Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

CACM 560 - Appel rejeté

Date de l’ouverture du procès : 15 octobre 2012.

Endroit : BFC Esquimalt, édifice 30-N, Victoria (CB).

Chefs d’accusation
•Chefs d’accusation 1, 2 : Art. 130 LDN, exploitation sexuelle (art. 153 C. cr.).
•Chef d’accusation 3 (subsidiaire au chef d’accusation 4) : Art. 130 LDN, contacts sexuels (art. 151 C. cr.).
•Chef d’accusation 4 (subsidiaire au chef d’accusation 3) : Art. 130 LDN, agression sexuelle (art. 271 C. cr.).
•Chef d’accusation 5 : Art. 130 LDN, incitation à des contacts sexuels (art. 152 C. cr.).
•Chef d’accusation 6 : Art. 93 LDN, comportement déshonorant.

Résultats
•VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 4, 5 : Coupable. Chefs d’accusation 3, 6 : Retirés.
•SENTENCE : Emprisonnement pour une période de 12 mois, destitution du service de Sa Majesté et une rétrogradation au grade de sous-lieutenant.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Moriarity, 2012 CM 3017

 

Date : 20121018

Dossier : 201229

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Esquimalt

Victoria (Colombie-Britannique), Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Capitaine D.J. Moriarity, accusé

 

Devant : Lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, J.M.


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Restriction à la publication : Par ordonnance de la cour rendue en vertu de l’article 179 de la Loi sur la défense nationale et de l’article 486.4 du Code criminel, il est interdit de publier ou de diffuser, de quelque façon que ce soit, tout renseignement permettant d’établir l’identité des personnes décrites dans le présent jugement comme étant les plaignantes.

 

MOTIFS DE LA DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE L’ACCUSÉ EN VUE D’OBTENIR UNE ORDONNANCE DÉCLARANT L’ALINÉA 130(1)a) DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE INOPÉRANT CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 52 DE LA LOI CONSTITUTIONNELLE DE 1982.

 

(Prononcés de vive voix)

 

LE CONTEXTE

 

[1]        Le capitaine Moriarity est accusé de quatre infractions punissables en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale (LDN) : les deux premiers chefs d’accusation concernent une infraction d’exploitation sexuelle allant à l’encontre de l’article 153 du Code criminel, le troisième, une infraction d’agression sexuelle allant à l’encontre de l’article 271 du Code criminel et le quatrième, une infraction d’incitation à des contacts sexuels allant à l’encontre de l’article 152 du Code criminel. Les infractions d’exploitation sexuelle qui auraient été commises à l’endroit d’une plaignante concernent des incidents qui seraient survenus en juillet et août 2010 et en mars 2011 au Centre d’instruction d’été des cadets de l’armée de Vernon. Les deux autres infractions, qui auraient été commises à l’endroit d’une deuxième plaignante, concernent des incidents qui seraient survenus au manège militaire Ashton, à Victoria (Colombie-Britannique), entre mai 2009 et juillet 2011.

 

[2]        Au moyen d’une demande présentée à la cour martiale permanente conformément à l’alinéa 112.05(5)e) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), le capitaine Moriarity demande au juge militaire président de rendre une ordonnance portant que l’alinéa 130(1)a) de la LDN va à l’encontre de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci‑après la Charte) et, le cas échéant, à titre de réparation, une ordonnance portant que cette disposition de la LDN est inopérante conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

 

[3]        Plus précisément, le demandeur demande à la cour de conclure que l’alinéa 130(1)a) de la LDN va à l’encontre de l’article 7 de la Charte, parce qu’il porte atteinte à ses droits à la liberté d’une façon qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Le demandeur a fait valoir devant la cour que cette disposition de la LDN est plus large que ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime du texte législatif. Il demande à la cour de déclarer que l’alinéa 130(1)a) de la LDN est inopérant conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, parce qu’il est incompatible avec l’article 7 et ne peut être validé par l’application de l’article premier de la Charte.

