Cour martiale
Informations sur la décision
Date de l’ouverture du procès : 22 mai 2007.
Endroit : BFC Esquimalt, édifice 30-N, 2e étage, Victoria (CB).
Chef d’accusation
•Chef d’accusation 1 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
Résultats
•VERDICT : Chef d’accusation 1 : Coupable.
•SENTENCE : Une amende au montant de 200$.
Contenu de la décision
Référence : R. c. Matelot de 2e classe S.A. Fenwick-Wilson, 2007 CM 4021
Dossier : 200673
COUR MARTIALE PERMANENTE
CANADA
COLOMBIE-BRITANNIQUE
BASE DES FORCES CANADIENNES ESQUIMALT
Date : 31 juillet 2007
SOUS LA PRÉSIDENCE DU LIEUTENANT-COLONEL J-G PERRON, J.M.
SA MAJESTÉ LA REINE
c.
MATELOT DE 1RE CLASSE S.A. FENWICK-WILSON
(Accusée)
DÉCISION RELATIVE À UNE DEMANDE PRÉSENTÉE AU TITRE DE L’ARTICLE 7 ET DE L’ALINÉA 11B) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS
TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE
[1] La matelot de 2e classe Fenwick-Wilson C60 573 673 est accusée d’avoir fait usage de marijuana, en contravention de l’article 20.04 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes. La requérante, c’est-à-dire l’accusée, a présenté deux demandes au titre de l’alinéa 112.05(5)e) des ORFC. La requérante prétend qu’il y a eu abus de procédure et un délai anormal en l’espèce et que, par conséquent, il a été porté atteinte aux droits qui lui sont garantis en vertu de l’article 7 et de l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La requérante demande à la cour d’ordonner l’arrêt des procédures conformément au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[2] La preuve présentée par la requérante comprend un exposé des faits, son affidavit, ainsi que son témoignage au cours du contre-interrogatoire sur son affidavit.
[3] L’intimée fait observer que la requérante ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver que le délai qui s’est écoulé avant qu’elle ne soit traduite en justice était déraisonnable au vu des circonstances de l’espèce et qu’elle souffrait de grande anxiété ou de tension psychologique . Enfin, l’intimée soutient que les présentes demandes de la requérante en vue de l’arrêt des procédures conformément à l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés doivent être rejetées.
[4] Les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés qui s’appliquent en l’espèce sont l’article 7, l’alinéa 11b) et le paragraphe 24(1). L’article 7 de la Charte dispose que :
Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
L’alinéa 11b) se lit comme suit :
Tout inculpé a le droit :
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
Le paragraphe 24(1) se lit comme suit :
Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[5] L’article 162 de la Loi sur la défense nationale dispose que :
Une accusation aux termes du code de discipline militaire est traitée avec toute la célérité que les circonstances permettent.
Obligation d’agir avec célérité
Article 7
[6] Dans sa première demande, la requérante prétend que la poursuite des procédures constituera un abus de procédure et, partant, une violation de l’article 7 de la Charte. La requérante fait observer que le délai de 13 mois qui s’est écoulé entre le moment où l’infraction présumée a été commise et la date à laquelle elle a été accusée constitue un abus de procédure et que, de par la nature même du chef d’accusation et du fait qu’elle a collaboré avec le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) et qu’elle a perdu la possibilité de choisir le mode de procès conformément au paragraphe 163(1) de la Loi sur la défense nationale et à cause du stress et de l’anxiété qu’elle a subis par la suite, il serait loisible à la cour d’ordonner l’arrêt des procédures à titre de réparation appropriée.
[7] La requérante a demandé à la cour de confirmer que le droit de choisir un procès sommaire constituait bel et bien un droit. La requérante fait valoir qu’elle a subi un grave préjudice en ne pouvant pas choisir d’être jugée sommairement et que c’étaient les actes du SNEFC qui avaient fait qu’elle n’avait pas pu se prévaloir de ce droit. La requérante fait également valoir que la présente instance serait abusive par comparaison avec le procès sommaire qui avait été accordé au matelot de 2e classe Ibbotson.
