Cour martiale
Informations sur la décision
CACM 499 - Appel abandonné
Date de l’ouverture du procès : 19 décembre 2006.
Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC).
Chefs d’accusation
•Chefs d’accusation 1, 2 : Art. 83 LDN, a désobéi à un ordre légitime d’un supérieur.
•Chef d’accusation 3 : Art. 129 LDN, négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
Résultats
•VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2 : Non coupable. Chef d’accusation 2 : Coupable.
•SENTENCE : Une amende au montant de 200$.
Contenu de la décision
Référence : R. c. Le Caporal-chef J.R.J. McRae, 2007 CM 4004
Dossier : 200631
COUR MARTIALE PERMANENTE
CANADA
QUÉBEC
GATINEAU
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Date : Le 22 décembre 2006
______________________________________________________________________
SOUS LA PRÉSIDENCE DU LIEUTENANT-COLONEL J.-G. PERRON, J.M.
______________________________________________________________________
SA MAJESTÉ LA REINE
c.
LE CAPORAL-CHEF J.R.J. MCRAE
(requérant)
______________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVEMENT À UNE APPLICATION PRÉSENTÉE EN VERTU DU SOUS-ALINÉA 112.05(5)e) DES ORDONNANCES ET RÈGLEMENTS ROYAUX APPLICABLES AUX FORCES CANADIENNES ALLÉGUANT LA VIOLATION DES DROITS GARANTIS AU PARAGRAPHE 11b) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS ET DEMANDE RÉPARATION EN VERTU DU PARAGRAPHE 24(1) DE LA CHARTE.
(Prononcée de vive voix)
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TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE
[1] Le Caporal-chef McRae C84 365 830 est accusé de trois infractions. Il est accusé plus précisément de deux chefs de désobéissance à un ordre légitime d’un supérieur et d’un chef de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Le requérant, l’accusé, a présenté une demande en application du sous‑alinéa 112.05(5)e) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les ORFC). Il allègue qu’il y a eu un délai déraisonnable en l’espèce et que, de ce fait, les droits qui lui sont garantis à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés ont été violés. Il cherche à obtenir une réparation convenable pour cette prétendue violation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et demande en conséquence à la cour d’ordonner un arrêt des procédures.
[2] La preuve produite par le requérant consistait en un exposé conjoint des faits et le témoignage de quatre personnes.
[3] L’intimée, la poursuite, soutient que le requérant n’a pas démontré comme il devait le faire que le délai qui s’est écoulé avant la tenue du procès en l’espèce était déraisonnable dans les circonstances. Elle soutient également que le requérant n’a pas démontré que son incapacité de présenter une défense pleine et entière aux accusations a une incidence sur son droit à un procès équitable ou que le fait de maintenir les accusations entraînerait un abus de procédure. Finalement, l’intimée soutient que la présente demande d’arrêt des procédures fondée sur l’article 24 de la Charte doit être rejetée. Pour étayer cette prétention, l’intimée a produit une preuve documentaire et a appelé deux personnes à témoigner. La cour a pris judiciairement connaissance des éléments énumérés à l’article 15 des Règles militaires de la preuve, mais ni le requérant ni l’intimée ne lui ont demandé de prendre judiciairement connaissance des éléments mentionnés à l’article 16 de ces règles.
[4] Les dispositions de la Charte qui s’appliquent en l’espèce sont l’alinéa 11b) et le paragraphe 24(1). L’alinéa 11b) prévoit :
11. Tout inculpé a le droit :
a) [...]
b) d’être jugé dans un délai raisonnable;
[5] Le paragraphe 24(1) est libellé comme suit :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[6] L’article 162 de la Loi sur la défense nationale prévoit :
162. Une accusation aux termes du code de discipline militaire est traitée avec toute la célérité que les circonstances permettent.
Le titre de cette disposition est « Obligation d’agir avec célérité ».
[7] Le requérant et l’intimée conviennent que l’arrêt de principe concernant ce type de requête fondée sur la Charte est R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, un arrêt rendu par la Cour suprême du Canada en 1992. Cet arrêt donne aux tribunaux inférieurs des indications sur l’objet de l’alinéa 11b). Aux paragraphes 26 à 30, le juge Sopinka, qui a rédigé les motifs de la majorité ‑ six juges sur sept, le juge en chef Lamer étant dissident ‑ a indiqué :
L’objet principal de l’al. 11b) est la protection des droits individuels de l’accusé. [...]
[8] Les droits individuels que l’alinéa cherche à protéger sont le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à un procès équitable.
