accomplis exactement, c’est-à-dire son objet.

 

Le principe de base fondamental

 

[17]           En effet, on ne peut pas espérer analyser l’article 112.65 sans considérer le principe de base du droit militaire à l’effet qu’une cour martiale, en tant que cour statutaire ou « tribunal d’origine législative »[2], ne peut exercer que les pouvoirs qui lui sont conférés expressément par les lois et règlements ou par implication nécessaire. Ce principe a été reconnu notamment par le juge en chef Strayer de la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) dans R. v. Reddick, [1996] 5 C.A.C.M. 485 à la page 502, en référant aux motifs du juge Ritchie pour une Cour suprême du Canada unanime dans l’arrêt R. c. Doyle, [1977] 1 RCS 597 à la page 602.  Je note que le juge en chef Strayer a adopté dans ses motifs les termes « tribunal inférieur » pour décrire la cour martiale en opposition avec la cour supérieure qui possède des pouvoirs inhérents.

 

[18]           Donc, selon ce principe, une cour martiale n’a pas le pouvoir d’agir dans une situation particulière à moins qu’elle puisse s’appuyer sur l’attribution d’un pouvoir spécifique pour ce faire ou que ce pouvoir découle nécessairement de la raison d’être du tribunal, c’est à dire qu’il lui est nécessaire pour fonctionner comme une cour de justice.  Un exemple est le pouvoir de refuser une demande par un avocat au dossier de cesser d’exercer qui aurait menacé la poursuite des procédures, la situation discutée par la cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Cunningham, 2010 SCC 10 (Cunningham). C’est pour cette raison que les autorités règlementaires ont développé des articles des ORFC au fil des années pour fournir aux autorités compétentes, entre autres les juges militaires et les cours martiales, des outils pour traiter des situations changeantes susceptibles de survenir devant eux.

 

[19]           C’est exactement ce que l’article 112.65 fait. Devant les avancées technologiques et le développement d’un « moyen de télécommunication permettant au témoin, à la cour, au procureur de la poursuite et à l'accusé de se voir et de communiquer simultanément » l’autorité règlementaire a choisi d’octroyer au juge militaire le pouvoir de décider de recueillir un témoignage par une personne se trouvant à distance de la salle d'audience par l’un de ces moyens novateurs qui étaient à l’époque à leurs balbutiements.

 

[20]           Cependant, l’examen du texte règlementaire révèle que cet octroi de discrétion n’est pas absolu. Il vient avec un certain nombre de conditions qui découlent des mots utilisés : le témoignage doit être recueilli pendant les audiences de la cour donc enregistré et faisant donc partie du « procès-verbal »[3] comme tout autre témoignage; les quatre acteurs impliqués soit le témoin, la Cour, le procureur de la poursuite et l'accusé, incluant son avocat, doivent se voir et être en mesure de communiquer simultanément; et il doit y avoir consentement des parties.

 

[21]           Ce que nous connaissons maintenant sous le vocable « vidéoconférence » est nul doute un moyen de télécommunication qui rencontre les deux premières conditions plus techniques. Le fait que ce moyen de télécommunication est devenu banal plus de deux décennies plus tard n’élimine en rien la nécessité que la troisième condition, le consentement de la poursuite et de l’accusé, soit présente.

 

Les situations non prévues aux ORFC

 

[22]           L’argument de la poursuite suppose que l’utilisation de la vidéoconférence pour recueillir un témoignage en l’absence de consentement de la poursuite et de l'accusé est une situation non prévue permettant au juge de s’inspirer de sources externes pour y trouver et exercer une discrétion à cet effet. Pourtant, aucune mention n’a été faite de l’article 101.04 des ORFC dans l’argument écrit de la poursuite. J’ai soulevé la question lors de la plaidoirie du procureur et je crois qu’il serait donc utile d’expliquer le rôle de cet article, sa relation avec le principe de base du droit militaire que je viens d’expliquer et d’expliquer pourquoi il ne peut être utilisé pour soutenir l’argument de la poursuite dans les circonstances de la présente requête.

 

[23]           L’article101.04 des ORFC[4] se lit comme suit :

 

101.04 – CAS NON PRÉVUS AUX ORFC

Lorsqu'au cours de procédures intentées en vertu du code de discipline militaire se produit une situation que ne prévoient ni les ORFC ni les ordres ou directives donnés aux Forces canadiennes par le chef d'état-major de la défense, on suit la méthode qui semble la plus susceptible de rendre justice.

101.04 – CASES NOT PROVIDED FOR IN QR&O

When in any proceedings under the Code of Service Discipline a situation arises that is not provided for in QR&O or in orders or instructions issued to the Canadian Forces by the Chief of the Defence Staff, the course that seems best calculated to do justice shall be followed.

 

[24]           L’article 101.04 des ORFC est important parce que l’application du principe à l’effet qu’une cour statutaire ou « tribunal d’origine législative » ne peut exercer que les pouvoirs qui lui sont conférés expressément ou par implication nécessaire est susceptible de causer des difficultés d’ordre pratique pouvant empêcher un organe tel une cour martiale de fonctionner conformément à l’objectif du régime législatif qui l’a créé. En effet, la notion de « pouvoir conféré par implication nécessaire » est subjective et complexe, tel qu’illustré par les causes telle que Cunningham[5]. Les autorités règlementaires ont donc prévu une échappatoire permettant d’éviter toute incertitude, permettant à une cour martiale d’agir dans les situations non prévues. L’article 101.04 n’est pas une exception au principe de base mais bien une confirmation de ce principe qui le renforce tout en permettant aux cours martiales de pouvoir agir dans un éventail de situations que l’autorité règlementaire ne peut toujours prévoir.

 

[25]           Donc, l’article 101.04 des ORFC peut être utilisé lorsque qu'au cours de procédures intentées en vertu du code de discipline militaire se produit une situation non prévue aux ORFC. Qu’en est-il de son application pour permettre un témoignage à distance par vidéoconférence dans le cadre de la présente requête?

 

Le témoignage à distance par vidéoconférence est prévue aux ORFC

 

[26]           La question à laquelle je dois répondre à la lumière de la requête qui m’est soumise est de déterminer si oui ou non je devrais permettre à un témoin de rendre son témoignage à distance de la salle d'audience, spécifiquement par vidéoconférence. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une situation non prévue aux ORFC. Il s’agit exactement de la situation que prévoit l’article 112.65. Donc, je ne suis pas dans une situation non prévue qui me permettrait d’utiliser le pouvoir conféré par l’article 101.04 pour suivre « la méthode qui semble la plus susceptible de rendre justice. » Faire cela équivaudrait à m’auto-conférer un pouvoir que je ne possède pas.

