Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l'ouverture du procès : 25 janvier 2010

Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601 (salle de cour), 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau, QC

Chefs d'accusation
•Chef d'accusation 1 (subsidiaire au chef d'accusation 2) : Art. 130 LDN, meurtre au deuxième degré (art. 235(1) C. cr.).
•Chef d'accusation 2 (subsidiaire au chef d'accusation 1) : Art. 130 LDN, tentative de meurtre où il y a eu usage d'une arme à feu (art. 239(1)(a.1) C. cr.).
•Chef d'accusation 3 : Art. 93 LDN, comportement déshonorant.
•Chef d'accusation 4 : Art. 124 LDN, a exécuté avec négligence une tâche militaire.

Résultats
•VERDICTS : Chefs d'accusation 1, 2, 4 : Non coupable. Chef d'accusation 3 : Coupable.
•SENTENCE : Destitution du service de Sa Majesté et une rétrogradation au grade de sous-lieutenant.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence :  R. c. Semrau, 2010 CM 1005

 

Date :  20100201

Dossier :  200945

 

Cour martiale générale

 

Salle d’audience du Centre Asticou

Gatineau (Québec), Canada

 

Entre : 

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Le capitaine R.A. Semrau, demandeur

 

 

Sous la présidence du colonel M. Dutil, J.M.C.

 


 

DÉCISION RELATIVE À UNE DEMANDE VISANT À ÉTABLIR UNE ATTEINTE AU DROIT D’ÊTRE JUGÉ DANS UN DÉLAI RAISONNABLE CONFORMÉMENT À L’ALINÉA 11b) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

 

(Prononcée de vive voix)

 

TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

 

INTRODUCTION

 

[1]        La présente décision concerne une demande visant à établir une atteinte au droit d’être jugé dans un délai raisonnable conformément à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte).

 

[2]        Le demandeur est accusé de quatre infractions prévues à la Loi sur la défense nationale; deux de ces infractions vont également à l’encontre du Code criminel. La première accusation concerne l’infraction de meurtre au deuxième degré qui est prévue au paragraphe 235(1) du Code criminel, tandis que la seconde concerne la tentative de meurtre à l’aide d’une arme à feu qui est prévue à l’alinéa 239(1)a.1) du Code. Le demandeur est également accusé de conduite déshonorante, infraction prévue à l’article 93 de la Loi sur la défense nationale, et de négligence dans l’exécution des tâches, infraction prévue à l’article 124 de la même Loi. Ces accusations découlent d’un événement qui serait survenu le 19 octobre 2008 dans la province de Helmand, en Afghanistan. L’accusé aurait assassiné ou tenté d’assassiner un homme non identifié en tirant sur lui. Selon les détails de la troisième accusation, l’accusé aurait tiré sur un homme désarmé et blessé alors qu’il était commandant de l’équipe de liaison et de mentorat opérationnel C/S 72A (ELMO), tandis que, selon la quatrième accusation, l’accusé n’aurait pas respecté le code de conduite du personnel des Forces canadiennes en omettant de recueillir un homme blessé et de lui prodiguer le traitement que son état exigeait, comme il devait le faire.

 

[3]        Avant d’inscrire son plaidoyer, le capitaine Semrau a déposé un avis demandant l’arrêt des procédures conformément au paragraphe 24(1) au motif que le droit qui lui est reconnu à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, soit le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, aurait été violé.

 

LA PREUVE

 

[4]        La preuve dont la cour a été saisie au sujet de la présente demande se compose de ce qui suit :

 

            1.         un exposé conjoint des faits (M4-4) et un résumé des événements selon lesquels :

 

a)                  le 19 octobre 2008, certains événements se seraient produits dans la province de Helmand, en Afghanistan, et auraient mené aux accusations portées dans la présente affaire;

 

b)                  le 30 décembre 2008, l’accusé a été arrêté alors qu’il se trouvait à l’extérieur du périmètre de sécurité dans la province de Kandahar, en Afghanistan, et accusé de meurtre au deuxième degré sous le régime de la Loi sur la défense nationale;

 

c)                  le 31 décembre 2008, un procès-verbal de procédure disciplinaire a été signé;

 

d)                 le 3 janvier 2009, le capitaine Semrau a été renvoyé à la base des Forces canadiennes Petawawa;

 

e)                  le 7 janvier 2009, l’accusé a été remis en liberté par le juge militaire, le lieutenant-colonel L.-V. d’Auteuil, pourvu qu’il respecte les conditions suivantes :

 

(i)                 demeurer sous autorité militaire;

 

(ii)               rester au Canada;

 

(iii)             remettre à l’officier commandant du détachement de la Police militaire de la BFC Petawawa tout passeport qui lui a été délivré;

 

(iv)             résider au 530, rue Mary, Pembroke, province de l’Ontario;

 

(v)               avertir l’officier commandant du détachement de la Police militaire de la BFC Petawawa 48 heures à l’avance de tout changement d’adresse résidentielle ou de numéro de téléphone de ligne terrestre;

 

(vi)             s’abstenir de communiquer directement ou indirectement avec certains témoins nommés et non nommés;

 

(vii)           s’abstenir d’avoir en sa possession des armes à feu, arbalètes, armes prohibées, armes à autorisation restreinte, dispositifs prohibés, munitions, munitions prohibées et substances explosives, y compris dans le cadre de ses fonctions en tant que membre des Forces canadiennes;

 

f)                   le 17 septembre 2009, le directeur des poursuites militaires a signé un acte d’accusation énonçant l’accusation initiale de meurtre et trois autres accusations sous le régime du Code criminel et de la Loi sur la défense nationale;

 

g)                  le 22 septembre 2009, l’avocat de la défense a écrit à la poursuite pour demander que le procès débute le 9 décembre 2009 ou le 10 janvier 2010;

 

h)                  le 1er octobre 2009, le juge militaire en chef a confié au lieutenant‑colonel d’Auteuil, juge militaire, la tâche de diriger les conférences préparatoires au procès;

 

i)                    ces conférences ont eu lieu les 22 octobre 2009, 18 novembre 2009 et 3 décembre 2009;