[8] L’intimée fait valoir que la requérante n’a pas présenté à la cour de preuve qu’elle souffrait de grande anxiété ou de tension psychologique et que seulement quatre mois sur les treize mois de délai antérieur à l’accusation pouvaient être pris en compte.
[9] Les questions clés auxquelles la cour doit répondre dans le cadre de la présente demande sont les suivantes : Le droit de choisir d’être jugé par procès sommaire existe-t-il vraiment? Y a-t-il eu violation du principe de justice fondamentale en l’espèce? Y a-t-il eu abus de procédure? Si les réponses à la deuxième et à la troisième question sont affirmatives, la requérante a-t-elle subi un préjudice qui justifie un arrêt des procédures à titre de réparation?
[10] La réponse à la première question se trouve dans l’arrêt Langlois et a été confirmée en 2007 par la Cour d’appel de la cour martiale dans l’arrêt Grant, CACM-493. Dans l’arrêt Langlois, au paragraphe 45, le juge fait valoir qu’il n’existe aucun droit à un procès sommaire. Le libellé de l’article 162.1 de la Loi sur la défense nationale prévoit clairement qu’un accusé a le droit d’être jugé devant une cour martiale, sauf dans les cas prévus par règlement du gouverneur en conseil. Il est question de ces cas à l’article 108.17 des ORFC. Aux termes de l’article 108.16 des ORFC, l’officier ayant le pouvoir de présider un procès sommaire peut également décider que l’accusé n’a pas le droit d’être jugé par procès sommaire si, en raison de certaines conditions prévues dans cet article, il lui est impossible de juger l’accusé.
[11] J’examinerai maintenant l’article 7 de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594, le juge McIntyre précise que l’article 7 :
... s'applique à toutes les étapes du processus d'enquête et du processus judiciaire.
Dans l’arrêt R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, la Cour suprême du Canada énonce les trois étapes qu’un tribunal doit suivre dans son analyse de l’article 7 :
Lorsque le tribunal est appelé à déterminer s’il y a eu atteinte à l’art. 7, son analyse doit comporter trois étapes principales, conformément à la formulation de la disposition. La première question à résoudre est s’il y a privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté, de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces trois droits. La deuxième étape consiste à identifier et à qualifier le ou les principes de justice fondamentale pertinents. Enfin, il faut déterminer si la privation s’est produite conformément aux principes pertinents [...] Lorsque la privation de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne s’est produite ou est sur le point de se produire d’une manière non conforme aux principes de la justice fondamentale, l’atteinte à l’art. 7 est établie.
[12] En l’espèce, il n’a pas été réellement ou fictivement porté atteinte au droit à la vie ou à la liberté de la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson. Je dois maintenant juger s’il y a eu atteinte à la sécurité de la personne. Selon de nombreux arrêts de la Cour suprême du Canada, l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 n’en étant qu’un exemple, il a été jugé que la sécurité de la personne protégeait l'intégrité à la fois physique et psychologique de la personne. L'atteinte que l'État porte à l'intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l'État constituent une atteinte à la sécurité de la personne.
[13] Comme il a été énoncé dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, les atteintes de l’État à l’intégrité psychologique d’une personne ne font pas toutes intervenir l’art. 7. Seule la « tension psychologique grave causée par l’État » constituera le type d’ingérence de l’État qui est susceptible de violer l’art. 7.
[14] Selon l’affidavit de la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson, cette dernière avait, depuis deux ans, des difficultés pour dormir, craignait pour sa carrière, n’aimait pas son travail et manquait de motivation à la maison et au travail. Elle a déclaré que son gestionnaire de carrière lui avait dit que la procédure disciplinaire pendante avait eu une incidence négative sur son cheminement de carrière. Elle a aussi dit avoir manqué trois cours NQ5, mais qu’elle devait suivre un cours NQ5 en septembre 2007. Ces conséquences, mis à part sa difficulté à bien dormir, se sont produites après le dépôt de l’accusation.
