Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l'ouverture du procès : 17 janvier 2011

Endroit : BFC Edmonton, Aménagements pour des lectures d'entraînenment, Édifice 407, chemin Korea, Edmonton (AB)

Chefs d'accusation
•Chef d'accusation 1 : Art. 117f) LDN, a commis un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la Loi sur la défense nationale.

Résultats
•Verdict : Chef d'accusation 1 : Non coupable.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R. c. Anstey, 2011 CM 3001

 

Date : 20110121

Dossier : 201060

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Edmonton

Edmonton (Alberta) Canada

 

Entre : 

 

Sa Majesté la Reine

 

— et —

 

Major C.T. Anstey, accusé

 

 

Devant : Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.

 


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Prononcée de vive voix)

 

[1]               Le Major Anstey est accusé d’avoir commis un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la Loi sur la défense nationale.

 

[2]               Essentiellement, le Major Anstey, suivant son affectation à la base des Forces canadiennes (BFC) Edmonton au mois d’août 2008, aurait réclamé frauduleusement entre les mois d’août 2008 et mai 2009, alors qu’il avait obtenu le statut de restriction imposée (RI), des frais d’absence du foyer, soit des indemnités de réinstallation temporaire (RT) et d’absence du foyer (IAF), d’une somme totale de 23 199,47 $ tout en sachant qu’il n’avait pas droit à cet argent.

 

 

 

LA PREUVE

 

[3]               L'instruction du procès s’est tenue du 17 au 19 janvier 2011. Lors de ce procès, la cour a entendu cinq témoins, dont l’accusé. Les témoins se sont présentés à la barre dans l’ordre suivant : Mme Cathy Wilson; Mme Cheryl Redmond; Sergent Jeffery Dumville; Sergent Greg Isles, l’enquêteur principal en l’espèce; et le Major Anstey.

 

[4]               Les deux parties ont produit un total de 32 pièces comprenant un DVD sur lequel figure l’enregistrement de l’interrogatoire du Major Anstey par le Sergent Isles et 31 documents.

 

[5]               La cour a pris judiciairement connaissance de certains faits et de certaines questions, suivant l'article 15 des Règles militaires de la preuve.

 

LES FAITS

 

[6]               Le Major Anstey s’est joint aux Forces canadiennes en 1988 et a obtenu un baccalauréat en sciences et sciences spatiales du Collège militaire royal du Canada en 1993. Après une formation, il est devenu officier des transmissions. Il a d’abord été affecté à Calgary en 1996 et a été muté cinq fois depuis. Sa femme, Toshena, et lui se sont mariés en 1997 et leur fils est né en 1999.

 

[7]               En 2008, le Major Anstey et sa famille vivaient dans une maison dont ils étaient propriétaires à Hammonds Plains, en Nouvelle-Écosse, près de Halifax. Il était G6 du Secteur de l’Atlantique de la Force terrestre (SAFT) à Halifax. À la fin du mois de février 2008, il a reçu son premier message d’affectation à Edmonton pour occuper le poste de chef d’état-major du 73e Groupe des communications et de commandant de son quartier général. Il a ensuite mis sa maison en vente le 7 mars 2008.

 

[8]               En juin 2008, il semblait improbable que la maison se vende rapidement, car le 25 juin le Major Anstey s’est informé auprès de certaines de ses connaissances au sujet des quartiers disponibles et des indemnités dont il pourrait bénéficier s’il se rendait seul à Edmonton pour quelque temps, autrement dit, s’il était en restriction imposée (RI). C’était la première fois de sa carrière qu’il envisageait cette option. La commis IAF à la BFC Edmonton, Mme Redmond, lui a envoyé, joint à un courriel (pièce 22), l’aide-mémoire relatif aux RI (pièce 21) et, par le fait même, lui a indiqué qu’il n’y avait pas de quartiers disponibles à la base.

 

[9]               Le même jour, il a fait part à son épouse de l’option de RI (pièce 26). Il a proposé de faire un voyage de recherche de domicile (VRD) dans la région d’Edmonton, voyage qui sert à trouver un logement pour la famille au nouveau lieu de service, afin de louer quelque chose qui répondrait à la fois aux critères d’admissibilité de la RI et à leurs propres critères. Dès que la maison serait vendue, son épouse et son fils emménageraient directement avec lui. Sa femme lui a répondu par courriel que c’était un bon plan. Le Major Anstey demandé à son gestionnaire de carrières la permission de faire l’objet d’une RI et conséquemment, d’émettre un message d’affectation modifié.