 

j)                    le 12 novembre 2009, la poursuite a fourni le « sommaire des dépositions » conformément à l’article 111.11 des ORFC;

 

k)                  le 29 novembre 2009, la poursuite a fait savoir que le processus de divulgation était terminé;

 

l)                    vers le 17 décembre 2009, la cour martiale générale a été convoquée en l’espèce et le début du procès a été fixé au 25 janvier 2010;

 

m)                la Couronne ne s’est pas opposée à la remise en liberté du capitaine Semrau;

 

n)                  la défense n’a présenté aucune demande en vue de faire modifier les conditions de la remise en liberté;

 

o)                  le 24 septembre 2009, la défense a proposé à la poursuite une date pour le début du procès en ces termes : [traduction] « Nous souhaitons que le procès se déroule de décembre 2009 à janvier 2010 ou de janvier 2010 à février 2010 »;

 

p)                  à titre d’officier d’infanterie, le demandeur n’a pu occuper plusieurs postes nécessitant l’utilisation d’armes, d’explosifs et de munitions. De plus, ses possibilités de formation et de perfectionnement professionnel ont également été limitées en ce qui a trait aux postes et aux cours suivants :

 

(i)                 essais au ROSC/FOI2, postes de cmdt A à la compagnie de carabiniers, de capitaine des VBL ou de commandant de peloton;

 

(ii)               O Ops, O Ops adj., OT, OEU, O Rens, O Plans, O Instr, capitaine-adjudant adjoint;

 

(iii)             cours de reconnaissance avancé, commandant de peloton de reconnaissance;

 

(iv)             adjoint exécutif des commandants;

 

(v)               chef d’équipe à la compétition de tir aux armes légères de l’armée australienne;

 

(vi)             postes au sein de l’EMLO;

 

(vii)           postes au sein de l’EMLO-P;

 

(viii)         postes au sein de l’ERP;

 

(ix)             postes au sein de l’équipe Contre-Dec;

 

(x)               postes d’officier de service.

 

Résumé des dates et événements :

 

DATE

ÉVÉNEMENT

DÉLAI

19 oct. 2008

Incident

2 mois et 12 jours (73 jours)

 

Total :

2 mois et 12 jours (73 jours)

30 déc. 2008

Arrestation du demandeur

 

7 janv. 2009

Remise en liberté du demandeur

7 jours

14 avr. 2009

Renvoi des accusations

(art. 109.03 des ORFC)

3 mois et 13 jours (103 jours)

22 avr. 2009

Demande à l’autorité de renvoi de connaître d’une accusation (art. 109.03 ORFC)

18 jours

27 mai 2009

Demande de renvoi d’une accusation (art. 109.05 des ORFC)

1 mois et 5 jours

11 juin 2009

Divulgation initiale aux avocats

15 jours

19 juin 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

8 jours

17 sept. 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

2 mois et 29 jours (90 jours)

17 sept. 2009

Présentation de l’acte d’accusation

2 mois et 29 jours (90 jours)

14 oct. 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

27 jours

22 oct. 2009

Conférence préparatoire

8 jours

2 nov. 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

11 jours

4 nov. 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

2 jours

12 nov. 2009

Sommaire des dépositions

(ORFC, par. 111.11(1))

10 jours

3 déc. 2009

Conférence téléphonique préparatoire

21 jours

16 déc. 2009

Divulgation supplémentaire aux avocats

13 jours

 

Total :

11 mois et 16 jours (351 jours)

17 déc. 2009

Ordre de convocation

 

5 janv. 2010

Divulgation supplémentaire aux avocats

19 jours

8 janv. 2010

Conférence préparatoire judiciaire

3 jours

25 janv. 2010

Début du procès devant la cour martiale

17 jours

29 janv. 2010

Requête fondée sur l’al. 11b)

5 jours

 

Total :

1 mois et 12 jours (43 jours)

 

Délai total :

1 an et 1 mois (396 jours)

 

2.                  La preuve est complétée par une directive du JAG datée du 30 mars 2001 et communiquée au directeur des poursuites militaires et au directeur des avocats de la défense au sujet du délai du processus des cours martiales (M4-5).

 

3.         Document intitulé « Court Martial Policy » et communiqué par l’administrateur de la cour martiale le 31 août 2006 (M4-6), qui n’est plus en vigueur aujourd’hui; voir les observations écrites du demandeur, au paragraphe 17.

 

4.                  Lettre du 22 septembre 2009 que l’avocat du demandeur a adressée au sous-directeur des poursuites militaires et qui est intitulée « Trial Scheduling » (établissement du rôle) (M4-7).

 

5.                  Les faits et questions dont la cour a déjà pris judiciairement connaissance conformément à l’article 15 des Règles militaires de la preuve.

 

POSITION DES PARTIES

 

Le demandeur

 

[5]               Le demandeur soutient que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit l’alinéa 11b) de la Charte a été violé. À son avis, le délai qui s’est écoulé avant qu’il subisse son procès est excessif et n’est pas raisonnable dans les circonstances.

 

[6]               L’avocat du demandeur fait valoir que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est particulièrement important dans le contexte de la justice militaire. À son avis, on ne saurait assez insister sur l’importance d’un procès rapide, étant donné que ce principe a été reconnu dans R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 258, [1992] 17 C.C.C. (3d) 1, où le juge en chef Lamer, qui s’exprimait au nom de la majorité, a formulé les remarques suivantes (paragraphe 60 des CCC) :

 

... Pour que les Forces armées soient prêtes à intervenir, les autorités militaires doivent être en mesure de faire respecter la discipline interne de manière efficace. Les manquements à la discipline militaire doivent être réprimés promptement et, dans bien des cas, punis plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil. Il s’ensuit que les Forces armées ont leur propre code de discipline militaire qui leur permet de répondre à leurs besoins particuliers en matière disciplinaire. ...

 

[7]               Les parties conviennent que, dans le système de justice militaire, le délai visé à l’alinéa 11b) de la Charte débute lors du dépôt de l’accusation figurant sur le procès‑verbal de procédure disciplinaire signé par une personne qui est autorisée à le faire[1].