 

[4]        Cependant, étant donné que la cour doit être saisie de certains éléments factuels de base pour être en mesure d’examiner plus à fond la demande, l’avocat a proposé à la cour d’entendre d’abord la preuve relative au procès principal, puis la demande elle‑même, dans le cadre d’un voir‑dire, une fois que les deux parties auraient présenté leur preuve et leurs arguments, et la cour a accepté cette suggestion.

 

LA PREUVE

 

[5]        La preuve relative à la demande se composait des éléments suivants :

 

a)         Pièce VD1‑1, l’avis écrit de demande daté du 28 septembre 2012 et reçu au bureau de l’administrateur de la cour martiale le 3 octobre 2012;

 

b)         Pièce VD1‑2, l’avis écrit de question constitutionnelle daté du 1er octobre 2012, l’affidavit de signification et le mémoire du demandeur, lesquels documents ont tous été reçus au bureau de l’administrateur de la cour martiale le 3 octobre 2012;

 

c)         Pièce VD1‑3, extraits des Débats de la Chambre des communes de 1950 concernant le projet de loi 133 (Loi concernant la défense nationale);

 

d)         Pièce VD1‑4, extraits du procès‑verbal des délibérations du Comité spécial de la Chambre des communes sur le projet de loi no 133 (Loi concernant la défense nationale];

 

e)         Pièce VD1‑5, extraits des Débats de la Chambre des communes de 1985 concernant la Loi modifiant certaines lois eu égard à la Charte canadienne des droits et libertés;

 

f)          Pièce VD1‑6, l’ordre de convocation daté du 12 septembre 2012;

 

g)         Pièce VD1‑7, l’acte d’accusation daté du 25 avril 2012;

 

h)         Pièce VD1‑8, la confession judiciaire du capitaine Moriarity;

 

i)          Pièce VD1‑9, les observations écrites de la défenderesse;

 

j)          Les faits et les questions en litige dont la cour a pris judiciairement connaissance en vertu de l’article 15 des Règles militaires de la preuve.

 

LES FAITS

 

[6]        En résumé, d’après la confession judiciaire du capitaine Moriarity, lors des incidents constituant le fondement des accusations, soit entre mars 2007 et juillet 2011, l’accusé était assujetti au Code de discipline militaire, parce qu’il exerçait des tâches militaires à titre de cadre des instructeurs de cadets (CIC) à un établissement de la défense et qu’il se trouvait en situation de confiance et d’autorité vis‑à‑vis les cadets.

 

[7]        C’est au cours de l’été de 2011, après que les deux plaignantes eurent appris que le capitaine Moriarity avait été renvoyé à son unité parce qu’un autre cadet avait soutenu avoir eu une conversation inappropriée avec lui en ligne, qu’elles ont décidé de leur propre chef de révéler ce qui était survenu entre elles et le capitaine Moriarity.

 

[8]        Des accusations ont été portées contre le capitaine Moriarity et déposées le 11 mai 2012 par le directeur des poursuites militaires.

 

LA POSITION DU DEMANDEUR

 

[9]        Le demandeur soutient que l’infraction prévue à l’article 130 de la LDN est une infraction militaire, en raison de la définition de l’expression « infraction militaire » énoncée à l’article 2 de la LDN et de l’application de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, selon lequel les infractions punissables sous le régime du Code criminel, comme celles dont le capitaine Moriarity est accusé, constituent des infractions militaires.

 

[10]      Invoquant ensuite le paragraphe 130(2) de la LDN, le demandeur fait valoir que la cour pourrait décider de lui infliger la peine prévue dans les dispositions correspondantes du Code criminel, ce qui signifie que, s’il est déclaré coupable d’exploitation sexuelle ou d’incitation à des contacts sexuels, il pourrait se voir infliger une peine minimale de 45 jours d’emprisonnement et maximale de 10 ans d’emprisonnement et, s’il est déclaré coupable d’agression sexuelle, une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement.

