Cour martiale
Informations sur la décision
Date de l’ouverture du procès : 5 avril 2004.
Endroit : BFC Gagetown, édifice F-1, Oromocto, NB.
Chefs d’accusation:
• Chefs d’accusation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 : art. 130 LDN, trafic de substances (art. 5 LRCDAS).
Résultats:
• VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 : Une suspension d’instance.
Contenu de la décision
Référence : R. c. Le soldat S.C. Bianca, 2003 CM 54
Dossier : C200354
COUR MARTIALE PERMANENTE
CANADA
NOUVEAU-BRUNSWICK
ÉCOLE DU GÉNIE MILITAIRE DES FORCES CANADIENNES
Date: le 9 avril 2004
SOUS LA PRÉSIDENCE DU LIEUTENANT-COLONEL M. DUTIL, J.M.
SA MAJESTÉ LA REINE
c.
LE SOLDAT BIANCA
(Accusé)
DÉCISION RENDUE SUR UNE DEMANDE PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSÉ ALLÉGUANT LA VIOLATION PAR LA POURSUITE DE SES DROITS PROTÉGÉS PAR LA CHARTE (ART. 7 ET PARA. 24(1)) POUR DÉFAUT DE S’ACQUITTER DE SON OBLIGATION DE DIVULGATION, NUISANT AINSI À SON DROIT DE PRÉSENTER UNE DÉFENSE PLEINE ET ENTIÈRE
(Prononcée de vive voix)
TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE
[1] La défense a demandé à la cour d’ordonner l’arrêt des procédures devant la présente cour en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte pour le défaut allégué de la poursuite de s’être acquitté de son obligation de divulgation en vertu de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte.
[2] La défense prétend que la violation de l’obligation de la poursuite, de son obligation de divulgation, et la façon dont cette violation s’est produite, ont nui au droit de la défense à une défense pleine et entière, que les circonstances de la présente affaire correspondent à ce que la Cour suprême désigne comme les cas les plus manifestes, et que, par conséquent, la mesure réparatrice extraordinaire que constitue l’arrêt des procédures est la seule réparation appropriée que puisse prendre la présente cour.
[3] La cour dispose de la preuve suivante pour trancher cette affaire. Premièrement, le témoignage du Matelot-chef MacDonald présenté jusqu’à maintenant dans le procès principal, et ce témoignage a été rappelé lors du voir-dire, et le témoignage du Sergent Hillier, appelé à témoigner par la poursuite pendant ce voir-dire. Le Matelot-chef MacDonald était le policier d’inflitration impliqué avec l’accusé dans les incidents à l’origine des accusations dont est saisie la cour, et le Sergent Hillier était l’enquêteur chef pendant cette enquête de la police.
[4] Deuxièmement, la preuve comprend toute une série de documents déposés de consentement par les avocats :
VD1-1, une lettre du directeur adjoint des poursuites militaires datée du 19 novembre et intitulée Preferral of Charges B80 476 522 Private Bianca adressée à diverses à diverses personnes, et notamment à l’administrateur de la cour martiale et au lieutenant-colonel D.T. Sweet, représentant la défense dans cette affaire;
VD1-2, qui consiste en un échange de courrier électronique entre le Lieutenant-colonel Sweet et le Capitaine de corvette Deschênes relativement aux dates du procès et à des questions de divulgation;
VD1-3, une copie non certifiée d’un brouillon de transcription des procédures préliminaires tenues le 12 janvier 2004, auxquelles participaient le Capitaine de corvette Deschênes, le Lieutenant-colonel Sweet, et le président de la présente cour martiale dans le cadre d’une vidéoconférence. Ces procédures préliminaires portaient sur le choix d’une nouvelle date pour le procès et pour la divulgation de la preuve;
VD1-4, une lettre de remerciements adressée à l’ex-Soldat Charles Cavan. Cette lettre est signée par le Capitaine B.D. Frei, l’officier commandant le Service national des enquêtes des Forces canadiennes, et porte la date du 18 septembre 2003. Ce document n’a été divulgué à la défense que le 5 ou le 6 avril 2004, soit après le début du procès.
VD1-5, un formulaire intitulé « Décharge de responsabilité », daté du 21 janvier 2003 et signé par M. Charles Cavan. Ce document comprend également la divulgation additionnelle remise à la défense le 5 ou le 6 avril 2004, soit après le début du procès.
VD1-6, copie d’un extrait des notes du Matelot-chef MacDonald relatives à cette affaire, dont certains passages sont occultés, remise à la défense lors de la divulgation initiale en novembre 2003;
VD1-7, une copie des mêmes notes, à la différence qu’on peut lire les passages occultés de la version précédente et qu’ils sont surlignés en jaune. Ce document a été divulgué à la défense après le début du procès, soit le 5 avril 2004;
VD1-8, un document de six pages qui est une copie des notes de police prises par le Sergent Hillier, alors encore Caporal-chef, avec certains passages occultés, remis à la défense au moment de la divulgation initiale, comme c’est le cas pour VD1-9;
VD1-9, le même document que la VD1-8, à la différence qu’on peut voir les passages en question. Ils ont également été surlignés en jaune. Ces notes ont été remises à la défense après le début du procès et plus précisément après l’interrogatoire principal du premier témoin appelé par la poursuite, le 5 avril 2004;
VD1-10, une pièce constituée de notes prises par celui qui n’était encore que le Caporal-chef Hillier, avec des passages occultés. Ces notes ont été remises à la défense au moment de la divulgation initiale;
VD1-11, le même document que la pièce VD1-10, à la différence que les passages occultés sont désormais visibles et surlignés en jaune. Ce document a également été divulgué à la défense après le début du procès et plus précisément après l’interrogatoire principal du premier témoin appelé par la poursuite, le 5 avril 2004;
VD1-12, un document de 11 pages qui est une copie des notes attribuées au Lieutenant Blume, un agent de police, relativement à cette affaire, comportant également des passages occultés, remis à la défense au moment de la divulgation initiale;
VD1-13, un document de 10 pages, soit les mêmes 10 pages que dans la pièce VD1-12, mais sans passages occultés, le nouveau texte étant surligné en jaune. La page 3 de la pièce VD1-12 étant vierge, elle a été retirée. C’est pourquoi il y a une différence dans le nombre de pages des deux documents. Ce document a également été divulgué à la défense après le début du procès et plus précisément après l’interrogatoire principal du premier témoin appelé par la poursuite, le 5 avril 2004;