[15] Je conclus que la preuve présentée dans le cadre de la présente demande ne correspond pas au critère d’une tension psychologique grave causée par l'État. Aucun élément de preuve ne m’a été présenté pour montrer que le délai antérieur à l’accusation aurait été la cause d’un niveau élevé de détresse psychologique ou qu’il aurait eu des conséquences sur la santé mentale ou physique de la requérante. Par conséquent, je statue qu’il n’y a eu aucune violation des droits qui sont garantis à la requérante en vertu de l’article 7.
[16] Y a-t-il eu abus de procédure en l’espèce? Le souci pour les droits individuels de l’accusé peut être accompagné d’un souci pour l’intégrité du système judiciaire ou du régime de discipline, dans le contexte militaire. Il est manifeste que l’accusée n’a pas le droit de choisir d’être jugée par procès sommaire. En l’espèce, la requérante n’a jamais affirmé qu’un procès devant une cour martiale signifierait un procès injuste ou qu’il porterait atteinte aux droits procéduraux qui lui sont garantis en vertu de la Charte. La requérante n’a présenté à la cour aucun élément de preuve selon lequel le délai de dépôt de l’accusation lui aurait causé un grave préjudice.
[17] La requérante fait également valoir que la présente procédure serait abusive en comparaison avec un procès sommaire, comme ce qui avait été accordé au matelot de 2e classe Ibbotson. Bien qu’il soit exact de déclarer que la requérante peut être condamnée à une peine plus grave si elle est déclarée coupable dans le cadre d’un procès devant une cour martiale que si elle fait l’objet d’un procès sommaire, aucune preuve ne m’a été présentée concernant la peine imposée au matelot de 2e classe Ibbotson et, à l’heure actuelle, la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson n’a pas encore été déclarée coupable de l’accusation. Dans l’hypothèse où elle serait déclarée coupable, le principe de détermination de la peine selon lequel les peines infligées aux contrevenants qui commettent des infractions similaires dans des circonstances comparables ne devraient pas être disproportionnées s’appliquerait en l’espèce. Par conséquent, aucun élément de preuve ne m’a été présenté qui me permette de conclure que la procédure devant la cour martiale est ou pourrait être abusive. Ainsi, en l’espèce, le fait d’avoir porté des accusations plus d’un an après la date de l’infraction présumée ne constitue pas un abus de procédure.
[18] J’ai donc statué, en fonction de la preuve qui m’a été présentée, que les droits garantis à la requérante en vertu de l’article 7 de la Charte et en vertu de la règle de common law concernant l’abus de procédure n’ont pas été violés du fait que l’enquêteur du SNEFC a porté l’accusation plus de treize mois après la date de l’infraction présumée. J’aborderai maintenant la question de la deuxième demande.
Délai anormal
[19] La décision qui fait autorité relativement à une demande présentée au titre de l’alinéa 11b) de la Charte est l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada en 1992, R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771. Les facteurs à prendre en considération pour analyser la longueur d'un délai déraisonnable sont les suivants : la longueur du délai; la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; les raisons du délai, notamment les délais inhérents à la nature de l'affaire, les actes de l'accusé, les actes du ministère public, les limites des ressources institutionnelles et les autres raisons du délai; et enfin, le préjudice subi par l'accusé. La requérante et l’intimée ont fourni leur analyse en se fondant sur ces facteurs. Comme il fallait s’y attendre, chaque partie en est arrivé à une conclusion différente.
[20] Le délai postérieur à la mise en accusation est d’environ 16 mois, soit du 27 janvier 2006 au 22 mai 2007. Il n’y a eu aucune renonciation implicite ou explicite à tout délai de la part de la requérante.
[21] Les délais inhérents habituels pour une affaire qui ne vise qu’un seul chef d’accusation sont de quatre mois environ. La présente affaire comporte des caractéristiques particulières qui influent sur les délais inhérents. Le rythme opérationnel de l’unité, qui est un navire de guerre, est un facteur à prendre en compte au moment d’évaluer les délais inhérents. Le navire a navigué du 29 janvier au 2 mars 2006, soit deux jours après que le commandant eut reçu le procès-verbal de procédure disciplinaire et l’eut fait parvenir à l’assistant du juge-avocat général (AJAG) - Région de l'Ouest pour obtenir un avis juridique. Si je comprends bien, cet avis est un des avis qui doit nécessairement être obtenu conformément à l’article 107.11 des ORFC. Cet avis a été reçu le 20 mars 2006.