 

[27]           Cela étant mentionné, je dois répondre à l’argument implicite de la poursuite, en fonction de l’article 101.04 des ORFC, à l’effet que la situation devant moi est celle plus précise de déterminer si oui ou non un témoignage par une personne à distance de la salle d’audience devrait être recueilli par vidéoconférence en l’absence de consentement de la part de l’une des parties.

 

[28]           Sous cet angle, la question repose sur la détermination de la situation précise devant moi. Il est tout de même incongru que la poursuite me demande de conclure que l’article 112.65 ne s’applique pas en définissant la situation spécifique devant moi par l’absence de consentement, une condition prévue à l’article 112.65 lui-même. Sur cette base, l’interprétation suggérée par la poursuite pourrait très bien mener à conclure que l’article 112.65 ne s’applique pas en l’absence d’autres conditions fixées par cet article. Par exemple, j’imagine que la poursuite est d’avis qu’une demande pour entendre un témoignage par téléphone ne serait pas régie par l’article 112.65, considérant qu’une autre condition prévue à cet article, soit d’utiliser moyen de télécommunication permettant au témoin, à la Cour, au procureur de la poursuite et à l'accusé de se voir, n’est pas présente.

 

[29]           Avec respect, la poursuite offre un argument circulaire qui peut être mis de côté par une analyse de l’objet même de l’article 112.65.

 

La détermination de l’objet de la disposition

 

[30]           En effet, le droit applicable à l’interprétation des lois établi par la Cour suprême du Canada entre autres au paragraphe 26 de l’arrêt Bell ExpressVu[6], est à l’effet qu’il faut « lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».

 

[31]           Tel que je viens d’expliquer, l’intention du législateur dans le contexte du principe de base de droit militaire applicable aux cours martiales est de permettre à un juge militaire de recevoir le témoignage d’une personne qui se trouve dans un lieu autre que la salle d'audience sous certaines conditions. C’est d’ailleurs ce que le titre de l’article 112.65 « Citation des témoins – présence à distance » démontre.

 

[32]           La poursuite plaide que l’objectif visé par l’autorité législative se limite à prévoir une discrétion pour un juge militaire de permettre un témoignage par vidéoconférence seulement lorsque les parties y consentent. Une telle description de l’objet de l’article 112.65 est indûment restrictive. Tel que mentionné par le juge Cromwell, rédigeant les motifs de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Moriarity 2015 CSC 55 aux paragraphes 24 à 33, l’objectif du législateur doit être déterminé par une analyse du contexte global de la disposition et énonce l’idée maîtresse du texte de loi en termes précis et succincts avec un niveau approprié de généralité. Conformément à ces enseignements, l’objectif du législateur en passant l’article 112.65 est de permettre à un juge militaire de décider de recevoir un témoignage par vidéoconférence au lieu d’en personne sous certaines conditions.

 

[33]           En mettant l’accent sur le consentement des parties pour limiter la portée de l’objet de l’article 112.65, la poursuite cible l’une des conditions ou des moyens par lequel le témoignage par vidéoconférence peut être reçu au lieu d’axer l’analyse sur l’objectif lui‑même. Se faisant, on confond l’objet de l’article avec le pouvoir légitime de l’autorité règlementaire d’assortir un octroi de discrétion judiciaire à des conditions.

 

[34]           Pour asseoir son argument, le procureur plaide que si l’autorité règlementaire avait voulu que la discrétion judiciaire s’applique même dans l’éventualité où il y a absence de consentement, elle se serait exprimée différemment, tout en étant incapable de suggérer les mots qui auraient été adéquats. En réalité, la position de la poursuite a pour effet de soustraire au texte de l’article 112.65 les mots « avec le consentement du procureur de la poursuite et de l'accusé » du texte de la disposition, ce qui n’est manifestement pas conforme à l’intention de l’autorité règlementaire qui a choisi d’utiliser ces mots en 1999 et qui continue de le faire plus de deux décennies plus tard.

 

Le contexte de la LDN et de ses règlements

 

[35]           Le contexte suggéré par la poursuite, spécifiquement les dispositions permettant de recevoir un témoignage hors de la salle d’audience dans certaines circonstances, n’est pas pertinent à l’analyse de la signification de l’article 112.65. L’octroi par le législateur et l’autorité règlementaire du pouvoir d’entendre certains témoignages hors de la salle d’audience dans certaines circonstances spécifiées aux ORFC n’influence en rien l’octroi spécifique et limité d’un pouvoir discrétionnaire d’accueillir le témoignage d’une personne à partir d’un lieu autre que la salle d'audience par vidéoconférence diffusé dans la salle d’audience. Il s‘agit de circonstances complètement différentes.

 

[36]           D’ailleurs, le contexte de la LDN penche lourdement en faveur de témoignage en personne et cela est normal, le système de justice militaire étant non seulement un outil d’administration de la justice mais également et principalement, en raison de ses fondations constitutionnelles, un outil d’administration de la discipline au sein des forces armées. Dans ce contexte, il est compréhensible que le législateur et les autorités règlementaires aient choisi de privilégier la tenue de procès en présentiel dans un cadre militaire, typiquement à l’unité de l’accusé où les membres de l’unité peuvent assister au procès. Les dispositions suivantes illustrent ce contexte : l’article 195 de la LDN sur la nécessité que le jugement de la cour martiale soit prononcé en audience publique, en présence de l’accusé; l’article 183 de la LDN sur la comparution des témoins et des frais pour assurer la présence des témoins devant la cour, complété par les articles 111.08 à 111.11 des ORFC portant sur les mécanismes pour assurer la présence des témoins; et j’en passe.

 

[37]           Je ne vois pas l’utilité de souligner plus ardemment ce point, qui a été admis à bon droit par le procureur lors de sa plaidoirie : la poursuite plaide que sans le bénéfice du « raccourci » de l’article 112.65, la demande de témoignage par vidéoconférence doit être justifiée, concédant dès lors que le mode « normal » de recueil de la preuve testimoniale est de vive voix en présence du témoin. L’accueil du témoignage d’une personne absente de la salle d’audience par vidéoconférence est l’exception. Dans ce contexte, il est tout à fait acceptable que l’autorité règlementaire décide d’encadrer cette exception. C’est ce que l’article 112.65 fait.

 

[38]           Tel que reconnu par le juge Fish dans l’introduction de son rapport d’avril 2021[7], le système de justice militaire a « sa propre histoire, ses propres règles substantives et procédurales, et ses propres caractéristiques et objectifs distincts. » C’est aussi dans ce contexte que l’autorité règlementaire a pu juger préférable de restreindre la possibilité de faire appel à la vidéoconférence pour accueillir des témoignages dans le cadre de cours martiales d’une manière différente qui a été choisie pour les tribunaux civils et ce, en privilégiant une manière de recevoir la preuve qui n’est pas nécessairement la plus efficace ou la moins couteuse, surtout pour une cour sans limites territoriales. Il s’agit d’un autre indice qui, sans éclairer sur l’intention du législateur, me rassure sur le fait que l’interprétations de l’objet de l’article 112.65 que je privilégie est conforme au contexte dans lequel il se trouve et est entièrement cohérant.

