Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l'ouverture du procès : 17 avril 2012

Endroit : Réfectoire Currie, pièce 219, Édifice Currie R-15, 15 promenade Valour, Kingston (ON)

Chefs d'accusation
•Chef d'accusation 1 : Art. 125c) LDN, dans l’intention d’induire en erreur a altéré un document établi à des fins ministérielles.

Résultats
•VERDICT : Chef d’accusation 1 : Coupable.
•SENTENCE : Une amende au montant de 5000$

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Lewis, 2012 CM 2006

 

Date : 20120509

Dossier : 201205

 

Cour martiale permanente

 

Collège militaire royal du Canada

Kingston (Ontario) Canada

 

Entre : 

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Colonel (à la retraite) W. J. Lewis, contrevenant

 

 

En présence du Capitaine de frégate P.J. Lamont, J.M

 


TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

 

MOTIFS DE LA SENTENCE

 

(Prononcés de vive voix)

 

[1]        Colonel Lewis, après avoir accepté et inscrit votre plaidoyer de culpabilité à l’égard du chef d’accusation, à savoir que vous avez, dans l’intention d’induire en erreur, altéré un document établi à des fins ministérielles, contrairement à l’alinéa 125c) de la Loi sur la défense nationale (Loi), et après avoir tenu compte des faits allégués et admis qui sous-tendent cette infraction, la cour vous déclare maintenant coupable de ce chef d’accusation.

 

[2]        Il m’incombe maintenant de fixer et de prononcer votre sentence. Pour ce faire, j’ai examiné les principes de détermination de la peine qu’appliquent les cours ordinaires du Canada ayant compétence en matière criminelle et les cours martiales. J’ai également examiné les faits de l’espèce révélés par les témoignages entendus pendant la présente audience de détermination de la peine, ainsi que les observations du procureur de la poursuite et de l’avocat de la défense. 

 

[3]        Les principes de la détermination de la peine guident la cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire afin que celle‑ci prononce une sentence appropriée et adaptée à chaque cas. En règle générale, la sentence doit être proportionnée à la gravité de l’infraction, à la culpabilité ou au degré de responsabilité du contrevenant, ainsi qu’aux antécédents de celui‑ci. La cour est guidée par les sentences qu’ont prononcées les autres cours dans des affaires antérieures similaires, non qu’elle se croie tenue d’imiter servilement les précédents, mais parce que son sens commun de la justice veut que les affaires semblables soient jugées de manière semblable. Néanmoins, la cour tient compte des nombreux facteurs qui caractérisent l’affaire particulière dont elle est saisie, autant des facteurs aggravants qui peuvent commander une peine plus lourde que des circonstances atténuantes qui peuvent appeler une réduction de la peine.

 

[4]        Les buts et les objectifs de la détermination de la sentence ont été exprimés de diverses manières dans de nombreuses affaires antérieures. En général, ils visent à protéger la société, dont bien entendu les Forces canadiennes font partie, en favorisant le développement et le maintien d’une collectivité juste, paisible, sûre et respectueuse de la loi. Fait important dans le contexte des Forces canadiennes, ces objectifs comprennent le maintien de la discipline, cette habitude d’obéissance indispensable à l’efficacité d’une force armée. Les buts et les objectifs de la détermination de la sentence comprennent aussi la dissuasion individuelle, de manière à éviter toute récidive du contrevenant, et la dissuasion générale, de manière à éviter que d’autres ne soient tentés de suivre son exemple. La peine vise également à assurer la réinsertion sociale du contrevenant, à l’amener à développer son sens des responsabilités et à dénoncer les comportements illégaux. Il est normal qu’au cours du processus permettant d’arriver à une peine juste et adaptée dans un cas donné, certains de ces buts et objectifs l’emportent sur d’autres, mais il importe de les prendre tous en compte; une peine juste et adaptée est une combinaison judicieuse de ces buts, adaptée aux circonstances particulières de l’espèce.

