Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 11 décembre 2023

Endroit : 3e Escadre Bagotville, édifice 87, rue Stratford ouest, Alouette (QC)

Langue du procès : Français

Chefs d’accusation :

Chef d’accusation 1 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
Chef d’accusation 2 : Art. 97 LDN, ivresse.

Résultats :

VERDICTS : Chef d’accusation 1 : Retiré. Chef d’accusation 2 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Guinot, 2023 CM 3021

 

Date : 20231215

Dossier : 202311

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Bagotville

Saguenay, (Québec), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté le Roi

 

- et -

 

Adjudant G.M.J.M. Guinot, accusé

 

 

En présence du : Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.C.A.


 

VERDICT

 

(Oralement)

 

Introduction

 

[1]        L’adjudant (Adj) Guinot est accusé de l’infraction d’ordre militaire d’ivresse pour avoir agi contrairement à l’article 97 de la Loi sur la Défense nationale (LDN). La poursuite allègue que cette infraction se serait produite le ou vers le 7 avril 2022, à ou près de la Base des Forces canadiennes (BFC) Bagotville.

 

[2]        Le procès a débuté le 11 décembre 2023 et la poursuite a déclaré sa preuve close à la fin de l’avant-midi du 12 décembre 2023. En début d’après-midi, l’Adj Guinot a demandé que la Cour prononce un verdict d’acquittement sur le chef d’accusation au motif que la poursuite n'avait pas présenté de preuve prima facie. J’ai entendu les parties sur cette demande que j’ai rejetée le matin du 13 décembre 2023. L’Adj Guinot a alors présenté une preuve qu’il a déclaré close le même jour. Les parties ont présenté leur plaidoirie finale respective en fin d’après-midi de cette même journée.

 

Preuve

 

[3]        La poursuite a cité cinq témoins au soutien des accusations : monsieur Stéphane Hudon, monsieur Marc-Antoine Joly, la Cpl Boivin, monsieur Antoine Bernier et monsieur Martin Gatien. De plus, la poursuite a déposé un enregistrement vidéo de la journée du 7 avril 2022 fournissant une vue aérienne des activités sur la BFC Bagotville, incluant une vue du stationnement arrière de la bâtisse logeant la 23e Escadrille de la police militaire (23e Ele PM).

 

[4]        L’Adj Guinot a cité, pour sa part, un seul témoin, soit le Cpl Mailhot.

 

Faits

 

[5]        Le 6 avril 2022, la 23e Ele PM située à la BFC Bagotville, a organisé un souper et une soirée pour souligner le départ avec dignité de deux de ses membres, soient les caporaux Bernier et Gatien.

 

[6]        Cet événement a eu lieu dans le mess de la 23e Ele PM situé dans la bâtisse 81 sur la BFC Bagotville. La salle servant de mess était aussi utilisée de temps à autre pour des réunions et pour des formations des membres de l’unité.

 

[7]        La bière qui était gardée dans un réfrigérateur au mess était accessible à tous les membres de l’unité. Comme expliqué par la Cpl Boivin qui était responsable de l’inventaire de la bière au moment où s’est tenu l’événement, les membres se servaient eux-mêmes et ils devaient remplir un registre pour indiquer quand ils avaient pris une bière, et à la fin du mois, le tout était consolidé afin que le montant total mensuel qui en résultait soit déduit de la paye de chaque membre qui avait indiqué sur le registre qu’il avait pris de la bière.

 

[8]        Lors de la soirée de l’événement, deux policiers militaires étaient en service comme patrouilleur sur la relève, soit les Cpl Joly et Mailhot. Leur quart de travail a débuté à 17 h 30 le 6 avril 2022 et il s’est terminé à 5 h 30 le 7 avril 2022.

 

[9]        À leur arrivée au détachement de la police militaire à la bâtisse 81 vers 17 h 15, les Cpl Joly et Mailhot ont observé que les Cpl Bernier et Gatien étaient présents au mess pour la petite fête. L’Adj Guinot était là aussi. Ces trois personnes étaient déjà en train de consommer de l’alcool. Les Cpl Joly et Mailhot ont affirmé qu’ils n’ont pas consommé d’alcool durant cette soirée parce qu’ils étaient tous les deux en service.

 

[10]      Les Cpl Bernier et Gatien, ainsi que l’Adj Guinot, ont été présents et sont demeurés au mess jusqu’à la fin de cette soirée qui s’est terminée vers 1 h 30 le 7 avril 2022. Plusieurs membres de la 23e Ele PM sont passés au mess pour rencontrer les deux fêtés, dont le commandant de l’unité, le capitaine Giguère, mais ils ne sont restés que pour un moment.

