Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 7 avril 2014.

Endroit : Édifice 588, chemin Ordinance, Denwood (AB).

Chefs d’accusation
•Chef d’accusation 1 : Art. 130 LDN, agression sexuelle (art. 271 C. cr.).
•Chef d’accusation 2 : Art. 97 LDN, ivresse.

Verdicts
•Chefs d’accusation 1, 2 : Coupable.

Sentence
•Une rétrogradation au grade de capitaine.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Yurczyszyn, 2014 CM 2004

 

Date : 20140410

Dossier : 201364

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Wainwright

Wainwright (Alberta), Canada

 

Entre : 

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Major D. Yurczyszyn, accusé

 

 

Devant : Colonel M.R. Gibson, J.M.

 


 

Restriction à la publication : Par ordonnance de la cour rendue en vertu de l’article 179 de la Loi sur la défense nationale et de l’article 486.4 du Code criminel, il est interdit de publier ou de diffuser, de quelque façon que ce soit, tout renseignement permettant d’établir l’identité de la personne décrite dans le présent jugement comme étant la plaignante.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Prononcés de vive voix)

 

[1]               Le major Yurczyszyn est accusé d’une infraction punissable en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, soit une agression sexuelle commise en contravention de l’article 271 du Code criminel.

 

[2]               Pour exposer la décision de la Cour, je vais d’abord passer en revue les faits de l’espèce ainsi qu’ils ont été établis au moyen des témoignages entendus par la Cour, puis faire un rappel du droit applicable avant de signaler les conclusions que j’ai tirées concernant la crédibilité de certains témoins. Je vais par la suite appliquer le droit aux faits pour expliquer l’analyse que j’ai faite, avant de présenter la décision de la cour sur l’accusation.

 

Les faits

 

[3]               L’allégation d’agression sexuelle dont est saisie la Cour découle d’un incident qui s’est produit à l’occasion d’une fête qui a eu lieu au domicile de W.D., au sein des Forces canadiennes (profession), à Wainwright, en Alberta, dans la soirée du 11 novembre 2012, jour du Souvenir. Le major Yurczyszyn qui, au moment des faits, était commandant de la Base des Forces canadiennes Wainwright, était présent à la fête. Alors qu’un groupe d’invités s’étaient rassemblés dans la cuisine, le major Yurczyszyn aurait touché le sein gauche de Y.J., une civile qui, à l’époque, était la petite amie de l’hôte de la soirée, W.D. Trois témoins à charge ont relaté l’incident.

 

[4]               Le premier témoin, Y.J., une civile actuellement âgée de 32 ans, a déclaré qu’au cours d’une conversation dans la cuisine, le major Yurczyszyn lui a demandé si le soutien-gorge qu’elle portait était rembourré puis, de sa main droite, il a touché le côté de son sein gauche et a déclaré : « Il est rembourré ». Elle a affirmé qu’elle n’avait pas consenti à ce que le major Yurczyszyn lui touche le sein et que ce geste l’a embarrassée. Elle a expliqué que les gestes qu’il a posés l’ont mise mal à l’aise comme femme, car il n’y avait aucune raison d’envahir son espace privé et de toucher son corps. Elle ne l’y avait pas invité. Elle portait une robe blanche à manches longues et sans décolleté. Elle a relevé que le major Yurczyszyn semblait ivre au moment en question. Elle a ajouté qu’il portait un uniforme rouge. En contre-interrogatoire, Y.J. a aussi indiqué que lors de cet incident, le major Yurczyszyn avait employé le mot [traduction] « nichons ». D’un mouvement rapide de la main, il lui a tâté le sein suffisamment longtemps pour remarquer qu’elle portait un soutien-gorge rembourré. Elle n’a subi aucune lésion du fait du toucher et n’a pas signalé l’incident le soir même. Elle a déclaré qu’elle l’avait vécu comme une violation de son intégrité physique, une invasion de sa [traduction] « bulle ». À son avis, les actes étaient [traduction] « passablement intentionnels ». Elle n’a pas formulé de plainte officielle à l’époque, car elle s’inquiétait des conséquences que cela pourrait avoir sur son petit ami, W.D.