 

[11]      Étant donné que le demandeur risque d’être emprisonné, son avocat a fait valoir que le droit à la liberté de l’accusé qui est énoncé à l’article 7 de la Charte est en jeu, ainsi qu’en a décidé la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, au paragraphe 90.

 

[12]      Le demandeur a ajouté que la cour doit se demander s’il est porté atteinte à son droit à la liberté conformément aux principes de justice fondamentale et, plus précisément, au principe selon lequel une loi pénale ne doit pas avoir une portée excessive (voir R c Demers, 2004 CSC 46, au paragraphe 37).

 

[13]      Afin de faciliter l’analyse de la cour, l’avocat du demandeur a soutenu que l’article 130 vise à articuler une norme de conduite qui permettra d’atteindre l’objet du Code de discipline militaire, soit faire respecter la discipline interne de manière efficace.

 

[14]      L’avocat en est arrivé à cette suggestion en invoquant, d’abord, l’évolution législative révélée par certains extraits des Débats de la Chambre des communes de 1950 au sujet du projet de loi no 133 (Loi concernant la défense nationale), par certains extraits du procès‑verbal des délibérations du Comité spécial de la Chambre des communes sur le projet de loi no 133 (Loi concernant la défense nationale) et par un extrait des Débats de la Chambre des communes de 1985 au sujet de la Loi modifiant certaines lois eu égard à la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[15]      En deuxième lieu, le demandeur s’est fondé sur l’endroit où se trouve la disposition examinée dans le Code de discipline militaire et sur son origine dans la Constitution.

 

[16]      Enfin, l’avocat du demandeur a invoqué des décisions judiciaires comme R c Généreux, [1992] 1 RCS 259, aux paragraphes 60 et 67, R c Mackay, [1980] 2 RCS 370, aux paragraphes 32, 55 et 58, et R c Reddick, CMAJ 9, au paragraphe 22.

 

[17]      Essentiellement, il a fait valoir auprès de la cour que le principal objet du Code de discipline militaire, qui figure à l’alinéa 130(1)a) de la LDN, consiste à maintenir la discipline et l’intégrité au sein des Forces canadiennes et que, à cet égard, cette disposition ne peut avoir une portée plus large que le Code.

 

[18]      Le demandeur a admis que sa propre situation factuelle n’appuie pas son argument selon lequel l’alinéa 130(1)a) a une portée excessive. Cependant, il a soutenu que la cour peut avoir recours à des hypothèses pour trancher la question, comme ce qui a été fait dans R c Heywood, [1994] 3 RCS 761, au paragraphe 62.

 

[19]      À titre d’hypothèse possible, il a soutenu qu’une personne assujettie au Code de discipline militaire peut être accusée, par l’effet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, d’une conduite qui n’a rien à voir avec l’objectif du Code, qui consiste à maintenir la discipline et l’intégrité au sein des Forces canadiennes, ce qui signifierait que l’alinéa 130(1)a) de la LDN permettrait à un tribunal militaire d’examiner des questions qui n’ont rien à voir avec la discipline militaire, lequel examen va beaucoup plus loin que ce que prévoit le Code.

 

[20]      Le demandeur ne nie pas que l’alinéa 130(1)a) de la LDN peut également jouer un rôle de nature publique du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics. Cependant, a‑t‑il affirmé, ce rôle ne saurait permettre qu’une personne assujettie au Code de discipline militaire soit accusée relativement à une question non liée à l’application de ce Code par l’effet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN.

 

[21]      Le demandeur a ajouté qu’une personne assujettie au Code de discipline militaire et accusée d’infractions criminelles similaires commises dans des circonstances semblables pourrait recevoir un traitement différent de celui qu’elle aurait reçu si elle avait été poursuivie devant une cour civile de juridiction criminelle, ce qui inclurait la possibilité d’un procès devant jury.