 

[5]        L’article 139 de la Loi prévoit les différentes peines que peuvent infliger les cours martiales. Ces peines sont limitées par la disposition législative qui crée l’infraction et prescrit une peine maximale. Une seule sentence peut être prononcée contre le contrevenant, qu’il soit déclaré coupable d’une ou de plusieurs infractions, mais la sentence peut comporter plus d’une peine. Un principe important veut que la cour inflige la peine la moins sévère permettant de maintenir la discipline.

 

[6]        Pour déterminer la peine applicable en l’espèce, j’ai tenu compte des conséquences directes et indirectes que le verdict de culpabilité et la sentence que je m’apprête à prononcer auront sur le contrevenant.

 

[7]        Les membres des Forces canadiennes (FC) sont tenus conformément aux Directives et ordonnances administratives de la Défense (DOAD 5023-2 intitulée « Programme de conditionnement physique ») de maintenir une condition physique répondant à la norme minimale prescrite par le Programme EXPRES FC. Dans le cadre du programme, les membres sont évalués annuellement. Le résultat de l’évaluation est inscrit sur un formulaire, le Formulaire DND 279, Programme EXPRES FC, et est valide pendant un an. Le militaire dont la condition physique satisfait à une norme plus élevée en vertu de ce que l’on appelle le Programme d’encouragement bénéficie d’une exemption, valide pendant deux ans. À la date indiquée dans l’acte d’accusation, le Colonel (à la retraite) W. J. Lewis était directeur du Département de science militaire appliquée du Collège militaire royal du Canada (CMR) à Kingston. À ce titre, il était le commandant de tous les étudiants militaires du cycle supérieur qui fréquentaient le collège. En outre, il était chargé de l’administration du département. Le 16 mars 2011, soit un mois avant la date de l’infraction, le Commodore Truelove, commandant du Collège militaire royal et supérieur militaire du Colonel Lewis, préparait les rapports annuels d’appréciation du personnel (RAP) de ses subalternes, y compris le Colonel Lewis. L’une des cases du formulaire du RAP intitulée « Évaluation de la condition physique » comporte cinq choix – réussite, exemption, exemption médicale, échec et non évalué. Le Commodore Truelove a envoyé un courriel au Colonel Lewis lui demandant de confirmer que l’évaluation prévue au Programme EXPRES était toujours valable. Le Colonel Lewis a répondu par courriel le même jour, indiquant faussement qu’il avait été exempté de cette évaluation, et en avril, le Commodore Truelove a inscrit ce renseignement erroné sur le formulaire du RAP. Au cours du processus de contrôle qui précède normalement la signature finale du rapport par le commandant de l’Académie canadienne de la Défense, la Major Myers a remarqué une divergence entre l’information inscrite sur le RAP quant à la condition physique du Colonel Lewis et l’information contenue dans le sommaire des dossiers du personnel militaire. Ce dernier document indiquait que la dernière évaluation du Colonel Lewis faite dans le cadre du Programme EXPRES remontait à avril 2008 et n’était donc plus valide. La Major Myers s’est informée auprès de l’unité du Colonel Lewis et a reçu par la suite de ce dernier un courriel dans lequel il déclarait faussement qu’un commis lui avait dit que la dernière évaluation de sa condition physique datait du 14 avril 2010. La Major Myers a ensuite demandé une copie du formulaire d’évaluation du Programme EXPRES FC concernant le Colonel Lewis, le formulaire DND 279. Le Colonel Lewis s’est alors servi du dossier complémentaire de l’un de ses subalternes, le Lieutenant‑colonel Beauséjour, l’a modifié pour faire croire qu’il s’agissait du sien et qu’il avait été exempté de l’évaluation prévue par le Programme EXPRES FC le 14 avril 2011, l’a balayé et transmis par courriel à la Major Myers. Cette dernière a cru que le document que lui avait transmis le Colonel Lewis avait été falsifié. Une enquête a été faite et le Colonel Lewis a admis aux enquêteurs qu’il avait falsifié le formulaire d’évaluation du Programme EXPRES FC dans le but d’induire en erreur son supérieur militaire, sa chaîne de commandement et le personnel de soutien administratif. Il a indiqué qu’il s’était senti piégé lorsqu’on lui a demandé de fournir une copie du formulaire après qu’il eut faussement déclaré qu’il avait subi l’évaluation.