 

Discussion sur l’article 179 de la LDN

 

[39]           L’analyse qui précède révèle que l’article 112.65 régit la situation où il est suggéré d’ordonner qu'un témoignage par une personne qui est à distance de la salle d’audience soit recueilli par vidéoconférence lors d’une procédure devant la cour martiale. L’absence de consentement de la part de la poursuite ou de l'accusé fait en sorte que le juge militaire n’a aucune discrétion pour permettre un tel témoignage et le recours à toute source extérieure est inutile. Considérant en revanche le recours passé et encore fréquent à l’article 179 de la LDN ainsi que l’argument de la poursuite au soutien de sa requête, je dois expliquer pourquoi cet article n’est d’aucune utilité en l’espèce, malgré le fait qu’il eut été suggéré en tant que véhicule privilégié permettant aux cours martiales d’émettre diverses ordonnances dans le passé. La poursuite s’appuie d’ailleurs sur l’un de ces précédents pour implorer le tribunal d’exercer une discrétion qu’il aurait, en partie en vertu de cet article. Avec respect, j’arrive à une tout autre conclusion et je vais expliquer pourquoi.

 

[40]           L’article179 de la LDN se lit comme suit :

 

Pouvoirs

Cour martiale

179 (1) La cour martiale a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence, les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle, notamment le pouvoir de punir l’outrage au tribunal.

 

Powers

Courts martial

179 (1) A court martial has the same powers, rights and privileges — including the power to punish for contempt — as are vested in a superior court of criminal jurisdiction with respect to

(a) the attendance, swearing and examination of witnesses;

(b) the production and inspection of documents;

(c) the enforcement of its orders; and

(d) all other matters necessary or proper for the due exercise of its jurisdiction.

 

 

L’utilisation passée de l’article 179 de la LDN

 

[41]           Tel que mentionné dans l’avis écrit détaillé de la poursuite, l’article 179 de la LDN a été utilisé dans le passé pour faire office d’autorité pour qu’un ou une juge militaire rende des ordonnances diverses dans le cadre de procédures devant une cour martiale.[8]

 

[42]           L’ordonnance typique étant la demande pour un interdit de publication en ce qui a trait à l’identité d’un(e) plaignant(e), formulée par le ou la procureur(e) à l’ouverture des procédures devant la cour martiale comportant au moins un chef d’agression sexuelle. En règle générale, une telle demande était traitée au moyen d’une brève ordonnance rendue oralement, souvent sans motifs considérant l’absence d’objection de la part de l’accusé. La seule trace du fait qu’une telle ordonnance ait été rendue consistait en une mention en entête de la ou des décisions du tribunal sur le verdict ou la sentence, tel qu’on peut voir dans deux décisions mentionnées à l’avis écrit détaillé de la poursuite.[9] La plus ancienne mention du genre que j’ai pu trouver date de 1998 dans la décision du juge militaire Barnes[10] dans un dossier d’agression sexuelle ayant été commise à l’étranger.

 

[43]           L’exception est la décision de ma collègue la juge Sukstorf dans le dossier R. v. Gobin, 2018 CM 2006 qui est essentiellement une brève décision orale typique, rendue pour donner suite à la demande orale de la poursuite pour une ordonnance d’interdit de publication sur l’identité d’un plaignant au début d’un procès en cour martiale pour agression sexuelle. Cependant, la défense n’ayant pas consenti, se contentant de plaider que la poursuite n’avait pas fait la preuve que l’ordonnance demandée était nécessaire.  Peut-être pour cette raison, la brève décision orale de ma collègue de ce matin-là a ultimement été publiée. Cette décision ait été rendue essentiellement caduque en raison de l’entrée en vigueur des modifications apportées par le projet de loi C-77[11] faisant en sorte qu’il y a désormais des dispositions législatives spécifiques à la LDN entourant les ordonnances de non-publication[12].

 

L’article 179 confère des pouvoirs limités

 

[44]           Malgré cela, la poursuite plaide que l’art. 179 de la LDN confère de vastes pouvoirs en raison de Gobin, bien que l’étendue exacte de ces pouvoirs ne soit pas précisée dans la législation. La poursuite suggère que l’article 179 a pour objet de conférer à une cour martiale les pouvoirs résiduels d’une cour supérieure en ce qui a trait à tout ce qui n’est pas régi par la LDN ou ses règlements.[13]

 

[45]           Avec respect, je ne suis pas d’accord. L’article 179 de la LDN confère simplement à la cour martiale certains pouvoirs des cours supérieures dans les domaines énumérés (comparution, serment et interrogatoire des témoins, production et examen de pièces, exécution de ses ordonnances) et pour toutes autres questions relevant de sa compétence/other matters necessary or proper for the due exercise of its jurisdiction. L’article 179 est une disposition qui permet à la cour martiale d’opérer comme une cour de justice en se faisant respecter, c’est-à-dire en obligeant les personnes assignées à comparaitre, à être assermenté, à répondre aux questions posées, à apporter avec eux des documents et les produire, à faire respecter ses ordonnances et à punir pour outrage au tribunal s’il y a lieu.

 

[46]           La disposition qui confère à une cour martiale des pouvoirs en ce qui a trait à tout ce qui n’est pas régi par les ORFC n’est pas l’article 179 de la LDN mais bien l’article 101.04 des ORFC, reproduit plus haut. L’article 101.04 ne traite que des cas non prévus aux ORFC, comme son titre l’indique. Cependant, les ORFC ont traditionnellement renfermé l’entièreté du corpus juridique applicable aux procédures intentées en vertu du code de discipline militaire que les juges militaires président, certains articles étant d’ailleurs simplement une reproduction des articles de la LDN. C’est d’ailleurs pour cette raison que les amendements à la LDN n’entrent généralement pas en vigueur au moment de la promulgation de la loi d’amendement votée par le Parlement mais bien à une date ultérieure, de manière que les règlements d’application, les ORFC, soient rédigés et passés.[14] Si une situation n’est pas prévue aux ORFC elle ne sera vraisemblablement pas prévue à la LDN à moins d’exception.[15] Si c’était le cas, la disposition de la LDN va bien sûr s’appliquer, ce qui serait de toute manière « la méthode qui semble la plus susceptible de rendre justice » au sens de l’article 101.04.

 

[47]           Il est inapproprié d’interpréter l’article 179 de la LDN d’une telle manière qu’il puisse être lu comme conférant à la cour martiale la même juridiction que les cours supérieures. Si cela avait été le cas, il aurait été simple pour le législateur de le dire. Le texte de l’article 179 est beaucoup plus circonspect.