 

[22]      Le demandeur a ensuite soutenu que la violation ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte et que la seule mesure de réparation que peut prendre la cour consiste à invalider l’alinéa 130(1)a) de la LDN conformément à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, au motif que l’alinéa en question est incompatible avec l’article 7 de la Charte.

 

LA POSITION DE LA DÉFENDERESSE

 

[23]      La défenderesse a soutenu que la présente demande doit être rejetée pour les motifs suivants :

 

a)         il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la présente contestation fondée sur la Charte;

 

b)         l’analyse relative à la portée excessive aux termes de l’article 7 de la Charte ne s’applique pas;

 

c)         si l’analyse relative à la portée excessive s’applique, elle n’appuie pas par ailleurs la demande du demandeur.

 

[24]      La défenderesse a d’abord soutenu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la contestation de nature constitutionnelle du demandeur, de sorte que la cour serait contrainte de mener une analyse dans l’abstrait (voir Ellis c R, 2010 CMAC 3, aux paragraphes 27 à 31), ce qu’elle ne doit pas faire.

 

[25]      En réponse à la suggestion du demandeur selon laquelle la cour peut avoir recours à des situations hypothétiques aux fins de son analyse, la défenderesse a rappelé à la cour que ces situations doivent être raisonnables, comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans R c Heywood, [1994] 3 RCS 761, au paragraphe 62. Selon la défenderesse, les hypothèses que le demandeur a invoquées ne sont pas raisonnables.

 

[26]      En ce qui a trait à la portée excessive de l’article 7 de la Charte, la défenderesse a fait valoir que l’alinéa 130(1)a) de la LDN ne crée pas une infraction militaire : il intègre simplement dans le Code de discipline militaire toutes les autres lois fédérales, comme le Code criminel. En ce sens, il ne crée pas de risque ni ne met en jeu le droit à la liberté du demandeur et ne doit pas faire l’objet d’une analyse au regard de l’article 7 de la Charte.

 

[27]      Cependant, ajoute la défenderesse, si la cour s’engage dans l’analyse de la portée excessive pour décider s’il y a eu atteinte au droit à la liberté du demandeur conformément ou non à ce principe de justice fondamentale, elle devrait déterminer correctement les objets que vise l’alinéa 130(1)a) de la LDN, ce que le demandeur n’a pas fait. De l’avis de la défenderesse, les objets sont les suivants :

 

a)         le maintien de la paix, de l’ordre et du bien‑être publics;

 

b)         la reconnaissance du fait que les infractions de droit commun peuvent revêtir une importance tout à fait unique lorsqu’elles sont commises par un membre des Forces canadiennes;

 

c)         l’intention législative légitime d’assurer le respect des lois fédérales par les membres des Forces canadiennes.

 

Au soutien de cet argument, l’avocat de la défenderesse se fonde notamment sur les remarques que le juge en chef Lamer a formulées au paragraphe 31 de l’arrêt Généreux.

 

[28]      De l’avis de l’avocat de la défenderesse, si la cour tient compte de ces objectifs, elle devrait conclure que l’alinéa 130(1)a) de la LDN n’a pas une portée excessive et respecte manifestement les objets que visait le législateur lorsqu’il a édicté cette disposition, dont le texte est directement lié et proportionnel aux objets en question.

 

[29]      L’avocat de la défenderesse ajoute que le droit à la liberté du demandeur est touché conformément au principe de justice fondamentale selon lequel la loi ne doit pas avoir une portée excessive. L’alinéa 130(1)a) de la LDN touche le droit à la liberté du demandeur à un degré bien inférieur à la situation observée dans les jugements que la Cour suprême du Canada a rendus dans Heywood et Demers.

 

[30]      En dernier lieu, la défenderesse fait valoir que, si la Cour conclut que l’alinéa 130(1)a) de la LDN est inopérant conformément à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, elle ne devrait pas annuler cette disposition à titre de mesure de réparation dans les circonstances.