 

[8]               Le demandeur soutient que, eu égard aux facteurs que la Cour suprême du Canada a énoncés dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, la cour devrait conclure que le délai qui s’est écoulé avant la tenue du procès en l’espèce est déraisonnable à première vue. Au soutien de cet argument, il invoque la date des infractions, lesquelles auraient été commises le 19 octobre 2008. L’avocat de la poursuite a fait savoir que le processus de divulgation de la preuve avait pris fin le 24 novembre 2009 seulement. L’avocat du demandeur ajoute qu’un délai de plus de quatre mois suivant la date du dépôt des accusations, soit le 17 septembre 2009, s’était écoulé avant le début des procédures préliminaires.

 

[9]               Selon la défense, ce délai est déraisonnable à première vue, de sorte qu’il incombe à la poursuite d’expliquer pourquoi il a fallu tant de temps avant que le présent procès ne débute. La défense fait valoir que les circonstances de la présente affaire ne justifient pas un délai aussi long. Selon elle, aucun élément de preuve ne montre qu’il s’agit d’une affaire complexe et la gravité des accusations ne rehausse pas en soi la complexité. Le demandeur ajoute qu’il n’a renoncé à aucun délai, que ce soit de façon expresse ou tacite, plus précisément en ce qui a trait à la période de 18 mois allant du 30 décembre 2008 au 25 janvier 2010.

 

[10]           Le demandeur ajoute que la poursuite ne peut justifier de façon satisfaisante la longueur du délai. Selon lui, malgré la gravité des infractions, la poursuite aurait dû être prête à fixer la date du procès le 30 septembre 2009, lorsque l’accusation a été renvoyée. Bien que la divulgation n’ait pris fin que le 24 novembre 2009, les procédures préliminaires auraient pu débuter bien avant le 25 janvier 2010. L’avocat du demandeur invoque à cet égard les pièces M4-4 et M4-7.

 

[11]           Le demandeur allègue qu’aucun élément de la preuve ne permet de dire qu’il est responsable, en tout ou en partie, du délai qui a précédé le début du procès; il blâme plutôt la poursuite pour ce qu’il appelle le délai inexpliqué de onze mois qui s’est écoulé, entre le 30 décembre 2008 et le 24 novembre 2009, avant qu’elle ne fasse savoir que le processus de divulgation était terminé. Il y a aussi un délai inexpliqué de trois mois qui s’est écoulé entre le 17 septembre 2009 et le 17 décembre 2009 avant que la cour martiale générale ne fixe une date pour l’audition des demandes préliminaires.

 

[12]           Invoquant l’arrêt Morin, où la Cour suprême du Canada a affirmé que le délai en question commence à courir lorsque les parties sont prêtes à procéder mais que le système ne peut les accommoder, le demandeur mentionne que, le 22 septembre 2009, l’avocat de la défense a écrit à la poursuite dans l’espoir de fixer la date du procès au 9 décembre 2009 ou au 10 janvier 2010 et de régler au cours des prochaines semaines différentes questions opposant les parties. Le 17 décembre 2009, l’administrateur de la cour martiale aurait fixé la date de présentation de la demande préliminaire au 25 janvier 2010, après trois conférences préparatoires tenues les 22 octobre 2009, 18 novembre 2009 et 3 décembre 2009. Cependant, il appert de la preuve que la cour martiale a été invitée à entamer les procédures le 25 janvier 2010 (pièce 1).

 

[13]           Le demandeur explique qu’un délai de plus de 12 mois s’est écoulé avant que toutes les dispositions soient prises en vue de la présentation des demandes préliminaires et de la tenue du procès. À son avis, cette période soulève des préoccupations au sujet de l’intention du gouvernement d’allouer suffisamment de ressources au système de justice militaire. En dernier lieu, le demandeur ne voit aucune autre raison qui pourrait expliquer le délai.

 

[14]           Le demandeur allègue qu’en raison du caractère déraisonnable du délai, il y a eu atteinte à son droit à la sécurité et à son droit à un procès équitable. D’abord, dit‑il, les conditions de remise en liberté qu’un juge militaire lui a imposées le 7 janvier 2009 étaient très restrictives. En deuxième lieu, en qualité d’officier d’infanterie, il n’a pu être affecté à plusieurs postes nécessitant l’utilisation d’armes, d’explosifs et de munitions. Ses possibilités de formation et de perfectionnement ont également été limitées. En conséquence, le demandeur demande à la cour d’ordonner la suspension de l’instance, qui constitue la seule réparation disponible dans les circonstances.

 

L’intimée

 

[15]           L’avocat de l’intimée fait valoir qu’il incombe au demandeur d’établir une violation de l’alinéa 11b) de la Charte. À son avis, il est reconnu en droit que, plus un crime est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès. Selon l’intimée, l’article 162 de la Loi sur la défense nationale ne rehausse pas le droit que l’alinéa 11b) de la Charte reconnaît aux personnes accusées sous le régime du Code de discipline militaire. L’article 162 de Loi, dit-elle, n’abrège pas la durée du délai raisonnable ni ne modifie le calcul s’y rapportant; il énonce simplement que le caractère raisonnable du délai ou la célérité dépend des circonstances.

 

[16]           L’intimée n’admet pas que le délai soit déraisonnable à première vue de façon à justifier une analyse par la cour de la période écoulée entre l’arrestation et le début du procès devant la cour martiale, eu égard aux facteurs suivants :

 

1.                  la gravité de l’infraction;

 

2.                  la complexité de l’enquête en ce qui a trait :

 

(i)                 au théâtre d’opérations;

 

(ii)               à la distance géographique;

 

(iii)             à la nature et à l’emplacement des témoins;

 

(iv)             à la complexité de la preuve;

 

3.                  la nature et la portée de la divulgation.

 

[17]           L’avocat de l’intimée ne nie pas que les facteurs applicables en l’espèce aient été énoncés dans R. c. Morin et qu’ils s’appliquent aux cours martiales du Canada. À son avis, l’importance pour la société de la tenue du procès en l’espèce devant la cour martiale l’emporte indéniablement sur tout préjudice, réel ou présumé, occasionné par le délai en question, eu égard, notamment, à l’atteinte minime au droit à la liberté du demandeur, à l’absence totale de préoccupations exprimées par celui-ci au sujet de l’évolution de la présente instance, ainsi qu’à la complexité et à la nature des allégations.