 

L’article 179 est inapplicable à l’espèce

 

[48]           J’ai de sérieux doutes à savoir si la question de permettre un témoignage par vidéoconférence est nécessaire ou a même quelque chose à voir avec « la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence » pour la bonne et simple raison que dans la plupart des cas cela ne change rien – le témoin devra se rendre à la cour.  En l’espèce, si le M 2 Robinson ne témoigne pas par vidéoconférence, il va se rendre à la cour et va témoigner en personne. Essentiellement, ce que la poursuite demande est d’autorisé un mode d’obtention de la preuve testimoniale du M 2 Robinson par une méthode occasionnant moins d’inconvénient et de coût pour le témoin et les FAC qui bénéficient présentement des services de cette personne en déploiement en Lettonie.

 

[49]           Les mots du juge Létourneau aux paragraphes 35, 37 et 47 de l’arrêt R. c. Leblanc, 2011 CACM 2 ne signifient pas que les juges militaires exercent les mêmes pouvoirs que les juges civiles en matière criminelle au Canada. Cet arrêt ne portait pas du tout sur l’étendue des pouvoirs d’une cour martiale dans le contexte d’un litige à savoir si un juge militaire possédait un pouvoir donné ou avait agi sans pouvoir dans un cas particulier. Le litige portait sur la constitutionnalité de la nomination des juges militaires pour une durée de cinq ans, renouvelable, en vigueur à l’époque. C’est dans le contexte de son analyse de l'évolution du statut et des fonctions des juges militaires que le juge Létourneau a soutenu que considérant exercice de pouvoirs similaires à ceux des juges des cours supérieures et provinciales, les juges militaires ne devraient pas être soumis aux « aléas, aux impondérables, à l'incertitude et à l'angoisse d'un renouvellement quinquennal de leur statut. »[16] Tout comme les cours provinciales, les cours martiales ne sont pas, en droit, des cours supérieures et on ne devrait pas interpréter l’article 179 de la LDN d’une telle manière à ce que la cour martiale obtienne les mêmes pouvoirs qu’une cour supérieure dans les faits.

 

[50]           Une autre perception qui a été exprimée à quelques reprises devant les cours martiales est à l’effet que l’article 179 de la LDN peut être invoquée pour importer des dispositions du Code criminel dans les procédures intentées en vertu du code de discipline militaire. Ce n’est pas le cas. Cela étant écrit, l’article 101.04 des ORFC prévoit que lorsque se produit une situation non prévue aux ORFC, on suit la méthode qui semble la plus susceptible de rendre justice. En déterminant quelle est la méthode la plus susceptible de rendre justice, le juge militaire peut certainement s’inspirer de dispositions du Code criminel. Cependant, il ou elle le fait pour guider l’exercice de sa discrétion et non parce que ces dispositions s’appliquent en droit. Les avocats qui plaident devant les cours martiales devraient formuler leurs demandes inspirées du Code criminel de cette manière et s’abstenir de plaider qu’ils font telle ou telle demande en vertu ou « pursuant to » un quelconque article de Code criminel.

 

[51]           D’ailleurs c’est exactement, au final, ce que ma collègue a fait dans Gobin : la poursuite a demandé oralement l’ordonnance de non-publication obligatoire en vertu de l’alinéa 486.4(2)b) du Code criminel, la défense a plaidé que l’ordonnance n’était pas obligatoire. La juge Sukstorf a conclu qu’elle désirait exercer sa discrétion de rendre l’ordonnance, s’appuyant non pas uniquement sur la disposition du Code criminel qui lui était présentée mais également et surtout sur des précédents jurisprudentiels qui sous-tendent cette disposition.

 

Les règles de preuve du Code criminel propres à une infraction donnée

 

[52]           Je dois à ce stade traiter le plus brièvement possible d’une préoccupation que certains pourraient avoir face à mon énoncé à l’effet que l’article 179 de la LDN ne peut être invoquée pour importer des dispositions du Code criminel dans les procédures intentées en vertu du code de discipline militaire. Il serait logique de s’interroger en ce qui concerne les dispositions du Code criminel qui sont régulièrement appliquées par les juges militaires en lien avec les accusations de nature civile portées sous l’article 130 de la LDN. Par exemple, la CACM a accueilli dans R. c. Stewart 2022 CACM 9 un appel par suite d’une condamnation sous deux chefs d’agression sexuelle, une infraction prévue à l’article 271 du Code criminel, portées en vertu de l’article 130 de la LDN. Tôt dans le cadre des procédures, une demande avait été présentée sous le paragraphe 278.93(4) du Code criminel pour déterminer si la preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante était admissible. La cour d’appel a décidé que la juge militaire a erré en concluant qu’il n’y avait pas de possibilité que la preuve proposée soit admissible, confirmant que ces procédures s’appliquent en cour martiale.

 

[53]           En effet, les dispositions du Code criminel doivent être importées dans les procédures intentées en vertu du code de discipline militaire dans ces cas. Par contre, ce n’est pas en raison de l’article 179 de la LDN mais bien en application du droit concernant la preuve.

 

[54]           Dans son sens large, le droit sur la preuve renferme les règles de toutes origines qui remplissent diverses fonctions telles que de contrôler les informations que le juge des faits peut recevoir, la façon dont ces dernières doivent être présentées, de même que l’usage que l’on peut en faire.[17] En droit canadien, ces règles proviennent de sources diverses telles que les règles de common law, les lois et règlements spécifiques sur la preuve, les règles de pratique et les lois spécialisées tel que le Code criminel ainsi que le paragraphe 181(1) de la LDN qui prévoit que le gouverneur en conseil peut établir les règles de preuve applicables dans un procès en cour martiale, ces règles étant, selon l’ORFC 112.68 qui reproduit le paragraphe 181(1) de la LDN, les Règles militaires de la preuve ou dans son titre complet, le Règlement concernant les règles de la preuve aux procès devant une cour martiale, C.R.C., chapitre 1049.

 

L’article 4 des Règles militaires de la preuve 

 

[55]           L’article 4 des Règles militaires de la preuve (RMP) prévoit :

 

Lorsque, dans un procès, surgit, en ce qui concerne la loi sur la preuve, une question qui n’est pas prévue dans les présentes règles, cette question doit être déterminée par la loi sur la preuve, dans la mesure où elle n’est pas incompatible avec lesdites règles, qui s’appliquerait à l’égard de la même question devant un tribunal civil siégeant à Ottawa.

 

[56]           En théorie, c’est par l’application de cet article que les règles propres aux agressions sexuelles tel que le paragraphe 278.93(4) du Code criminel trouvent leur application dans le cadre d’un procès en cour martiale lors d’une poursuite pour agression sexuelle. Une application silencieuse car à ma connaissance personne n’a fait état du lien entre l’article 4 des Règles militaires de la preuve et l’application des règles de preuve propres aux accusations d’agression sexuelle traitées par les cours martiales, probablement parce que l’application de l’entièreté du corpus juridique applicable à l’infraction poursuivie va de soi. Cela étant mentionné, je constate que le législateur semble vouloir incorporer certaines de ces dispositions dans la LDN, par exemple avec les articles 180.01 à 180.08 de la LDN sur la communication de certains dossiers depuis l’entrée en vigueur de ces dispositions du projet de loi C-77.