 

ANALYSE

 

[31] L’article 7 de la Charte est libellé comme suit :

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

[32]      La juge en chef de la Cour suprême du Canada a défini très clairement les charges respectives que cet article fait peser sur les parties au paragraphe 12 de l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration) [2007] 1 R.C.S. 350 :

 

                L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le réclamant a donc le fardeau de prouver deux éléments : premièrement, qu’il a subi ou qu’il pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; deuxièmement, que cette atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale. Si le réclamant réussit à faire cette preuve, le gouvernement a le fardeau de justifier l’atteinte en application de l’article premier, selon lequel les droits garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[33]      Je conviens avec le demandeur que le critère à satisfaire pour déclencher l’application de l’article 7 de la Charte dans le cadre de l’analyse d’une disposition créant une infraction est très faible. Ainsi qu’il en a été décidé dans PHS Community Services Society et dans R c Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 84, la possibilité d’emprisonnement ou le risque que cette peine soit infligée suffit pour déclencher une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte. Le demandeur a donc établi que, étant donné qu’il est passible d’une peine minimale de 45 jours d’emprisonnement et d’une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement, par l’effet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, son droit à la liberté pourrait être atteint.

 

[34]      Il incombe ensuite au demandeur de prouver que l’atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale et, plus précisément, que l’alinéa 130(1)a) de la LDN ne doit pas avoir une portée excessive.

 

[35]      Aux fins de la présente demande, il m’apparaît nécessaire de réitérer quelques‑uns des principes fondamentaux régissant l’existence d’un système de justice militaire au Canada.

 

[36]      Dans l’arrêt Généreux, la Cour suprême du Canada a reconnu que les forces armées devaient posséder leur propre système de tribunaux et leur propre code de discipline. Ce principe a été établi en toutes lettres au paragraphe 60 :

 

                Le but d’un système de tribunaux militaires distinct est de permettre aux Forces armées de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes. La sécurité et le bien‑être des Canadiens dépendent dans une large mesure de la volonté d’une armée, composée de femmes et d’hommes, de défendre le pays contre toute attaque et de leur empressement à le faire. Pour que les Forces armées soient prêtes à intervenir, les autorités militaires doivent être en mesure de faire respecter la discipline interne de manière efficace. Les manquements à la discipline militaire doivent être réprimés promptement et, dans bien des cas, punis plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil. Il s’ensuit que les Forces armées ont leur propre code de discipline militaire qui leur permet de répondre à leurs besoins particuliers en matière disciplinaire. En outre, des tribunaux militaires spéciaux, plutôt que les tribunaux ordinaires, se sont vus conférer le pouvoir de sanctionner les manquements au Code de discipline militaire. Le recours aux tribunaux criminels ordinaires, en règle générale, serait insuffisant pour satisfaire aux besoins particuliers des Forces armées sur le plan de la discipline. Il est donc nécessaire d’établir des tribunaux distincts chargés de faire respecter les normes spéciales de la discipline militaire [...].

 

[37]      Qu’est‑ce qu’un Code de discipline militaire? Dans Généreux, la Cour suprême du Canada a répondu à cette question comme suit au paragraphe 67 :

 

                Le Code de discipline militaire définit la norme de conduite applicable aux militaires et à certains civils et crée un ensemble de tribunaux militaires chargés de sanctionner les manquements à cette norme [...]

 

[38]      Fait intéressant à souligner, la Cour suprême du Canada avait examiné cette même question dans R c Mackay, [1980] 2 RCS 370, et, dans son opinion dissidente, le juge en chef y avait répondu comme suit aux paragraphes 5 et 6 :

 

La Loi sur la défense nationale traite en termes très généraux de ce qu’elle appelle des « infractions militaires ». L’expression est définie à l’art. 2 : « une infraction visée par la présente loi, par le Code criminel ou par toute autre loi du Parlement du Canada, et commise par une personne pendant son assujettissement au Code de discipline militaire. Le Code de discipline militaire s’applique évidemment aux membres des forces régulières et, dans les circonstances prescrites, aux membres des forces de réserve. Il vise essentiellement les infractions à la discipline et l’inconduite dans le cadre d’activités militaires mais, comme l’indique la définition précitée, il vise également des infractions sanctionnées par la loi ordinaire et prescrit qu’un membre des forces armées accusé sera jugé par un tribunal militaire pour toutes les sortes d’infractions militaires ». L’article 60 de la Loi énonce la seule exception, soit qu’« un tribunal militaire ne doit juger aucune personne accusée d’un crime de meurtre, de viol ou d’homicide involontaire coupable, commis au Canada ».