[22] Le 3 mai 2006, l’AJAG -Région de l’Ouest a fait parvenir une lettre à l’unité. Il s’agit, si je comprends bien, du document mentionné à l’article 109.03 des ORFC. Aucune preuve ne m’a été présentée pour justifier le délai qui s’est écoulé entre le 2 mars et le 3 mai 2006. Il s’agissait d’une affaire simple puisqu’il n’est question que d’un seul chef d’accusation, qu’il semble y avoir une preuve claire et que cette affaire devait être renvoyée en cour martiale parce que la prescription d’un an était expirée. Par conséquent, puisque je ne dispose d’aucune information me permettant de conclure autrement, je conclus que l’avis juridique et la lettre dont il est question aux articles 107.11 et 109.03 respectivement des ORFC auraient dû être fournis beaucoup plus tôt à l’unité.
[23] Aucune preuve ne m’a été présentée pour expliquer pourquoi un navire en mer ne pouvait recevoir ce type de documents ou pourquoi il ne pouvait pas être donné suite à une accusation, et ce, conformément aux dispositions pertinentes des ORFC. D’après la preuve, il semble que l’unité a effectivement procédé avec la rapidité nécessaire lorsqu’elle se trouvait à Esquimalt; par conséquent, il me semble que l’unité ne pouvait donner suite à l’accusation alors qu’elle était en mer.
[24] J’inclurais dans les délais inhérents le délai qui s’est écoulé entre le 27 janvier et le 2 mars 2006. J’en suis venu à la conclusion que le délai qui s’est écoulé entre le 3 mars et le 3 mai 2006 devrait correspondre à des actes du ministère public parce qu’il n’est pas justifié et qu’il est de fait jugé beaucoup trop long.
[25] Le délai qui s’est écoulé entre le 4 mai et le 20 juin 2006 devrait également être inclus dans les délais inhérents.
[26] Bien que la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson ait demandé, le 1er mai, à être représentée par un avocat nommé par le directeur du service d’avocats de la défense, aucun avocat n’a été affecté au dossier avant le 10 octobre 2006. Bien que l’avocat de la défense ait raison lorsqu’il fait valoir qu’il incombe au ministère public de faire avancer une affaire, il faut également comprendre que le ministère public ne traitait pas avec une accusée non représentée, mais plutôt avec une accusée qui avait demandé à être représentée par un avocat nommé par le directeur du service d’avocats de la défense. Le directeur du service d’avocats de la défense a l’obligation (voir l’article 249.19 de la Loi sur la défense nationale et l’article 101.22 des ORFC) de nommer un avocat de la défense. Le fait de retarder la nomination d’un avocat de la défense n’est certainement pas à l’avantage de l’accusé et aura une incidence sur la gestion efficace du dossier. Bien que, selon la preuve présentée, il y ait eu une absence de disponibilité des services judiciaires au cours de la plus grande partie de l’année 2006, cette situation semble avoir été aggravée par l’absence d’un avocat de la défense affecté au dossier. Comment l’administrateur de la cour martiale aurait-il pu entamer des discussions concrètes sur une éventuelle date de procès en l’absence d’un avocat affecté à la représentation de la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson? Si des discussions avaient eu lieu avant entre l’avocat de la défense, la poursuite et l’administrateur de la cour martiale, une date de procès plus hâtive aurait bien pu être fixée. Par conséquent, j’estime que ce délai est attribuable aux actes de l'accusée.
[27] La Cour suprême du Canada a dit, au paragraphe 44 de l’arrêt Morin, qu’il ne s’agit pas de mettre le blâme sur l’accusé. Simplement, « [...] il faudra [...] tenir compte [de certains actes de l’accusé] pour déterminer le délai qui est raisonnable ». En l’espèce, bien que ce soit le fait qu’aucun avocat n’ait été affecté pour représenter la requérante, et non pas les actes de la requérante, qui soient en cause, le résultat est le même. Dans le contexte militaire, lorsque la Loi sur la défense nationale prévoit que l’accusé doit être représenté par un avocat, j’estime que le délai qui s’est écoulé entre le 20 juin et le 10 octobre, ce qui représente environ trois mois et trois semaines, doit être considéré comme des « mesures prises par l’accusé qui peuvent avoir entraîné un délai ».