[9] Le juge Sopinka explique ensuite que l’alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l’anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu’entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu’il cherche à réduire l’exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l’emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable, il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente. Au paragraphe 29, il affirme que la société a intérêt à ce que le moins fortuné de ses citoyens qui est accusé de crimes soit traité de façon humaine et équitable. À cet égard, les procès qui ne sont pas tenus dans un délai raisonnable n’ont pas la confiance du public. Finalement, au paragraphe 30, il rappelle, citant l’arrêt Conway rendu précédemment par la Cour suprême du Canada, que celle‑ci a reconnu que les intérêts de l’accusé doivent être contrebalancés par les intérêts de la société dans l’application de la loi. Plus un crime est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès.
[10] Le juge Sopinka décrit une méthode générale pour déterminer s’il y a eu violation d’un droit. Au paragraphe 31, il écrit que cette méthode consiste en :
[...] une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l’alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai.
[11] Il dresse ensuite la liste des facteurs à prendre en considération pour analyser la longueur d’un délai déraisonnable : premièrement, la longueur du délai; deuxièmement, la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; troisièmement, les raisons du délai, soit les délais inhérents à la nature de l’affaire, les actes de l’accusé, les actes de la poursuite, les limites des ressources institutionnelles et les autres raisons du délai; finalement, le préjudice subi par l’accusé.
[12] Le requérant et l’intimée conviennent dans l’ensemble que la période d’environ 15 mois qui s’est écoulée entre le dépôt des accusations le 23 septembre 2005 et le procès le 19 décembre 2006 est suffisante pour soulever la question du caractère raisonnable du délai. L’intimée reconnaît que le requérant n’a pas renoncé ni explicitement ni implicitement aux droits qui lui sont garantis à l’alinéa 11b). Pour sa part, le requérant laisse entendre qu’aucun acte de la poursuite n’a prolongé le délai. Le requérant et l’intimée s’entendent finalement pour dire que les infractions en cause en l’espèce sont graves.
[13] Le requérant et l’intimée ont présenté l’analyse qu’ils ont effectuée à l’aide de ces facteurs. Évidemment, ils sont arrivés à des conclusions différentes. Avant de procéder à ma propre analyse en me servant des facteurs décrits dans l’arrêt Morin, je rappellerai les dates et les communications qui, à mon avis, sont cruciales en l’espèce.
[14] Les incidents se seraient déroulés les 23 août et 9 septembre 2005. L’Adjudant Watters a terminé son enquête de l’unité au soutien des accusations le 12 septembre 2005 et les accusations ont été déposées le 23 septembre suivant. Le Capitaine Gutoskie a été désigné pour aider le requérant. Le requérant a obtenu le numéro de l’avocat de service du DSAD le 27 septembre. Le lendemain, il a choisi d’être jugé par une cour martiale.
[15] Le 3 octobre, le JAA d’Ottawa a remis au commandant de l’accusé l’avis visé à l’article 107.11 des ORFC. Le 20 octobre 2005, le commandant de l’accusé a demandé à l’autorité de renvoi de connaître des accusations. Le 28 octobre 2005, l’autorité de renvoi a déféré les accusations au directeur des poursuites militaires. Le 31 octobre suivant, le DPM a reçu les documents et le Major J. Caron a été désigné pour agir comme poursuivant.
[16] Au début de novembre 2005, le Caporal‑chef McRae a envoyé un courriel à son officier désigné pour lui dire qu’il voulait être représenté par le Capitaine de corvette Lévesque, du Service d’avocats de la défense. Le Capitaine Gutoskie a répondu à ce courriel le 3 novembre.
[17] Du 13 décembre 2005 au 20 janvier 2006, le Major Caron, le poursuivant, a effectué des entrevues additionnelles avec des témoins éventuels, à savoir l’Adjudant Watters, le Maître de 2e classe De Guise et le Caporal Thiffault.
[18] Le 18 janvier 2006, le Lieutenant-colonel Lilienthal, le commandant de l’accusé, a fait savoir au directeur du Service d’avocats de la défense que le Caporal‑chef McRae demandait les services d’un avocat de la défense en vue de sa comparution devant la cour martiale et qu’il avait spécifiquement demandé à être représenté par le Capitaine de corvette J.C.P. Lévesque, si ce dernier était disponible. Le Major Caron a remis un rapport postérieur au dépôt des accusations au DAPM le 20 janvier 2006, a rempli et signé l’acte d’accusation le 26 janvier 2006 et a transmis les documents au DSAD le 30 janvier.
