Référence : R. c. ex-Caporal D.D. Beek, 2007 CM 2013
Dossier : 200532
COUR MARTIALE PERMANENTE
CANADA
EDMONTON (ALBERTA)
1ER RÉGIMENT DU GÉNIE
Date : Le 26 juillet 2007
SOUS LA PRÉSIDENCE DU CAPITAINE DE FRÉGATE P.J. LAMONT, J.M.
SA MAJESTÉ LA REINE
c.
L’EX-CAPORAL D.D. BEEK
(contrevenant)
SENTENCE
(Prononcée de vive voix)
TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE
[1] M. Beek, vous avez été déclaré coupable de six accusations de trafic de substances désignées. Il m’incombe maintenant de déterminer la peine qu’il convient de vous infliger. Pour ce faire, j’ai tenu compte des principes de la détermination de la peine appliqués par les tribunaux ordinaires du Canada ayant compétence en matière pénale et par les cours martiales. J’ai tenu compte également des faits de la présente affaire qui ont été révélés par la preuve produite au procès, des témoignages entendus au cours de la procédure de détermination de la peine et des observations du poursuivant et de la défense.
[2] Les principes de la détermination guident la cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire afin que celle‑ci inflige une peine appropriée et adaptée à chaque cas. Règle générale, la peine doit être proportionnée à la gravité de l’infraction, au caractère de son auteur et à son degré de culpabilité ou de responsabilité. La cour se fonde sur les peines infligées par les autres tribunaux dans des affaires similaires, non parce qu’elle respecte aveuglément les précédents, mais parce que notre sens commun de la justice veut que les affaires similaires soient jugées de manière similaire. La cour tient aussi cependant compte, lorsqu’elle détermine la peine, des nombreux facteurs qui distinguent chaque affaire dont elle est saisie, des circonstances aggravantes susceptibles de justifier une peine plus lourde et des circonstances atténuantes susceptibles d’en diminuer la gravité.
[3] Les buts et les objectifs recherchés lorsqu’on détermine la peine ont été exprimés de diverses manières dans de nombreuses affaires antérieures. En général, ils ont trait à la protection de la société, y compris bien entendu les Forces canadiennes, en favorisant le développement et le maintien d’une collectivité juste, paisible, sûre et respectueuse de la loi. Fait important, dans le contexte des Forces canadiennes, ces objectifs incluent le maintien de la discipline, ce devoir d’obéissance indispensable à l’efficacité d’une force armée. Les buts et objectifs comprennent aussi l’effet dissuasif sur le contrevenant afin que celui‑ci ne récidive pas et sur le public afin que d’autres ne suivent pas son exemple. La peine vise aussi à assurer la réadaptation du contrevenant, à promouvoir son sens des responsabilités et à dénoncer les comportements illégaux. Il est inévitable que certains de ces buts et objectifs prévalent sur les autres au cours du processus permettant d’arriver à une peine juste et appropriée. Le tribunal chargé de déterminer la peine doit cependant tous les prendre en compte; une peine juste et appropriée devrait être une combinaison de ces buts, adaptée aux circonstances particulières de l’espèce.
[4] L’article 139 de la Loi sur la défense nationale prévoit les différentes peines qui peuvent être infligées par la cour martiale. Ces peines sont limitées par la disposition de la loi créant l’infraction et prévoyant une peine maximale, et aussi par le champ de compétence de la cour. Une seule peine peut être infligée au contrevenant, qu’il soit déclaré coupable d’une seule infraction ou de plusieurs. Mais la peine peut comporter plus d’une sanction. Un principe important veut que le tribunal inflige la peine la moins sévère qui permettra de maintenir la discipline. Pour déterminer la peine en l’espèce, j’ai tenu compte des conséquences directes et indirectes, pour le contrevenant, de la déclaration de culpabilité et de la peine que je vais infliger.
[5] Les faits concernant les infractions ont été exposés dans mes motifs de décision du 4 mai 2007 et je ne les répéterai pas ici.