 

[8]        Compte tenu des faits susmentionnés, le procureur de la poursuite recommande que le contrevenant soit rétrogradé au rang de lieutenant-colonel et soit condamné à une amende de sept à huit mille dollars. L’avocat de la défense fait valoir que le Colonel Lewis ne peut être rétrogradé, puisque depuis la date de l’infraction, il a été libéré des Forces canadiennes; il ajoute que même si la rétrogradation pouvait être légalement imposée à l’égard d’un membre libéré, il ne s’agit pas d’une peine adaptée à l’infraction compte tenu de l’ensemble des circonstances. L’avocat de la défense fait valoir qu’une peine appropriée serait une amende de 4 000 $.

 

[9]        L’avocat du contrevenant soutient que la rétrogradation ne constitue pas une peine valide parce que le contrevenant a été libéré des FC depuis la date de l’infraction. L’avocat cite la décision de la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Tupper, 2009 CACM 5, à l’appui de sa proposition selon laquelle les peines typiquement militaires énumérées à l’article 139 de la Loi ne s’appliquent pas au contrevenant qui a été libéré des FC. Selon l’avocat, les seules peines pouvant être valablement imposées à un ancien membre libéré sont l’emprisonnement et la mise à l’amende.

 

[10]      Dans la décision Tupper, le contrevenant, sur qui pesaient plusieurs chefs d’accusation en vertu de la Loi sur la défense nationale, a été condamné par une cour martiale disciplinaire à une peine de destitution et de détention pour une période de 90 jours. Il a été immédiatement libéré par le juge chargé de déterminer la peine, le Juge militaire en chef (JMC), en attendant l’instruction de son appel devant la Cour d’appel de la cour martiale. Ayant interjeté appel quant à la gravité de la peine, l’appelant a fait valoir deux motifs, le second étant que la peine imposée était sévère et excessive. La juge Trudel (avec le concours du juge Nadon) a rendu les motifs pour la majorité de la cour. Elle a conclu que « la peine de destitution n'était pas contre-indiquée » (paragraphe 47), et a rejeté le second motif d’appel après avoir « conclu que la sentence était manifestement indiquée » (paragraphe 79).

 

[11]      Puis, elle a déclaré ce qui suit :

 

[59]         La peine est sans aucun doute sévère. Une raison m'empêche toutefois d'en rester là : en juin 2008, alors que le présent appel était en instance, le soldat Tupper a fait l'objet d'une libération administrative des Forces canadiennes pour conduite insatisfaisante, en vertu de l'article 15.01 des ORFC (point 2(a)).

 

[...]

 

[60]         Ce fait nouveau soulève la possibilité de mettre en application la peine. Étant donné les conditions de la peine, on se serait attendu à ce que le soldat Tupper ait purgé sa peine de détention à titre de membre des Forces canadiennes avant d'être destitué.

 

[61]         La séquence des événements décrite ci-dessus aurait permis de réaliser les objectifs de la peine élaborée avec minutie par le JMC, qui a mis l'accent sur la dénonciation et la dissuasion du public tout en tenant compte de la situation du soldat Tupper de son besoin de suivre un traitement pour mettre un terme à sa dépendance aux drogues.

 

[62]         La réalité est désormais tout à fait différente. Le soldat Tupper est retourné à la vie civile. Il a depuis mis fin à sa dépendance aux drogues et fréquente l'école pour obtenir un diplôme d'études secondaires.

 

[63]         Si le JMC avait su que Tupper ferait l'objet d'une libération administrative en attendant l'issue de son appel, je suis convaincue qu'il aurait élaboré une peine qui s'accorde mieux avec le nouveau statut de civil de l'appelant, c'est-à-dire une peine qui pourrait être mise en application même après la libération de l'appelant

 

 

[64]         Je n'ai toutefois pas à conjecturer ce qui aurait pu constituer une peine adéquate, car, à mon avis, le caractère définitif de la libération administrative a rendu caduques les peines de destitution et de détention.