 

[11]      Le Cpl Joly est sorti du mess à l’occasion afin de se rendre au bureau de patrouille ou à l’extérieur pour vapoter. Le Cpl Mailhot est resté dans le mess pour la majorité du temps qu’a duré cette soirée.

 

[12]      Selon le Cpl Joly, l’Adj Guinot a consommé de la bière durant la soirée, mais il ignore la quantité qu’il a bu. Il a affirmé que l’Adj Guinot était dans un état assez avancé d’intoxication plus tard dans la soirée, sur la base des agissements et de la façon de parler de ce dernier. Il a observé que l’Adj Guinot utilisait un ton élevé quand il parlait et qu’il avait le visage rouge.

 

[13]      Le Cpl Joly aurait aussi constaté que le Cpl Bernier était très intoxiqué à la fin de la soirée et qu’il se serait couché sur le plancher du mess. Ce dernier aurait appelé son amie pour qu’elle vienne le chercher, mais cela ne s’est pas produit. C’est plutôt le Cpl Mailhot qui est allé reconduire le Cpl Bernier chez lui. Il serait parti vers 1 h 30 du matin pour aller le reconduire.

 

[14]      Le Cpl Bernier a affirmé qu’il a consommé de la bière durant cette soirée au rythme d’une bière à l’heure environ. Il a dit qu’il considérait que son niveau d’intoxication était de trois sur une échelle de dix à la fin de la soirée. Il a indiqué que personnellement il ne conduit jamais lorsqu’il consomme de l’alcool, quelle que soit la quantité. Il s’impose une politique de tolérance zéro quant à la conduite d’un véhicule lorsqu’il boit de l’alcool.

 

[15]      Le Cpl Bernier ne considère pas qu’il était très intoxiqué. Considérant son approche de tolérance zéro quant à la conduite d’un véhicule lorsqu’il a consommé de l’alcool, il n’avait aucune intention de conduire un véhicule à la fin de la soirée et c’est pour cela qu’il a demandé au Cpl Mailhot d’aller le reconduire.

 

[16]      Considérant que l’Adj Guinot avait aussi consommé de l’alcool, sur la base de l’approche de tolérance zéro qu’il s’impose à lui-même, le Cpl Bernier a affirmé que l’Adj Guinot aussi était dans une situation pour laquelle il ne pouvait pas conduire un véhicule. Autrement, il n’était pas en mesure de commenter la capacité de conduire de l’Adj Guinot. Il a aussi affirmé qu’il n’avait pas observé de signes chez l’Adj Guinot qui lui aurait indiqué qu’il était intoxiqué par sa consommation d’alcool. L’Adj Guinot n’avait pas le visage rouge, et il ne parlait pas plus fort que d’habitude.

 

[17]      Le Cpl Bernier a confirmé que le Cpl Mailhot est allé le reconduire chez lui à la fin de la soirée. Il a affirmé que l’Adj Guinot a bu de la bière durant la soirée, mais qu’il ignore la quantité exacte qu’il a consommé. Il a estimé que l’Adj Guinot a bu au même rythme que lui, donc la même quantité, et que le niveau d’intoxication de l’Adj Guinot devait être identique au sien dans ces circonstances.

 

[18]      Le Cpl Joly a affirmé que le Cpl Gatien était extrêmement intoxiqué à la fin de la soirée. Il a dit que le Cpl Gatien a dormi au détachement ce soir-là.

 

[19]      Le Cpl Gatien a confirmé qu’il avait beaucoup bu lors de cet événement et qu’il a couché au détachement. Il a dit qu’il a dormi à cet endroit, car il n’avait plus de résidence dans le coin, considérant qu’il partait et qu’il devait quitter le lendemain pour sa nouvelle résidence située à plusieurs heures de route de Bagotville. Il a confirmé qu’il se rappelle peu de choses et qu’il ne pouvait témoigner de l’état d’intoxication du Cpl Bernier et de l’Adj Guinot.

 

[20]      Le Cpl Mailhot a dit qu’il a vu l’Adj Guinot consommer de la bière, mais qu’il ne sait pas la quantité qu’il a bu. Il a affirmé qu’il était assis près de l’Adj Guinot et qu’il était en mesure de bien le voir. Il dit qu’il n’a pas observé de signes quelconques de la part de l’Adj Guinot montrant qu’il était en état d’ébriété ou dans un état d’intoxication en raison de l’alcool qu’il avait bu. En fait, selon lui, l’Adj Guinot n’a pas eu un comportement qui sortait de l’ordinaire durant la soirée.