 

La vidéoconférence et le droit de la preuve

 

[57]           Il y a lieu également de préciser que l’article 4 des Règles militaires de la preuve ne s’applique qu’en ce qui concerne « la loi sur la preuve ». En l’espèce, au sens du droit de la preuve, le mode de preuve que la poursuite désire utiliser pour établir les faits connus du M 2 Robinson est la preuve testimoniale. Ce mode de preuve est régi par les Règles militaires de la preuve, que cette preuve testimoniale soit reçu en personne ou par vidéoconférence. Tel que mentionné par la poursuite dans son avis écrit détaillé, la Cour du Banc du Roi du Manitoba a reconnu depuis 1998[18] qu’un témoignage par vidéoconférence est essentiellement identique au témoignage en personne puisque le témoin est en direct devant la Cour, la Cour est en direct devant le témoin, et toutes les parties peuvent interagir entre elles comme si le témoin était présent physiquement. Ceci a d’ailleurs été reconnu par la cour martiale.[19]

 

[58]           Les Règles militaires de la preuve prévoient les règles applicables à la preuve testimoniale dans la partie IV, section X. Si elles ne prévoient pas la situation où la preuve testimoniale est reçue par vidéoconférence, ce n’est pas parce que les Règles militaires de la preuve ont été rédigées dans les années 1950 avant que ce moyen de télécommunication ne soit inventé mais bien parce qu’elles ont prévu ce qu’elles avaient à prévoir en ce qui a trait à ce mode de preuve autorisée. La question de savoir si la cour martiale peut entendre un témoignage par vidéoconférence n'est pas une question qui concerne la loi sur la preuve. D’ailleurs, l’article 112.65 des ORFC ne se trouve pas dans la Section 11 du Chapitre 112 intitulée « Application des règles de preuve » mais bien dans la Section 10, intitulée « La procédure en général ». Cet article est donc du ressort des pouvoirs de la cour martiale conférés par et selon les paramètres fixés par les ORFC. Il est conséquemment inapproprié de mentionner l’article 4 des Règles militaires de la preuve comme source d’une quelconque justification pour faire appel à des sources externes aux ORFC et au droit militaire, par exemple au Code criminel, sous le prétexte que la question soi-disant non prévue devrait être réglée sur la base du corpus juridique s’appliquant à un tribunal civil siégeant à Ottawa.

 

[59]           Je réitère donc que la situation d’un témoignage par vidéoconférence n’engage pas l’article 179 de la LDN et je suis d’avis que cette conclusion est conforme à ce que ma collègue la juge Sukstorf écrivait dans la décision R. v. Barrieault, 2019 CM 2013, en ce qui a trait à la portée de l’article 179 :

 

[21] The exercise of inherent jurisdiction is a special and extraordinary power to be exercised only sparingly and in the clearest of cases and where it is required to maintain the authority and integrity of the court process. To put it simply, a military judge must exercise its power set out in section 179 in such a way that it does not contravene a statutory provision and the court cannot use section 179 as an end run around existing legislation.

 

La décision Machtmes

 

[60]           Malheureusement, quelque vingt mois plus tard, ma collègue fut confrontée par un dossier particulièrement difficile qui l’a amené à pousser très loin l’utilisation de l’article 179 de la LDN. En effet, le matelot-chef Machtmes comparaissait devant elle dans le cadre d’un procès par cour martiale générale tenue à Victoria, près de la base navale d’Esquimalt en Colombie-Britannique, sous trois infractions : leurre d’enfant et d’incitation à des contacts sexuels en vertu du Code criminel et conduite déshonorante sous l’article 93 de la LDN. Ces infractions auraient été commises alors que l’accusé faisait partie de l’équipage d’un navire canadien de Sa Majesté lors d’une escale en Australie. La preuve reposait en partie sur le témoignage de personnes non militaires qui se trouvaient en Australie au moment du procès et qui ne pouvaient être contraintes à témoigner devant une cour martiale au Canada et aurait eu beaucoup de difficultés à se rendre au Canada pour témoigner en raison de la pandémie de COVID-19 rendant les voyages internationaux extrêmement complexes à l’époque du procès. La poursuite a demandé que la juge militaire permette le témoignage de ces personnes par vidéoconférence malgré l’absence de consentement de la défense.

 

[61]           La demande a été ultimement accordée, ma collègue concluant que l’article 179 de la LDN et l’article 4 des Règles militaires de la preuve permettaient à une cour martiale d’ordonner le témoignage par vidéoconférence d’un témoin situé hors du Canada en vertu de l’article 714.2 du Code criminel si elle le jugeait nécessaire dans l’exercice de sa discrétion.[20] Ma collègue a par contre mentionné à plus d’une reprise dans sa décision à quel point il s’agissait d’une situation exceptionnelle basée sur les faits précis de l’affaire. Pour les raisons énumérées précédemment, je ne souscris pas au raisonnement ayant motivé cette conclusion. Cela étant, il n’est pas impossible que je sois arrivé à la même conclusion si j’avais été chargé de cette affaire, simplement pas par la même route.

 

[62]           Ce qui est frappant en revanche dans le cadre de la présente requête, est que les faits en l’espèce sont complètement différents de ceux de la décision Machtmes : nous ne sommes pas en présence d’un témoin non militaire, citoyen et résident dans un pays à l’autre bout d’un monde paralysé par une pandémie — une situation non prévue ni prévisible — mais bien en présence d’un militaire canadien dont les fonctions principales sont d’enquêter sur des infractions d’ordre militaire et qui se trouve à l’étranger qu’en raison du fait qu’il y a été déployé sous ordres militaires de son commandant, alors qu’il demeure sous autorité militaire et entièrement assignable comme témoin devant la cour martiale en vertu de l’article 183 de la LDN et des ORFC correspondants. D’ailleurs le fait que le M 2 Robinson est contraignable et le fait qu’il peut prendre l’avion pour se rendre témoigner en personne à Halifax sont admis par la poursuite.

 

[63]           Il n’est pas nécessaire d’élaborer plus longuement sur la décision Machtmes. Il s’agissait d’une réponse bien intentionnée à une situation exceptionnelle où la capacité de la Cour de fonctionner et d’exercer sa juridiction comme cour de justice était menacée par une quasi-impossibilité d’avoir accès à des témoins essentiels. Ici, nous avons une demande basée sur les coûts et inconvénients de faire déplacer un enquêteur affecté temporairement à l’étranger sous autorité militaire.