 

[10]           Le VRD a eu lieu du 10 au 19 juillet 2008 à Edmonton. Le 15 juillet 2008, le Major Anstey a signé un bail pour une location résidentielle à St-Albert près d’Edmonton (pièce 6).

 

[11]           Le 21 juillet 2008, le gestionnaire de carrières de Major Anstey a émis le message d’affectation modifié autorisant le statut de RI qui resterait en vigueur jusqu’au 28 août 2009 (pièce 27).

 

[12]      Entre-temps, le Major Anstey et son épouse, Toshena, ont commencé à se préoccuper de leur fils. Malgré ses difficultés d’apprentissage et les inquiétudes des parents, l’école n’avait jamais vraiment pris des mesures pour essayer de régler le problème. Par conséquent, les parents se trouvaient insatisfaits du système d’éducation de la Nouvelle-Écosse.

 

[13]      Ils ont décidé d’inscrire leur fils à son école habituelle dans la région de Halifax ainsi qu’à une école de St-Albert. Ils ont choisi cette ville pour son système d’éducation. Dans l’éventualité où il y aurait un déménagement durant l’année scolaire, le changement d’une place à une autre serait ainsi plus facile. Toutefois, il s’est dégagé des discussions subséquentes une inquiétude concernant l’impact qu’un changement d’école durant l’année scolaire aurait sur l’enfant. Le Major Anstey a décidé qu’à son arrivée à Edmonton, il demanderait à la commis IAF s’il serait possible que son fils demeure avec lui. Il a pris cette décision, car un de ses amis lui a dit que cela s’était déjà produit auparavant.

 

[14]      Le Major Anstey devait initialement se présenter à son nouveau poste à Edmonton le 14 juillet 2008, cependant, puisque sa maison n’était pas encore vendue, il a reçu la permission de différer la date au 15 août 2008. Le Major Anstey s’est donc présenté à son nouveau poste à Edmonton le 15 août 2008. À son arrivée, il a demandé à la commis IAF si son fils pouvait demeurer avec lui.

 

[15]      Puisque cette situation s’était déjà présentée dans le passé, Mme Redmond s’était préalablement renseignée sur le sujet auprès de la Direction – Rémunération et avantages sociaux (Administration) (DRASA) à Ottawa, qui est l’organisation chargée de contrôler et d'administrer les politiques et programmes concernant le remboursement des dépenses pour les voyages et les réinstallations. Elle lui a confirmé que la DRASA autorisait les membres des Forces canadiennes faisant l’objet d’une RI à résider avec leurs enfants.

 

[16]      Le Major Anstey et son épouse ont alors décidé que leur fils allait demeurer avec lui. Le Major Anstey a soumis une demande d’indemnité de réinstallation temporaire (RT) et d’indemnité d’absence du foyer (IAF) qui, une fois approuvée, lui permettait de demander le remboursement mensuel de son loyer et des coûts de services publics, et de recevoir des IAF mensuelles.

 

[17]      De plus, le Major Anstey avait remarqué dans l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton (pièce 21) que si le conjoint d’un militaire demeure avec ce dernier au lieu de réinstallation temporaire pendant une période de plus de 30 jours consécutifs, les indemnités de RT/l’IAF prendront fin. Puisque son épouse est une agente de voyage et qu’elle doit souvent s’absenter de son lieu de résidence, ils ont décidé qu’elle allait accompagner leur fils à St-Albert où elle resterait pour s’occuper de lui et pour travailler tout en s’assurant de ne pas demeurer plus de 30 jours consécutifs dans le logement loué. Ainsi, elle pourrait rester auprès de son fils et de son époux tout en respectant les conditions de l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton nécessaires pour recevoir des indemnités de RI. C’est ce qu’ils ont fait.

 

[18]      Leur fils a commencé l’année scolaire dans une école de St-Albert et après quelques semaines la direction les a informés qu’on soupçonnait chez lui un trouble d’apprentissage. Ils ont découvert, à la suite à une évaluation, qu’il souffrait de dyslexie, mais qu’il possédait un quotient intellectuel élevé. Autrement dit, leur fils est extrêmement doué en mathématiques et en sciences, mais il a de graves lacunes en matière de lecture et d’écriture. On l’a inscrit dans un programme spécial pour l’aider.