[19] Le 1er février 2006, le DAPM a transmis l’acte d’accusation à l’administrateur de la cour martiale, en précisant que la poursuite avait besoin d’une journée pour présenter sa preuve et qu’elle était prête à commencer le 15 février 2006 ou après un préavis de deux semaines. Le 6 février 2006, l’administrateur de la cour martiale a informé la poursuite et la défense que seuls deux des trois juges militaires étaient disponibles au cours des premiers mois de 2006 et qu’un juge militaire était occupé jusqu’à la fin de mai 2006, sauf pendant quelques semaines. L’administrateur de la cour martiale leur a également appris que, à cause du peu de disponibilité des juges, son bureau n’était pas en mesure de proposer une date pour le procès et de demander qu’un juge militaire soit désigné afin qu’une cour martiale puisse être convoquée. L’ACM a aussi dit que le cas du Caporal‑chef McRae et toutes les autres affaires pour lesquelles une cour martiale n’avait pas encore été convoquée seraient traités selon la date de la mise en accusation. Le 7 février, le Capitaine de corvette J.C.P. Lévesque a été désigné pour agir comme avocat du requérant.
[20] Le 11 avril, un courriel a été envoyé par le Major Caron au sujet de rumeurs d’affectation au Canada. La preuve ne me permet pas de savoir à qui ce message a été envoyé. Le 19 avril 2006, le Major Caron a communiqué avec l’adjoint administratif du DSAD pour savoir qui avait été désigné pour représenter le Caporal‑chef McRae. Le 20 avril, le Major Caron a appris que le Capitaine de corvette Lévesque représentait le Caporal‑chef McRae.
[21] Le 6 juin, la poursuite a avisé les bureaux du DSAD et du DAPM de l’affectation de l’accusé au Canada.
[22] Le 17 juillet, l’avocat de la défense a fait savoir à l’administrateur adjoint de la cour martiale qu’il serait difficile de fixer une date pour le procès avant octobre parce qu’il était en congé parental du 25 juin au 9 septembre 2006, qu’il suivait un cours du 10 au 15 septembre et qu’il aurait besoin de deux semaines pour [traduction] « reprendre une vitesse de croisière au bureau ». Finalement, il a rappelé à l’administrateur adjoint de la cour martiale que la conférence du JAG devait avoir lieu du 23 au 28 octobre. Le 17 juillet, l’administrateur adjoint de la cour martiale a communiqué avec le poursuivant pour l’informer que l’avocat de la défense était en congé parental et qu’il se consacrerait de nouveau à des tâches judiciaires en octobre 2006. Le même jour, dans des courriels échangés entre avocats, le poursuivant indique qu’octobre 2006 lui convient, sauf pour ce qui est de la semaine de la conférence du JAG.
[23] Le 3 octobre 2006, l’administrateur adjoint de la cour martiale a fait savoir que des ressources judiciaires étaient disponibles au cours de la semaine du 19 décembre 2006. Le 11 octobre 2006, le Capitaine de corvette Lévesque a écrit, dans un courriel adressé à l’administrateur adjoint de la cour martiale, que la défense serait prête le 19 décembre 2006. Le 16 octobre, l’avocat de la défense a demandé que d’autres documents lui soient communiqués. Le 20 octobre, le poursuivant confirme qu’il est libre au cours de la semaine du 19 décembre.
[24] Le 11 novembre, l’avocat de la défense a soumis des questions additionnelles au poursuivant au sujet de la preuve. Le 15 novembre, le poursuivant a répondu aux questions et, le 1er décembre, il a fourni les résumés des témoignages anticipés conformément à l’article 111.11 des ORFC.
[25] En premier lieu, je suis d’accord avec les deux avocats lorsqu’ils disent qu’on peut se demander si le délai de 15 mois est raisonnable à première vue et que le requérant n’a pas renoncé, explicitement ou implicitement, aux droits qui lui sont garantis à l’alinéa 11b) de la Charte.
[26] Les délais inhérents à la nature de l’affaire. Je dois maintenant me pencher sur les raisons du délai en examinant d’abord les délais inhérents à la nature de l’affaire. Le requérant avance que les délais inhérents à une affaire comme celle dont je suis saisi, ou les délais de traitement d’une telle affaire, sont d’environ six mois. Il divise cette période en deux : les quatre premiers mois, soit du 23 septembre 2005 au 1er février 2006 et, ensuite, du 25 juin 2006 au 15 septembre 2006. La première période va du dépôt des accusations, le 23 septembre, à la mise en accusation par le DPM; l’autre période correspond à la durée du congé parental de l’avocat de la défense et des cours qu’il devait suivre.