 

[18]           L’intimée insiste sur le fait qu’il est bien reconnu en droit qu’un tribunal devrait mener une enquête au sujet d’une allégation de violation de l’alinéa 11b) uniquement lorsque le délai global est suffisant pour soulever en soi un doute quant à son caractère raisonnable. Si le délai n’est pas excessif ou exceptionnel, aucune enquête ne sera justifiée, à moins que l’accusé n’invoque d’autres facteurs, comme l’existence d’un préjudice. Le délai doit être calculé à compter de la date à laquelle la personne en question est accusée de l’infraction jusqu’à celle de la fin du procès. L’avocat ajoute que, si cette période totale n’est pas excessive lorsqu’elle est évaluée conformément aux principes applicables, aucune violation de l’alinéa 11b) de la Charte n’aura été établie, même lorsqu’un élément de la période totale, examiné de façon isolée, pourrait sembler déraisonnable ou excessif.

 

[19]           L’avocat de l’intimée ajoute que la présente affaire concerne le crime le plus grave interdit par les lois du Canada, le meurtre. Ce crime aurait été commis par un militaire canadien dans une zone de guerre. De plus, le demandeur est accusé non seulement d’avoir commis un meurtre, mais également de s’être conduit de manière déshonorante et d’avoir exécuté de façon négligente une tâche ou mission militaire, ce qui ajoute à la complexité de l’affaire.

 

[20]           L’intimée soutient que, dans R. c. Mills, [2009] A.C.A.C. no 6, la cour d’appel de la cour martiale a confirmé la décision du juge du procès selon laquelle une période de 12 mois de plus que ce qui est considéré comme une période raisonnable pour un événement survenu dans un théâtre d’opérations n’était pas abusive. Il ajoute que cette récente décision a implicitement pour effet de reconnaître qu’il faut tenir compte de l’enquête et des poursuites découlant d’un contexte opérationnel, eu égard aux aspects pratiques liés à ces opérations. Il ne s’agit pas ici de tolérer des délais abusifs ou encore des enquêteurs ou des poursuivants moins dévoués, mais plutôt d’évaluer de façon réaliste les circonstances de la poursuite.

 

[21]           En ce qui a trait à la renonciation au délai par le demandeur, l’intimée a reconnu que celui-ci n’avait renoncé de façon explicite à aucune partie de la période de 392 jours qui s’est écoulée entre l’accusation et le début du procès en l’espèce; cependant, tout en reconnaissant qu’il incombe à la poursuite d’amener l’accusé devant la cour martiale, elle fait valoir que le demandeur n’a exprimé aucune préoccupation au sujet de l’évolution de l’instance avant sa lettre du 22 septembre 2009, de sorte que sa conduite contredit tout désir de sa part d’accélérer le déroulement de la présente affaire.

 

[22]           Tout en soutenant que le délai n’est pas suffisant pour justifier une enquête de la part de la cour, l’intimée affirme que chaque affaire comporte des délais inhérents qui varient selon la nature du litige. Plus l’affaire est complexe, plus la poursuite aura besoin de temps pour divulguer sa preuve aux avocats et plus ceux-ci auront besoin de temps pour se préparer. De plus, chaque fois que des poursuites pénales sont intentées, certaines mesures de mise en action doivent être prises dans tous les cas, notamment la rétention des services d’un avocat, la divulgation et la présentation des demandes de mise en liberté provisoire (auditions), ce dont il faut tenir compte. Toutes ces mesures de mise en action demandent du temps. Selon l’avocat de l’intimée, les tribunaux ont constamment reconnu que ces mesures de mise en action sont nécessaires, qu’elles font partie intégrante des délais inhérents à toute affaire et qu’elles doivent être considérées comme des éléments neutres qu’il n’y a pas lieu d’imputer à l’une ou l’autre des parties. À son avis, les tribunaux estiment qu’un délai neutre raisonnable pour ces mesures de mise en action varie habituellement de deux mois à neuf mois, selon la nature de l’affaire et les fonctions en question. Ces délais de « mise en action » devraient être considérés comme un facteur neutre. L’avocat rappelle que les chapitres 107, 109 et 110 des ORFC énoncent certaines procédures administratives concernant le renvoi des accusations portées sous le régime du code de discipline militaire. Il admet qu’en l’absence de justification établie par la preuve, ces exigences supplémentaires ne peuvent avoir pour effet de prolonger les délais inhérents à une poursuite dans le système de justice militaire.

 

[23]           L’intimée demande à la cour de conclure à l’absence de préjudice causé au demandeur, compte tenu de la preuve présentée en l’espèce. Bien qu’il ait été détenu sous garde pendant sept jours avant le procès, le demandeur a été remis en liberté par un juge militaire sur consentement. Selon l’avocat de l’intimée, l’infraction dont le demandeur est accusé est une infraction pour laquelle la personne doit justifier sa demande de mise en liberté. Le demandeur a été remis en liberté conformément à un engagement assorti des conditions habituelles, lesquelles n’étaient pas trop lourdes. L’intimée ajoute que le demandeur n’a pas cherché à faire modifier ou à faire supprimer ces conditions et qu’il continue à servir dans les Forces canadiennes et à bénéficier de tous les avantages nécessaires.

 

[24]           L’avocat de l’intimée fait également valoir que le demandeur n’a pas allégué le moindre préjudice, comme l’anxiété, le stress et la stigmatisation, au-delà de ceux que vit normalement la personne sur laquelle pèsent des accusations graves. Qui plus est, le délai qui s’est écoulé entre le dépôt de l’accusation et le début des procédures devant la cour martiale n’a pas exacerbé le préjudice en question.

 

[25]           L’avocat de l’intimée explique que le système de justice militaire n’impose pas de comparutions éprouvantes et coûteuses répétées devant le tribunal et que, puisque le demandeur n’est pas tenu de financer sa propre défense, l’anxiété supplémentaire liée à ce fardeau n’existe pas.