 

[19]      Le Major Anstey a soumis des demandes de remboursement des frais d’absence du foyer à chaque mois à partir de septembre 2008 jusqu’en mai 2009.

 

[20]      En novembre 2008, alors qu’elle séjournait dans leur demeure de Hammonds Plains, l’épouse du Major Anstey a loué leur maison, pour une somme très modique, à leurs voisins. Essentiellement, ceux-ci occupaient la résidence, car ils avaient besoin d’un autre endroit où habiter, et, par le fait même, assuraient en leur absence l’entretien de la maison, qui était toujours en vente.

 

[21]      De plus, l’épouse du Major Anstey a hérité une somme d’argent de sa mère décédée en mars 2008 et, au mois de février 2009, elle a acheté une maison à Kingston dans l’idée d’en faire un projet de retraite, étant donné que la BFC Kingston est la maison mère des officiers des transmissions.

 

[22]      Pour faire suite à des informations qu’elle a reçues vers la mi-juin 2009, Mme Redmond a contacté le détachement de la police militaire (PM) afin de leur fournir des renseignements à propos d’une fraude possible touchant les demandes de règlements de frais d’absence du foyer soumises par le Major Anstey. Le dossier a été confié au détachement du Service national des enquêtes de la région de l’Ouest qui a entrepris une enquête avec le Sergent Isles comme enquêteur principal.

 

[23]      Le 13 août 2009, le Major Anstey a été interrogé au cours d’une entrevue par le Sergent Isles concernant l’affaire en instance. L’entrevue a été enregistrée (pièce 25).

 

[24]      Après cette entrevue, le Major Anstey a rencontré la commis IAF pour lui dire qu’il allait cesser de réclamer des indemnités de RI jusqu’à ce que la situation soit clarifiée.

 

[25]      Le domicile du Major Anstey à Hammonds Plains (Nouvelle-Écosse) a été vendu à la fin du mois d’août 2009.

 

[26]      La somme totale des frais d’absence du foyer qui lui a été versée quand il était Edmonton, et qui s’élevait à 24 000 $, a été retenue sur sa paye et récupérée par les Forces canadiennes.

 

LES DISPOSITIONS APPLICABLES ET LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L’INFRACTION

 

[27]      L’alinéa 117 f) de la Loi sur la défense nationale prévoit notamment ce qui suit :

 

117. Commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans quiconque :

[…]

f) commet un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128.

 

[28]      La poursuite devait établir hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels suivants : l’identité de l’accusé, la date et le lieu de l’infraction tel qu’allégué dans l’acte d’accusation. La poursuite devait aussi établir les éléments additionnels suivants : l’usage, par l’accusé, de supercherie, de mensonge ou d’un autre moyen dolosif dans un but de dépossession; la frustration, causée par l’accusé, de toute personne d’une chose de valeur; l’intention de frauder de l’accusé.

 

[29]      En ce qui concerne l’élément essentiel selon lequel l’accusé a fait usage de supercherie, de mensonge ou d’un autre moyen dolosif dans un but de dépossession, il est primordial de préciser que pour prouver cet élément la poursuite doit convaincre la cour hors de tout doute raisonnable que c’était par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif que le Major Anstey a frustré les Forces canadiennes. Il n’est pas nécessaire d’établir un usage de ces trois moyens, un seul suffit. La supercherie est une fausse assertion faite par une personne consciente qu’elle est fausse ou qui a une raison de croire qu’elle est fausse, mais qui la fait malgré tout pour induire une personne à y donner suite comme si elle était vraie, et ce, au détriment de cette personne. Le mensonge est une fausse affirmation faite sciemment. Le terme « autre moyen dolosif » a un champ sémantique plus vaste que « supercherie » et « mensonge ». Il désigne tous les moyens, autres que la supercherie et le mensonge, que les gens raisonnables considéreraient comme malhonnêtes.