[27] L’intimée soutient que la période du 23 septembre 2005 au 1er février 2006 fait partie des délais systémiques inhérents à la nature de l’affaire. Elle soutient également que le manque de ressources judiciaires décrit dans la lettre de l’ACM du 6 février 2006 était dû à la maladie du Juge militaire en chef. Il n’y avait donc que deux des trois juges qui pouvaient entendre des affaires. Or, ces juges étaient occupés jusqu’à la fin de juillet 2006 et il y avait 32 affaires pour lesquelles une cour martiale n’avait pas encore été convoquée. L’intimée prétend que ce manque de ressources judiciaires, attribuable à la maladie, et le délai qui en a découlé devraient faire partie des délais inhérents à la nature de l’affaire, en conformité avec le raisonnement exposé par la juge McLaughlin dans l’arrêt R. c. MacDougall rendu par la Cour suprême du Canada en 1998. Ainsi, si je comprends bien l’argument de l’intimée, la période de quatre mois et demi, du 6 février à la fin de juin, ferait partie des délais inhérents en l’espèce. Par conséquent, selon ce que l’intimée avance, les délais inhérents, ou la période traitement, seraient d’environ huit mois et demi en l’espèce. L’intimée conclut en disant que cette période de traitement est neutre.
[28] Me fondant sur la preuve qui m’a été présentée, je conclus que le délai de traitement d’une affaire comme celle dont je suis saisi devrait être d’environ cinq mois. La présente affaire ne semble pas trop complexe à première vue. Le poursuivant a mis le requérant en accusation après avoir effectué un examen postérieur au dépôt des accusations et a indiqué qu’il avait besoin d’une journée seulement pour présenter sa preuve. Il faut aussi tenir compte du fait que la période de préparation de la présente affaire incluait la période de Noël 2005.
[29] Ayant à l’esprit l’article 162 de la Loi sur la défense nationale, je me demande pourquoi, alors que l’avis juridique requis avait été donné, il faudrait plus de deux semaines à un commandant pour demander à l’autorité de renvoi de connaître des accusations conformément à l’article 109.03 des ORFC. Il existe peut‑être une justification simple et logique, mais aucune ne m’a été présentée en l’espèce.
[30] Ce qu’il y a même de plus préoccupant à mes yeux, c’est le fait que les dispositions de l’article 109.04 n’ont été respectées que le 18 janvier 2006, soit environ trois mois après que le commandant a transmis les accusations à l’autorité de renvoi. À première vue, il s’agit d’un délai inacceptable qui n’est pas expliqué par la preuve. Au contraire, il ressort du témoignage du requérant et du courriel envoyé par le Capitaine Gutoskie le 3 novembre 2005 que la chaîne de commandement du Caporal‑chef McRae aurait tenté de le faire changer d’avis afin qu’il choisisse un procès sommaire. À mon avis, une personne raisonnable et bien informée pourrait estimer que ce genre de conduite de la part de personnes responsables de la bonne administration de la discipline déconsidère l’administration de la justice militaire. Bien que le requérant n’ait pas prétendu qu’il y a eu abus de procédure en l’espèce, de tels actes, ou omissions, sont pour le moins très suspects.
[31] Quelle est l’incidence, sur la présente instance, de ce délai inacceptable qui s’est écoulé avant que les dispositions de l’article 109.04 soient respectées? Il ne me semble pas avoir eu des répercussions importantes, en fin de compte, sur le requérant et sur la présente instance. Le requérant n’a produit aucune preuve démontrant qu’il lui aurait été plus facile de gérer le stress associé aux procédures si un avocat de la défense lui avait été assigné à la fin de septembre 2005.
[32] Ce délai de trois mois a en fait empêché l’avocat de prendre l’affaire en charge dans les meilleurs délais. Cela étant dit, je constate que trois semaines environ se sont écoulées avant que le Capitaine de corvette Lévesque soit assigné à l’affaire. Je constate également que ce dernier n’a pas communiqué immédiatement avec la poursuite lorsque l’affaire lui a été confiée. Au contraire, c’est le poursuivant qui, le 19 avril 2006, a contacté l’adjoint administratif du DSAD pour savoir qui avait été désigné pour défendre l’accusé. On lui a répondu le lendemain que le Capitaine de corvette Lévesque était l’avocat du Caporal‑chef McRae. Or, selon l’exposé conjoint des faits, la première communication entre avocats n’aurait eu lieu par courriel que le 17 juillet 2006. Pour en finir avec cette question, si je comprends bien l’exposé conjoint des faits, l’avocat de la défense semble avoir commencé à s’occuper de l’affaire seulement lorsqu’il s’attendait à ce qu’une date de procès soit fixée. Ce n’est que le 16 octobre 2006 que l’avocat de la défense a demandé que d’autres documents lui soient communiqués. Le 11 novembre suivant, il a posé des questions additionnelles à la poursuite au sujet de la preuve. De son côté, le poursuivant a transmis à l’avocat de la défense les résumés des témoignages anticipés, en conformité avec l’article 111.11 des ORFC, le 1er décembre 2006. Ces faits me portent à croire que l’avocat de la défense n’était pas prêt à se présenter devant la cour avant octobre 2006 et qu’il a préparé sa défense de la mi‑octobre à la fin de novembre.