[28] Le délai qui s’est écoulé entre le 10 octobre 2006 et le 28 février 2007 est réputé faire partie des délais inhérents à la nature de l'affaire puisque les deux avocats communiquaient entre eux en vue de fixer une date pour le procès.
[29] Enfin, le délai qui s’est écoulé entre le 28 février et le 22 mai 2007 est aussi considéré comme faisant partie des délais inhérents à la nature de l'affaire puisqu’il s’agit du délai entre le moment où la cour martiale a été convoquée et la date effective à laquelle la cour martiale a entendu l’affaire.
[30] Avant d’aborder la question du préjudice subi par l'accusé, j’énoncerai à nouveau mes conclusions en ce qui concerne les diverses causes du délai en l’espèce. Les voici : longueur totale du délai : environ 16 mois, savoir du 26 janvier 2006 au 22 mai 2007; renonciation, par l’accusée, à invoquer certaines périodes dans le calcul : aucune; raisons du délai : délais inhérents, soit environ 10 mois; actes de l'accusé : environ trois mois et trois semaines; actes du ministère public : deux mois; limites des ressources institutionnelles : aucune; et autres raisons du délai : aucune. Par conséquent, le délai attribuable aux actes du ministère public, en plus de ce qui devrait être considéré comme raisonnable en l’espèce, est d’environ deux mois. Il ne s’agit pas d’un délai qui, en soi, ferait subir un préjudice à la requérante.
[31] La requérante a décrit le préjudice qu’elle dit avoir subi en raison du délai. Les conséquences négatives liées à la présente procédure disciplinaire, pour ce qui est de la requérante, ne sont pas le fruit d’un délai anormalement long avant que la présente affaire ne soit entendue. Elles sont plutôt le fruit d’une combination de facteurs qui ont conduit à un délai plus long avant que la présente affaire ne puisse être entendue par la cour martiale permanente. Je ne crois pas que la requérante ait subi un préjudice qui justifie la réparation recherchée. La Cour suprême du Canada a clairement déclaré qu’il ne fallait donner lieu à un arrêt des procédures que dans les cas les plus manifestes. (Voir l’arrêt R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.)
[32] L’avocat de la défense a également fait valoir que les circonstances entourant le délai antérieur à l’accusation devraient être prises en compte au moment d’évaluer le délai postérieur à la mise en accusation.
[33] Le juge Décary, dans l’arrêt R. c. Langlois, CACM-443, a examiné les arrêts antérieurs Perrier et Larocque avant d’en venir à la conclusion que :
... le délai pré-inculpatoire est un facteur dont on peut tenir compte pour identifier un principe de justice fondamentale, mais que ce facteur à lui seul n’emporte pas un manquement à la justice fondamentale. Le délai pré-inculpatoire doit, plutôt, être associé à d’autres facteurs dont l’effet combiné place la conduite de l’État dans cette “catégorie résiduelle” décrite comme suit par le juge L’Heureux-Dubé dans O’Connor (supra, paragraphe 12) à la page 463 :
l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire.
[34] La Cour d’appel de la cour martiale a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Langlois :
Il ne me paraît pas souhaitable d’ériger en principe de justice fondamentale une obligation d’agir avec célérité qui imposerait des contraintes de temps à toute enquête, complément d’enquête ou réouverture d’enquête indépendamment des circonstances.
Il cite ensuite les propos tenus sur ce point par le juge Stevenson dans l’arrêt R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091 rendu par la Cour suprême du Canada.