 

[26]           L’intimée fait valoir que le demandeur confond le préjudice lié à l’accusation elle-même avec celui qui découle du délai. Elle ajoute que la preuve dont la cour est saisie ne permet pas de conclure à l’existence d’un préjudice, qu’il soit réel ou inféré. De plus, même si la cour concluait à l’existence de ce préjudice inféré, l’avocat soutient que le demandeur n’a pris aucune mesure pour atténuer le préjudice en question.

 

DÉCISION

 

Analyse juridique

 

Introduction

 

[27]           Les règles applicables au droit d’être jugé dans un délai raisonnable ne sont pas contestées. Les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés qui sont pertinentes pour l’examen de la question à trancher en l’espèce sont les suivantes :

 

11.                Tout inculpé a le droit :

 

                ...

 

b)                   d’être jugé dans un délai raisonnable.

 

24(1)      Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

En ce qui concerne les infractions visées à la partie III du Code de discipline militaire pris en application de la Loi sur la défense nationale, l’article 162 de la Loi sur la défense nationale, qui a récemment été modifié[2], impose l’obligation suivante :

 

162.  Une accusation portée aux termes du code de discipline militaire est traitée avec toute la célérité que les circonstances permettent.

 

[28]           Il est reconnu que l’objet principal du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, qui est garanti par l’alinéa 11b) de la Charte, est de réduire autant que possible les effets préjudiciables pour l’inculpé d’une accusation criminelle non encore décidée. Il s’agit surtout d’une protection contre « l’atteinte ou le préjudice qui découle du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non l’atteinte ou le préjudice qui découle du fait qu’il a été inculpé ». L’accent est donc mis d’abord et avant tout sur la protection des droits individuels de l’accusé, soit (1) le droit à la sécurité de la personne, (2) le droit à la liberté et (3) le droit à un procès équitable[3]. L’objet secondaire de l’alinéa 11b) est de nature sociale et a une double dimension. Il existe un droit collectif visant à faire en sorte que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi et que les personnes appelées à subir leur procès soient traitées avec justice et équité[4]. Plus un crime est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès[5].

 

[29]           Dans Morin, le juge Sopinka a expliqué que le droit à la sécurité de la personne est protégé par la tentative de diminuer l’anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu’entraîne la participation à des procédures criminelles. Pour sa part, le droit à la liberté est protégé par la réduction de l’exposition aux restrictions de la liberté qui résultent de l’emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Le droit à un procès équitable est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.

 

[30]           Dans R. c .LeGresley[6], la cour d’appel de la cour martiale a approuvé l’adoption des facteurs que la Cour suprême du Canada avait énoncés dans Morin dans le contexte de la justice militaire. La méthode générale pour déterminer s’il y a eu violation du droit ne consiste pas dans l’application d’une formule mathématique ou administrative, mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que la disposition en question est destinée à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai[7]. Ces facteurs sont les suivants :

 

1.                  la longueur du délai;

 

2.                  la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;

 

3.                  les raisons du délai, notamment :

 

a.       les délais inhérents à la nature de l’affaire;

 

b.      les actes de l’accusé;

 

c.       les actes du ministère public;

 

d.      les limites des ressources institutionnelles;

 

e.       les autres raisons du délai;

 

4.                  le préjudice subi par l’accusé.

 

[31]           La cour devrait mener une enquête au sujet d’une allégation de violation de l’alinéa 11b) uniquement lorsque le délai global est suffisant pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Lorsque le délai n’est pas déraisonnable ou exceptionnel, aucune enquête n’est justifiée, à moins que l’accusé ne puisse invoquer également d’autres facteurs. La longueur du délai doit être évaluée à compter de la date à laquelle la personne est accusée d’une infraction jusqu’à la date de la fin du procès. Dans R. c. Shertzer[8], la Cour d’appel de l’Ontario a reformulé l’analyse à mener lors de l’évaluation du délai total :

 

[traduction]

[122] Comme l’a expliqué la juge L'Heureux-Dubé dans R .c .Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la page 1674, pour trancher un litige fondé sur l’alinéa 11b) de la Charte, la méthode appropriée consiste à évaluer le caractère raisonnable des délais évalués globalement; une analyse à la pièce ne convient généralement pas. La juge Arbour a formulé des remarques semblables dans R. c. Bennett, (1991) 3 O.R. (3d) 193, (CA), à la page 211, décision confirmée dans [1992] 2 R.C.S. 168, où elle a souligné qu’« il est facile de perdre de vue l’importance du délai total » et que, « en bout de ligne, c’est le caractère raisonnable du délai total qu’il faut évaluer à la lumière des motifs qui sous‑tendent chacun de ses éléments ».

 

La longueur du délai

 

[32]           L’accusé a été inculpé de meurtre le 31 décembre 2008 dans un procès‑verbal de procédure disciplinaire relativement à certains événements qui seraient survenus dans la province de Helmand, en Afghanistan, vers le 19 octobre 2008. Le 3 janvier 2009, le capitaine Semrau a été renvoyé à la BFC Petawawa.

 

[33]           Le 7 janvier 2009, l’accusé a été remis en liberté par le juge militaire L‑V. d’Auteuil, conformément aux conditions que j’ai expliquées plus haut.

 