 

Et au paragraphe 67 :

 

                Puisque le soldat Tupper a déjà été libéré du service militaire, il n'est plus passible des peines réservées aux soldats. Vu sa libération, il ne peut être ensuite destitué des Forces canadiennes. Dans la même veine, on ne peut le réintégrer dans l'armée pour qu'il purge une peine de détention dans une caserne militaire.

 

Puis, au paragraphe 70 :

 

                En l'espèce, une intervention de nature administrative dans le système judiciaire militaire entraîne directement la remise de la peine.

 

Enfin, au paragraphe 79 :

 

                Pour ces motifs, je ferais droit à la demande d'autorisation d'appel et accueillerais le présent appel et, même si j'ai conclu que la sentence était manifestement indiquée, j'annulerais les peines de destitution et de détention, vu qu'elles sont caduques à la suite de la libération administrative de l'appelant des Forces canadiennes.

 

C’est sur la foi de ces observations et conclusions que l’avocat fait valoir en l’espèce qu’étant donné que le Colonel Lewis est maintenant libéré des Forces canadiennes, ayant pris sa retraite, les seules peines qui peuvent être valablement infligées sont l’emprisonnement et la mise à l’amende.

 

[12]      En règle générale, les tribunaux inférieurs sont liés par les principes de droit énoncés par les tribunaux supérieurs. Cette règle fait partie du principe anglais du stare decisis selon lequel il faut respecter ce qui a déjà été décidé. Or, cette règle voulant que les décisions antérieures doivent être suivies comporte des exceptions, entre autres lorsqu’une décision a été rendue par inadvertance. Dans l’affaire qui nous intéresse, le procureur de la poursuite prétend que la cour n’est pas liée par la règle du stare decisis de sorte qu’elle peut conclure, en se fondant sur la décision Tupper, que la peine de rétrogradation ne peut être appliquée à un membre libéré des FC puisque la décision de la Cour d’appel de la cour martiale a été rendue par inadvertance. On m’a renvoyée à la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans R. c. Pereira, 2007 BCSC 472, où le juge Romilly a examiné la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans R. c. W. (P.H.L.), 2004 BCCA 522, et a affirmé sous la rubrique [traduction] « La décision W. (P.H.L.) a-t-elle été rendue par inadvertance? » ce qui suit au paragraphe 46 :

           

            [traduction]

 

[46]          L’expression « par inadvertance », qui peut se traduire par « manque d’attention » s’entend d’une décision qui a été rendue sans tenir compte des lois ou de la jurisprudence pertinentes et qui , par conséquent, ne lie pas les juridictions inférieures.

 

[47]          En résumé, les principales caractéristiques d’une décision rendue par inadvertance sont les suivantes :

 

                1.             La cour n’a pas tenu compte, par ignorance ou oubli, d’une loi pertinente ou d’une décision contraignante qui est incompatible avec sa décision;

 

                2.             Si la cour avait tenu compte de la loi ou de la décision pertinente, sa décision aurait été différente.

 

La conclusion selon laquelle une décision antérieure a été rendue par inadvertance devrait être rare.

 

[13]      En l’espèce, le procureur de la poursuite soutient que l’arrêt Tupper a été rendu sans tenir compte du chapitre 15 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) qui traite de la libération des membres des FC. L’article 15.03 s’intitule « Date de la libération » et prévoit ce qui suit, au paragraphe (1) :

 

(1)        Dans le cas d’une peine de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté ou de destitution du service de Sa Majesté prononcée par une cour martiale, la date de la libération doit être le plus tôt possible après l’imposition de la peine.