 

L’article 125 de la Loi fixe une échelle des peines pour les infractions militaires; néanmoins, lorsqu’il s’agit d’infractions à la loi ordinaire, c’est la peine prévue par cette loi qui s’applique. C’est ce que prévoit l’art. 120 que l’on trouve sous le titre Infractions punissables par la loi ordinaire [...]

 

[39]      Selon la Cour suprême du Canada, le Code de discipline militaire est un ensemble de règles définissant la norme de conduite applicable aux militaires et à certains civils des Forces canadiennes. Ce Code traite d’infractions militaires précises et d’infractions punissables par la loi ordinaire et crée un ensemble de tribunaux militaires chargés de sanctionner les manquements à cette norme.

 

[40]      Sachant ce qu’est le Code de discipline militaire, quel en est l’objet? Encore là, la Cour suprême du Canada s’est exprimée très clairement à ce sujet au paragraphe 31 du jugement qu’elle a rendu dans Généreux :

 

... Certes, le Code de discipline militaire porte avant tout sur le maintien de la discipline et de l’intégrité au sein des Forces armées canadiennes, mais il ne sert pas simplement à réglementer la conduite qui compromet pareilles discipline et intégrité. Le Code joue aussi un rôle de nature publique, du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics. Nombre des infractions dont une personne peut être accusée en vertu du Code de discipline militaire, qui constitue les parties IV à IX de la Loi sur la défense nationale, se rapportent à des affaires de nature publique. Par exemple, toute action ou omission punissable en vertu du Code criminel ou d’une autre loi du Parlement est également une infraction au Code de discipline militaire. En fait, trois des accusations portées contre l’appelant en l’espèce concernaient une conduite interdite par la Loi sur les stupéfiants. Les tribunaux militaires jouent donc le même rôle que les cours criminelles ordinaires, soit punir les infractions qui sont commises par des militaires ou par d’autres personnes assujetties au Code de discipline militaire. En effet, l’accusé qui est jugé par un tribunal militaire ne peut pas être jugé également par une cour criminelle ordinaire (art. 66 et 71 de la Loi sur la défense nationale) [....]

 

[41]      Le juge McIntyre a commenté en ces termes la relation entre les règles de droit militaire et les règles de droit commun au paragraphe 71 de l’arrêt Mackay :

 

Depuis très longtemps, on reconnaît en Angleterre et dans les pays d’Europe occidentale, qui ont transmis leurs traditions et principes juridiques à l’Amérique du Nord, que la situation particulière que crée la présence dans la société d’une force militaire armée jointe aux impératifs d’efficacité et de discipline de cette force, a exigé l’élaboration d’un droit distinct que l’on a appelé droit militaire. À des degrés divers parfois, mais toujours clairement, ce droit distinct a reconnu un rôle judiciaire aux officiers de la force militaire en cause. Il était inévitable que la question de la relation entre le droit militaire et le droit commun et les personnes également assujetties au droit militaire dût être envisagée. Holdsworth, dans son History of English Law, 7th rev. ed., 1966, vol. 10, à la p. 382, dit que Blackstone n’a pas traité de ces questions mais [traduction] « qu’elles commençaient à se poser à l’époque où il a écrit ou peu après ». Ces questions ont été en bonne partie résolues. Règle générale, en Angleterre et au Canada, un militaire devient, lorsqu’il s’enrôle, assujetti au droit militaire tout en restant assujetti au droit commun ordinaire. Son entrée dans les forces armées lui impose l’obligation supplémentaire de respecter le droit militaire tout en maintenant son assujettissement au droit commun.