 

La décision Euler

 

[64]           La situation actuelle est beaucoup plus similaire dans ses faits que celle qui confrontait mon autre collègue la juge Deschênes dans l’affaire R. v. Euler, 2021 CM 5003 où une demande par la poursuite pour entendre un témoin par vidéoconférence en l’absence de consentement de la défense a été soumise. La poursuite soumet que bien que la demande ait été refusée, ma collègue aurait décidé qu’elle avait la discrétion nécessaire pour l’accorder si elle l’avait jugé opportun.

 

[65]           Avec respect, je ne suis pas d’accord. La citation prétendument à cet effet inclus à l’avis écrit détaillé de la poursuite est une phrase extraite sans contexte de l’un des paragraphes de l’analyse sur cette question qui ne fait que reconnaître l’argument formulé, nul doute inspiré de Machtmes, en omettant la ratio decidendi ultimement appliquée.

 

[66]           En effet, le contexte de la décision Euler est à l’effet que pas moins de quatre demandes étaient devant ma collègue, dans le but d’éviter à une plaignante en congé de maternité de voyager de Québec à Halifax pour le procès sous des accusations en vertu des articles 93 et 95 de la LDN. La poursuite demandait le changement du lieu du procès ou que la Cour accepte de tenir un examen (view) sous l’article 190 de la LDN ou que la Cour entende le témoignage par vidéoconférence ou que la Cour ajourne le procès. Tous ces arguments ont été rejetés. Les motifs de la décision relative à la demande d’entendre le témoignage par vidéoconférence sont relativement brefs et je crois utile de les citer au complet :  

 

[17]         Regarding the second request, the QR&O at paragraph 112.65(1) provides for the appearance of witnesses by video link as follows:

 

Where the prosecutor and the accused person agree and the judge so orders, the evidence of a witness may be taken at any time during court martial proceedings by any means that allow the witness to testify in a location other than the courtroom and to engage in simultaneous visual and oral communication with the court, the prosecutor and the accused person.

 

[18]        Unfortunately, there is no provision that provides for the situation when one of the parties opposes this means of presenting the evidence in court. Section 714.1 of the Criminal Code, along with the jurisprudence pertinent to its application submitted by the applicant, has limited value in the case at bar since the application of this provision is not conditional to the agreement of both parties. One could argue, however, that in presence of special circumstances, QR&O article 112.65 does not necessarily displace the broader authority of courts martial, and military judges acting in their judicial capacity, provided for at section 179 of the NDA.

 

[19]         In this instance, although the applicant established that the well-being of the complainant’s family could be affected should she contract COVID-19, he failed to prove that the complainant, a CAF member on maternity leave, was in fact unable to travel. Not only is she able to travel, given proper measures and the imposition of adequate restrictions, she can safely do so without exposing her family to risks of exposure. She is eligible to receive adequate financial, administrative, medical and logistical support from the CAF to ensure her safety during and after travel, to and from the current location of the trial. Absent persuasive arguments and evidence demonstrating that this case meets special circumstances requirements, such as proof of an actual physical incapacity to travel, QR&O article 112.65 applies. Therefore, since the defence does not agree to the testimony of the complainant being provided via video link, the Court does not have the authority to order this means of testifying. This second request is denied.

 

[67]           Quatre observations s’imposent à la lecture de ces paragraphes de la décision Euler. Premièrement, l’article 112.65 est au coeur du raisonnement de ma collègue, étant cité d’entrée de jeu au paragraphe 17. Deuxièmement, l’argument à l’effet que l’article 714.1 du Code criminel puissse être pertinent est rejeté. Troisièmement, les arguments soulevés par la partie demanderesse, nul doute basés comme dans la présente sur la décision Machtmes, sont mentionnés, préfixé par les termes « one could argue », ce qui implique qu’il ne s’agit pas de la décision de ma collègue. Finalement, après avoir mis en perspective la situation personnelle du témoin, ma collègue conclut que rien de tout cela peut déplacer l’application de l’article 112.65 et donc, en raison de son application, elle n’a pas le pouvoir d’ordonner que le témoignage soit recueilli par vidéoconférence en l’absence de consentement de la défense. Se faisant, elle a selon moi clairement décidé qu’elle ne possédait pas la discrétion nécessaire pour accorder la requête même si elle avait jugé qu’il était opportun de le faire. Je ne comprends pas comment les mots « since the defence does not agree to the testimony of the complainant being provided via video link, the Court does not have the authority to order this means of testifying » pourraient être interprétés autrement.

 

Conclusion

 

[68]           Machtmes doit être vu pour ce que cette décision est, c’est-à-dire une anecdote, basée sur une trame factuelle et juridique inédite, selon les mots mêmes de son auteure, qui n’est pas susceptible de se reproduire dans le cadre usuel des cours martiales. D’ailleurs, cette décision n’a pas été suivie, tel qu’il appert de la décision subséquente dans Euler. Il est espéré que la poursuite et toute autre partie devant les cours martiales s’avisent d’accepter que l’article 112.65 gouverne toute situation où il est proposé d’entendre un témoignage par vidéoconférence et cesseront d’invoquer Machtmes pour tenter de convaincre les juges militaires de s’écarter de la prescription règlementaire claire sur cette question. En l’absence de consentement de l’accusé, le témoignage d’une personne à distance hors de la salle d’audience ne peut être reçu par vidéoconférence par la cour martiale, fin de la discussion.   

 

Le rôle des tribunaux

 

[69]           Je m’en voudrais de conclure les présents motifs sans commenter sur certaines soumissions orales et écrites de la poursuite qui révèlent une incompréhension des rôles respectifs de la magistrature et des autres acteurs du système de justice militaire que je crois être de mon devoir de rectifier.

 

[70]           Le procureur a affirmé dans les premiers moments de sa plaidoirie à l’audience, qu’il se voyait dans l’obligation de produire la présente requête pour que le témoignage du M 2 Robinson soit reçu par vidéoconférence en raison de l’article 4.02 des ORFC sur les responsabilités générales des officiers, spécifiquement au sous-alinéa 4.02(1)d) à l’effet qu’un officier doit « assurer le soin et l'entretien convenables de tous les biens publics et biens non publics qui relèvent de son autorité et en empêcher le gaspillage ». Je comprends de cette soumission que selon la poursuite, le coût d’assurer la présence du M 2 Robinson en personne pour témoigner à Halifax lors de l’audition des requêtes préliminaires et du procès serait du gaspillage.

 

[71]           Je comprends mal comment la poursuite peut se sentir responsable de gaspillage potentiel alors que c’est l’absence de consentement de la défense qui a rendu une requête formelle et un débat nécessaire. J’imagine également que la décision que j’ai rendu à l’audience de rejeter la requête dédouane entièrement la poursuite de toute responsabilité pour le soi-disant « gaspillage » qui devra être fait pour obtenir le témoignage du M 2 Robinson en personne. Cependant, j’ai beaucoup de difficultés avec la tentative implicite de la poursuite de se dédouaner de dépenses qui découlent naturellement de sa décision de prononcer une mise en accusation.