VD1-14, une copie du plan d’enquête GO 2003-930, OP ATLAS du SNEFC numérotée en tant que copie 2 de 4, tel que soumis par le Caporal-chef Hillier et approuvée par le major Bates du SNEFC le 1er avril 2003. Ce document contient deux blocs de signatures pour les officiers appelés à réviser le plan, et l’on peut y reconnaître les noms du Capitaine de frégate S. Moore, GPA du SNE, et du Colonel D.A. Cooper, GPFC, mais le document n’est pas signé. Ce document a également été divulgué à la défense après le début du procès et plus précisément après l’interrogatoire principal du premier témoin appelé par la poursuite, le 5 avril 2004;
VD1-15, une pièce qui consiste en une note de synthèse de deux pages avec ses pièces jointes, intitulée « Proposed Undercover Drug Operation (CTC Gagetown) », qui n’avait pas été divulguée à la défense initialement mais qui l’a été après le début du procès et plus précisément après l’interrogatoire principal du premier témoin appelé par la poursuite, le 5 avril 2004;
VD1-16, un document qui consiste en la copie d’un extrait de trois pages de la retranscription de la bande audio des notes de surveillance clandestine attribuées au Matelot-chef MacDonald, et enregistrées du 1er au 14 mai 2003. Ce document est paginé des pages 14 à 16, inclusivement. Une portion importante de la page 16 est occultée. Ce document a été remis à la défense au moment de la divulgation initiale;
VD1-17, une copie de la directive n° 006/99 émise par le Directeur des poursuites militaires, datée du 15 mars 2000, relativement aux règles de divulgation devant une cour martiale;
VD1-18, une copie de la troisième page du document déposé sous la cote VD1-16, c’est-à-dire la page 16, mais sans passage noirci, le texte dévoilé étant surligné en jaune. Ce document a été remis à la défense quelques minutes seulement avant que la poursuite ne le dépose devant le tribunal pendant l’enquête sur le voir-dire ;
VD1-19, une lettre du procureur de la poursuite, le Capitaine de corvette Deschênes, adressée à l’avocat de la défense, le Lieutenant-colonel Sweet, datée du 21 novembre 2003, concernant la divulgation dans le procès à venir du soldat Bianca devant la cour martiale. En bref, cette lettre informe son destinataire que les pièces jointes comprennent toute l’information pertinente alors entre les mains de la poursuite, et que, conformément à la politique du DPM, l’identité de l’informateur demeure confidentielle. La lettre informe en outre la défense qu’elle refusait la divulgation d’une demande de mandat mise sous scellés et d’un mandat autorisant l’utilisation d’un dispositif de localisation, de façon à maintenir la confidentialité de certaines techniques d’enquête.
[5] Venons-en maintenant au contexte de cette demande qui peut-être résumé de la façon suivante. Durant l’interrogatoire principal du témoin MacDonald par la poursuite, la défense s’est opposée à plusieurs reprises à la façon dont celui-ci rendait son témoignage. En effet, le témoin avait beaucoup de difficultés à ne pas lire ses notes devant la cour au lieu de simplement s’y référer, comme il aurait dû le faire, pour se rafraîchir la mémoire et poursuivre ensuite son témoignage.
[6] La cour a alors retenu les objections de la défense et prévenu la poursuite à plusieurs reprises contre cet usage abusif des notes de police. Malgré ces mises en garde de la poursuite, le témoin a continué à lire ses notes et s’est vu rappeler expressément par la cour qu’il ne devait consulter ses notes que pour se rafraîchir la mémoire.
[7] Cependant, durant cet interrogatoire principal, le témoin devait dévoiler que l’ex-Soldat Cavan se trouvait à être l’informateur dont les renseignements étaient à l’origine de l’enquête contre l’accusé. Bien que l’identité de l’ex-Soldat Cavan avait été dévoilée à la défense lors de la divulgation initiale d’information, le passage des notes initialement remises à la police qui aurait pu permettre l’identification de l’ex-Soldat Cavan comme l’informateur ou la source avait été occulté, ce que l’on peut constater en consultant les pièces VD1-6 et VD1-7.
[8] En ce qui concerne les pièces VD1-8 et -9 qui sont les notes prises par celui qui était alors le Caporal-chef Hillier relativement à une opération policière effectuée le 4 février 2003 avec la participation clandestine de l’agent MacDonald, il semble que toute information qui aurait pu permettre l’identification de l’ex-Soldat Cavan comme la source ou l’informateur avait été occultée et n’avait pas été communiquée à la défense. Même si l’identité de Cavan avait été divulguée à la défense, ce n’était que pour révéler qu’il était présent au domicile du Soldat Bianca ce soir-là, en compagnie de l’agent clandestin. Cette information était suffisante pour permettre l’identification de Cavan comme l’informateur de la police.
[9] Les pièces VD1-10 et -11 sont également des extraits de celui qui était alors le caporal-chef Hillier, mais, dans leur cas, elles concernent les événements survenus le 2 février 2003. Une fois de plus, la copie des notes une fois dévoilées font état de l’entrée de l’ex-soldat Cavan au domicile du soldat Bianca en compagnie de l’agent clandestin mais l’information en question dans ce cas ne permettait pas à elle seule, à la lecture des notes, d’identifier Cavant comme la source, l’informateur, ou un agent de police. La pièce VD1-11, qui rendait visibles les passages noircis, aurait révélé cette information.
[10] Les pièces VD1-12 et VD1-13 sont les notes du Capitaine Blume et elles disent la même chose. Bien que le nom de Cavan ait été mentionné dans les passages originaux des notes divulguées à la défense, une revue de ces notes démontrent qu’elles parlaient de Cavan d’une façon très factuelle, c’est-à-dire qu’elles montraient que Cavan et l’agent clandestin s’étaient rendus ensemble en voiture au domicile du Soldat Bianca, qu’ils y étaient entrés, et qu’ils en étaient sortis. La pièce VD1-13 aurait permis de découvrir que Cavan était soit un informateur, soit un agent de police.