[35] Dans l’arrêt R. c. Kalanj, le juge McIntyre aborde la question de la durée de l’enquête au paragraphe 19 en déclarant ce qui suit :
La durée du délai antérieur à la dénonciation ou de l'enquête est totalement imprévisible. Il n'est pas facile de faire une évaluation raisonnable de ce qu'est un délai raisonnable. Les circonstances diffèrent d'un cas à l'autre et beaucoup de renseignements recueillis au cours d'une enquête doivent, en raison de leur nature même, demeurer confidentiels. Le tribunal sera rarement, sinon jamais, en mesure de prescrire de manière réaliste un délai pour enquêter sur une infraction donnée. Il est remarquable que, sous réserve de quelques exceptions restreintes prévues dans les lois, le droit n'a jamais reconnu de délai de prescription pour l'initiation de procédures criminelles. Cependant, quand l'enquête révèle des éléments de preuve qui justifieraient le dépôt d'une dénonciation, il devient alors possible pour la première fois d'évaluer quel serait le délai raisonnable dans lequel la question devrait être tranchée à l'issue d'un procès. C'est pour ce motif que l'application de l'art. 11 se limite à la période postérieure au dépôt de la dénonciation. Avant le dépôt de l'accusation, les droits de l'accusé sont protégés par le droit en général et garantis par les art. 7, 8, 9 et 10 de la Charte.
[36] Je constate que le juge McIntyre envisageait des cas où la preuve pouvait permettre à un tribunal d’évaluer le moment du dépôt possible des accusations ou, comme il l’a dit, du dépôt d’une dénonciation, et de dire ce que serait un délai raisonnable pour que soit tranchée une question à l’issue d’un procès. Le délai qui s’est écoulé entre le 25 octobre 2004 et le 23 septembre 2005 semble correspondre aux paramètres raisonnables d’une enquête.
[37] Il faut, bien entendu, répondre à ces questions en ayant à l’esprit le contexte militaire qui entoure toute infraction pour laquelle des accusations sont portées en vertu du code de discipline militaire. La Cour suprême du Canada a décrit l’objet et le rôle des tribunaux militaires, en plus d’aborder la question du maintien de la discipline, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 1992, soit l’arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259. Dans cet arrêt, le juge Lamer a estimé que le code de discipline militaire portait sur le maintien de la discipline et de l'intégrité au sein des Forces canadiennes. Il y voyait aussi un moyen de punir une conduite précise qui menace l'ordre et le bien‑être publics lorsqu’une infraction est commise par des militaires ou par d'autres personnes assujetties au code de discipline militaire.
[38] Bien que le principal souci de la Cour dans l’arrêt Généreux ait été de déterminer si une cour martiale générale était considérée comme un tribunal indépendant, conformément à ce que prévoit l’alinéa 11d) de la Charte, le juge Lamer a fait des commentaires sur le rôle des tribunaux militaires par rapport à la discipline et à la justice militaire. Ces propos peuvent également s’appliquer aux procès sommaires. Le juge Lamer a reconnu que :
... Pour que les Forces armées soient prêtes à intervenir, les autorités militaires doivent être en mesure de faire respecter la discipline interne de manière efficace. Les manquements à la discipline militaire doivent être réprimés promptement et, dans bien des cas, punis plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil.
Il a admis la nécessité d’avoir un a code de discipline militaire qui permette aux Forces canadiennes de satisfaire à ses besoins particuliers sur le plan de la discipline. Il a aussi reconnu qu’il fallait établir des tribunaux distincts chargés de faire respecter les normes spéciales de la discipline militaire.
[39] Le juge Lamer a ensuite fait remarquer que les membres de la cour martiale, qui sont les juges des faits, sont choisis parmi les militaires. Il a constaté que leur formation vise à assurer qu'ils sont sensibles à la nécessité de la discipline, de l'obéissance et du sens du devoir de la part des Forces armées, ainsi qu'à l'exigence d'efficacité militaire. Il a conclu en disant ceci :
... La cour martiale traduit inévitablement, dans une certaine mesure, les préoccupations des personnes responsables de la discipline et du moral des troupes ...
Il a souscrit à l’énoncé selon lequel :
... les officiers des Forces doivent participer à l'administration de la discipline à tous les échelons ...