 

[14]      À mon avis, bien qu’en règle générale la peine imposée par une cour martiale prenne effet, depuis la modification de la Loi en 1999, à la date où elle est prononcée, conformément à l’article 195 de la Loi, il appert clairement du paragraphe 15.03(1) des ORFC qu’une peine de destitution imposée par une cour martiale n’a pas en soi pour effet de libérer le membre des FC à la date du prononcé de la peine. Ce n’est que lorsque le processus administratif prévu au chapitre 15 est terminé, soit « le plus tôt possible » après l’imposition de la peine de destitution, que le contrevenant est libéré, qu’il redevient une personne civile, et qu’il n’est plus membre des FC. Or, dans Tupper, la peine de rétrogradation faisait l’objet d’un appel au moment de la libération. Il me semble que c’est la raison pour laquelle le soldat Tupper a été libéré pour « service non satisfaisant » (article 2a)) et non pour avoir été « condamné à la destitution » (article 1a)). À cet égard, la libération du soldat Tupper procédait en effet d’« une intervention de nature administrative dans le système judiciaire militaire », car la libération administrative a eu lieu à une époque où la cour d’appel devait se prononcer sur la justesse de la peine de rétrogradation imposée au procès. Par conséquent, je ne suis pas en mesure d’affirmer, comme le fait valoir le procureur de la poursuite, que la décision majoritaire de la CACM a été rendue sans que celle‑ci ait tenu compte, par ignorance ou oubli, des dispositions des ORFC portant sur la libération.

 

[15]      Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il ne m’appartient pas de décider si, dans l’arrêt Tupper, la Cour d’appel de la cour martiale a fait abstraction, par oubli ou ignorance, d’une loi pertinente et incompatible avec sa décision, et je ne me prononce pas à ce sujet. Dans Smith c. Atlantic Wholesalers Ltd., 2012 NSSC 14, le juge Wood de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a statué que la conclusion d’un tribunal inférieur selon laquelle le fait qu’un tribunal supérieur ait rendu une décision par inadvertance le justifiait de refuser de suivre cette décision (paragraphe 43). Avec respect, je doute sérieusement que cette proposition exprime avec exactitude le principe applicable. À mon avis, la conclusion qu’une décision antérieure a été rendue par inadvertance autorise le tribunal qui l’a rendue à ne pas suivre cette décision, mais non à refuser d’appliquer les principes de droit exposés par un tribunal supérieur. C’est pourquoi en l’espèce, j’ai refusé pendant les plaidoiries d’entendre l’argument du procureur de la poursuite voulant que la décision de la CACM dans Tupper ait été rendue par inadvertance. Si cette prétention est fondée, la question doit être portée devant la Cour d’appel de la cour martiale, et non devant la Cour (voir R. c. Toronto Star Newspapers Ltd, décision du juge Durno de la Cour supérieure de justice de l’Ontario datée du 1er mars 2007).

 

[16]      La cour, en tant que tribunal d’instance inférieure, est liée par le principe du stare decisis selon lequel elle doit suivre les décisions de la Cour d’appel de la cour martiale. Toutefois, la doctrine du stare decisis ne s’applique qu’à la ratio decidendi, c’est‑à‑dire à ce qui a été véritablement tranché par la décision antérieure et qui lie la Cour, et pas nécessairement aux autres déclarations, appelées « remarques incidentes » (ou obiter dicta), qui peuvent être faites dans le cadre du raisonnement du tribunal supérieur. Comme l’a affirmé le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, au paragraphe 57 :

 

57           Pour reprendre la formulation du comte Halsbury, il faut se demander chaque fois quelles questions ont été effectivement tranchées.  Au‑delà de la ratio decidendi qui est généralement ancrée dans les faits, comme l’a signalé le comte Halsbury, le point de droit tranché par la Cour peut être aussi étroit que la directive au jury en cause dans Sellars ou aussi large que le test établi par l’arrêt Oakes.  Les remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées avoir toutes la même importance.  Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité.  Au‑delà, il s’agira de commentaires, d’exemples ou d’exposés qui se veulent utiles et peuvent être jugés convaincants, mais qui ne sont certainement pas « contraignants » comme le voudrait le principe Sellars dans son expression la plus extrême.  L’objectif est de contribuer à la certitude du droit, non de freiner son évolution et sa créativité.  La thèse voulant que chaque énoncé d’un jugement de la Cour soit traité comme s’il s’agissait d’un texte de loi n’est pas étayée par la jurisprudence et va à l’encontre du principe fondamental de l’évolution de la common law au gré des situations qui surviennent.