 

[5]               Le deuxième témoin de la poursuite, K.H., était à l’époque des faits commandante du détachement du Centre des services de santé à la Base Wainwright. Elle était aussi présente dans la cuisine au moment de l’incident. Dans son témoignage, K.H. a déclaré que lors de la soirée en question, le major Yurczyszyn semblait ivre, et qu’à son arrivée à la fête donnée au domicile de W.D., elle l’aurait aidé à ajuster son uniforme, car sa tenue manquait de soin. Elle a indiqué qu’il portait le même uniforme UDE vert et les médailles que lors du défilé du jour du Souvenir qui avait eu lieu en matinée. Le major Yurczyszyn était le seul invité en uniforme. Elle a essayé de le convaincre de rentrer chez lui pour changer de vêtements, mais il a refusé. Il avait les jambes chancelantes, de sorte qu’en entrant dans la cuisine, il s’est appuyé sur le comptoir. Il a demandé à boire. Il se tenait aux côtés d’elle. W.D. lui a alors présenté Y.J. Il s’est penché vers cette dernière et s’est mis à retirer des cheveux collés à ses vêtements en déclarant : « Il y a des cheveux sur votre chemisier ». Puis, après deux ou trois secondes, il a allongé le bras et entouré de sa main droite le sein gauche de Y.J. Il souriait. Y.J. et W.D. ont paru choqués. W.D. a avancé la main pour retirer celle du major Yurczyszyn. Au bout d’environ cinq secondes, le major Yurczyszyn a tendu le bras en direction du sein gauche de K.H. comme s’il voulait lui faire la même chose. Elle l’en a empêché de la main et lui a dit de lui [traduction] « foutre la paix », car elle ne voulait pas qu’il lui fasse la même chose. K.H. était sous le choc, car elle ne s’attendait pas à ce genre de conduite de la part d’un officier supérieur des Forces canadiennes, et encore moins d’un supérieur occupant ses fonctions. W.D. a alors éloigné Y.J. Une heure plus tard, K.H. est partie avec le major Yurczyszyn parce qu’il [traduction] « se rendait ridicule » devant des officiers subalternes et les civils attachés à la Base. En contre‑interrogatoire, K.H. a admis qu’elle avait attendu plusieurs mois avant de signaler officiellement l’incident, en mars 2013.

 

[6]               Un courriel adressé à K.H. par le major Yurczyszyn a été produit en preuve sous la cote no 3. En voici la teneur :

 

[traduction] Bonjour K.H. Jamie viens de me dire que vous aviez eu une discussion et je voulais te présenter mes excuses pour les gestes et les commentaires que j’ai faits l’autre soir. J’ai oublié de larges pans de ce qui s’est passé pendant la soirée, mais de toute évidence, j’ai dit et fait des choses inappropriées. Je te prie d’accepter mes plus sincères excuses. Je suis en déplacement en ce moment, sinon je serais venu m’excuser de vive voix. J’espère que cela n’a pas altéré notre amitié et si c’est le cas, j’en suis navré, mais je reconnais complètement mes torts.

 

[7]               Le troisième témoin à charge, W.D., (profession), qui est l’hôte de la fête qui a eu lieu le 11 novembre. Au moment des faits, il était le petit ami de Y.J. Il se tenait à côté du major Yurczyszyn et l’a vu toucher de la main droite le sein gauche de Y.J. W.D. a affirmé avoir entendu le Major Yurczyszyn dire [traduction] « belle poitrine ». Il en a été choqué. Y.J. a eu un mouvement de retrait. Elle semblait choquée. C’est alors que K.H. a dit qu’il était temps de rentrer, entraînant le major Yurczyszyn à sa suite. 

 