[6] Le poursuivant soutient qu’un emprisonnement de 18 mois serait une peine appropriée en l’espèce. Il demande également à la cour de rendre une ordonnance d’interdiction visant les armes à feu d’une durée indéterminée, conformément à l’article 147.1 de la Loi sur la défense nationale.
[7] L’avocat de la défense fait valoir pour le compte de M. Beek qu’une peine d’emprisonnement de trois ou quatre mois conviendrait et que l’exécution de cette peine devrait être suspendue en vertu de l’article 215 de la Loi sur la défense nationale. Il soutient en outre qu’une ordonnance d’interdiction visant les armes à feu n’est pas nécessaire dans les circonstances de la présente affaire.
[8] Le contrevenant, qui est âgé de 29 ans, avait 26 ans au moment des infractions. Il a fait partie de la Force de réserve pendant quatre ans environ, avant de joindre les rangs de la Force régulière en février 2001. Il a été libéré en avril 2005 pour rendement insatisfaisant, et je suis d’avis que la conduite ayant donné lieu aux accusations a été à tout le moins un facteur ayant contribué à la décision de le libérer. Pendant ses années de service, il a été déclaré coupable d’avoir eu une conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, une infraction disciplinaire pour laquelle il a été condamné à une peine mineure consistant en des travaux et en des exercices supplémentaires. Depuis sa libération, il a eu une fille, à laquelle il est très attaché, et il a récemment épousé la mère de celle‑ci. Depuis le début du procès il y a plusieurs mois, le contrevenant est devenu très malade et il souffre toujours de graves problèmes médicaux dont je parlerai plus loin.
[9] Dans la décision concernant le Matelot de 3e classe Ennis que j’ai rendue à Halifax en décembre 2005, j’ai cité les propos suivants formulés au nom de la Cour d’appel de la cour martiale par le juge Addy dans l’arrêt McEachern c. La Reine (1985), 24 C.C.C. (3d) 439 :
À cause des tâches particulièrement importantes et dangereuses que les militaires peuvent, en tout temps et à bref délai, être tenus d’exécuter et du travail d’équipe qu’exige l’accomplissement de ces tâches, lesquelles nécessitent souvent l’utilisation d’armes et d’instruments hautement techniques et potentiellement dangereux, il ne fait aucun doute que les autorités militaires sont tout à fait justifiées d’attacher une très grande importance à ce qu’aucun stupéfiant ne se trouve ni ne soit utilisé dans les établissements ou les formations militaires ni à bord des navires ou des aéronefs. Les autorités militaires ont peut-être davantage intérêt que les autorités civiles à ce qu’aucun membre des forces armées n’utilise ni ne distribue de stupéfiants et, en fin de compte, à en empêcher tout usage.
[10] À mon avis, les observations du juge Addy sont aussi pertinentes aujourd’hui que lorsqu’elles ont été formulées, il y a plus de 20 ans. C’est pourquoi j’ai affirmé dans l’affaire du Matelot‑chef Murley survenue à Esquimalt que, dans les cas de trafic de stupéfiants, l’incarcération constitue le point de départ de la détermination de la peine. Je suis d’accord avec les deux avocats : les circonstances des infractions et la situation du contrevenant exigent qu’une peine comportant une période d’incarcération soit infligée. En l’espèce, l’agent d’infiltration a acheté plus d’un type de substance désignée au contrevenant à chacune des trois occasions. Les substances étaient des drogues dures qui, dans le cas de la cocaïne et de la méthamphétamine, étaient susceptibles d’entraîner une forte dépendance et, dans le cas des trois substances, y compris l’ecstasy, des effets extrêmement nuisibles à la santé.