[33] Je trouve étonnant que les avocats ‑ le poursuivant et l’avocat de la défense ‑ aient attendu si longtemps avant de communiquer entre eux afin de cerner les questions en litige et de fixer une date pour le procès. L’avocat de la défense a fait référence à la pièce M2-3 intitulée « Lignes directrices concernant les délais dans le processus des cours martiales », une directive du JAG, pour bien montrer que l’objet du système de justice militaire est de maintenir la discipline. Il ressort clairement des arrêts Mills, Askov et Morin rendus par la Cour suprême du Canada que c’est à la poursuite et non à l’accusé de faire en sorte que l’on procède à l’instruction d’une affaire. La directive du JAG indique, au paragraphe 8, que le DPM et le DSAD doivent exercer leurs pouvoirs, notamment discrétionnaires, d’une manière conforme à l’attente militaire d’une justice expéditive. À mon avis, le fait que trois semaines sont nécessaires pour désigner l’avocat qui s’occupera d’une affaire et, ensuite, que six mois passent avant que cet avocat communique avec le poursuivant n’est pas un exemple brillant du respect de cette directive de la part du bureau du DSAD. J’estime en outre que le poursuivant ne semble pas avoir fait beaucoup d’efforts pour faire avancer les choses après avoir entendu des rumeurs d’affectation du Caporal‑chef McRae au Canada. C’est toutefois lui qui a tenté de communiquer avec l’avocat de la défense. Lorsqu’il a appris que l’avocat de la défense n’était pas disponible de la fin de juin au début d’octobre, il a essayé de fixer une date pour le procès en octobre 2006. Comme le poursuivant le dit dans ses prétentions, [traduction] « [a]ucune des parties n’était disponible pour le procès avant octobre 2006 ». L’intimée, la poursuite, se fonde largement sur le manque de ressources judiciaires pour expliquer pourquoi elle n’a pas fait beaucoup d’efforts pour essayer de fixer une date pour le procès avant octobre 2006.
[34] Je ne crois pas, contrairement au requérant, que la période du 25 juin 2006 au début d’octobre 2006 peut être incluse dans les délais de préparation de la présente affaire. Comme la Cour suprême du Canada l’a écrit au paragraphe 40 de l’arrêt Morin :
Toutefois, aucune partie ne peut invoquer ses propres délais à l’appui de sa position.
[35] J’estime que ce délai est imputable à l’accusé. Compte tenu du fait que l’avocat de la défense avait décidé de prendre un congé parental et de suivre le cours et qu’il avait besoin de deux semaines au bureau pour atteindre la [traduction] « vitesse de croisière », il est évident qu’une date de procès ne pouvait être fixée pendant cette période, sauf si la poursuite s’opposait fortement à ce que le procès soit ainsi retardé et présentait des observations à l’administrateur de la cour martiale pour qu’une date de procès soit fixée. Le poursuivant ne l’a pas fait en l’espèce. L’article 16.27 des ORFC régit les congés parentaux. Ce type de congé n’est pas obligatoire. L’article 16.27 des ORFC prévoit :
L’officier ou le militaire du rang a droit, sur demande, au congé parental [...]
[36] Cette disposition prévoit que le militaire a droit au congé parental s’il remplit les conditions applicables. Ce congé n’est pas une exigence du service, mais un avantage conféré aux militaires qui en font la demande. En l’espèce, l’avocat de la défense a choisi de prendre un congé parental. La durée de ce congé ne peut être incluse dans les délais inhérents à la nature de l’affaire. De plus, je ne pense pas que la semaine de cours et les deux semaines nécessaires pour atteindre la [traduction] « vitesse de croisière » au bureau fassent partie des délais inhérents en l’espèce. Comme l’a dit l’avocat de la défense, il s’agissait d’une affaire simple.