[11] Il vaut la peine de souligner que ces deux pièces semblent indiquer, en regard de la mention « 1720 », qu’un élément de preuve constitué de billets de banque marqués avait été photographié à l’aide d’une caméra numérique. La poursuite concède toutefois que ces photographies, bien qu’on y réfère dans les notes comme un « élément de preuve » constitué de billets de banque marqués, n’ont pas été remises à la défense.
[12] La poursuite a informé la cour que ces photographies n’ont pas été divulguées à la défense parce qu’elles avaient été prises au seul motif d’être utilisées par la police comme outils de formation. La cour entend revenir sur cette question plus loin dans sa décision.
[13] Pour en revenir au contexte, comme le Matelot-chef MacDonald venait tout juste de révéler que Cavan était à la fois la source et l’informateur utilisé par la police dans cette affaire, un fait que la défense ignorait jusqu’alors, le témoin MacDonald a révélé, en interrogatoire principal, l’existence d’un plan d’opération, préparé et approuvé, en rapport avec l’enquête ou l’opération policière qui devait déboucher sur le dépôt des accusations dont la cour est actuellement saisie. Ni l’existence de ce plan ni son contenu n’avaient été divulgués à la défense avant le début du procès.
[14] C’est à l’occasion d’un ajournement que la poursuite a communiqué les pièces VD1-14 et -15, soit le plan d’enquête et une note de synthèse antérieure au plan d’enquête, parce que le témoin MacDonald venait tout juste de révéler leur existence au procès.
[15] À ce moment-là, l’avocat de l’accusé a informé la cour, étant donné qu’il n’en était qu’au tout début de son contre-interrogatoire du témoin MacDonald, qu’il allait lui présenter une demande relativement à la divulgation incomplète de la poursuite.
[16] Voilà donc le contexte dans lequel s’inscrit la présentation à la cour de la demande d’arrêt des procédures vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.
[17] La cour considère que les faits et les événements suivants, tirés de la preuve, sont tout particulièrement pertinents pour disposer de cette demande.
[18] Le 7 janvier 2003, l’ex-Soldat Cavan contacte la police militaire de la BFC de Gagetown pour lui fournir des renseignements sur certaines activités prétendument illicites dans lesquelles aurait alors trempé le Soldat Bianca, activités reliées au trafic de la drogue à partir de son domicile et à la consommation de substances illicites.
[19] Le 8 janvier 2003, la police militaire avait effectué une vérification de l’identité du Soldat Bianca et de son statut en tant que membre des Forces canadiennes en poste à Gagetown. Le Caporal-chef Hillier et le Matelot-chef MacDonald, tous les deux attachés au SNE, avaient rencontré l’informateur Cavan dans un restaurant Tim Horton à Fredericton. Pour les assister dans leur enquête, l’informateur avait apparemment accepté de présenter un agent clandestin, en l’occurrence le Matelot-chef MacDonald, au Soldat Bianca.
[20] Le 14 janvier 2003, le Matelot-chef MacDonald et son collègue, le Caporal-chef Hillier, rencontrent de nouveau Cavan qui leur annonce être parvenu à organiser pour la semaine suivante une rencontre avec Bianca au cours de laquelle il lui présentera l’agent clandestin. Cette information n’est pas divulguée à la défense avant le début du procès.
[21] Le 21 janvier 2003, la source confidentielle, l’informateur Cavan, signe une décharge de responsabilités et devient un agent du SNE pour les besoins de cette enquête. L’existence de ce document et le document lui-même ne sont divulgués à la défense qu’après le début du présent procès.
[22] Bien que l’agent Cavan n’ait pas été rémunéré pour ses services, il aurait demandé aux enquêteurs une lettre de recommandation en échange de ses services pour l’aider à faire modifier son numéro de libération - il venait en effet d’être libéré des Forces canadiennes pour activités reliées à la drogue – de façon à ce qu’il puisse être réembauché dans les Forces canadiennes à l’avenir. Il aurait également déclaré aux enquêteurs que son principal motif pour devenir délateur contre le Soldat Bianca était la vengeance, et les enquêteurs auraient accepté de lui fournir cette lettre au cas où les renseignements fournis seraient probants et utiles dans une enquête alors en cours.
[23] Les enquêteurs auraient avisé Cavan que la lettre ne lui serait remise que lorsque l’enquête serait terminée, ce qui ne devait survenir que le, ou vers le, 24 juin 2003. La lettre devait être effectivement préparée et adressée à Cavan le 18 septembre 2003, et elle a été versée au dossier de la cour sous la cote VD1-4. Cette information et la lettre en question ne devaient pas être divulguées à la défense avant le début du procès.
[24] Les enquêteurs auraient également prévenu Cavan que son identité ne pourrait plus demeurer confidentielle lorsqu’il deviendrait un agent. Ils lui auraient expliqué que son identité demeurerait confidentielle jusqu’à la fin de l’enquête, mais que son statut serait divulgué par la suite, non pas comme informateur mais bien comme agent, une fois qu’il aurait présenté l’agent clandestin à l’accusé.
[25] Les 2 et 4 février 2003, l’informateur devenu agent de la police aurait accompagné l’agent clandestin MacDonald au domicile du Soldat Bianca où les transactions alléguées se seraient produites. Il est également allégué que Cavan avait communiqué avec le Soldat Bianca pour organiser ces rencontres.
[26] L’agent aurait alors été graduellement écarté après avoir été avisé le 3 février de la décision de l’enquêteur relativement à son statut. Là encore, son information – ou plutôt cette information – n’aurait pas été divulguée à la défense dans le cadre de la divulgation initiale, mais elle devait émerger lors de l’interrogatoire principal du Matelot-chef MacDonald dans le cadre du procès principal. La poursuite a alors été obligée de divulguer les pièces VD1-4, VD1-5, -7, -9, -11, -13, -14, -16 et -18, les versions mises au propre des notes des enquêteurs du SNE MacDonald, Hillier, et Blume, relatives à l’enquête.
[27] Durant l’interrogatoire du Matelot-chef MacDonald, la défense devait apprendre, pour la première fois, que le plan d’une opération policière et une note de synthèse avaient été préparés dans le cadre de l’enquête. Il s’agit des pièces VD1-14 et -15. Cette information n’avait pas non plus été divulguée, et pendant un ajournement, la poursuite devait remettre copie de ces documents à la défense.