 

[72]           En effet, la seule manière de ne pas dépenser de fonds public est de ne pas poursuivre. Les procureurs qui décident de poursuivre doivent accepter que leurs décisions aient un impact fiscal. En revanche, toute décision de poursuivre génère aussi un avantage en ce qu’une poursuite démontre aux justiciables que l’inconduite entraîne des conséquences. La poursuite est donc susceptible de favoriser le maintien du bon ordre et de la discipline dans les Forces canadiennes, accomplissant de cette manière les objectifs du service canadien des poursuites militaires.

 

[73]           Généralement, lorsqu’un dossier est assigné et que le juge militaire entreprend de présider les procédures, normalement avec une conférence téléphonique de gestion d’instance, il est normal de présumer que l’analyse coût-bénéfice a été réalisé par ceux qui ont la responsabilité de la mise en accusation. Le coût de la comparution des témoins fait partie de cette analyse. Spécifiquement en lien avec le présent dossier, les dates d’audience, autant pour le procès que pour l’audition des requêtes préliminaires, ont été fixées avec la participation de la poursuite, alors que le M 2 Robinson était déjà déployé en Lettonie. Si sa présence en personne en cour était assez couteuse pour constituer du « gaspillage » on pourrait s’attendre à ce que la poursuite demande des dates de procès en conséquence.

 

[74]           De toute manière, la présence du M 2 Robinson n’est pas du gaspillage. Le Canada est un grand pays. Les personnes assujetties au code de discipline militaire se déplacent et changent d’affectation et de lieu de résidence fréquemment. Il est tout à fait normal que des dépenses soient encourues pour assurer les témoignages en cour martiale, tout comme des dépenses seront encourues pour le déplacement des membres du comité pour le procès. Il est d’ailleurs loin d’être évident que d’assurer la présence du M 2 Robinson en provenance de Lettonie serait plus cher que d’assurer la présence d’un témoin qui est dans une localité éloignée au Canada, par exemple dans le nord-ouest du pays. Il se pourrait aussi qu’un témoin puisse se déplacer plus économiquement vers Halifax même en étant affecté l’étranger, par exemple en Grande Bretagne ou sur la côte Est des États-Unis. Je comprends donc mal en quoi la situation du M 2 Robinson est tant spéciale à cet égard.

 

[75]           De plus, je juge que la présence du M 2 Robinson est utile. Il doit témoigner entre autres sur le caractère libre et volontaire d’une déclaration par l’accusé. Je comprends que ce dernier est policier militaire affecté à Halifax. Il y a plusieurs subtilités dans la relation entre un accusé et un enquêteur et ceci pourrait être encore plus vrai pour des gens essentiellement issus d’un même corps de police, même dans des services différents. Considérant que la poursuite a le fardeau de prouver le caractère libre et volontaire de la déclaration hors de tout doute raisonnable, il m’est difficile de comprendre pourquoi on semble vouloir s’écarter du témoignage en personne qui est généralement plus facile à évaluer et est donc susceptible d’écarter tout doute en ce qui a trait à la question devant être décidée.

 

[76]           En plus de parler de gaspillage verbalement, la poursuite fait également état de pertes d’efficacité dans son argumentation écrite, mentionnant que « le public canadien et la chaîne de commandement peuvent s’attendent à ce que les cours martiales utilisent tous les moyens raisonnables mis à leurs dispositions pour minimiser les impacts sur les opérations de (sic) FAC. » et qu’il « ne faut pas immoler les innovations techniques qui permettent d’accroître l’efficacité du système de justice militaire (ex. le témoignage vidéoconférence) basé sur une interprétation trop technique et restreinte d’un article des ORFC. »

 

[77]           Je suis certain que l’absence d’un témoin de son milieu de travail usuel a un impact opérationnel. Cependant, il faut garder à l’esprit que les fonctions du M 2 Robinson est d’enquêter sur des infractions en tant que policier militaire au sein de SNEFC. J’ai de la difficulté à comprendre comment, selon la perspective de la poursuite, le témoignage d’un enquêteur en cour martiale de manière à ce que son enquête puisse mener à une condamnation génère une inefficacité opérationnelle. Il me semble que c’est de la nature du SNEFC et du leadership de cette organisation de gérer leurs opérations de manière à permettre cela.

 

[78]           J’éprouve aussi une certaine difficulté avec les soumissions que je viens de citer car elles semblent confondre le rôle d’un juge avec celui d’un agent gouvernemental de l’exécutif. L’attente principale du public canadien et de la chaîne de commandement est que les juges appliquent le droit. L’article 112.65 est très clair sur les conditions à rencontrer pour qu’un témoignage par une personne hors de la salle d’audience soit recueilli.

 

[79]           Je ne suis pas en désaccord avec le fait que l’exigence de consentement est susceptible de générer des inefficacités. Mais en ce moment, c’est ce que le droit exige. Ce n’est d’ailleurs pas seulement moi qui le dis. La recommandation 52 du rapport du juge Fish est à l’effet que « les ORFC devraient être modifiés pour permettre une utilisation accrue de la technologie dans le but de faciliter la participation à distance aux procédures en cour martiale, et pour abroger les dispositions qui restreignent indûment son utilisation, y compris les paragraphes 112.64(1) et 112.65(1) des ORFC ». [21] Il est d’ailleurs difficile de ne pas voir dans cette recommandation une confirmation de l’interprétation que je fais de l’article 112.65.

 

[80]           Cependant, ce qu’on me demande de faire est de ne pas attendre que les personnes qui ont spécifiquement la tâche et le devoir d’apporter des modifications au cadre législatif et règlementaire applicable à la cour martiale et à son efficacité. En m’invitant à être flexible dans l’interprétation de l’article 112.65 on me demande de faire preuve d’imagination pour essentiellement réécrire le droit selon les impératifs du dossier devant moi. Mon refus de faire cela n’est pas motivé par un choix d’adopter une approche technique au détriment de l‘efficience mais bien par trois inconvénients qui résulteraient si j’adoptait une approche « créative » demandée.

 

[81]           Premièrement, l’approche créative contreviendrait à l’impératif de certitude du droit. En effet, les ORFC sont publiées pour la gouverne de tous les membres des FAC et ceux-ci ont le devoir de les connaître.[22] Ils permettent à ceux-ci de savoir à quoi s’attendre, surtout de procédures qui les affectent directement comme accusés. Si les juges militaires succombent chacun de leur côté aux invitations d’interpréter de façon créative les dispositions des ORFC à la lumière des faits devant eux, le contenu des ORFC va devenir incertain car assujetti à une panoplie de nuances jurisprudentielles qui, à terme, feront en sorte que le texte des ORFC ne voudra plus rien dire. Le droit militaire canadien deviendra alors incertain et confus, autant pour les accusés que les observateurs externes.