 

[30]      Quant à l’élément essentiel voulant que l’accusé prive une personne d’une chose, il faut préciser que dans les circonstances la chose peut désigner un bien, un service, de l’argent ou une valeur. Par biens on entend biens meubles et immeubles de tous genres, biens-fonds, marchandises et le droit de recouvrer ou de recevoir de l’argent ou des marchandises. Le mot argent a ici son acception habituelle, soit les billets de banque et les pièces de monnaie. La dépossession peut entraîner une perte pécuniaire pour les Forces canadiennes, mais pas nécessairement. Il suffit que la conduite de l’accusé ait induit les Forces canadiennes à agir à leur détriment. Les intérêts économiques ou financiers des Forces canadiennes doivent être menacés par la conduite de l’accusé, mais une perte d’argent ou d’un bien de valeur n’est pas nécessaire.

 

[31]      Enfin, l’expression « intention de frauder » évoque l’état d’esprit du Major Anstey au moment où il a dépossédé les Forces canadiennes par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif. Pour établir cet élément essentiel, la poursuite doit convaincre la cour hors de tout doute raisonnable que le Major Anstey a intentionnellement prononcé ces paroles et /ou commis ces actes par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif et qu’il savait que ces paroles et/ou ces actes pourraient menacer les intérêts économiques ou financiers des Forces canadiennes. Que l’accusé croyait que ses paroles et/ou ses actes n’étaient pas malhonnêtes ou qu’il pensait que ni les Forces canadiennes ni aucune autre personne ne subiraient de préjudice n’a aucune importance. Pour établir l’état d’esprit de l’accusé, ses connaissances ou ses intentions, la cour prend en considération ce qu’il a fait ou n’a pas fait, comment il l’a fait ou ne l’a pas fait, et ce qu’il a dit ou n’a pas dit. La cour doit examiner les paroles et la conduite du Major Anstey, non seulement au moment où il a fait usage de supercherie, de mensonge ou d’un autre moyen dolosif pour frustrer les Forces canadiennes d’argent, mais avant et après cette période. Ces informations et les circonstances qui les entourent peuvent aider à cerner l’état d’esprit de l’accusé à ce moment-là. Elles peuvent permettre de déterminer ce qu’il voulait ou ne voulait pas faire. Il est aussi raisonnable de conclure qu’une personne saine d’esprit et à jeun agit selon ses véritables intentions. C’est une conclusion que l’on peut tirer des actions du Major Anstey.

 

[32]      Avant que la cour ne procède à l’analyse juridique de l’accusation, il convient de traiter de la présomption d’innocence et de la preuve hors de tout doute raisonnable, une norme de preuve qui est inextricablement liée aux principes fondamentaux applicables à tous les procès criminels. Ces principes sont évidemment bien connus des avocats, mais peut-être pas des autres personnes qui se trouvent dans la salle d’audience.

 

[33]      Il est juste de dire que la présomption d’innocence est peut-être le principe le plus fondamental de notre droit pénal, et le principe de la preuve hors de tout doute raisonnable en est un élément essentiel. Dans les affaires qui relèvent du Code de discipline militaire, comme dans celles qui relèvent du droit pénal, toute personne accusée d'une infraction criminelle est présumée innocente tant que la poursuite ne prouve pas sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. L’accusé n’a pas à prouver qu’il est innocent. C’est à la poursuite qu’il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments de l’infraction.

 

[34]      La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable ne s’applique pas à chacun des éléments de preuve ou aux différentes parties de la preuve présentés par la poursuite, mais plutôt à l’ensemble de la preuve sur laquelle cette dernière s’appuie pour établir la culpabilité de l’accusé. Le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l’accusé incombe à la poursuite, jamais à l’accusé.

 

[35]      La cour doit déclarer l’accusé non coupable si elle a un doute raisonnable quant à sa culpabilité et après avoir considéré l’ensemble de la preuve. L’expression « hors de tout doute raisonnable » est employée depuis très longtemps. Elle fait partie de notre histoire et de nos traditions juridiques. Dans Lifchus[1], la Cour suprême du Canada a proposé un modèle de directives pour le doute raisonnable. Les principes établis dans cet arrêt ont été appliqués dans de nombreux arrêts de la Cour suprême et des cours d'appel. Essentiellement, un doute raisonnable n'est pas un doute farfelu ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé; il repose sur la raison ou le sens commun. C'est un doute qui survient à la fin du procès et qui est fondé non seulement sur ce que la preuve révèle à la cour, mais également sur ce qu'elle ne lui révèle pas. Le fait qu'une personne ait été accusée ne constitue nullement une indication de sa culpabilité, et j'ajouterai que les seules accusations auxquelles un accusé doit répondre sont celles qui figurent dans l'acte d'accusation présenté à la cour.