[40] Une variation de ce discours a fait l’objet de commentaires, tant par la majorité que par la minorité, dans l’arrêt rendu en 1997 par la Cour suprême du Canada, savoir l’arrêt R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, où il a été énoncé que l’expérience de la vie d’un juge constituait un facteur important dans le cadre d’un procès, mais que chaque juge devait rendre un jugement d’une façon impartiale.
[41] Selon l’article 108.02 des ORFC,
La procédure sommaire a pour objet de rendre justice de façon prompte et équitable à l’égard d’infractions d’ordre militaire mineures et de contribuer au maintien de la discipline et de l’efficacité militaires, au Canada et à l’étranger, en temps de paix ou de conflit armé.
[42] Le commandant joue un rôle essentiel dans l’administration de la discipline au sein de son unité parce qu’il assume également l’ultime responsabilité du bien-être de ses subordonnés et de l’efficacité opérationnelle de son unité.
[43] En l’espèce, le commandant de l’accusée ne pouvait pas la laisser choisir le mode de procès puisque la prescription d’un an était expirée. D’après la preuve, la requérante aurait choisi d’être jugée par voie de procès sommaire, et le commandant aurait procédé ainsi si le choix leur avait été offert. Cette option n’existait pas du fait l’accusation devant la cour avait été portée par l’enquêteur du SNEFC le 26 janvier 2006, soit près de treize mois après la date de la perpétration de l’infraction présumée.
[44] L’enquête sur une éventuelle consommation de drogues parmi les membres de l’équipage du NCSM VANCOUVER a été entreprise en octobre 2004. L’enquêteur du SNEFC a su en janvier 2005 que la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson était mêlée à l’affaire. La matelot de 2e classe Fenwick-Wilson a reconnu devant l’enquêteur du SNEFC, le 27 avril 2005, qu’elle avait consommé de la marijuana en janvier 2005. La partie de l’enquête portant sur la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson semble avoir pris fin le 31 août 2005, puisqu’un avis juridique préalable à l’inculpation concernant la présente affaire a été demandé à cette date. Cet avis juridique a été reçu le 23 septembre 2005. Le 19 novembre 2005, l’enquête sur la requérante et les autres membres de l’équipage, savoir, si je comprends bien, les trois autres membres des Forces canadiennes faisant l’objet de l’enquête, a pris fin. Par conséquent, il semble, d’après cette preuve, que l’enquêteur du SNEFC aurait pu porter l’accusation contre la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson dès le 23 septembre 2005 ou au moins dès le 19 novembre 2005. L’intimée n’est pas en mesure de présenter à la cour une preuve pour justifier le délai de quatre mois qui s’est écoulé entre le 23 septembre 2005 et le 26 janvier 2006.
[45] Aucune justification n’a été donnée pour expliquer le délai dans le dépôt de l’accusation. Les membres du SNEFC sont certainement informés de la prescription d’un an qui fait partie du code de discipline militaire, de l’obligation d’agir avec célérité et des dispositions de l’article 108.02 des ORFC.
[46] Chaque personne qui intervient dans le système de justice militaire, qu’il s’agisse de membres du SNEFC , de conseillers juridiques ou de poursuivants, devrait comprendre qu’elle a pour rôle d’appuyer les commandants et la chaîne de commandement, pour s’assurer que la discipline au sein des Forces canadiennes soit appliquée et respectée. Les commandants et la chaîne de commandement ont l’ultime responsabilité du maintien de la discipline parmi les membres des Forces canadiennes et du rôle sous-jacent que joue le maintien de la discipline pour assurer que les Forces canadiennes exécutent leurs tâches opérationnelles de manière efficace et avec succès. Tous les intervenants du système de justice militaire devraient avoir pour objectif de faire les efforts nécessaires pour permettre à la chaîne de commandement de jouer son rôle essentiel dans le maintien de la discipline. Il me semble qu’en l’espèce, l’enquêteur du SNEFC n’a pas estimé qu’il était crucial de porter l’accusation avant l’expiration de la prescription d’un an, et ce, bien qu’il ait eu au moins six semaines, voire même trois mois sans doute pour atteindre cet objectif. Si cette accusation avait été portée à la fin du mois de septembre, voire même le 19 novembre 2005, il est très possible que le commandant du NCSM VANCOUVER aurait jugé la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson par voie de procès sommaire avant le 1er janvier 2006.