 

[82]           Deuxièmement et de manière connexe, une intervention créative va mettre à mal le principe d’uniformité. Les procédures de la cour martiale devraient être les mêmes pour tous. Si le droit qui s’applique devient incertain, l’expérience des personnes qui sont assujetties ou qui comparaissent devant la cour martiale va changer en fonction de l’identité ou même de l’humeur du juge militaire qui préside la cour. Ceci est hautement indésirable, surtout dans le cadre d’une organisation militaire qui privilégie l’uniformité dans l’application des règles de manière à éviter toute perception de favoritisme

 

[83]           Finalement, si les juges militaires se mettent à modifier les ORFC par eux même, il n’existera plus autant d’encouragement pour que les changements règlementaires et législatifs soient faits de manière ordonnée et dans des délais raisonnables par ceux dont le travail est d’assurer le développement sain et complet du corpus juridique applicable aux cours martiales.

 

[84]           J’espère que ces remarques additionnelles vont permettre une meilleure compréhension de mon point de vue en ce qui a trait à l’impact de la décision que j’ai rendue sur la requête. Je demeure convaincu que la réitération de la règle énoncée clairement à l’ORFC 112.65 est la meilleure manière d’administrer la justice militaire en attendant que celle-ci soit améliorée.

 

 

POUR CES MOTIFS LA COUR :

 

[85]           REJETTE la requête pour entendre un témoignage par vidéoconférence.

 

 

 

 

 

« Capitaine de frégate J.B.M. Pelletier »

Juge militaire


 

Avocats :

 

Le Directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le major B. Richard, avocat pour l’intimé

 

Major É Carrier, Service d’avocats de la défense, avocat du caporal J. Lavoie, avocat du requérant



[2] Termes utilisés dans la traduction des motifs du juge Rothstein de la Cour suprême du Canada dans R. v. Cunningham, 2010 SCC 10. (Cunningham)

[3] Voir l’alinéa 112.66(2) des ORFC.

[4] La numérotation antérieure de cet article étant 101.07 avant le 1er juin 2014.

[5] R. c. Cunningham, 2010 SCC 10 où l’intervention de la Cour suprême du Canada fut nécessaire pour confirmer que la Cour territoriale du Yukon avait effectivement le pouvoir de refuser une demande par un avocat au dossier de cesser d’exercer qui aurait menacé la poursuite des procédures, malgré la décision contraire de la Cour d’appel.

[6] Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 4.

[8] La poursuite mentionne qu’avant l’entrée en vigueur du Projet de loi C-77, les cours martiales ont émis des ordonnances de non-publication (R c Parson, 2004 CM 54; R c Brunelle, 2017 CM 4001; R c Gobin, 2018 CM 2006; R c Spriggs, 2019 CM 4002; R c Barrieault, 2019 CM 2013) et ont aussi ordonné la présence d’un chien d’assistance en cours de témoignage (R c Krajaefski, 2019 CM 4004).

[9] Soit R c sergent B.E.D. Parson, 2004 CM 54 et R. v. Brunelle, 2017 CM 4001.

[10] R. v. Corporal J.W. Brooks, 1998 CM 30

[11] Projet de loi C-77, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois. Malgré que ce projet de loi ait été déposé le 10 mai 2018 et qu’il eut reçu la sanction royale le 21 juin 2019, la plupart des dispositions de cette loi sont entrées en vigueur trois ans plus tard soit le 22 juin 2022, la date fixée par décret, à l’exception de certaines dispositions telle que l’article 203.3 de la LDN sur les Principes de détermination de la peine, entré en vigueur le 21 juin 2019.

[12] Articles 183.5 et 183.6 de la LDN.

[13] Dans l’élaboration de sa position, la poursuite se base sur le paragraphe 3 de Gobin à l’effet que: « I advised counsel that it was my understanding that the purpose of section 179 of the NDA was to provide the court martial with an inherent power to control its procedure in respect of residual matters that are not dealt with in the NDA or its regulations (see R. v. Master Corporal J.E.M. Lelièvre, 2007 CM 1011 at paragraph 5). » Premièrement, cet extrait n’est à l’évidence pas une décision mais bien une hypothèse de discussion suggérée par la juge militaire. Deuxièmement, on suggère que la décision Lelièvre supporte l’énoncé alors que ce n’est pas le cas.  Le paragraphe 5 de Lelièvre ne fait aucunement mention de l’article 179 de la LDN. Ce paragraphe 5 de Lelièvre, suivant immédiatement le titre « Décision », est la décision du juge en chef Dutil à l’effet qu’un juge militaire possède la discrétion de permettre à un accusé d’être assis à la table de son avocat au lieu d’être à l’écart, sous escorte, tel que le prévoyait alors le document intitulé, « Procédures devant la cour martiale ‒‒ Guide des participants et du public ». En répondant à cette question sans référer à l’article 179 de la LDN, le juge en chef Dutil rejette donc l’argument de la poursuite, énoncé au dernier alinéa du paragraphe précédent (paragraphe 4) à l’effet que l’article 179 de la LDN était en jeu dans la question à décider.

[15] C’est peut-être le cas avec les articles 180.01 à 180.08 ainsi que 183.1 à 183.7 de la LDN sur la communication de certains dossiers et les mesures pour faciliter les témoignages, l’anonymat et la protection de victimes et témoins, pour certaines infractions dont les infractions de nature sexuelle au Code criminel, qui, malgré leur entrée en vigueur en 2022, n’ont pas encore fait l’objet d’une mise en application dans les ORFC.

[16] R. c. Leblanc, 2011 CACM 2 au paragraphe 47.

[17] Tel que mentionné dans la discussion sur les principes de base du droit sur la preuve au Cahier d’audience sur la Preuve publié à l’attention des juges par l’Institut national de la magistrature, le rôle du droit de la preuve est fort large. Même si en principe, les règles de la preuve devraient faciliter la présentation et la prise en considération de n’importe quelle information susceptible d’aider le juge des faits à arriver à une décision factuelle exacte, les lois et règlements régissant la preuve n’ont pas pour seul but de tirer plus facilement des conclusions de fait. Elles existent souvent pour accomplir d’importants objectifs de principe ou pour poursuivre des principes qui leur sont propres.

[18] R. v. Dix, 1998 ABQB 370

[20] Machtmes, paragraphe 9.

[21] Rapport de l’autorité du troisième examen indépendant au ministre de la Défense nationale, L’honorable Morris J. Fish, C.C., c.r., pp. 135-136.

[22] ORFC article 1.03, et sous-alinéas 4.02(1)a) et 5.01a).

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