 

[36]      Dans Starr[2], la Cour suprême a dit ceci :

 

... une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu'elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités.

 

[37]      Par contre, il faut se rappeler qu’il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue. La poursuite n’a pas à le faire. La certitude absolue est une norme de preuve qui n’existe pas en droit. La poursuite doit seulement prouver la culpabilité de l'accusé, en l'espèce le Major Anstey, hors de tout doute raisonnable. Pour placer les choses en perspective, si la cour est convaincue que l’accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, elle doit l’acquitter, car la preuve d’une culpabilité probable ou vraisemblable ne constitue pas une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[38]      Qu’entend-on par preuve? La preuve peut comprendre des témoignages faits sous serment ou affirmation solennelle devant la cour par des personnes appelées à témoigner sur ce qu’elles ont vu ou fait. Elle peut être constituée de documents, de photographies, de cartes ou d’autres éléments présentés par les témoins, de témoignages d’experts, d’aveux judiciaires quant aux faits par la poursuite ou la défense ou d’éléments dont la cour prend judiciairement connaissance.

 

[39]      Il n’est pas rare que des éléments de preuve présentés à la cour soient contradictoires. Les témoins ont souvent des souvenirs différents d’un fait. La cour doit déterminer quels éléments de preuve sont crédibles.

 

[40]      La crédibilité n’est pas synonyme de dire la vérité et l’absence de crédibilité n’est pas synonyme de mentir. De nombreux facteurs doivent être pris en compte dans l’appréciation que la cour fait de la crédibilité d’un témoin. Par exemple, elle évaluera la possibilité qu’a eue le témoin d’observer et les raisons d’un témoin de se souvenir. Elle se demandera, par exemple, si les faits valaient la peine d’être notés, s’ils étaient inhabituels ou frappants, ou relativement sans importance et, par conséquent, à juste titre plus faciles à oublier. Le témoin a-t-il un intérêt dans l’issue du procès; en d’autres termes, a-t-il une raison de favoriser la poursuite ou la défense, ou est-il impartial? Ce dernier facteur s’applique d’une manière quelque peu différente à l’accusé. Bien qu’il soit raisonnable de présumer que l’accusé a intérêt à se faire acquitter, la présomption d’innocence ne permet pas de conclure qu’il mentira lorsqu’il décide de témoigner.

 

[41]      Un autre facteur qui doit être pris en compte dans l’appréciation de la crédibilité d’un témoin est son apparente capacité à se souvenir. L’attitude du témoin quand il témoigne est un facteur dont on peut se servir pour apprécier sa crédibilité : le témoin était-il réceptif aux questions, honnête et franc dans ses réponses, ou évasif, hésitant? Argumentait-il sans cesse? Enfin, son témoignage était-il cohérent en lui-même et compatible avec les faits qui n’ont pas été contestés?

 

[42]      De légères contradictions peuvent se produire, et cela arrive en toute innocence; elles ne signifient pas nécessairement que le témoignage devrait être écarté. Il en va tout autrement, par contre, d’un mensonge délibéré. Un tel mensonge est toujours grave et il pourrait bien corrompre l'ensemble du témoignage.

 

[43]      La cour n’est pas tenue d’accepter un témoignage d’une personne à moins que celui-ci ne lui paraisse crédible. Cependant, elle jugera un témoignage digne de foi à moins d’avoir une raison de ne pas le croire.

 

[44]      Comme la règle du doute raisonnable s’applique à la question de la crédibilité, la cour doit d’abord se prononcer de manière définitive sur la crédibilité de l’accusé en l’espèce et décider si elle ajoute foi ou non à ce qu’il dit. Il est vrai que la présente affaire soulève certains doutes quant à la crédibilité, et il s'agit d'un cas où la méthode d'appréciation de la crédibilité décrite par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. W. (D.) se doit d’être appliquée, car l’accusé, le Major Anstey, a témoigné. La Cour suprême a établi ce qui suit à la page 758 de cet arrêt :

 

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

 

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

 

Troisièmement, même si vous n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité.