[34]           Entre le 14 avril 2009 et le 27 mai 2009, les accusations initiales ont été renvoyées à une autorité de renvoi et, finalement, au directeur des poursuites militaires. Les 11 et 19 juin 2009, une preuve initiale et une preuve supplémentaire ont été communiquées à l’avocat de la défense. Le 17 septembre 2009, un acte d’accusation énonçant l’accusation initiale de meurtre et trois autres accusations fondées sur le Code criminel et sur la Loi sur la défense nationale a été signé par le directeur des poursuites militaires et d’autres éléments de preuve ont été communiqués à l’avocat de la défense. Le 22 septembre 2009, l’avocat de la défense a écrit à la poursuite pour l’informer qu’il souhaitait que le procès débute le 9 décembre 2009 ou le 10 janvier 2010. Le 14 octobre 2009, d’autres éléments de preuve ont été fournis à l’avocat de la défense. Le 1er octobre 2009, le juge en chef militaire a confié au lieutenant-colonel d’Auteuil, juge militaire, la tâche de diriger les conférences préparatoires au procès. Trois conférences ont été tenues les 22 octobre 2009, 18 novembre 2009 et 3 décembre 2009. Les 2 et 4 novembre 2009, l’avocat de la défense a reçu des éléments de preuve supplémentaires. Le 12 novembre 2009, la poursuite a avisé la défense des témoins qu’elle avait l’intention d’appeler à la barre ainsi que de l’objet et de la nature de chaque témoignage. Le 24 novembre 2009, la poursuite a fait savoir que le processus de divulgation était terminé. Vers le 17 décembre 2009, la cour martiale générale a été convoquée dans la présente affaire et le début du procès a été fixé au 25 janvier 2010. Le 5 janvier 2010, la poursuite a fourni d’autres éléments de preuve à la défense. Le 8 janvier 2010, le juge chargé de présider le procès devant la présente cour martiale a tenu une conférence préparatoire. Enfin, les procédures en l’espèce ont débuté le 25 janvier 2010.

 

[35]      En ce qui a trait au délai total, la cour estime qu’il correspond à la période allant du 31 décembre 2008 jusqu’au début des procédures, le 25 janvier 2010, ou jusqu’au 21 janvier 2010, soit la date d’audition de la présente demande. Étant donné que la longueur du délai doit être calculée à compter de la date à laquelle la personne est inculpée d’une infraction jusqu’à la date à laquelle le procès prend fin, il est raisonnable de présumer que le procès en l’espèce nécessiterait une période supplémentaire allant de trois à cinq mois, y compris une période de trois à six semaines pour la présentation des demandes préliminaires de l’accusé. Bien que la cour doive faire des suppositions pour tenter de déterminer la date approximative à laquelle le procès prendra fin, il appert clairement de la preuve que la présente affaire porte sur l’infraction la plus grave qui aurait été commise en Afghanistan. La cour a déjà été saisie d’une demande que l’accusé a présentée la semaine dernière en vue d’exiger que l’ensemble du procès se déroule en Afghanistan. Au cours d’une conférence préparatoire tenue le 8 décembre 2009 en présence des avocats, il a été mentionné ouvertement que la poursuite devra, pour présenter sa preuve, faire appel à plusieurs témoins situés tant au Canada qu’à l’étranger. Eu égard à la nature et à la gravité des infractions reprochées, aux circonstances au cours desquelles elles auraient été commises, d’après les renseignements détaillés se rapportant auxdites accusations, et aux exigences logistiques et géographiques inhérentes à la gestion du procès, il est raisonnable de penser que le délai total pourrait atteindre 18 mois, ce qui nous mènerait peut-être à la fin de juin 2010. Dans les circonstances, ce délai est-il exceptionnel au point de justifier une enquête? À mon avis, le délai précédant le début du procès en l’espèce est déraisonnable à première vue.

 

Renonciation au délai

 

[36]      L’intimée a reconnu que le demandeur n’avait pas renoncé de façon explicite à invoquer, dans le calcul du délai, une partie de la période de 392 jours écoulée entre le dépôt de l’accusation et le début du procès devant la présente cour martiale; cependant, tout en reconnaissant qu’il incombe à la poursuite d’amener l’accusé devant la cour martiale, l’avocat a fait valoir que le demandeur n’avait exprimé aucune préoccupation au sujet de l’évolution des procédures avant sa lettre du 22 septembre 2009. De l’avis de l’avocat, la conduite du demandeur contredit tout réel désir de sa part d’accélérer le déroulement de l’instance. La cour est d’avis que la preuve ne permet pas de conclure que le demandeur a renoncé à invoquer une partie du délai dans le calcul.

 

Raisons du délai

 

[37]           Après avoir examiné les deux premiers facteurs de l’analyse décrite dans l’arrêt Morin, j’évaluerai maintenant les raisons du délai, y compris les délais inhérents à la nature de l’affaire, les actes de la poursuite, les actes de l’accusé et les limites des ressources institutionnelles.

 

Les délais inhérents

 

[38]           Il est convenu qu’il y aura toujours des délais inhérents qui entraîneront inévitablement des retards. Ces délais comprennent le temps nécessaire à la préparation et au traitement ainsi que les procédures de mise en action, comme la révision judiciaire du maintien sous garde avant le procès et la divulgation. Il est également reconnu que les affaires complexes nécessitent une plus grande période de préparation.

 

[39]           Malgré les prétentions du demandeur, la preuve montre objectivement que les mesures à prendre pour mener la présente affaire jusqu’au procès étaient relativement complexes. Il s’agit en l’espèce d’infractions très graves qui auraient été commises dans la province de Helmand, en Afghanistan. Les incidents reprochés seraient survenus à l’extérieur du périmètre de sécurité. Ce fait à lui seul rehausse la complexité de l’enquête et de la préparation du dossier par les parties. Il ne s’agit pas d’un incident qui serait survenu à l’intérieur des limites du terrain d’aviation de Kandahar, où la plupart des ressources se trouvent. La cour a déjà été saisie d’une demande que l’accusé a présentée la semaine dernière en vue d’exiger que l’ensemble du procès se déroule en Afghanistan. Au cours d’une conférence préparatoire tenue le 8 décembre 2009 en présence des avocats, il a été mentionné ouvertement que la poursuite devra, pour présenter sa preuve, faire appel à plusieurs témoins situés tant au Canada qu’à l’étranger. Eu égard à la nature et à la gravité des infractions reprochées, aux circonstances au cours desquelles elles auraient été commises, d’après les renseignements détaillés se rapportant auxdites accusations, et aux exigences logistiques et géographiques inhérentes à la gestion du procès, la cour conclut que la présente affaire est plus complexe que les procès habituellement tenus devant la cour martiale au Canada.