[8]               L’accusé, le major Yurczyszyn, a lui aussi témoigné. Il a confirmé que le 11 novembre 2012, il était commandant de la Base des Forces canadiennes Wainwright et qu’il s’est rendu à la réception donnée à la résidence de W.D. Il a déclaré qu’avant son arrivée, il avait déjà consommé de l’alcool à la Légion de Wainwright et dans un débit de boisson appelé Dog N’ Suds, ajoutant qu’il portait toujours l’uniforme UDE vert, assorti de médailles, qu’il avait revêtu plus tôt pour les cérémonies du jour du Souvenir. Il a indiqué qu’il était en conversation avec K.H. dans la cuisine de W.D. lorsque Y.J. s’est approchée. Il a remarqué un cheveu sur le côté gauche de sa robe et a avancé la main pour l’en retirer. Or, à cause de son ivresse et pour quelque autre raison, il a trébuché et sa main a glissé le long de son flanc gauche. Selon lui, le geste a duré une fraction de seconde et il n’y avait derrière [traduction] « aucune intention manifeste ou cachée ». Il a affirmé qu’il n’avait cherché qu’à retirer le cheveu, un peu comme les gens le font pour les poils de chat. Le cheveu en question était situé à mi-hauteur sur son chemisier et il a essayé d’en saisir la partie qui était dégagée. Il y a toutefois eu contact avec le côté gauche de la robe. Il a trébuché au moment de tirer sur le cheveu. Il a répété qu’il s’est agi d’un [traduction] « toucher d’une fraction de seconde ». Il a nié avoir fait quelque geste que ce soit en direction de K.H. Il a quitté la fête après une quarantaine de minutes, voire au maximum une heure. Il a affirmé ne pas se souvenir d’avoir fait allusion au genre de soutien-gorge porté par Y.J. ni d’avoir dit [traduction] « belle poitrine ». Il a nié avoir enveloppé de sa main le sein de Y.J. Il a dit qu’il était en état d’ébriété ([traduction] « sous l’influence de l’alcool »), mais tout de même en mesure de tenir une conversation. Pour expliquer qu’il ait présenté des excuses dans le courriel constituant la pièce no 3, il a affirmé qu’il s’agissait d’excuses de nature générale que sa femme l’avait incité à faire par ses remontrances après avoir parlé à K.H., qui était sa supérieure à la clinique de soins de santé de la base. En somme, il a dit avoir manqué de discernement en s’enivrant, mais a nié avoir eu quelque intention sexuelle que ce soit en touchant Y.J. Il a aussi nié avoir fait allusion à sa [traduction] « belle poitrine » ou son « soutien-gorge rembourré » ou d’avoir délibérément palpé son sein.

 

[9]               La défense a aussi appelé quatre témoins : V.L., D.L., G.C. et L.K. Ceux‑ci n’ont pas assisté à la scène du toucher dans la cuisine, mais la défense a fait valoir que la pertinence de leurs témoignages tenait à l’appréciation de la crédibilité des trois témoins de la poursuite.

 

Le droit

 

[10]           Pour arriver à une conclusion appropriée en l’espèce, la Cour doit relever le droit applicable. La première question en litige concerne l’infraction d’agression sexuelle.

 

[11]           La Cour suprême du Canada a élaboré l’analyse qu’il convenait d’appliquer à cette infraction dans l’arrêt R c Ewanchuk, [1999] 1 RCS 330. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Major a donné, aux paragraphes 25 à 66 des motifs, des directives que je me propose de paraphraser ici par souci de concision. Pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’agression sexuelle, deux éléments fondamentaux doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable : qu’il a commis l’actus reus (ou acte coupable) et qu’il avait la mens rea requise (ou intention coupable). L’actus reus de l’agression consiste en des attouchements sexuels non souhaités. La mens rea est l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle-ci n’y consent pas, en raison de ses paroles ou de ses actes, ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement.

 

[12]           L’actus reus de l’agression sexuelle est établi par la preuve de trois éléments : (i) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts, (iii) l’absence de consentement. Les deux premiers éléments sont objectifs. Il suffit que le ministère public prouve que les actes de l’accusé étaient volontaires. Le ministère public n’a pas à prouver que l’accusé avait quelque mens rea pour ce qui est de la nature sexuelle de son comportement. Toutefois, l’absence de consentement est purement subjective et déterminée par rapport à l’état d’esprit subjectif dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu. Bien que le témoignage de la plaignante soit la seule preuve directe de son état d’esprit, le juge des faits doit néanmoins apprécier sa crédibilité à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il est loisible à l’accusé de prétendre que les paroles et les actes de la plaignante, avant et pendant l’incident, soulèvent un doute raisonnable quant à l’affirmation de cette dernière selon laquelle, dans son esprit, elle ne voulait pas que les attouchements sexuels aient lieu. Si, toutefois, le juge du procès croit la plaignante lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas consenti, le ministère public s’est acquitté de l’obligation qu’il avait de prouver l’absence de consentement. La perception qu’avait l’accusé de l’état d’esprit de la plaignante n’est pas pertinente. Cette perception n’entre en jeu que dans le cas où la défense de croyance sincère, mais erronée au consentement est invoquée à l’étape de la mens rea de l’enquête.