 

[21]      Lors de sa présence au mess, le Cpl Joly a dit à la Cour qu’il avait entendu une blague qui a été faite concernant le fait d’utiliser un pistolet à impulsion électrique (PIE) de marque Taser à l’égard des deux personnes dont le départ était souligné. Il a affirmé qu’il avait entendu l’Adj Guinot demander au Cpl Mailhot de lui prêter son PIE. Plus tard, lorsqu’il est revenu au mess, il dit avoir observé l’Adj Guinot en possession d’un PIE. Il aurait peut-être même accompagné l’Adj Guinot à la voûte pour qu’il retourne le PIE à cet endroit.

 

[22]      Le Cpl Bernier a dit qu’il se rappelle bien la blague qui a été faite concernant le PIE, mais il a nié qu’un tel appareil ait été en possession ou a été utilisé par l’Adj Guinot durant cette soirée.

 

[23]      Le Cpl Mailhot a témoigné au même effet que le Cpl Bernier sur le sujet du PIE et il a ajouté que l’Adj Guinot ne l’a jamais approché pour lui demander de lui prêter le PIE en sa possession parce qu’il était en service.

 

[24]      À la fin de la soirée, le Cpl Joly affirme que l’Adj Guinot lui a mentionné qu’il retournerait chez lui à pied, mais qu’il avait besoin d’aller à la toilette avant de partir. L’Adj Guinot est donc allé à la toilette et le Cpl Joly est sorti pour vapoter.

 

[25]      Quelques minutes plus tard, alors qu’il était toujours en train de vapoter, le Cpl Joly a remarqué que les phares d’un véhicule situé dans le stationnement en arrière du bâtiment logeant la 23e Ele PM se sont allumés. Il a alors soupçonné que c’était peut-être l’Adj Guinot qui opérait le véhicule. Il s’est avancé vers le véhicule qu’il a vu bouger. Il a remarqué que l’Adj Guinot était derrière le volant et il lui a dit de s’arrêter et de descendre du véhicule. L’Adj Guinot a immédiatement obtempéré. Ce dernier paraissait surpris, mais il est resté calme.

 

[26]      Le Cpl Joly considérait que l’Adj Guinot conduisait son véhicule alors qu’il avait les facultés affaiblies, ce qui pouvait constituer une infraction au Code criminel, mais il n’a pas procédé à l’arrestation de l’Adj Guinot, puisque ce dernier était son supérieur et qu’il considérait qu’il était en conflit d’intérêts pour faire une telle chose. Il dit qu’il est quand même intervenu afin de mettre fin à l’infraction et d’assurer la sécurité de l’Adj Guinot.

 

[27]      Le Cpl Joly a expliqué qu’il considérait l’existence d’un conflit d’intérêts en raison de la hiérarchie des grades, de répercussions potentielles sur sa carrière s’il faisait une telle chose, de la nécessité que des actions soient prises par une entité compétente en la matière, soit le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) et pour éviter la perception que l’enquête qu’il aurait faite sur cet incident était biaisée.

 

[28]      Il a indiqué à l’Adj Guinot qu’il devait rentrer à pied. Ce dernier lui a demandé de stationner son véhicule correctement parce qu’il s’était immobilisé à un mauvais endroit dans le stationnement.

 

[29]      Le Cpl Joly a pris la clé du véhicule que lui a remis l’Adj Guinot, a stationné correctement le véhicule, l’a verrouillé et il a remis la clé à l’Adj Guinot. Ce dernier a quitté à pied le stationnement afin de se rendre chez lui.

 

[30]      Le Cpl Joly aurait discuté par la suite avec le Cpl Mailhot sur la situation qu’il venait de vivre, ce que ce dernier a d’ailleurs confirmé. Puis, lors de sa période de service suivante, il a rapporté cet événement par courriel à un supérieur du 2e Escadron de la PM qui est localisé à Trenton, Ontario, considérant qu’il était de son devoir de rapporter ce qui s’était passé ce soir-là avec l’Adj Guinot.

 

[31]      La Cour comprend que par la suite, le dossier a été transmis à un enquêteur du SNEFC et qu’en raison de ses conclusions, des accusations ont été portées à l’égard de l’Adj Guinot au mois de janvier 2023, et que la mise en accusation concernant l’acte d’accusation devant cette Cour a été faite le 6 mars 2023.