[28] Vers la toute fin du mois d’octobre 2003, les enquêteurs avaient préparé leur dossier de divulgation dans le cadre de cette enquête et avaient décider de ne pas dévoiler le fait que Cavan était leur source dans cette affaire, mais qu’ils dévoileraient son existence uniquement à partir du moment où il était devenu un agent et qu’il avait présenté l’agent clandestin au Soldat Bianca. Ils avaient donc occulté certains passages de leurs notes en conséquence.
[29] Il faut souligner que bien que Cavan soit devenu un agent à compter du 21 janvier 2003, les passages pertinents des notes des enquêteurs dans les pièces VD1-6, -8, -10 et VD1-7, -9 et -11 pour les événements survenus les 2, 3, et 4 février, et portant sur les actions de Cavan en qualité d’agent, n’en avaient pas moins été occultés et n’avaient pas été divulgués à la défense.
[30] Comme la cour l’a déclaré précédemment, le nom de Cavan n’apparaît dans les notes divulguées à la défense que pour signaler sa présence en direction du domicile du Soldat Bianca, et au retour. Et si le tribunal comprend bien, c’est en octobre 2003 qu’il fut décidé que l’identité de la source (Cavan) ne serait pas dévoilée avant le début du procès.
[31] Le 19 novembre 2003, le procureur de la poursuite, celle-ci étant représentée ici par le directeur adjoint des poursuites militaires, aurait avisé l’avocat de la défense et l’administrateur de la cour martiale que le procureur au dossier, le Capitaine de corvette Deschênes, serait prêt à procéder dans cette affaire à compter du 9 décembre 2003. Cependant, la poursuite reconnaît dans sa lettre qu’elle n’avait pas encore fait sa divulgation à l’avocat de la défense, le Lieutenant-colonel Sweet, et qu’elle ne lui avait pas divulgué tous les renseignements en sa possession qu’elle devait lui divulguer, mais qu’elle le ferait incessamment.
[32] La cour a alors exprimé ses doutes sur le sérieux de la poursuite à se déclarer prête à procéder dans un délai de trois semaines tout en reconnaissant du même coup qu’elle n’avait pas encore divulgué les renseignements essentiels à la défense, surtout, comme on allait le découvrir quelques semaines plus tard, qu’il y avait de nombreux renseignements à divulguer.
[33] De toute façon, le lendemain, c’est-à-dire le 20 novembre 2003, l’avocat de la défense a communiqué avec la poursuite par courrier électronique pour aviser sans tarder le Capitaine de corvette Deschênes que la date du 9 décembre n’était pas acceptable, étant donné qu’on ne lui avait toujours pas communiqué la preuve, bien qu’il ait reçu des assurances qu’il la recevrait la semaine précédente. Le procureur de la poursuite aurait alors avisé son confrère de la défense que la preuve était en route, le retard étant attribuable à une pénurie de personnel au bureau de la poursuite. La poursuite devait alors proposer de nouvelles dates pour la tenue du procès, soit les 6 et 7 janvier 2004.
[34] Le lendemain, soit le 21 novembre 2003, la poursuite adressait à l’avocat de la défense une lettre à laquelle était jointe les documents à communiquer, et cette lettre porte la cote VD1-19. Le 1er paragraphe de cette lettre est ainsi rédigé :
1. Vous trouverez ci-joint tous les renseignements actuellement en la possession ou sous le contrôle de la poursuite relativement à l’instance disciplinaire entreprise contre votre client.
L’avocat ajoute au paragraphe 2 :
2. Veuillez prendre note que, conformément au Renvoi, l’identité de l’informateur confidentiel ne sera pas divulguée[...]
[35] La cour signale que les documents à communiquer n’ont pas été expédiés le 20 novembre 2003 comme l’affirmait la poursuite dans son courrier électronique, mais seulement le lendemain. La poursuite prétend que l’identité de Cavan en tant qu’agent, et c’est très important, en tant qu’agent, le 21 novembre 2003. Sur la foi de la preuve qui lui est présentée, la cour ne peut souscrire à cette prétention.
[36] L’examen de toutes les notes remises à la cour au cours de ce voir-dire ne vient aucunement soutenir une affirmation aussi catégorique de la poursuite. Les notes mentionnent bien Cavan, mais de façon seulement factuelle, soit qu’il était effectivement en compagnie de l’agent clandestin pour se rendre au domicile du Soldat Bianca, qu’il s’est effectivement trouvé dans ce domicile en compagnie de deux autres personnes et qu’il a effectivement quitté ce domicile en compagnie de l’agent clandestin. La lecture des renseignements fournis sur Cavan ne permet pas de conclure qu’il agissait alors en tant qu’agent de police.
[37] Peut-être d’autres documents auraient-ils pu indiquer clairement à la défense que Cavan était un agent du SNE lorsqu’il accompagnait l’agent clandestin, ou lorsqu’il communiquait avec le Soldat Bianca pour organiser une rencontre avec l’agent clandestin, le Matelot-chef MacDonald, mais de tels documents, s’il en existe, n’ont pas été produits en preuve.
[38] Le 12 janvier 2004, par vidéoconférence, l’avocat de la défense a demandé au juge militaire désigné pour présider le procès de prononcer une ordonnance fixant une nouvelle date pour la tenue du procès. L’une des principales raisons invoquées par la défense au soutien de sa demande était la divulgation de 34 bandes vidéo de surveillance. L’avocat de la défense soutenait qu’il n’avait pas encore eu le temps, à ce moment-là, d’examiner suffisamment attentivement la preuve avec son client.
[39] Le juge militaire a alors demandé à l’avocat de la défense si, à sa connaissance, la divulgation de la preuve était terminée. L’avocat de la défense se serait retourné vers sa collègue de la poursuite qui aurait alors informé le juge de son opposition à la fixation d’une nouvelle date pour le procès au motif que la défense avait accepté la date du 14 janvier pour la tenue du procès, et, en ce qui concerne la preuve, la procureure de la poursuite aurait déclaré – et ceci n’est pas la transcription officielle – mais elle aurait déclaré : [TRADUCTION] « La défense a en mains la preuve, et quand je dis la preuve, je dis toute la preuve, depuis déjà un mois et demi ».