[47] Quelles sont les conséquences de ce délai dans le dépôt des accusations? Elles sont nombreuses : le fait que le commandant ait perdu une occasion de maintenir la discipline dans son unité; le fait que l’accusée n’ait pas pu choisir le mode de procès qui lui aurait permis d’être traduite en justice plus tôt et le mode de procès dans lequel la peine maximale est bien inférieure à celle que peut infliger une cour martiale; et le fait qu’un important délai postérieur à la mise en accusation ait été ainsi causé, avec ses conséquences négatives inhérentes, tant pour les Forces canadiennes que pour l’accusée elle-même. Bien que la personne ne subisse pas un préjudice de nature telle qu’il contrevienne à la Charte et emporte réparation, le délai normal afférent à une affaire devant la cour martiale est sans aucun doute plus long que celui d’un procès sommaire et devrait normalement entraîner plus de stress pour l’accusée. Les ressources qui auraient pu être consacrées à d’autres affaires auraient pu être affectées à celle-ci. Autrement dit, à cause du délai inexpliqué et injustifié pour porter la présente accusation, la requérante et les Forces canadiennes ont subi un préjudice parce que la discipline ne pouvait pas être maintenue de manière efficace, efficiente et rapide, comme cela aurait été le cas si un procès sommaire avait eu lieu avant le 1er janvier 2006.
[48] Le système de justice militaire est différent du système de justice pénale canadien parce qu’il vise avant tout le maintien de la discipline au sein des Forces canadiennes. Lorsque les conditions permettent qu’une affaire soit entendue devant ce type de tribunal militaire, le procès sommaire est le principal outil qui permet à la chaîne de commandement d’assumer sa responsabilité fondamentale, savoir celle du rétablissement de la discipline, lorsqu’il s’est produit une violation du code de discipline militaire. Les actes injustifiés qui empêchent la chaîne de commandement ou l’accusée de choisir cette procédure disciplinaire pourraient très bien faire partie de la catégorie résiduelle prévue par le juge L'Heureux-Dubé puisqu’ils peuvent nuire à l’intégrité du processus judiciaire. Compte tenu de notre contexte militaire particulier, je remplacerais l’expression « procédure disciplinaire » par « processus judiciaire ».
[49] J’en suis déjà venu à la conclusion que ce délai injustifié pour porter l’accusation, ainsi que les conséquences de ce délai, ne constituent pas un abus de procédure ou une violation de l’article 7 de la Charte. J’en suis venu à cette conclusion parce qu’aucune preuve ne m’a été présentée selon laquelle l’acte intentionnel d’avoir attendu l’expiration de la prescription d’un an avant de porter une accusation pourrait entrer dans la catégorie résiduelle décrite dans l’arrêt O'Connor, ou qu’il puisse s’agir d’un acte du SNEFC démontrant l’existence de motifs illégitimes ou de mauvaise foi, ou d’un acte qui viole la conscience de la collectivité ou qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice militaire. La cour a besoin d’éléments de preuve pour en venir à de telles conclusions. Aucune preuve de ce genre n’a été présentée en l’espèce. Ma décision aurait pu être différente si une telle preuve m’avait été présentée.
[50] Pour les motifs exprimés un peu plus tôt en l’espèce, la cour rejette les demandes présentées au titre de l’alinéa 112.05(5)e) en ce qui concerne l’arrêt des procédures, conformément au paragraphe 24 de la Charte canadienne des droits et libertés. L’audience tenue en vertu de l’alinéa 112.05(5)e) des ORFC est levée.
LIEUTENANT-COLONEL J-G PERRON, J.M.
Avocats :
Capitaine T. Bussey, Procureur militaire régional, région de l’Ouest
Procureur de Sa Majesté la Reine
Capitaine N. Weigelt, Direction du service d’avocats de la défense
Avocat de la matelot de 2e classe Fenwick-Wilson