 

Droit applicable

 

La présomption d’innocence et le doute raisonnable

 

[32]      Avant que la Cour n’expose son analyse juridique, il convient d’aborder certains principes fondamentaux de droit, tels que la présomption d’innocence, le fardeau et la norme de preuve hors de tout doute raisonnable qui est une norme inextricablement liée aux principes fondamentaux appliqués dans tous les procès pénaux, la question de crédibilité et de la fiabilité des témoignages, la notion de preuve et des éléments essentiels concernant les infractions dont fait l’objet l’Adj Guinot. Si l’ensemble de ces principes sont évidemment bien connus des avocats, ils ne le sont peut-être pas des membres des Forces armées canadiennes et de toute autre personne qui ont assisté aux audiences de cette cour martiale, et ils méritent donc d’être réitérés afin de faciliter la compréhension de la décision rendue par cette Cour.

 

[33]      Le premier et le plus important des principes de droit applicables à toutes les causes découlant du code de discipline militaire et du Code criminel est la présomption d’innocence. À l’ouverture de son procès, l’Adj Guinot est présumé innocent et cette présomption ne cesse de s’appliquer que si la poursuite a présenté une preuve qui convainc la Cour de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[34]      Deux règles découlent de la présomption d’innocence. La première est que la poursuite a le fardeau de prouver la culpabilité. La deuxième est que la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Ces règles sont liées à la présomption d’innocence et visent à assurer qu’aucune personne innocente n’est condamnée.

 

[35]      Le fardeau de la preuve appartient à la poursuite et n’est jamais renversé. L’Adj Guinot n’a pas le fardeau de prouver qu’il est innocent. Il n’a pas à prouver quoi que ce soit.

 

[36]      Que signifie l’expression « hors de tout doute raisonnable »? Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il n’est pas fondé sur un élan de sympathie ou un préjugé à l’égard d’une personne visée par les procédures. Au contraire, il est fondé sur la raison et le bon sens. Il découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve.

 

[37]      Il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue, et la poursuite n’est pas tenue de le faire. Une telle norme serait impossible à satisfaire. Cependant, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable s’apparente beaucoup plus à la certitude absolue qu’à la culpabilité probable. La Cour ne doit pas déclarer l’Adj Guinot coupable à moins d’être sûre qu’il est coupable. Même si elle croit que l’Adj Guinot est probablement coupable ou vraisemblablement coupable, cela n’est pas suffisant. Dans ces circonstances, la Cour doit accorder à l’Adj Guinot le bénéfice du doute et le déclarer non coupable parce que la poursuite n’a pas réussi à convaincre la Cour de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[38]      Il est important pour la Cour de se rappeler que l’exigence de preuve hors de tout doute raisonnable s’applique à chacun des éléments essentiels d’une infraction. Elle ne s’applique pas aux éléments de preuve de manière individuelle. La Cour doit décider, à la lumière de l’ensemble de la preuve, si la poursuite a prouvé la culpabilité de l’Adj Guinot hors de tout doute raisonnable.

 

La crédibilité et la fiabilité des témoignages

 

[39]      Le doute raisonnable s’applique à la question de la crédibilité. À l’égard de toute question, la Cour peut croire un témoin, ne pas le croire ou être incapable de décider. La Cour n’a pas besoin de croire ou de ne pas croire entièrement un témoin ou un groupe de témoins. Si la Cour a un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’Adj Guinot en raison de la crédibilité des témoins, la Cour doit le déclarer non coupable.

 

[40]      Si la preuve, l’absence de preuve, la fiabilité ou la crédibilité d’un ou plusieurs témoins soulèvent dans l’esprit de la Cour un doute raisonnable sur la culpabilité de l’Adj Guinot quant à au chef d’accusation, la Cour doit le déclarer non coupable de ce chef.

 

[41]      À cette étape-ci, il est peut-être bon de rappeler certains principes de base concernant la détermination de la crédibilité d’un témoin par la Cour, tels qu’énoncés par le juge Watt dans la décision de la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Clark, 2012 CACM 3, aux paragraphes 40 à 42.

 

[42]      Essentiellement, le juge Watt a rappelé que :

 

a)                  un témoin n’est pas présumé dire la vérité, et que l’appréciation d’un témoignage doit se faire à la lumière de l’ensemble de la preuve introduite devant la Cour;

 

b)                  l’absence de contradiction dans le témoignage d’un témoin n’oblige pas le juge des faits à en admettre la teneur. La raison, le sens commun et la rationalité peuvent servir afin de rejeter tout témoignage non contredit;

 

c)                  le juge des faits peut accepter ou rejeter tout ou seulement une partie d’un témoignage, car l’appréciation de la crédibilité d’un témoin peut comporter des nuances.