[40] Il est maintenant évident que cette déclaration était inexacte, au moins en ce qui concerne la note de synthèse et le plan d’opération qui n’auraient peut-être pas été d’une grande utilité à la défense, mais qui auraient dû, de l’aveu même de madame la procureure, être communiqués à la défense en novembre 2003.
[41] Le Sergent Hillier, l’enquêteur-chef, a déclaré en cour, lors du voir-dire, qu’il avait été décidé au moins une semaine plus tôt que l’identité de Cavan, non pas à titre d’agent mais en tant qu’informateur, ne pouvait plus demeurer confidentielle et serait divulguée lors du procès. Toujours lors du voir-dire, il a ajouté avoir été mandaté pour communiquer avec Cavan afin de l’aviser en conséquence, mais sa tentative serait demeurée vaine.
[42] Ainsi, lorsqu’ils ont réalisé, au cours de la semaine et de la fin de semaine dernières, qu’il était impossible de rejoindre Cavan, la décision fut prise, quoiqu’on ne puisse dire qui a pris cette décision, les enquêteurs, la poursuite ou les deux, que cette information allait être communiquée au procès. Ce qui survint effectivement lors du témoignage du Matelot-chef MacDonald. Or cette information n’avait jamais été divulguée à la défense avant le début du procès.
[43] La procureure de la poursuite a franchement reconnu avoir commis une erreur par inadvertance en ne divulguant pas la note de synthèse et le plan d’opération en novembre 2003. Ils étaient alors entre les mains de la poursuite et ils étaient pertinents en ce qui concerne une question en litige au procès.
[44] La poursuite a informé la cour que cette erreur a été découverte au cours de la préparation du témoin le lundi matin, étant donné que le début du procès était prévu pour 13 h. La procureure de la poursuite a également informé le tribunal que cet oubli n’avait pas été immédiatement communiqué à son confrère de la défense, qu’elle avait délibérément décidé de garder cette information pour elle-même et d’aller de l’avant avec le procès.
[45] La procureure de la poursuite reconnaît sincèrement que c’est la divulgation de l’existence de ces documents par le Matelot-chef MacDonald lors de son témoignage qui l’a amenée à divulguer ces documents essentiels à la défense lors d’un ajournement survenu soit le lundi, soit le mardi.
[46] Ainsi prend fin à l’examen de la preuve soumise à la cour en ce qui concerne cette demande ainsi qu’à l’examen des renseignements généraux que la cour estime également pertinents.
[47] Venons-en maintenant au droit. Le droit de divulgation n’est pas une fin en soi. Son objectif est de garantir le droit à la justice fondamentale d’un défendeur, avec ses deux composantes que sont la fiabilité du résultat et le caractère équitable de celui-ci. Les demandes relatives à la communication de la preuve est une procédure complexe qui compte trois étapes principales :
1. Y a-t-il eu ou non un manquement à l’obligation de divulguer?
2. Dans l’affirmative, a-t-il été porté atteinte au droit à une défense pleine et entière?
3. En cas d’atteinte à l’un ou l’autre droit, quelle est la réparation appropriée?
[48] Il est bien établi en droit que la poursuite a l’obligation, une obligation juridique, de communiquer toute information pertinente à la défense et non seulement l’information dont elle a l’intention de se servir pour établir sa preuve. Le fruit des enquêtes qui se trouve entre ses mains n’appartient pas à la poursuite pour lui permettre d’obtenir une condamnation. Il appartient à la société pour permettre que justice soit rendue.
[49] La poursuite jouit cependant d’un certain pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la pertinence et le privilège. C’est ainsi que la poursuite n’a aucune obligation de divulguer ou de produire un document qui n’est pas en sa possession. Il s’agit d’une obligation constante de la poursuite, laquelle doit divulguer à la défense tout nouveau renseignement ou élément matériel dès qu’ils sont en sa possession ou sous son contrôle.
[50] Le droit d’un accusé à la communication des renseignements existe chaque fois qu’il existe une possibilité raisonnable que cette information puisse lui être utile pour présenter une défense pleine et entière. Ce droit est garanti par l’article 7 de la Charte et aide à garantir que l’accusé pourra exercer son droit de présenter une défense pleine et entière, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, 112 C.C.C. 3-(3d) 289, au paragraphe 37.
[51] Le fait de manquer à cette obligation constitue une atteinte aux droits constitutionnels de l’accusé, sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice additionnel. L’obligation de prouver un préjudice additionnel ou concret concerne la réparation qui doit être déterminée en application du par. 24(1) de la Charte.
[52] Il est de droit constant que la poursuite d’une infraction n’a pas pour objet d’obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix. Il s’agit plutôt pour la poursuite de présenter, devant un tribunal, ce qu’elle estime constituer une preuve crédible et pertinente de la perpétration d’une infraction alléguée. La poursuite a l’obligation de présenter toute la preuve disponible avec fermeté, d’une manière exhaustive, mais en toute équité. La poursuite ne gagne ni ne perd.
[53] Les rapports entre l’obligation de divulguer et les obligations de la poursuite ont été exposées par la juge Claire L’Heureux-Dubé, alors juge à la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, (1995) 103 C.C.C. (3d) 1, au paragraphe 101, page 50 des C.C.C., elle déclare ce qui suit :
101 Bien que l’obligation de divulguer qui incombe au ministère public ait connu un regain de vigueur depuis l’adoption de la Charte, en particulier l’art. 7, cette obligation n’est pas subordonnée à la preuve préalable de l’existence d’une violation de la Charte. La divulgation intégrale et équitable des détails de la preuve est plutôt un aspect fondamental de l’obligation du ministère public d’être au service du tribunal en tant qu’officier public de bonne foi, dont le rôle exclut toute notion de gagner ou de perdre un procès, et consiste plutôt à s’assurer que justice soit rendue: Stinchcombe, précité, à la p. 333.
[54] Comme il a été précisé dans l’arrêt R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, (1998) 122 C.C.C.(3d) 1, et il s’agit d’une décision de la Cour suprême du Canada, le défendeur doit démontrer l’existence d’une possibilité raisonnable que les renseignements non divulgués pouvaient, ou auraient pu, être utilisés pour réfuter la preuve du ministère public en permettant de présenter un moyen de défense ou pour prendre, par ailleurs, une décision qui aurait pu avoir une incidence sur la façon de présenter la défense.