 

[40]           Il est généralement reconnu qu’un délai de quatre à six mois peut être nécessaire pour mener une affaire jusqu’au procès dans le système de justice militaire, lorsqu’il s’agit d’un litige simple, et un délai légèrement plus long pour les litiges plus complexes. Dans les circonstances de la présente affaire, j’estime que le délai devrait être assez long. Il s’agit d’un facteur neutre qui ne doit pas être imputé aux parties. Le demandeur a fait valoir que la poursuite aurait dû être prête à fixer la date du procès à la mi‑septembre 2009, soit environ neuf mois et demi après le dépôt de l’accusation. À mon avis, eu égard à la gravité et à la complexité de la présente affaire, un délai de neuf mois aurait été nécessaire. Dans un sens, la cour est moins généreuse que l’avocat du demandeur. Ce délai comprendrait la période allant du 31 décembre 2008 au 7 janvier 2009, au cours de laquelle le capitaine Semrau a été rapatrié et remis en liberté sous conditions lors d’une révision judiciaire de son maintien sous garde avant procès.

 

Les actes du demandeur

 

[41]           Cet aspect de l’analyse englobe toutes les mesures volontaires du demandeur jusqu’à maintenant. Il ne s’agit pas ici d’attribuer un blâme. La cour estime cependant que les événements suivants doivent être pris en compte :

 

1.                  la demande visant à contester la validité de la tenue militaire devant la cour martiale (deux jours);

 

2.                  la demande visant à délivrer une assignation aux témoins éventuels à l’égard d’une demande d’annulation de l’ordre de convocation au motif que la cour martiale aurait dû être convoquée en vue de la tenue du procès en Afghanistan (deux heures);

 

3.                  la demande visant à annuler l’ordre de convocation au motif que la cour martiale aurait dû être convoquée en vue de la tenue du procès en Afghanistan (deux jours);

 

4.                  la demande présentée le 28 janvier 2010 en vue de réviser la tactique du procès et l’ajournement (0,25 jour);

 

5.                  la demande visant à contester l’indépendance judiciaire des juges militaires présidant les procès devant la cour martiale (1,5 jour);

 

6.                  la demande que l’accusé prévoit déposer en vue de contester la constitutionnalité du processus de sélection des membres des comités de la cour martiale (délai de trois jours, selon l’estimation du demandeur);

 

7.                  l’avis de demande visant à délivrer une assignation aux témoins éventuels au sujet de la demande de l’accusé en vue de contester la constitutionnalité du processus de sélection des membres des comités de la cour martiale (délai d’un jour, selon l’estimation du demandeur);

 

8.                  la demande que l’accusé prévoit déposer en vue de contester la constitutionnalité du régime de la détermination de la peine découlant de la Loi sur la défense nationale (délai d’une demi-journée, selon l’estimation du demandeur).

 

[42]           Le demandeur a soutenu que la lettre M4-7 envoyée à la poursuite le 22 septembre 2009, soit cinq jours après le dépôt des accusations, montre clairement qu’il voulait que le procès soit fixé le plus tôt possible. Il a cité le paragraphe 3 de la lettre, dont le texte est le suivant :

 

[traduction] Nous souhaitons que le procès se déroule de décembre 2009 à janvier 2010 ou de janvier 2010 à février 2010. Nous pourrions peut-être fixer les dates du procès à la prochaine téléconférence de coordination qui aura lieu le 24 septembre 2009 et régler au cours des prochaines semaines les différentes questions non encore résolues.

 

[43]           Lorsque cette lettre est replacée dans son contexte, il devient manifeste que le processus de divulgation n’était pas terminé en septembre 2009. Rien ne prouve que les avocats des deux parties ont participé à une téléconférence de coordination le 24 septembre 2009 en vue de fixer une date. Cependant, le juge militaire en chef a confié la gestion du procès à un juge militaire dès le 1er octobre 2009. Trois conférences ont été tenues les 22 octobre 2009, 18 novembre 2009 et 3 décembre 2009. Bien qu’il n’y ait aucune preuve de ce qui s’est passé au cours de ces conférences de gestion préparatoires, il est probable qu’elles ont porté sur des questions comme la divulgation, le règlement des points litigieux, les admissions possibles, le dépôt des avis de demande, les demandes, les mémoires, la preuve relative à ces demandes et l’ordre de présentation de celles-ci devant le juge du procès ou devant un autre juge et les besoins liés aux services d’interprètes.

 

[44]           Il appert du dossier que le demandeur n’a déposé un avis de ses demandes que le 5 janvier 2010 et qu’il n’a pas sollicité une date plus rapprochée pour la tenue du procès après septembre 2009. Je ne puis qu’en conclure que tant le demandeur que l’intimée étaient satisfaits de l’évolution de l’instance et qu’ils participaient activement au processus de gestion préparatoire.

 

[45]           En conclusion, la cour peut déjà imputer une période d’environ dix jours du délai total aux actes de l’accusé par suite des demandes entendues jusqu’à maintenant devant la cour martiale. Le demandeur a fait valoir que la présentation des demandes préliminaires pourrait nécessiter jusqu’à six semaines. Cette période semble légèrement excessive : un délai estimatif d’un mois pour traiter toutes les demandes serait peut-être plus raisonnable. Enfin, les éléments de preuve pertinents que je viens de souligner sont suffisamment probants pour permettre de conclure que le demandeur était très satisfait de l’évolution des procédures.

 

Les actes de la poursuite

 

[46]           La poursuite fait valoir dans ses observations écrites qu’elle prévoit présenter une demande de commission rogatoire plus tard. Cette question a été portée à l’attention du juge qui préside le procès lors de la conférence préparatoire tenue le 8 janvier 2010. Il a été convenu que cette demande serait prématurée, eu égard à l’avis de demande de l’accusé en vue de contester l’ordre de convocation et de solliciter une ordonnance transférant le lieu du procès en Afghanistan.

 

[47]           Les actes de la poursuite englobent également la conduite de celle-ci au cours du processus de divulgation. Il est reconnu que l’obligation pour la poursuite de divulguer sa preuve ne signifie pas que le processus de divulgation doit être terminé avant que la date du procès soit fixée. Le dossier ne montre pas que la divulgation a véritablement préoccupé le demandeur après le 22 septembre 2009.