 

[45]      Ce test a été énoncé principalement pour éviter que le juge des faits ne procède en déterminant quelle preuve il croit : celle produite par l'accusé ou celle présentée par la poursuite. Cependant, il est également clair que la Cour suprême du Canada a souvent répété qu’il n’est pas nécessaire de réciter cette formule mot à mot comme une incantation[3].

 

[46]      Comme l’a souligné la juge Abella au nom de la majorité dans l’arrêt C.L.Y.[4], je souligne que je suis consciente du test établi dans l’arrêt W. (D.) ainsi que des arrêts C.L.Y. et J.H.S.[5] de la Cour suprême du Canada sur l’application de ce test à l’appréciation de la crédibilité. La présente cour ne doit pas tomber dans le piège de choisir entre deux versions ou de donner l’impression de l’avoir fait.

 

[47]      Ayant fait cet exposé sur la présomption d’innocence, le doute raisonnable, le fardeau de la preuve et la norme de la preuve applicable, j’examinerai maintenant l’application de ces principes juridiques.

 

ANALYSE

 

[48]     L’identité, la date et le lieu de l’infraction ne sont pas contestés par les parties. Par conséquent, la cour conclut que ces éléments essentiels de l'infraction ont été démontrés par la poursuite hors de tout doute raisonnable.

 

[49]     J’applique maintenant la méthode établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt W. (D.). Je commencerai par analyser la preuve présentée par l’accusé. Je dois me prononcer sur la fiabilité et la crédibilité de son témoignage au regard des trois derniers éléments essentiels contestés concernant l’infraction, que la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable, et qui correspondent à l’actus reus et à la mens rea.

 

[50]     Le Major Anstey a témoigné de manière directe, calme et honnête. Son témoignage était cohérent et logique. Il a répondu clairement aux questions des avocats des deux parties et de la cour, et lorsqu'il lui semblait qu'elles manquaient de clarté, il n'a pas hésité à demander à l'avocat de les préciser ou de les répéter.

 

[51]     Le Major Anstey a clairement décrit sa situation personnelle au moment de l’infraction reprochée. Il a expliqué à la cour ce qui l’a conduit à remettre en question l’idée de venir seul en RI à Edmonton au mois d'août 2008. À l’instar de nombreuses familles des Forces canadiennes, son épouse et lui se préoccupaient beaucoup de l’impact qu’aurait le déménagement sur leur fils et sa scolarité. Comme il l’a certifié dans sa demande d’indemnités de RT et de RI (pièce 5), il savait que les membres des Forces canadiennes sont habituellement séparés de leur famille lorsqu’ils sont en RI. Toutefois, en lisant l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton, il s’est aperçu qu’il était possible pour un membre d’avoir avec lui des personnes à charge, particulièrement sa conjointe. En confirmant avec la commis AIF que son fils pouvait demeurer avec lui et en tirant la conclusion, d’après ce qu’il avait lu dans l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton, que son épouse avait le droit de résider avec lui pendant moins de 30 jours consécutifs, le Major Anstey avait la nette impression que, pour être admissible aux frais d’absence du foyer à la BFC Edmonton, il n’était pas nécessaire de se séparer de sa famille.

 

[52]     Lors de son témoignage, il a décrit son épouse comme une personne proactive qui avait de nombreuses responsabilités dans leur ménage, ce qui explique qu’il comptait sur elle pour s’assurer qu’elle ne réside pas plus de 30 jours consécutifs à St-Albert pendant qu’il était en RI. Il a également apporté des renseignements supplémentaires à son entrevue du mois d’août 2008 avec la police. À ce moment, il n’était pas certain si son épouse était demeurée au lieu de réinstallation temporaire plus de 30 jours consécutifs, mais que c’était vérifiable. Devant la cour, il a affirmé qu’il avait vérifié avec son épouse et que jamais elle n’était restée avec lui pendant plus de 30 jours consécutifs lorsqu'il était en RI.