[37] Je ne suis pas d’accord avec l’intimée lorsqu’elle dit que le délai du 6 février à la fin de juin 2006 devrait faire partie des délais inhérents à la nature de la présente affaire. Il n’y a rien dans les documents ou dans les témoignages qui m’ont été présentés qui indique que le Colonel Carter, le Juge militaire en chef jusqu’au 10 mai 2006, était malade. Il ressort des pièces M2-4, M2-5 et M2-6 que le personnel comptait quatre juges au total. C’est ce que je déduis du paragraphe 5 du document intitulé « Politique relative au calendrier des cours martiales », qui se trouve sur le site web du Juge militaire en chef et qui constitue le deuxième document de la pièce M2-4, et des deux autres pièces. Je conclus de ces trois pièces que les ressources judiciaires avaient été réduites à 75 p. 100 ‑ à trois juges ‑ et même à 50 p. 100 ‑ à deux juges ‑ au cours des mois précédant le 31 août 2006, la date de la pièce M2-4. La preuve qui m’a été présentée ne permet pas de savoir pendant combien de temps le cabinet du Juge militaire en chef n’a compté que trois juges. Le paragraphe 4 de la pièce M2-4 indique :
[traduction] [...] un arriéré sans précédent s’accumulait depuis la fin de l’automne 2005.
[38] Le même paragraphe indique également la cause de cet arriéré :
[traduction] [...] est attribuable à la non‑disponibilité des avocats et des juges militaires.
[39] Il ressort clairement des pièces M2-5 et M2-6 et du message de l’ACM du 6 février 2006 que seuls deux des trois juges militaire étaient libres pendant les premiers mois de 2006 et qu’un juge militaire était déjà occupé jusqu’à la fin de mai 2006, sauf pendant quelques semaines.
[40] Aux termes de l’article 165.21 de la Loi sur la défense nationale, le gouverneur en conseil peut nommer juge militaire tout officier qui est avocat inscrit au barreau d’une province depuis au moins dix ans. On ne m’a pas expliqué pourquoi un quatrième juge n’avait pas été nommé pendant la période au cours de laquelle il n’y avait que trois juges. Selon la pièce M2-6, le Colonel Carter a été libéré des Forces canadiennes le 1er mai 2006. Deux juges ont été nommés au cours de l’été 2006, plus précisément au début de juin. Je le sais car j’étais l’un de ces deux juges. Ces nominations ont porté le nombre de juges militaires à quatre.
[41] Si un quatrième juge avait été nommé lorsqu’il n’y avait que trois juges militaires, l’arriéré dont il est question dans la pièce M2-4 aurait probablement été moins volumineux. Par conséquent, le manque de ressources judiciaires pendant la période allant du 6 février à la fin de juin 2006 aurait été différent. Je conclus que ce délai est attribuable aux limites des ressources institutionnelles.
[42] Le poursuivant et l’avocat de la défense ont écrit à l’administrateur adjoint de la cour martiale à la mi‑juillet 2006 pour discuter de dates de procès possibles. Il a alors été question du mois d’octobre. Le 3 octobre 2006, l’administrateur adjoint de la cour martiale a fait savoir que des juges étaient libres pendant la semaine du 19 décembre 2006. Les deux avocats se sont entendus sur cette date. J’estime qu’une partie de la période du 3 octobre au 19 décembre 2006 devrait être incluse dans les délais inhérents parce que l’avocat de la défense avait indiqué qu’il n’était pas disponible avant le début d’octobre. Comme la Cour suprême du Canada l’a mentionné dans l’arrêt Morin, nous ne vivons pas dans un monde idéal et il y a certaines limites raisonnables aux ressources judiciaires. Par conséquent, j’attribuerais six semaines de cette période aux limites des ressources institutionnelles et cinq semaines aux délais inhérents à la nature de l’affaire.
[43] Par conséquent, je conclus que les délais inhérents en l’espèce sont d’environ cinq mois.
LES ACTES DE L’ACCUSÉ
[44] Comme je l’ai mentionné précédemment, je ne partage pas l’avis du requérant lorsqu’il dit que la période du 25 juin au début d’octobre 2006 devrait faire partie des délais inhérents. Je pense plutôt que ce délai lui est imputable. La Cour suprême du Canada a dit, au paragraphe 44 de l’arrêt Morin, qu’il ne s’agit pas de mettre le blâme sur l’accusé. Simplement :
[...] il faudra [...] tenir compte [de certains actes de l’accusé] pour déterminer le délai qui est raisonnable.