[55] La cour conclut que la divulgation de la note de synthèse et du plan d’opération soumis au tribunal sous les cotes VD1-14 et VD1-15 aurait pu, à tout le moins, servir à la préparation du contre-interrogatoire des témoins de la poursuite. On peut en dire autant des photographies prises des éléments de preuve physiques dont il est question dans l’une des notes de l’enquêteur Blume, comme l’indiquent les pièces VD1-12 et VD1-13.
[56] La cour estime que la défense a également présenté une preuve suffisante pour démontrer que, dans les circonstances spéciales de la présente affaire, la non divulgation de l’identité de l’ex-Soldat Cavan, d’abord en tant qu’agent de la police, puis en tant qu’informateur de celle-ci, comme vient maintenant de le révéler le Matelot-chef MacDonald dans son témoignage, aurait pu être utile dans la présentation de sa défense. En fait, elle aurait pu être très utile dans la présentation d’une ou de plusieurs moyens de défense, dans la préparation du contre-interrogatoire des policiers, et également dans certains choix tactiques au sujet de la conduite de ce procès.
[57] La cour est convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la poursuite a non seulement manqué à son obligation de divulguer, mais également que le droit de l’accusé a une défense pleine et entière a déjà été violé. Cette conviction est renforcée par le fait que l’agent connu et la source se trouvent désormais à être éventuellement un témoin important, et que cette personne, selon la police militaire, ne peut plus être localisée à ce moment-ci. La cour estime que les renseignements qu’elle vient de mentionner constituent des renseignements substantiels.
[58] L’analyse effectuée en appel pour savoir si la capacité de présenter une défense pleine et entière a été compromise, qui est énoncée dans l’affaire Dixon, est applicable au stade du procès. Une conclusion de violation de l’obligation de divulgation entraîne une analyse en deux étapes visant à déterminer s’il y a eu atteinte au droit à une défense pleine et entière. Ces deux étapes comprennent l’examen :
1. du bien-fondé du résultat atteint au procès ;
2. de l’équité globale du procès.
[59] Pour ce qui est du bien-fondé du résultat : au procès, la cour évaluerait s’il existe une possibilité raisonnable que les renseignements pouvaient influer sur l’issue du procès encore en cours, et elle ne devrait pas le faire avant d’avoir un contexte factuel suffisamment pour rendre une décision éclairée.
[60] Pour ce qui est de l’équité : s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que les renseignements influent sur l’issue du procès, le tribunal doit examiner l’effet sur l’équité globale du procès en évaluant, sous l’angle d’une possibilité raisonnable, les questions qui auraient pu être posées aux témoins ou les possibilités de recueillir d’autres éléments de preuve que la défense aurait pu avoir si les renseignements pertinents avaient été divulgués.
[61] Au cours de cette deuxième étape, il faut tenir compte de la diligence dont l’avocat de la défense a fait preuve en tentant d’obtenir la divulgation par le ministère public, parce que le manque de diligence raisonnable est un facteur important pour déterminer si la non‑divulgation par le ministère public a nui à l’équité du procès Lorsque l’avocat prend ou devrait prendre connaissance, à partir de documents pertinents produits par le ministère public, d’une omission de communiquer d’autres documents, il ne doit pas rester passif, mais il doit plutôt tenter diligemment d’en obtenir la communication. La présente cour estime que l’avocat de la défense a agi avec diligence pendant tout le processus.
[62] Le tribunal estime que l’avocat de la défense est parvenu, en s’appuyant sur la preuve présentée lors de ce voir-dire, à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le défaut de divulguer plusieurs éléments de la preuve a nui à la possibilité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité.
[63] Ayant conclu que la poursuite a manqué à son obligation de divulguer des renseignements pertinents à la défense et ayant également conclu que cette violation, dans les circonstances propres à la présente affaire, a porté atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, la cour doit maintenant décider ce qui pourrait constituer une réparation appropriée en l’espèce.
[64] Bien que la réparation appropriée dans le cas d’une violation des droits doive être déterminée au cas par cas, habituellement, une ordonnance de divulgation totale accompagnée d’un ajournement pour permettre aux avocats de se préparer, ou pour permettre le contre-interrogatoire, un nouvel interrogatoire, ou un nouveau contre-interrogatoire d’un témoin quelconque, suffit généralement. L’annulation du procès est rare et l’arrêt des procédures est encore plus rare. La défense prétend que nous ne sommes pas ici devant un cas où un simple ajournement est une mesure suffisante.
[65] L’annulation d’un procès est la réparation appropriée lorsque la divulgation tardive de la preuve amène la défense à prendre une mesure irrévocable au cours du procès, une mesure qui aurait pu être traitée différemment si la divulgation avait été faite en temps utile, et que tout préjudice en résultant n’aurait pas pour effet de compromettre la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière.
[66] Quant à l’arrêt des procédures, il est généralement admis qu’il pourrait constituer la réparation appropriée en présence de l’un ou l’autre des facteurs suivants : premièrement, aucune autre mesure ne pourrait réparer le préjudice causé à la capacité de présenter une défense pleine et entière ou, deuxièmement, la poursuite du procès causerait un préjudice irréparable à l’intégrité du système judiciaire.
[67] Dans l’arrêt R. c. O'Connor, la juge L’Heureux-Dubé a précisé, aux pages 40 à 43 des C.C.C., quel était le processus applicable pour déterminer si la non-divulgation par la poursuite se trouvait à constituer une violation de l’article 7 et quand l’arrêt des procédures constitue une réparation appropriée, et la cour cite ici le paragraphe 74 :
[74] [...] Lorsque l’accusé tente de prouver que la non-divulgation par le ministère public viole l’art. 7 de la Charte, il doit prouver [...]
et la suite :
[74] [...] que la non-divulgation en cause a, selon la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité. Il va sans dire qu’une telle détermination exige une enquête suffisante sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués. [...]