 

[48]           Compte tenu de ma conclusion au sujet de la période qui constitue un délai raisonnable inhérent à une affaire aussi grave et complexe que celle-ci, j’attribuerai la période allant du 1er septembre au 16 décembre 2009, qui couvre environ trois mois et demi, aux actes de la poursuite pour les besoins pratiques.

 

Les limites des ressources institutionnelles – délai institutionnel

 

[49]           Bien qu’il faille tenir compte des ressources institutionnelles restreintes, aucun élément de la preuve ne montre que ce facteur a touché les mesures précédant la tenue du procès. La cour estime que la période allant du 17 décembre 2009, soit la date de l’ordre de convocation, au 25 janvier 2010, soit le début des procédures devant la présente cour martiale, doit être imputée aux limites des ressources institutionnelles; ce délai couvre une période de 40 jours.

 

Les autres raisons du délai

 

[50]           La cour ne voit aucune autre raison qui pourrait expliquer le délai. En conséquence, le délai total serait d’environ 18 mois avant la fin du procès. Compte tenu des délais inhérents à la nature de l’affaire et de la complexité de celle-ci, j’en suis arrivé à la conclusion que la date du procès aurait dû être fixée neuf mois après le dépôt de l’accusation. Les mesures que l’accusé a prises jusqu’à maintenant et celles qu’il prendra vraisemblablement jusqu’à la fin du procès nécessiteront environ un mois, eu égard aux avis de demande actuellement déposés. Une période d’environ trois mois et demi a été imputée aux actes de la poursuite et une période d’un mois et demi aux limites des ressources institutionnelles. En conséquence, ces données ne peuvent tenir compte que des événements antérieurs et des procédures à venir jusqu’à la fin de février 2010.

 

[51]           La période débutant en mars 2010 et se terminant à la fin de juin 2010 couvrirait environ quatre mois. Il est raisonnable de penser que cette période engloberait le procès, y compris les directives des juges aux membres du comité de la cour martiale, différents ajournements légitimes demandés par l’une ou l’autre des parties, le déroulement d’une partie des procédures en Afghanistan et la détermination de la peine, s’il y a lieu. À ce stade-ci, la cour ne peut que répartir cette période de façon égale entre les délais inhérents à la nature de l’affaire et les limites des ressources institutionnelles. J’ajoute donc ces périodes à celle que j’ai mentionnée précédemment; ce délai de quatre mois ne serait pas considéré comme un délai imputable à l’une ou l’autre des parties.

 

Le préjudice

 

[52]           Dans les circonstances de la présente affaire, le délai ne donne lieu à aucune présomption de préjudice. Malgré le fait que la poursuite aurait dû être prête à fixer la date du procès en septembre 2009, il appert clairement de la preuve que le demandeur était satisfait de l’évolution des procédures et qu’il n’aurait pas été prêt à procéder en l’espèce avant décembre 2009 jusqu’à février 2010.

 

[53]           Le demandeur a présenté des éléments de preuve concernant le préjudice qu’il aurait subi en raison des conditions qu’un juge militaire a imposées pour sa mise en liberté le 7 janvier 2009. Le demandeur a fait valoir qu’il avait été lésé par ces conditions, parce qu’il n’a pu continuer à travailler comme officier d’infanterie, ce qui a nui à l’évolution de sa carrière dans les Forces canadiennes. En qualité d’officier d’infanterie, le demandeur n’a pu occuper des postes nécessitant l’utilisation d’armes, d’explosifs et de munitions. Les possibilités de formation et les cours de perfectionnement professionnel auxquels il avait accès, selon la description qui a été faite dans la preuve à ce sujet, étaient également restreints. Cependant, le préjudice que le demandeur a subi par suite du délai est minime, voire inexistant, car les conditions dont sa mise en liberté était assortie étaient des conditions habituelles. S’il avait voulu que ces conditions soient modifiées pour des raisons professionnelles ou personnelles, il aurait facilement pu demander à un juge de les réviser; ce qu’il n’a pas fait. L’impossibilité pour le demandeur d’occuper bon nombre de postes nécessitant l’utilisation d’armes, d’explosifs et de munitions ou de suivre certains cours de formation ou de perfectionnement en raison des conditions dont sa remise en liberté était assortie ne constitue pas un véritable préjudice en soi. La cour n’a été saisie d’aucun élément de preuve montrant que sa candidature avait déjà été envisagée relativement à des postes ou des cours de cette nature ou qu’elle a été rejetée en raison des conditions en question. La preuve ne montre nullement qu’il n’a pas occupé un emploi avantageux depuis qu’il a été remis en liberté sous conditions en janvier 2009.

 

[54]           Il importe de concilier les droits que l’alinéa 11b) de la Charte reconnaît au demandeur avec l’intérêt de la société, qui souhaite que les personnes accusées de crimes subissent un procès tout en étant traitées de façon juste et équitable. Dans la présente affaire, un officier des Forces canadiennes est accusé d’avoir commis des infractions criminelles et militaires très graves, y compris le meurtre par balle d’un individu non identifié de sexe masculin dans un théâtre d’opérations, en l’occurrence, l’Afghanistan. Étant donné qu’il est reconnu que, plus l’infraction reprochée est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès, la cour est convaincue que l’affaire doit être entendue au fond en ce qui concerne la présente demande.

 

CONCLUSION

 

[55]      Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la demande est rejetée.

 

 


 

Avocats :

 

Le lieutenant-colonel J.A.M. Léveillée, le major A.M. Tamburro et

le capitaine T.K. Fitzgerald, Service canadien des poursuites militaires

Avocats de Sa Majesté la Reine (intimée)

 

Le lieutenant-colonel J.-M. Dugas et le major S.E. Turner

Direction du service d’avocats de la défense

Avocats du capitaine R.A. Semrau (demandeur)

 



[1] Voir l’article 105.015 des ORFC.

[2] 2008, ch. 29, art. 3.

[3] Voir R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771.

[4] Voir R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1991, et R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 659.

[5] Voir R. c. Morin, au par. 30.

[6] 77 W.C.B. (2d) 369, confirmé dans R. c. Mills, [2009] C.M.A.J. 6.

[7] Voir R. c. Morin, au par. 31.

[8] 248 C.C.C. (3d) 270, au par. 122.

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