[45] En l’espèce, même si c’est l’avocat du requérant et non le requérant lui‑même qui n’était pas disponible pour le procès, le résultat est le même. Par conséquent, je considère qu’une période de trois mois environ sont des « mesures prises par l’accusé qui peuvent avoir entraîné un délai ». Cette citation est tirée de l’arrêt Morin.
LES ACTES DE LA POURSUITE
[46] Le requérant laisse entendre que la poursuite n’a commis aucun acte qui a eu pour effet de prolonger le délai. Je ne dispose d’aucune preuve indiquant le contraire.
[47] Les limites des ressources institutionnelles. Comme je l’ai mentionné précédemment, je conclus que la période allant du 6 février à la fin de juin 2006 et six semaines de la période allant du 3 octobre au 19 décembre 2006 sont attribuables aux limites des ressources institutionnelles. Le paragraphe 48 de l’arrêt Morin indique ce qui suit à ce sujet :
Bien qu’il faille tenir compte du fait que les fonds de l’État ne sont pas illimités et que d’autres programmes gouvernementaux sont en concurrence pour obtenir les ressources disponibles, on ne peut utiliser cet argument pour enlever toute signification à l’al. 11b). La Cour ne peut pas simplement accepter la répartition des ressources par le gouvernement et déterminer en conséquence la longueur du délai acceptable. Il faut évaluer l’importance qu’il convient d’accorder à la pénurie des ressources en tenant compte du fait que le gouvernement a l’obligation constitutionnelle d’attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai déraisonnable, qui est distincte d’un grand nombre d’autres obligations qui sont en concurrence avec l’administration de la justice pour obtenir des fonds.
[48] Comme je l’ai mentionné précédemment, le défaut de ne pas maintenir un effectif complet de juges a contribué à l’arriéré et à la non‑disponibilité des juges pendant la période allant du 6 février à la fin de juin 2006. Aucune preuve expliquant pourquoi il n’y avait que trois juges et, ensuite, deux juges pendant un certain temps, ou pourquoi deux juges n’ont pas été nommés avant juin 2006, ne m’a été présentée, mais la preuve documentaire révèle que ce manque de ressources judiciaires a contribué au délai en l’espèce. Par conséquent, le délai attribuable aux limites des ressources judiciaires est d’environ sept mois.
LES AUTRES RAISONS DU DÉLAI
[49] Ni le requérant ni l’intimée n’ont invoqué d’autres raisons pour expliquer le délai. Je n’en relève pas non plus dans la preuve. Avant de traiter du préjudice subi par l’accusé, j’exposerai encore une fois mes conclusions concernant les différentes causes du délai en l’espèce : la longueur totale du délai, environ 15 mois; la renonciation, par l’accusé, à invoquer certaines périodes dans le calcul, aucune; les raisons du délai, les délais inhérents à la nature de l’affaire, environ cinq mois; les actes de l’accusé, environ trois mois; les actes de la poursuite, aucun; les limites des ressources institutionnelles, environ sept mois; les autres raisons du délai, aucune.
[50] Par conséquent, j’estime que le délai qui est attribuable à la poursuite, au-delà de ce qui devrait être raisonnable en l’espèce, est d’environ sept mois.
LE PRÉJUDICE SUBI PAR L’ACCUSÉ
[51] Le requérant soutient qu’il a subi plus de stress et d’anxiété parce que les accusations ont été déposées par son superviseur et qu’il a dû travailler dans la même unité de neuf personnes durant près de 11 mois, pendant lesquels il relevait toujours du même superviseur qui pouvait toujours lui donner des ordres. Il soutient également que les procédures ont nui à son mariage, lui et son épouse ayant été sur le point de se séparer.
[52] Selon son témoignage, le Caporal‑chef McRae travaillait tous les jours dans une section d’Américains qui était dirigée par un Américain. Il n’avait de rapports avec son superviseur canadien, l’Adjudant Watters, que pour les questions relevant de l’administration et de la disciplines canadiennes. Aucune preuve démontrant qu’il aurait subi plus de stress et d’anxiété que tout autre membre de toute autre unité des Forces canadiennes faisant l’objet d’accusations déposées par ses supérieurs ne m’a été présentée. Au contraire, le Caporal‑chef McRae ne travaillait pas directement pour l’Adjudant Watters tous les jours. Il travaillait plutôt pour le Chef Herrington, un Américain, et il passait la plus grande partie de son temps au travail au sein des effectifs américains.