 

Les éléments essentiels de l’accusation

 

[43]      Maintenant, qu’en est-il des différents éléments essentiels concernant l’accusation qui doit être prouvée par la poursuite?

 

[44]      L’adj Guinot est accusé d’avoir commis une infraction d’ivresse.

 

[45]      La Cour ne peut pas déclarer l’adj Guinot coupable d’ivresse à moins que la poursuite n’ait prouvé hors de tout doute raisonnable qu’il est la personne qui a commis l’infraction à la date et au lieu indiqués dans l’acte d’accusation. De plus, la poursuite doit prouver chacun des éléments essentiels suivants hors de tout doute raisonnable que :

 

a)                  l’Adj Guinot a eu une conduite répréhensible ou susceptible de jeter le discrédit sur le service de Sa Majesté ou qu’il n’était pas en état d’accomplir la tâche qui lui incombait ou pouvait lui être confiée;

 

b)                  cette conduite ou cet état est survenu parce que l’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool ou d’une drogue.

 

[46]      Comme mentionnée par le juge militaire Pelletier dans la décision de R. c. Sloan, 2014 CM 4004, au paragraphe 14, l’infraction d’ivresse n’a pas pour but de sanctionner la simple consommation d’alcool ou d’une drogue.

 

[47]      À mon avis, elle a pour but de traiter de l’inaptitude d’un militaire à accomplir son devoir ou de la conduite d’un militaire qui est répréhensible ou qui jette le discrédit sur le service de Sa Majesté en raison de l’action exercée sur cette personne par l’alcool ou une drogue qu’il a consommé. En d’autres mots, l’infraction d’ivresse vise à sanctionner les comportements qui découlent des effets concrets et réels sur une personne en raison de la consommation d’alcool ou de drogues, ce qui inclut les effets sur une personne découlant de la consommation en grande quantité d’alcool ou de drogue sur une courte période, et non de la simple consommation en soi d’alcool ou de drogues.

 

[48]      Les sanctions liées à la simple consommation d’alcool ou d’une drogue sont d’ailleurs spécifiquement prévues à l’article 120.04 des Ordonnances est règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, Manquements relatifs aux drogues et à l’alcool.

 

Position des parties

 

La poursuite

 

[49]      La poursuite allègue qu’elle s’est déchargée de son fardeau de preuve sur tous les éléments essentiels de l’accusation. Elle affirme que la conduite de l’Adj Guinot était répréhensible en raison de deux situations :

 

a)                  premièrement, parce qu’en conduisant son véhicule alors qu’il avait consommé une grande quantité d’alcool ce soir-là, l’Adj Guinot a mis le Cpl Joly, un patrouilleur de la police militaire en service, dans une situation éthiquement difficile en raison de la relation hiérarchique qui existait entre eux, ce qui a résulté en une conduite répréhensible de la part de l’accusé;

 

b)                  deuxièmement, qu’en raison de la grande quantité d’alcool consommé par l’Adj Guinot durant la soirée, il a mis lui-même et toute autre personne dans une situation à risque en conduisant son véhicule, au point que cela aurait pu constituer une conduite sanctionnable en vertu du Code criminel pour conduite avec les facultés affaiblies, faisant ainsi de cette situation une conduite répréhensible.

 

[50]      La poursuite allègue aussi que l’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool en raison des signes d’état d’ébriété et de facultés affaiblies décrit par le Cpl Joly, et confirmé par le Cpl Bernier.

 

L’Adj Guinot

 

[51]      L’avocat de la défense représentant l’Adj Guinot a affirmé que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve concernant les éléments essentiels reliés à la conduite répréhensible et d’avoir été sous l’influence de l’alcool.

 

[52]      Il a allégué qu’en conduisant son véhicule alors qu’il n’existait aucune indication qu’il était en état d’ébriété ou qu’il avait les facultés affaiblies par sa consommation d’alcool, l’Adj Guinot n’a pas eu de conduite pouvant être qualifiée de répréhensible, que ce soit en raison d’avoir conduit son véhicule ou d’avoir prétendument mis le Cpl Joly dans une situation éthiquement difficile.

 

[53]      De plus, il a indiqué à la Cour que le simple fait de consommer de l’alcool ne rencontre pas les exigences de l’article 97 de la LDN en ce qui concerne le fait d’être « sous l’influence de l’alcool ». Selon lui, il est nécessaire que la poursuite démontre les signes physiques concrets qu’auraient eu l’alcool sur l’Adj Guinot, ce qu’elle n’a pas réussi à faire.