 

[53]     Le témoignage du Major Anstey a donné à la cour la nette impression qu’il n’a jamais dissimulé de renseignements afin d’être admissible aux frais d’absence du foyer. Il n’a déclaré aux autorités que les renseignements nécessaires pour réclamer ce à quoi il avait droit, sans plus. De son témoignage, la cour a cru comprendre que puisque sa famille n'a jamais déménagé officiellement, car elle attendait la vente de la maison de Hammonds Plains, les nombreux changements administratifs qui sont habituellement fait dans un cas semblable ne l’ont pas été. Ensuite, il n’a jamais nié, mais a toujours confirmé, qu’en apparence on pouvait croire qu’il était seul en RI, alors qu’il habitait avec son épouse et leur fils à Edmonton. D’un autre côté, l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton, sur lequel lui et la commis AIF se fiaient, ne l’obligeait pas à aviser la commis quand son épouse et leur fils résidaient avec lui. La situation en l’espèce représente exactement ce que la police et l’accusé ont tous deux décrit comme la zone de flou de la politique applicable. Le Major Anstey et son épouse pensaient-ils que les frais d’absence du foyer lui ont été versés par exception à la pratique usuelle des Forces canadiennes? Probablement. Le Major Anstey et son épouse étaient-ils amenés à croire qu’ils avaient droit aux frais d’absence du foyer dans les circonstances de l’espèce? Totalement.

 

[54]     Aucune preuve introduite par la poursuite ne vient contredire le témoignage du Major Anstey. Au contraire, il a fourni des renseignements additionnels logiques qui ont permis à la cour de mieux saisir les évènements qui ont eu lieu.

 

[55]     La cour conclut donc que la preuve produite par l'accusé, dont son témoignage, est crédible et fiable.

 

[56]     La disposition applicable, à savoir l’article 209.997 des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux des Forces canadiennes, prévoit qu’un officier ou militaire du rang est admissible aux frais d’absence du foyer pour compenser les dépenses supplémentaires qui découlent du fait que le militaire soit séparé des personnes à sa charge, comme ses enfants et son épouse, s’il est muté à un nouveau lieu de service, s’il a des personnes à sa charge qui demeurent normalement avec lui à son lieu de service, et si les personnes à charge n’ont pas été déplacées à son nouveau lieu de service aux frais de l’État.

 

[57]     En autorisant, par l’entremise de l’Aide-mémoire sur les RT et les RI de la BFC Edmonton, une personne à charge, à savoir le conjoint d’un membre, à demeurer temporairement au lieu de réinstallation temporaire et en permettant, conformément à une décision du DRASA, qu’un enfant, qui est aussi une personne à charge, habite avec un membre à son nouveau lieu de service, les Forces canadiennes ont permis à tout membre des Forces canadiennes en RI à Edmonton durant les années 2008 et 2009 de croire légitimement qu’il était possible de recevoir des frais d’absence du foyer dans de telles circonstances sans être obligatoirement séparé des personnes à sa charge.

 

[58]     L’essentiel du témoignage du Major Anstey est que sa famille et lui ont agi conformément à l’Aide-mémoire de la BFC Edmonton et qu’il n’a jamais fait usage de supercherie, de mensonge ou d’un autre moyen dolosif pour frustrer les Forces canadiennes. Son témoignage a soulevé un doute raisonnable en ce qui concerne cet élément essentiel.

 

[59]      Vu cette conclusion, il est inutile que la cour procède à l’analyse de l’élément essentiel portant sur la dépossession. Cependant, la cour estime que le témoignage du Major Anstey a soulevé un doute raisonnable quant à la mens rea, soit l’intention de frauder.

 

[60]     Dans les circonstances, le Major Anstey doit bénéficier du doute raisonnable.

 

[61]     Par conséquent, eu égard à l’ensemble de la preuve, la cour conclut que la poursuite n’a pas réussi à prouver hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’infraction, soit un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la Loi sur la défense nationale.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[61]      Vous DÉCLARE non coupable de l’infraction, punissable en vertu de l’alinéa 117f) de la Loi sur la défense nationale, soit avoir commis un acte de caractère frauduleux non expressément visé aux articles 73 à 128 de la Loi sur la défense nationale.


 

AVOCATS

 

Major B.J.A. McMahon, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Capitaine de corvette B.G. Walden, Direction du service des avocats de la défense

Avocat du Major C.T. Anstey

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.



[1] R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320.

[2] R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, au par. 242.

[3] R. v. S. (W. D.), [1994] 3 R.C.S. 521, à la page. 533.

[4] R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, par. 10.

[5] R. c. J.H.S., 2008 CSC 30.

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