[11] Il est vrai que les quantités de drogue en cause et les sommes payées par l’agent d’infiltration ne sont pas énormes : 80 $ lors de l’opération du 15 juin, 100 $ lors de celle du 17 juin et 200 $ lors de celle du 18 juin. Les faits me portent cependant à croire que, à tout le moins à l’époque où les infractions ont été commises, le contrevenant sollicitait l’agent d’infiltration afin que ce dernier devienne un client régulier à qui vendre différents types de drogues illicites.
[12] Même si le témoignage du psychologue, M. Block, selon lequel le contrevenant faisait lui‑même usage de drogues avant son arrestation, comporte du ouï‑dire, la preuve dont je dispose ne me permet pas de penser que le contrevenant faisait du trafic uniquement pour son propre usage de drogues illicites. Par conséquent, je conclus que ces opérations étaient de nature commerciale et s’apparentaient à ce que j’appellerais du [traduction] « trafic de rue ».
[13] En ce qui concerne la durée de la peine, j’ai tenu compte, en plus des facteurs que j’ai déjà mentionnés, du fait que les infractions n’ont pas été commises dans un établissement militaire et du fait qu’aucun autre membre des Forces canadiennes n’y a participé, à tout le moins à la connaissance du contrevenant. Par ailleurs, ce dernier a été détenu dans le poste de garde de la PM pendant environ neuf jours, soit du moment où il a été arrêté en vertu d’un mandat que j’ai délivré jusqu’au moment où il a été libéré sur mon ordre, après avoir omis de se présenter à la reprise de son procès devant la cour martiale.
[14] La défense soutient que toute peine d’incarcération devrait être suspendue principalement en raison de l’état de santé actuel du contrevenant et des circonstances de son incarcération dans l’installation militaire située à Edmonton, connue sous le nom de Caserne de détention et prison militaire des Forces canadiennes. Or, je ne suis pas de cet avis. J’ai entendu de longs témoignages sur l’état de santé du contrevenant depuis qu’il a été admis d’urgence à l’hôpital pendant le procès et alors que celui‑ci était ajourné. Il ressort clairement du témoignage du docteur Leong‑Sit que le contrevenant a souffert d’un dysfonctionnement organique généralisé très grave pour des raisons que les médecins ne peuvent pas expliquer avec certitude. J’apprends ‑ et je reconnais ‑ que le contrevenant est passé près de mourir. Il a passé plusieurs semaines à l’hôpital, où ses progrès ont été lents. Depuis son retour à la maison, il manque d’énergie et il est capable de mener des activités quotidiennes normales quelques heures par jour seulement. Il semble qu’il passe son temps à la maison avec sa petite fille. J’en déduis qu’il n’est pas en mesure de gagner sa vie à cause de sa maladie.
[15] J’ai aussi entendu de longs témoignages et pris connaissance de la preuve documentaire abondante sur les installations et la routine quotidienne de la caserne disciplinaire des Forces canadiennes. J’accepte le témoignage du Major Gribble selon lequel la routine quotidienne des prisonniers et des détenus est fortement enrégimentée et de nature disciplinaire. J’accepte aussi son témoignage selon lequel les besoins de chaque détenu, notamment les besoins médicaux, sont évalués dès son arrivée à la caserne disciplinaire et que les autorités de celle‑ci sont en mesure de fournir des soins médicaux aux détenus au besoin. Je considère, sur la foi du témoignage du Major Gribble, que la caserne disciplinaire est bien équipée pour traiter les détenus qui, comme le contrevenant, ont des besoins médicaux spéciaux.
[16] Comme la Cour d’appel de la cour martiale l’a statué dans l’arrêt Dominie, 2002 CMAC 8, au paragraphe [5] :
[5] Le trafic répété du crack, même s’il est de nature non commerciale, doit généralement être sanctionné par l’emprisonnement, même pour les civils. Lorsqu’il s’agit de militaires, la dissuasion exige clairement la pleine conscience qu’ils seront emprisonnés s’ils font le trafic du crack sur une base militaire. On ne peut bénéficier d’une sentence suspendue, sauf dans les rares cas où il existe des circonstances atténuantes exceptionnelles.