 

Analyse

 

L’identité, le lieu et la date de l’infraction

 

[54]      Concernant la question de la preuve de l’identité de l’adj Guinot comme étant l’auteur de l’infraction alléguée et de l’endroit de l’infraction tel qu’allégué dans l’exposé des détails de l’accusation, la Cour conclut que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable ces deux éléments essentiels de l’infraction d’ivresse. La preuve fournie par les Cpl Joly, Boivin, Bernier et Mailhot est irréfutable sur cet aspect.

 

[55]      À propos de la date apparaissant à l’exposé des détails de l’accusation, puisqu’il appert de la preuve qu’il ne s’agit pas d’un fait crucial pour la défense ou que ce fait a eu pour effet d’induire la défense en erreur quant au moment où se serait produit l’infraction alléguée, la Cour conclut qu’il ne s’agit pas d’un élément essentiel. En conséquence, la poursuite n’a pas à faire de preuve quant à la date à laquelle l’infraction alléguée a eu lieu.

 

La conduite répréhensible de l’Adj Guinot

 

[56]      La poursuite a allégué qu’elle a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’Adj Guinot avait une conduite répréhensible parce qu’il était sous l’influence de l’alcool.

 

[57]      Concernant la conduite répréhensible, la poursuite s’appuie sur les témoignages des Cpl Joly et Bernier qui auraient démontré que l’Adj Guinot aurait consommé une grande quantité d’alcool lors de l’événement d’adieu qui s’est tenu au mess de la 23e Ele PM, et que dans ces circonstances, en décidant de conduire son véhicule, il a rendu un tel comportement condamnable ou blâmable, ce qui constituerait une conduite répréhensible.

 

[58]      Il est vrai que la juge militaire Sukstorf a affirmé dans la décision de R. v. Cadieux, 2019 CM 2011, au paragraphe 216, elle a affirmé :

 

Le simple fait de s'asseoir sur le siège du conducteur d'une voiture, avec les clés du véhicule, sous l'influence de l'alcool ou d'une drogue est normalement suffisant pour attirer un risque dans un contexte criminel et cela, en soi, répond au critère de conduite répréhensible pour l’infraction d'ordre militaire d’ivresse.

[Ma traduction.]

 

[59]      Je suis en accord avec cette affirmation de la juge militaire Sukstorf, mais à mon avis, la notion d’être « sous l’influence de l’alcool » à laquelle réfère la juge militaire dans sa décision mériterait d’être plus précise.

 

[60]      Ainsi, à mon avis, le simple fait de s'asseoir sur le siège du conducteur avec les clés du véhicule, alors que la personne a bu de l’alcool de manière excessive ou quelle démontre des signes apparents d’intoxication dus à sa consommation d’alcool, constitue normalement un contexte suffisant pouvant résulter en une responsabilité criminelle, et une telle situation, s’il est prouvé qu’elle existe, peut répondre en soi au critère de conduite répréhensible pour l’infraction d'ordre militaire d’ivresse.

 

[61]      Ainsi, le simple fait de consommer de l’alcool de manière modérée, puis de conduire son véhicule dans ces circonstances, n’aurait pas normalement pour effet de constituer une conduite répréhensible au sens de l’infraction d’ivresse, sachant qu’une telle situation ne résulterait pas habituellement en une responsabilité criminelle.

 

[62]      La société encourage les individus au respect de leurs propres limites quant à la consommation d’alcool, mais elle fait aussi preuve d’une certaine tolérance sur ce sujet. Cependant, cette tolérance cesse lorsque la conduite d’un individu met en jeu sa responsabilité criminelle alors qu’il conduit un véhicule à la suite d’une consommation excessive d’alcool. En ce sens, le même raisonnement s’applique quant au niveau de tolérance dans le milieu militaire concernant les conséquences liées à la consommation d’alcool et cela doit se refléter dans l’appréciation qui doit être faite par la Cour de l’élément essentiel de conduite répréhensible reliée à l’infraction d’ordre militaire d’ivresse.

 

[63]      En ce qui a trait à l’élément essentiel de conduite répréhensible concernant le fait que l’Adj Guinot aurait engagé sa responsabilité criminelle au moment où il a conduit son véhicule, la Cour considère que la preuve de la poursuite sur cet aspect n’a pas été faite hors de tout doute raisonnable.

 

[64]      Tout d’abord, la preuve de la poursuite n’est pas concluante quant à la quantité d’alcool consommée par l’Adj Guinot au point qu’elle pouvait être qualifiée d’excessive durant la soirée du 6 avril 2022.