 

[17]      Dans l’arrêt Henry, la Cour suprême du Canada se penchait sur l’application de la règle du stare decisis à ses propres décisions antérieures; à mon avis, cependant, la conclusion de la cour s’applique également à l’examen du caractère contraignant des décisions antérieures d’un tribunal supérieur, comme la CACM, à l’égard d’une instance inférieure comme une cour martiale. Je dois donc déterminer quelle était la ratio decidendi dans l’arrêt Tupper? Comme nous l’enseigne le juge Binnie, il faut d’abord tenir compte des faits de l’affaire. Au moment de la détermination de la peine, le soldat Tupper était encore membre des FC et il l’est demeuré jusqu’à ce que la peine de destitution prenne la forme d’une libération. Au moment de son appel, il avait été dûment libéré des FC et les objectifs de réinsertion sociale visés par la peine infligée au procès étaient pour l’essentiel atteints. Dans ces circonstances, il semble que la majorité des juges de la CACM ait estimé que, bien que la peine eut été indiquée au moment où elle a été prononcée, les circonstances avaient changé considérablement au moment de l’appel. Selon moi, la décision Tupper étaye les propositions suivantes :

 

1.         Le tribunal chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes qui sont personnelles au contrevenant, notamment s’il continuera à servir ou s’il a déjà été libéré ou pourrait l’être dans un proche avenir;

 

2.         Lorsque ces circonstances particulières changent entre le moment de la détermination de la peine et celui où il est interjeté appel de la peine infligée, la CACM tiendra alors compte de ces changements et décidera si cette peine demeure indiquée.

 

[18]      En l’espèce, le contrevenant a déjà été libéré. Il se peut que pour cette raison, certaines des peines prévues à l’article 139 de la Loi sur la défense nationale n’aient pas le même effet sur lui que sur un membre qui continue de servir, et qu’elles ne favorisent pas l’atteinte des objectifs de la détermination de la peine auxquels j’ai déjà fait référence. C’est pourquoi il convient d’évaluer sérieusement s’il convient d’infliger une peine particulière, et non de conclure qu’une certaine peine ne peut tout simplement pas être imposée d’un point de vue juridique. Dans Tupper, la CACM n’examinait pas la question de savoir quelles peines pouvaient être imposées à un ancien membre des FC. Elle devait plutôt déterminer si les peines infligées au soldat Tupper demeuraient pertinentes étant donné que sa situation avait changé.

 

[19]      En définitive, je conclus que l’arrêt Tupper ne fait pas autorité quant à la proposition générale formulée par l’avocat du défendeur en l’espèce. Je conclus que la rétrogradation est une peine légitime en l’espèce bien que le contrevenant ait été libéré par suite de son départ à la retraite depuis la date de l’infraction. Je passe donc à la question de savoir si la rétrogradation est une peine appropriée dans l’affaire qui nous intéresse.

 

[20]      À l’appui d’une sentence comportant une peine de rétrogradation, le procureur de la poursuite soutient que les faits de l’espèce révèlent que le Colonel Lewis a commis un abus de confiance grave. S’il est vrai que le Commodore Truelove se fiait à ses subalternes, y compris le Colonel Lewis, pour obtenir des renseignements exacts et fiables lorsqu’il le demandait, je ne saurais dire que la relation entre les deux hommes se caractérisait par le degré de confiance évoqué au sous-alinéa 718.2a)(iii) du Code criminel. On peut en dire autant de la relation entre le contrevenant et la Major Myers. Néanmoins, je suis d’accord avec le procureur de la poursuite pour dire qu’en l’espèce, le contrevenant n’a pas respecté les normes élevées énoncées dans les lignes directrices fournies par le Chef d’état-major de la Défense que tous ceux qui occupent un poste de commandant doivent respecter. À titre de commandant, le contrevenant avait l’obligation particulière de se conformer aux normes de probité et d'intégrité les plus strictes. Les gestes qu’il a posés justifieraient que ses supérieurs, ses subalternes et tous ceux avec qui il a travaillé perdent confiance en lui.