 

[42]      Aux yeux de la cour, il est indéniable qu’à l’instar de tout autre citoyen canadien, les soldats, les membres d’une force aérienne et les marins demeurent assujettis au droit commun, y compris le Code criminel, et doivent également remplir des obligations précises supplémentaires lorsqu’ils s’enrôlent dans les Forces canadiennes.

 

[43]      Le paragraphe 130(1) de la LDN est ainsi libellé :

 

130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission

 

a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;

 

(…)

 

Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).

 

[44]      Dans l’arrêt Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 RCS 248, les juges Iacobucci et Arbour, qui s’exprimaient au nom de la majorité, ont formulé les commentaires suivants au paragraphe 34 :

 

                De nos jours, le principe qui s’applique en matière d’interprétation législative veut que les termes d’une loi soient interprétés [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, l’objet de la Loi et l’intention du législateur » […] L’approche contemporaine tient compte de la nature diversifiée de l’interprétation législative. Les considérations relatives au texte doivent être interprétées de concert avec l’intention du législateur et les normes juridiques établies.

 

[45]      Souscrivant à cette approche, j’en arrive à la conclusion que l’objet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, selon l’interprétation qui lui est donnée dans la jurisprudence, consiste à veiller à ce que les personnes assujetties au Code de discipline militaire demeurent visées par le droit commun, qui comprend le droit criminel, comme tous les autres citoyens du Canada.

 

[46]      Le seul effet de cette disposition est de faire d’une infraction punissable en vertu de la partie VII de la LDN, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale une infraction visée par le Code de discipline militaire, que nous appelons également infraction militaire au sens de l’article 2 de la LDN. À première vue, en édictant cette disposition, le législateur a pris les moyens nécessaires pour atteindre son objectif, qui était de veiller à ce que les membres des Forces canadiennes demeurent assujettis au droit commun.

 

[47]      Le demandeur a souligné que, si un acte criminel est considéré comme une infraction militaire par l’effet de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, la personne assujettie au Code de discipline militaire sera jugée par un tribunal militaire, c’est‑à‑dire qu’un tribunal créé explicitement pour examiner des questions liées à la discipline militaire se penchera sur des infractions de nature criminelle qui n’ont rien à voir avec le maintien de la discipline et de l’intégrité au sein des Forces canadiennes, et pourrait également faire l’objet d’un traitement différent de celui qu’elle aurait reçu si elle avait été poursuivie devant une cour civile de juridiction criminelle.

 

[48]      À mon avis, le fait qu’une personne assujettie au Code de discipline militaire soit jugée par un tribunal militaire à l’égard d’un acte criminel est une conséquence qui découle de l’application d’une disposition différente du Code, soit celle qui investit le tribunal militaire du pouvoir d’examiner une infraction militaire.

 

[49]      Comme je l’ai mentionné à l’avocat du demandeur lorsqu’il a présenté sa plaidoirie, ce n’est pas la disposition créant l’infraction qui confère au tribunal militaire le pouvoir nécessaire pour examiner l’infraction en question, mais plutôt la disposition du Code de discipline militaire qui l’autorise à se pencher sur les infractions militaires. Ainsi, l’article 92 de la LDN ne précise pas dans quel contexte le tribunal militaire peut trancher ou non une accusation de conduite déshonorante, comme c’est le cas également des accusations portées sous le régime de l’article 130 de cette même Loi. À l’instar de l’article 92 de la LDN, l’article 130 de la LDN crée une infraction militaire, rien de plus et rien de moins.

 

[50]      Ce que conteste en réalité le demandeur, c’est l’effet d’une accusation criminelle portée sous le régime de l’alinéa 130(1)a) à l’encontre d’une personne assujettie au Code de discipline militaire, soit le fait que cette personne est jugée par un tribunal militaire. Cependant, je suis d’avis que cette disposition ne produit pas cet effet.