[17] Les pièces qui m’ont été présentées au cours de l’audience de détermination de la peine révèlent que l’une des substances vendues par le contrevenant, la méthamphétamine, est plus dangereuse que la cocaïne sous forme de crack. Selon l’ensemble de la preuve, il n’existe pas en l’espèce les circonstances atténuantes exceptionnelles qui justifieraient la suspension de la peine d’incarcération. Même si, contrairement à la défense, je ne pense pas que la peine d’emprisonnement devrait être suspendue, j’estime qu’il sera plus pénible pour le contrevenant, vu son état de santé, de purger une peine comportant une période d’incarcération que pour une personne en parfaite santé. En conséquence, j’ai réduit la durée de la peine que j’aurais infligée dans d’autres circonstances.
[18] Une autre question doit être abordée. Le contrevenant a déposé, par l’entremise de son avocat, une demande (pièce M4‑1) par laquelle il conteste la validité constitutionnelle de l’article 139 de la Loi sur la défense nationale ‑ la disposition prévoyant les peines ‑ au motif que les droits qui lui sont garantis aux article 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés auraient été violés. Le contrevenant demande à la cour de rendre un jugement déclaratoire exposant le droit actuel et de suspendre l’instance. Dans sa plaidoirie sur la question de la peine, l’avocat de M. Beek a essentiellement reformulé la question et fait valoir que, si la cour ne suspendait pas l’exécution de la peine d’incarcération qui pourrait être infligée au contrevenant, cette peine serait cruelle et inusitée, ce qui serait contraire à l’article 12 de la Charte, ou rendrait le procès inéquitable, ce qui serait contraire à l’alinéa 11d) de la Charte. Plusieurs arrêts rendus par des cours d’appel d’un peu partout au Canada concernant des peines d’emprisonnement avec sursis infligées dans des cas de trafic de drogues m’ont été présentés à cet égard. Les avocats ont souligné que le régime des peines d’emprisonnement avec sursis prévu aux articles 742 du Code criminel et suivants ne s’applique pas aux affaires relevant du Code de discipline militaire contenu dans la Loi sur la défense nationale. Or, j’estime que ces prétentions ne sont pas fondées. Il faut, pour savoir si une peine est cruelle ou inusitée, déterminer si elle est exagérément disproportionnée ou excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine, voir R. c. Latimer, [2001] 1 R.C.S. 3.
[19] À mon avis, on ne peut pas dire, compte tenu de l’ensemble des circonstances concernant les infractions et le contrevenant, qu’une peine d’emprisonnement en l’espèce est exagérément disproportionnée, ni qu’elle rend le procès inéquitable. Il n’y a donc aucune atteinte aux droits garantis par la Charte au contrevenant. Le fait que, sous le régime de la Loi sur la défense nationale, la cour ne peut infliger au contrevenant une peine d’emprisonnement avec sursis n’est tout simplement pas pertinent.
[20] J’ai examiné la question de savoir s’il est souhaitable, pour la sécurité de tous, de rendre une ordonnance d’interdiction visant les armes à feu en l’espèce. À mon avis, compte tenu en particulier du fait que les infractions en cause n’ont pas été commises avec une arme à feu ou avec violence, il n’est pas nécessaire ou souhaitable de rendre une telle ordonnance, et je n’en rendrai pas.
[21] Monsieur Beek, veuillez vous lever. Vous êtes condamné à une peine d’emprisonnement de neuf mois. La peine est infligée à 12 h 39, le 26 juillet 2007.
CAPITAINE DE FRÉGATE P.J. LAMONT, J.M.
Avocats :
Le Capitaine D.G. Curliss, Direction des poursuites militaires
Le Capitaine T. Simms, procureur militaire régional, région de l’Ouest
Procureurs de Sa Majesté la Reine
Le Major S. Turner, Direction du service d’avocats de la défense
Avocat de l’ex‑Caporal D.D. Beek