Elle ajoute ensuite ce qui suit au paragraphe 75 :
[75] ... [l’]arrêt des procédures est approprié uniquement lorsqu’on satisfait à deux critères:
(1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
Au paragraphe 77, elle rajoute :
Au paragraphe 78, elle déclare:
[78] Lorsque la cour se penchera sur les mesures réparatrices relatives à une non-divulgation portant atteinte à l’art. 7, elle devrait examiner également si le manquement aux obligations du ministère public en matière de divulgation a porté atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens de décence et de franc-jeu de la collectivité, et, en conséquence, a porté préjudice à l’intégrité du système judiciaire. Si tel est le cas, la cour devrait s’interroger à savoir si ce préjudice est réparable. Il faut tenir compte de la gravité de la violation et des intérêts communautaires et individuels à la détermination de la culpabilité ou de l’innocence.[...]
Et finalement, au paragraphe 83, elle précise :
[83] [...] il peut y avoir des cas extrêmes où le préjudice causé à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière ou à l’intégrité du système judiciaire soit irréparable. Dans ces « cas les plus manifestes », l'arrêt des procédures sera approprié.
[68] Comme l’indique clairement la Cour suprême, le préjudice dont il est question peut être causé soit à l’accusé, soit à l’intégrité du système judiciaire.
[69] Dans l’arrêt R. c. Regan (2002), 1 R.C.S. 297, la Cour suprême a réaffirmé ces principes, et elle en a même ajouté quelques-uns dans les paragraphes 49 à 57. Le juge LeBel a clairement indiqué qu’une conduite qui ne touche pas à l’équité du procès peut néanmoins constituer un abus de procédure si elle porte préjudice à l’intégrité du processus judiciaire.
[70] Aux paragraphes 55 et 56, le juge LeBel déclare que si l’abus provient d’une attaque contre l’intégrité du processus judiciaire, il doit être vraisemblable que la mauvaise conduite, c’est-à-dire l’abus, continuera à miner l’intégrité du processus judiciaire, pour que la réparation de dernier ressort que constitue l’arrêt des procédures soit ordonnée.
[71] Enfin, en cas de doute, soit lorsqu’un arrêt des procédures n’est pas manifestement ou clairement justifié, le juge LeBel déclare que le tribunal doit procéder à la pondération des intérêts individuels et collectifs. Il souligne cependant au paragraphe 57 que « l’intérêt irrésistible de la société à ce qu’il y ait un débat sur le fond [peut] faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures ».
[72] Dans l’arrêt R. c. Taillefer; R. c. Duguay, [2003] 3 R.C.S. 307, (2003) 179 C.C.C. (3d) 353, rendu en décembre 2003, la Cour suprême du Canada, dans un jugement unanime rendu par le juge LeBel, apporte encore plus de précision sur ce qui pourrait affecter l’équité globale du processus. Au paragraphe 84, à la page 388 des C.C.C. , le juge LeBel déclare :
[84] La possibilité raisonnable d’influence sur l’équité globale du procès « doit se fonder sur les utilisations raisonnablement possibles de la preuve non divulguée ou sur les moyens d’enquête raisonnablement possibles dont l’accusé a été privé à la suite de la non-divulgation » (Dixon, précité, par. 34 (souligné dans l’original)).[...]
C’est ce qu’on trouve dans la décision de la Cour suprême. Ce n’est pas la cour qui cite autre chose. Alors, pour poursuivre la citation :
[...] Encore une fois, la Cour d’appel ne doit pas évaluer les utilisations possibles des nouveaux éléments de preuve sur la base d’une analyse particularisée de la force probante de chacun d’eux. Elle doit vérifier si la non-divulgation a privé l’accusé de certains moyens de preuve ou d’enquête. Ce serait le cas par exemple si la déclaration non divulguée d’un témoin aurait raisonnablement pu être utilisée afin d’affaiblir la crédibilité d’un témoin de la poursuite. Une même conclusion s’imposerait si la poursuite omet de divulguer à la défense l’existence d’un témoin qui aurait pu, en temps opportun, permettre la découverte d’autres témoins utiles à la défense.
[73] Plus loin dans sa décision, au paragraphe 122, le juge LeBel met l’accent sur le fait que les juges devraient se montrer prudents avant d’ordonner l’arrêt des procédures, car il est souvent préférable de trancher cette question au fur et à mesure du déroulement du procès et si le juge sursoit à statuer sur la demande. Il indique :
[122] Il lui appartiendra de surveiller avec attention le déroulement de ce nouveau procès et d’apprécier, le cas échéant, les conséquences du passage du temps et du comportement de la poursuite sur l’équité globale de la procédure engagée devant lui, comme le rappelait notre Cour dans l’arrêt R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, par. 27 :
Il cite ensuite l’affaire La qui précise :
La réponse à la question de savoir si l’arrêt des procédures est une réparation convenable dépend de l’effet qu’a, sur l’équité du procès, la conduite causant un abus de procédure ou quelque autre préjudice. Souvent, il est préférable de trancher cette question au fur et à mesure du déroulement du procès. En conséquence, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de statuer sur la demande d’arrêt des procédures soit sur-le-champ, soit après avoir entendu une partie ou la totalité de la preuve. À moins qu’il ne soit évident qu’aucune autre mesure ne pourra réparer le préjudice causé par la conduite donnant lieu à l’abus, il est généralement préférable de surseoir à statuer sur la demande. Ainsi, le juge sera en mesure d’évaluer l’ampleur du préjudice et de déterminer si les mesures prises pour réduire celui-ci au minimum se sont avérées fructueuses.
[74] Ayant ces règles de droit à l’esprit, la cour revient à la question de savoir si un abus de procédure s’est produit et risque continuer à ce produire si l’accusé subit son procès sur les accusations actuelles.
[75] La cour estime que, malgré les commentaires à l’effet contraire, la défense n’a pas été informée du fait que l’ex-Soldat Cavan se trouvait à être un agent du SNE au tout début de l’enquête lorsqu’il a présenté au Soldat Bianca le Matelot-chef MacDonald, l’agent clandestin. Comme nous l’avons vu précédemment, la mention de son nom dans les notes de la police et la façon dont il était décrit dans ces notes, n’étayent pas ce point de vue.
[76] Les 2, 3 et 4 février 2003, il agissait indubitablement en tant qu’agent de la police, et les notes de la police, produites en preuve, indiquent clairement que des informations essentielles sur son statut et son rôle dans l’enquête en tant qu’agent de la police n’ont pas été divulguées à la défense. Plutôt que de l’identifier comme agent et de divulguer cette information, les enquêteurs ont continué à l’identifier comme leur source dans leurs notes, ce qu’il n’était plus, et ils ont utilisé ce stratagème pour le protéger en occultant des informations essentielles.