 

[65]      Aucun témoin n’a été en mesure de rapporter à la Cour la quantité de bière, même approximative, que l’Adj Guinot aurait bu lors de cette soirée. Le Cpl Joly a dit qu’il l’avait vu boire de la bière durant toute la soirée, mais il n’a pas été en mesure de donner un ordre de grandeur ou une quantité, même approximative. Il est venu à la conclusion que l’Adj Guinot avait consommé une grande quantité de bière principalement en raison des signes exhibés par l’Adj Guinot en raison de sa consommation d’alcool : l’utilisation d’un ton élevé de voix et un visage rouge.

 

[66]      De plus, le Cpl Joly a affirmé que l’Adj Guinot était dans un état assez avancé d’intoxication en raison de ses agissements, de sa démarche et de sa façon de parler, mais il n’a pas identifié les agissements précis, la manière de marcher ou de parler qui l’amenaient à faire de telles affirmations.

 

[67]      Les Cpl Bernier et Mailhot qui étaient présents durant cette soirée ont tous deux affirmé que l’Adj Guinot n’avait pas un comportement différent qu’à l’habitude, que tout le monde parlait plus fort en raison du nombre de personnes dans le mess et qu’ils n’avaient pas constaté un changement de couleur au visage de l’Adj Guinot, comme suggéré par le Cpl Joly. En fait, ils n’ont constaté aucun signe apparent d’intoxication ou de facultés affaiblies provenant de l’Adj Guinot en raison de sa consommation d’alcool.

 

[68]      Ces deux témoins, l’un cité par la poursuite, et l’autre par la défense, ont fait les mêmes constatations et contredisent du même coup le témoignage du Cpl Joly sur ces questions.

 

[69]      Le Cpl Bernier a tenté d’évaluer la consommation et l’état d’intoxication de l’Adj Guinot. Pour ce faire, il s’est utilisé sa propre consommation comme comparatif afin de fournir une réponse aux questions du procureur de la poursuite, avouant candidement qu’il n’avait pas une mémoire indépendante et claire quant à ce que l’Adj Guinot avait consommé.

 

[70]      Le Cpl Joly a dit à la Cour qu’il a entendu une blague qui a été faite durant la soirée concernant l’intention d’utiliser un PIE de marque Taser à l’égard des deux personnes dont le départ était souligné. Plus tard, lorsqu’il est revenu au mess, il dit avoir observé l’Adj Guinot en possession d’un PIE. Il l’aurait peut-être même accompagné l’Adj Guinot à la voûte pour qu’il retourne le PIE à cet endroit.

 

[71]      Sur cet aspect précis de la preuve, le Cpl Joly a été totalement contredit par deux témoins, les Cpl Bernier et Mailhot qui ont affirmé, sans équivoque, qu’une blague a bien été faite sur le sujet de l’utilisation d’un PIE, mais qu’en aucun temps un tel instrument n’avait été utilisé ou été en possession de l’Adj Guinot.

 

[72]      Ainsi, à la lumière de l’ensemble de la preuve, il appert que le témoignage du Cpl Joly quant à la consommation d’alcool de la part de l’Adj Guinot, ainsi que l’état d’intoxication de ce dernier est loin d’être concluant. La Cour conclut que le témoignage du Cpl Joly, qui était évasif sur certains points et qui comportait certaines contradictions avec ce qui a été rapporté par les autres témoins, ne peut être considéré comme crédible et fiable. La véracité et l’exactitude de son témoignage sont remises en doute par ce tribunal.

 

[73]      En ce qui concerne le témoignage du Cpl Joly quant à son intervention auprès de l’Adj Guinot alors que ce dernier était au volant de son véhicule, la Cour constate qu’il n’a aucunement rapporté de signes d’intoxication ou de facultés affaiblies de la part de l’Adj Guinot. Il appert que l’Adj Guinot a immédiatement obtempéré à ses consignes à la suite de son intervention. Le Cpl Joly n’a fait aucun constat particulier à ce moment précis concernant de possibles facteurs reliés à l’existence de facultés affaiblies ou même d’intoxication de la part de l’Adj Guinot lorsqu’il est sorti de son véhicule ou lorsqu’il a quitté à pied.

 

[74]      Ainsi, la Cour constate que ce qui a été établi par la poursuite est que l’Adj Guinot a consommé de la bière, sans avoir établi la quantité qu’il a consommé, et sans être en mesure de préciser suffisamment la fréquence et la durée de cette consommation afin de permettre à la cour de déterminer s’il avait bu de l’alcool au point où au moment où il a conduit son véhicule, il a mis sa responsabilité criminelle en jeu. En d’autres mots, la Cour n’est pas en mesure de déterminer si l’Adj Guinot a consommé de l’alcool de manière modérée ou excessive.