[53] Le Caporal‑chef McRae a aussi déclaré dans son témoignage qu’il avait travaillé plus fort après le dépôt des accusations parce qu’il sentait qu’[traduction] « il ne pouvait pas se permettre de faire des erreurs ». Il a dit dans son témoignage qu’[traduction] « il était constamment sur ses gardes ». Il a dit aussi que son mariage avait souffert des efforts additionnels qu’il déployait au travail et que lui et son épouse avaient été sur le point de se séparer. Les accusations qui ont été déposées n’avaient aucun lien avec son travail. Elles concernaient des affaires purement canadiennes. Le Caporal‑chef McRae a choisi de consacrer plus d’énergie à son travail, ce qui, comme il l’a dit, a eu des répercussions négatives sur son mariage. À mon avis, les problèmes conjugaux du requérant n’ont pas été une conséquence directe du dépôt des accusations, même si sa réaction me porte à croire qu’il y a un lien indirect entre eux.
[54] Le requérant fait valoir que la preuve montre que la désignation d’un avocat peu de temps après qu’il a choisi d’être jugé par une cour martiale le 28 septembre 2005 l’aurait aidé à gérer le stress causé par les procédures judiciaires. Je ne dispose cependant d’aucune preuve à cet effet.
[55] Le requérant fait valoir également qu’il a tenté de savoir quand le procès aurait lieu afin de pouvoir faire éclater son innocence, sa réputation étant en jeu. Aucune preuve démontrant que sa réputation a été entachée par suite des procédures disciplinaires n’a cependant été produite. Personne n’a rendu un témoignage en ce sens, pas même lui.
[56] Le requérant prétendait en outre que son droit à un procès équitable avait été violé. Comme je l’ai mentionné pendant son exposé final, aucune preuve étayant cette prétention n’a été produite.
CONCLUSION
[57] Ayant conclu qu’un délai d’environ sept mois était déraisonnable en l’espèce, je ne crois pas que l’on puisse dire que l’accusé a subi un préjudice à cause de ce délai. Celui‑ci ne peut être qualifié de [traduction] « prolongé » et ne justifie pas en soi la réparation demandée par le requérant.
[58] À mon avis, le requérant n’a pas présenté à la cour des éléments de preuve qui démontrent que les présentes procédures lui ont causé un stress ou ont entaché sa réputation par suite d’un assujettissement trop long « aux vexations et aux vicissitudes d’une accusation criminelle pendante », pour reprendre les termes employés par le juge Lamer dans l’arrêt Mills et cités au paragraphe 63 de l’arrêt Morin. De plus, aucune preuve n’a démontré que le délai a nui à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière.
[59] Dans l’arrêt R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, le juge Sopinka, qui a rédigé les motifs au nom de la majorité de la Cour, a écrit au paragraphe 52 :
Il a été reconnu que l’arrêt des procédures constitue une réparation exceptionnelle, qui ne devrait être accordée que dans les « cas les plus manifestes ». Dans les motifs qu’elle a exposés dans O’Connor, le juge L’Heureux-Dubé a affirmé ceci (au par. 82) :
Il faut toujours se rappeler que l’arrêt des procédures est approprié uniquement « dans les cas les plus manifestes » lorsqu’il serait impossible de remédier au préjudice causé au droit de l’accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la continuation de la poursuite causerait à l’intégrité du système judiciaire un préjudice irréparable.
[60] Compte tenu de la longueur du délai déraisonnable ‑ environ sept mois ‑ et du fait que j’estime que le requérant n’a pas subi un préjudice grave à cause de ce délai ‑ en d’autres termes, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière n’a pas été violé et je ne dispose d’aucune preuve démontrant qu’un préjudice irréparable serait causé à l’intégrité du système de justice militaire si la poursuite suivait son cours ‑ je conclus qu’il ne s’agit pas en l’espèce de l’un de ces « cas les plus manifestes » où la cour devrait ordonner l’arrêt des procédures à titre de réparation.
[61] Pour ces motifs, la cour rejette la demande présentée en application du sous‑alinéa 112.05(5)e) des ORFC afin qu’elle ordonne l’arrêt des procédures en application du paragraphe 24(1) de la Charte.
[62] La présente instance tenue en vertu du sous‑alinéa 112.05(5)b) des ORFC est terminée.
LIEUTENANT-COLONEL J.-G. PERRON, J.M.
Avocats :
Le Major J. Caron, procureur militaire régional, région de l’Est
Procureur de Sa Majesté la Reine
Le Capitaine de corvette J.C.P. Lévesque, Direction du service d’avocats de la défense
Avocat du Caporal-chef J.R.J. McRae