[77] La preuve soumise à la cour ne permet pas de conclure que ces actions commises par les enquêteurs ont été planifiées et délibérées, mais elle est néanmoins suffisante pour conclure que, en agissant ainsi, les enquêteurs ont indûment protégé des renseignements qui auraient dû être communiqués à la défense parce qu’ils auraient pu avoir une importance déterminante pour la défense dans la préparation de son dossier, et notamment dans l’évaluation des défenses possibles, notamment la défense de provocation.
[78] En ce qui concerne l’identification de Cavan comme la source, la cour conclut qu’à partir du moment où les enquêteurs et la poursuite ont compris, la semaine dernière, que cette identité en tant que source ne pouvait plus demeurer confidentielle, et que le Sergent Hillier a confirmé que ses tentatives de trouver cette personne demeuraient vaines, non seulement cette information devait-elle être révélée à la cour, mais qu’il était du devoir de la poursuite de divulguer cette information à l’avocat de la défense avant le début du procès.
[79] La défense aurait pu utiliser cette information pour réévaluer sa position à la lumière de cette nouvelle information, notamment en demandant un ajournement, en concluant que Cavan devenait un témoin important dans la préparation de la défense ou en contestant la crédibilité des témoins à charge. Tout ce que l’on sait, c’est qu’on ne peut trouver M. Cavan et que nous sommes en présence d’un accusé dont le procès a déjà commencé et dans lequel l’agent de la police clandestin a déjà terminé son témoignage principal.
[80] Pour ce qui est du défaut de divulguer la note de synthèse et le plan d’opération, la poursuite prétend qu’il s’agit d’une erreur commise par inadvertance qui a été découverte lundi matin peu avant que ne débute le procès, pendant que la procureure de la poursuite était en train de préparer ses témoins pour le procès de l’après-midi. La cour en prend note. Il arrive que des erreurs se produisent, que ce soit par inadvertance ou autrement.
[81] Au lieu d’informer immédiatement la défense de cette regrettable erreur, la poursuite a volontairement choisi de garder celle-ci dans l’ignorance de ce fait, et a décidé de laisser le procès s’engager comme si de rien n’était. C’est seulement parce que le témoin a révélé l’existence de ces documents en contre-interrogatoire que la poursuite les a divulgués lors d’un ajournement par la suite.
[82] Aux yeux de la cour, il peut s’agir d’un manquement grave à l’obligation de divulguer qui soulève à tout le moins la question de la compréhension qu’a la poursuite de son rôle en l’absence de toute explication logique. Pour le moins, la cour considère cette omission – non pas tant l’omission d’avoir divulgué ces documents en novembre 2003 que l’omission d’informer l’avocat de la défense sur-le-champ en découvrant l’omission originale de divulguer – comme une très sérieuse erreur de jugement, même si la cour ne peut conclure que la poursuite a agi avec malice ou de façon malhonnête en l’espèce.
[83] La cour estime qu’il d’une malencontreuse erreur de jugement, mais dont les conséquences sont graves. La cour tient toutefois à préciser qu’elle ne croit pas que la procureure de la poursuite a manqué d’intégrité dans cette affaire. Il s’agit d’une malencontreuse erreur de jugement qui a de graves conséquences.
[84] Toutefois, cette situation aurait pu être évitée si la procureure s’était elle-même davantage impliquée dans le contrôle du processus de divulgation. Il se peut que les ressources soient limitées, mais les affaires dans lesquelles il y a beaucoup d’éléments de preuve à divulguer devraient recevoir l’attention nécessaire, même si les infractions ne sont pas objectivement les plus importantes. Le droit d’un accusé à être traité de façon équitable et de pouvoir présenter une défense pleine et entière ne varie pas selon la nature de l’infraction et l’importance de la peine maximale.
[85] Venons-en maintenant à la mention, dans les notes de l’enquêteur Blume, de l’existence de billets de 10 $ et de 20 $ qui auraient été marqués et photographiés à l’aide d’un appareil numérique. La défense n’a pas reçu les photos de cette preuve substantielle. La poursuite a déclaré que ces photographies avaient été prises uniquement pour servir d’outils de formation pour la police et qu’elles n’avaient aucune pertinence dans la présente affaire.
[86] Cette affirmation de la poursuite témoigne soit d’un manque de compréhension chez les enquêteurs de ce qui, dans ce dossier, constitue une divulgation en bonne et due forme, soit d’une approche plutôt libérale et légère à l’obligation de divulguer, soit des deux. La cour estime qu’elle témoigne d’un mépris total de leurs obligations juridiques.
[87] Ainsi, compte tenu de ces violations graves et de la façon dont elles sont se sont produites, la cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, et notamment la gravité objective du trafic de petites quantités de marijuana, sur une période de temps prolongée dans un milieu militaire, la conduite de la poursuite et surtout celle des enquêteurs du SNE est si grave qu’un arrêt des procédures s’impose pour éviter de déconsidérer notre système de justice militaire.
[88] La cour ne retient pas cette réparation pour punir les autorités de la poursuite et les enquêteurs au dossier. Elle l’adopte pour éviter que de telles violations ne se perpétuent ou s’aggravent, particulièrement à la lumière du dévoilement des rôles joués par l’ex-Soldat Cavan, à la fois comme source et comme agent, et de l’impossibilité de le localiser alors que des témoins ont déjà commencé à être interrogés dans le procès principal.
[89] Pour ces motifs, la cour conclut que les droits de l’ex-Soldat Bianca garantis par l’article 7 de la Charte, en ce qu’ils s’appliquent à sa possibilité de présenter une défense pleine et entière, ont été violés et, conformément au paragraphe 24(1) de la Charte, elle ordonne l’arrêt des procédures.
[90] En conséquence, l’instance de la cour martiale permanente contre l’ex-Soldat Bianca est terminée. Merci beaucoup.
LE LIEUTENANT-COLONEL M. DUTIL, J.M.
Avocats :
Le Capitaine de corvette C.J. Deschênes, Direction des poursuites militaires, Région de l’Atlantique
Procureur de Sa Majesté la Reine
Le Lieutenant-colonel D.T. Sweet, Direction du service d’avocats de la défense
Avocat du soldat S.C. Bianca