 

[75]      Au même effet, la poursuite n’a pas été en mesure d’établir l’existence concrète de signes d’intoxication ou de facultés affaiblies de la part de l’Adj Guinot au moment où il a conduit son véhicule.

 

[76]      Conséquemment, l’absence de preuve quant à la quantité d’alcool consommé ou de signes d’intoxication ou de facultés affaiblies de la part de l’Adj Guinot a aussi pour effet de ne pas caractériser l’intervention du Cpl Joly auprès du de l’Adj Guinot comme en étant problématique sur le plan du rapport hiérarchique entre les deux individus.

 

[77]      L’Adj Guinot a indiqué initialement qu’il retournerait à pied à sa résidence, puis il est possible qu’il ait changé d’idée, ce qui dans les circonstances ne constituait pas un problème puisqu’il n’existe pas de preuve que son état d’intoxication pouvait attirer une responsabilité criminelle. Dans ces circonstances, l’intervention du Cpl Joly auprès de l’Adj Guinot constituait plutôt un rappel à ce dernier de respecter ses propres limites même s’il pensait qu’il y avait peu de risque de conduire son véhicule, ce à quoi semble avoir acquiescé l’Adj Guinot.

 

[78]      La poursuite n’a donc pas établi hors de tout doute raisonnable que l’Adj Guinot a eu une conduite répréhensible. En conséquence, basée sur l’ensemble de la preuve présentée à la Cour, cette dernière a un doute raisonnable voulant que l’Adj Guinot a eu une conduite répréhensible lorsque l’incident allégué s’est produit.

 

L’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool

 

[79]      De manière intéressante, dans un cas comme celui devant cette Cour, si la conduite répréhensible réfère à l’existence possible de l’état d’ébriété de l’accusé sur le plan criminel, inévitablement cela amène la Cour à faire une analyse, par la même occasion concernant l’élément essentiel relatif au fait d’avoir été sous l’influence de l’alcool. Dans les faits, il appert que l’analyse de la preuve qui a été faite précédemment par la Cour concernant la consommation d’alcool de l’Adj Guinot dans de telles circonstances est pertinente pour ces deux éléments essentiels.

 

[80]      Cependant, j’aimerais faire quelques précisions concernant l’élément essentiel de l’infraction d’ivresse que constitue d’être « sous l’influence de l’alcool ». Il est vrai, comme l’a prétendu l’avocat de l’Adj Guinot, que lorsque la poursuite réfère à une conduite répréhensible d’un accusé qui s’explique par la consommation d’alcool, il devient impératif de démontrer que cette consommation était excessive ou qu’il existe des signes reliés à cette intoxication par l’alcool pour qu’un juge des faits conclue qu’un accusé a eu une conduite répréhensible parce qu’il était « sous l’influence de l’alcool ». Ainsi, le fait de prouver la consommation d’alcool sans démontrer ses effets par une consommation excessive ou de signes concrets ne peut permettre au juge des faits de conclure que cet élément essentiel a été prouvé hors de tout doute raisonnable.

 

[81]      En conséquence, puisque que la Cour a analysé et considéré l’ensemble de la preuve qui a été présentée devant elle, et qu’elle a conclu que la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable que l’Adj Guinot avait bu de l’alcool de manière excessive ou qu’il a démontré des signes d’intoxication ou de facultés affaiblies en raison de sa consommation d’alcool, l’analyse et la conclusion qui en ont découlé s’appliquent donc aussi dans les circonstances de cette affaire à l’élément essentiel relatif au fait que l’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool.

 

[82]      La poursuite n’a donc pas établi hors de tout doute raisonnable que l’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool. En conséquence, basé sur l’ensemble de la preuve présentée à la Cour, cette dernière a un doute raisonnable voulant que l’Adj Guinot était sous l’influence de l’alcool lorsque l’incident allégué s’est produit.

 

[83]      La Cour conclut que la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’accusation et, en conséquence, acquitte l’Adj Guinot du seul chef d’accusation dont il fait l’objet, soit le deuxième chef d’accusation relatif à l’ivresse.

 

POUR TOUTES CES RAISONS, LA COUR :

 

[84]      DÉCLARE l’Adj Guinot non coupable du deuxième chef d’accusation concernant l’infraction d’ivresse contrairement à l’article 97 de la LDN.


 

Avocats :

 

Le directeur des poursuites militaires, tel que représenté par le major B. Richard

 

Capitaine de corvette P. Desbiens, service d’avocats de la défense, avocat de l’adjudant G.M.J.M. Guinot

 

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