 

[51]      En d’autres termes, le demandeur souhaiterait que la cour décide s’il convient qu’un tribunal militaire se penche sur une infraction criminelle qui n’a rien à voir avec la discipline militaire. Cette question concerne davantage la compétence de la cour pour entendre l’affaire que tout autre aspect. L’analyse ne soulève pas cette question et la cour n’y répondra pas.

 

[52]      Comme l’a admis le demandeur, les faits dont elle a été saisie ne permettent pas à la cour de prendre quelque décision que ce soit sur cette question. Le demandeur a fait valoir que la cour pourrait avoir recours à des hypothèses pour y parvenir, comme ce qui a été fait dans l’arrêt Heywood.

 

[53]      Les infractions dont une personne assujettie au Code de discipline militaire pourrait être accusée sous le régime du Code criminel ou de toute autre loi fédérale sont si nombreuses et variées qu’il est impossible pour la cour d’examiner une hypothèse raisonnable qui l’aiderait à trancher cette question.

 

[54]      Le demandeur demande à la cour de déterminer les limites de la compétence d’un tribunal militaire afin de décider si la disposition attaquée a une portée excessive et, de ce fait, porte atteinte à son droit à la liberté.

 

[55]      Ni les faits constituant le fondement de la demande ni le cadre de l’analyse juridique ne permettent cette démarche. Au contraire, la preuve présentée permet de dire que la cour a compétence pour trancher la présente affaire, parce qu’elle concerne un officier qui était en devoir à un établissement de défense et se trouvait en situation d’autorité vis‑à‑vis les cadets.

 

[56]      Le demandeur n’a établi aucun effet préjudiciable et, à cet égard, il n’a pas réussi à prouver à la cour qu’il a été privé de son droit à la liberté d’une façon non conforme au principe de justice fondamentale.

 

[57]      Le raisonnement qu’a suivi la cour en l’espèce correspond à celui que la Cour d’appel de la cour martiale a invoqué dans Reddick, au paragraphe 28, où l’utilisation de la théorie du lien pour déterminer la compétence d’un tribunal a été commentée comme suit :

 

Je conclus donc que la théorie du lien ne possède plus la pertinence ou la force qui ont influencé bon nombre des décisions que notre Cour a rendues par le passé. Je crois d’ailleurs qu’on peut l’écarter, parce qu’elle distrait de la véritable question, qui en est une de partage des pouvoirs. Pour aborder cette question, une cour martiale doit commencer par se demander si le code (C majuscule?)de discipline militaire lui donne compétence compte tenu des circonstances relatées dans les accusations. Dans l’affirmative, elle peut présumer que le code, qui fait partie de la Loi sur la défense nationale, est constitutionnel, sauf si le prévenu réussit à démontrer que, compte tenu de sa situation particulière, l’application du Code aurait, dans son cas, des conséquences inconstitutionnelles.

 

[58]      Dans la présente affaire, le demandeur n’a pas réussi à démontrer que, compte tenu de sa situation particulière, l’application du Code aurait, dans son cas, des conséquences inconstitutionnelles.

 

[59]      En réalité, cette analyse doit être faite dans chaque cas et, en l’absence de fondement factuel, la cour martiale peut refuser ou s’abstenir de mener cette analyse car, comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pages 361 et 362, et comme l’a confirmé la Cour d’appel de la cour martiale dans Ellis :

 

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel.

 

[60]      Dans la présente affaire, les faits n’appuient pas l’allégation du demandeur selon laquelle l’alinéa 130(1)a) de la LDN va à l’encontre de l’article 7 de la Charte.

 

DÉCISION

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[61]      REJETTE la demande.


 

Avocats :

 

Lieutenant-colonel S. Richards, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Major S. Collins, Capitaine Bruce et Capitaine de corvette M. Létourneau,

Direction du service d’avocats de la défense

Avocats du Capitaine D.J. Moriarity

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