 

[21]      J’ai déjà dit dans des affaires antérieures que le rang d’un membre des Forces canadiennes est un signe manifeste qui témoigne de la confiance accordée à ce membre par les Forces canadiennes. La rétrogradation peut constituer une peine particulièrement indiquée pour sanctionner une infraction qui entraîne une perte de confiance, dans les cas où il existe un lien entre le rang du contrevenant et la perpétration de l'infraction, par exemple lorsqu’un supérieur abuse du pouvoir que lui confère son rang pour maltraiter un subalterne. Dans la présente cause, le contrevenant semble s’être servi de l’accès spécial au dossier personnel d'un de ses subalternes dont il disposait pour falsifier un document de façon à dissimuler le mensonge qu'il avait déjà dit à son supérieur.

 

[22]      Cependant, le contrevenant peut recouvrer le rang qu’il a perdu après avoir démontré à sa chaîne de commandement qu’il est digne de la confiance que ce rang symbolise. Ainsi, la rétrogradation peut contribuer à l’atteinte des objectifs de réinsertion que vise la détermination de la peine et amener le contrevenant ainsi puni à développer son sens des responsabilités en l’encourageant à rétablir le lien de confiance qui lui permettra de recouvrer le grade qu’il a perdu. La rétrogradation peut également répondre à d’autres buts et objectifs en matière de détermination de la peine.

 

[23]      Le contrevenant a témoigné lors de l'audience de détermination de la peine. J'accepte son témoignage selon lequel il était soumis à un stress énorme au moment de l'infraction en raison principalement des graves problèmes de santé dont lui et d’autres membres de sa famille souffraient et d'un environnement de travail difficile. Il a déclaré que son poste au collège aurait été compromis s'il avait demandé une exemption médicale le dispensant de subir l’évaluation prévue par le programme EXPRES FC. Je suis incapable de suivre son raisonnement sur ce point, et compte tenu de l’ensemble de la preuve, j’estime qu’il n’a pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi il avait menti à son supérieur militaire et à d'autres personnes. Toutefois, je ne retiens pas l’argument du procureur de la poursuite selon qui le contrevenant a commis l'infraction pour faire avancer sa carrière.

 

[24]      Le contrevenant a eu une longue et brillante carrière au sein des Forces canadiennes. Quelques mois après avoir commis l'infraction, il a décidé de prendre sa retraite; il a été libéré à l'été 2011. Il continue d’entretenir des liens professionnels avec le CMR et demeure très apprécié de ses collègues du milieu de l’enseignement. Une fois l’infraction découverte, il a collaboré avec les enquêteurs. Il n'a pas d'antécédents judiciaires et je suis convaincu que son plaidoyer de culpabilité démontre véritablement qu’il regrette son geste.

 

 

[25]      Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, tant celles qui entourent l’infraction que celles qui concernent le contrevenant, je ne suis pas convaincu qu’une rétrogradation s’impose. Étant donné que le contrevenant est maintenant à la retraite, j’estime que cette peine n’aurait pas l’effet réhabilitant dont j’ai déjà fait mention. À mon avis, l’objectif principal de la détermination de la peine est la dissuasion, tant individuelle que générale, et j’estime que la meilleure manière de réaliser cet objectif est d’infliger une amende substantielle.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[26]      Vous DÉCLARE coupable de l’infraction visée à l’article 125 de la Loi sur la défense nationale, soit d’avoir altéré, avec l’intention d’induire en erreur, un document établi à des fins ministérielles.

 

[27]      Vous CONDAMNE à une amende de 5 000 $.

 


 

Avocats :

 

Lieutenant-colonel M. Trudel, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Capitaine de corvette B. Walden, Direction du service d’avocats de la défense

Avocat du Lieutenant-colonel Lewis

 

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