 

[13]           Le juge des faits ne peut tirer que l’une ou l’autre des deux conclusions suivantes : la plaignante a consenti ou elle n’a pas consenti. Il n’y a pas de troisième possibilité. Si le juge des faits accepte le témoignage de la plaignante qu’elle n’a pas consenti, même si son comportement contredit fortement cette prétention, l’absence de consentement est établie et le troisième élément de l’actus reus de l’agression sexuelle est prouvé.

 

[14]           La mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments : l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard. Le consentement fait partie intégrante de la mens rea, mais il est considéré du point de vue de l’accusé. Pour que les actes de l’accusé soient empreints d’innocence morale, la preuve doit démontrer que ce dernier croyait que la plaignante avait communiqué son consentement à l’activité sexuelle en question. Le fait que l’accusé ait cru dans son esprit que la plaignante souhaitait qu’il la touche, sans toutefois avoir manifesté ce désir, ne constitue pas une défense. Les suppositions de l’accusé relativement à ce qui se passait dans l’esprit de la plaignante ne constituent pas un moyen de défense.

 

[15]           La notion de « consentement » diffère selon qu’elle se rapporte à l’état d’esprit de la plaignante vis-à-vis de l’actus reus de l’infraction et à l’état d’esprit de l’accusé vis-à-vis de la mens rea. Pour les fins de l’actus reus, la notion de « consentement » signifie que, dans son esprit, la plaignante voulait que les attouchements sexuels aient lieu. Dans le contexte de la mens rea – particulièrement pour l’application de la croyance sincère, mais erronée au consentement – la notion de « consentement » signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé. Les deux volets de l’analyse doivent demeurer distincts.

 

[16]           Dans l’arrêt R c Chase [1987] 2 RCS 293, aux paragraphes 11 et 12 des motifs, le juge McIntyre fournit, au nom de la Cour suprême, des indications quant à la partie du corps visée pour déterminer si un toucher est de nature sexuelle :

 

[…] Le critère qui doit être appliqué pour déterminer si la conduite reprochée comporte la nature sexuelle requise est objectif : « Compte tenu de toutes les circonstances, une personne raisonnable peut-elle percevoir le contexte sexuel ou charnel de l’agression? » La partie du corps qui est touchée, la nature du contact, la situation dans laquelle cela s’est produit, les paroles et les gestes qui ont accompagné l’acte, et toutes les autres circonstances entourant la conduite, y compris les menaces avec ou sans emploi de la force, constituent des éléments pertinents. L’intention ou le dessein de la personne qui commet l’acte, dans la mesure où cela peut ressortir des éléments de preuve, peut également être un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Si le mobile de l’accusé était de tirer un plaisir sexuel, dans la mesure où cela peut ressortir de la preuve, il peut s’agir d’un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Toutefois, il faut souligner que l’existence d’un tel mobile constitue simplement un des nombreux facteurs dont on doit tenir compte et dont l’importance variera selon les circonstances.

 

La notion que l’infraction n’exige qu’une intention générale se dégage implicitement de cette conception de l’agression sexuelle.

 

[17]           Dans R c S. (P.L.) [1991] 1 RCS 909, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême, a déclaré ce qui suit au paragraphe 33 des motifs :

 

                En concluant que l’agression sexuelle n’avait pas été prouvée à cause de l’insuffisance de preuve de motivation sexuelle, la majorité a, en réalité, transformé l’infraction d’agression sexuelle en une infraction requérant une intention spécifique. Cela est naturellement contraire à l’arrêt Chase où l’on a statué que l’infraction en est une requérant une intention générale et que l’intention de la personne qui accomplit l’acte n’est qu’un des facteurs dont il faut tenir compte pour savoir si l’ensemble de la conduite avait un contexte sexuel. La question pertinente à se demander en l’espèce était de savoir si, malgré l’absence de preuve d’intention sexuelle, les attouchements avaient été commis dans des circonstances de nature sexuelle. 

 

[18]           La deuxième question de droit qu’il me faut examiner concerne la présomption d’innocence et la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable.

 

[19]           Il est juste de dire que la présomption d’innocence est probablement le principe le plus fondamental du droit pénal canadien, et le principe de la preuve hors de tout doute raisonnable est un élément essentiel du droit régissant les procès criminels au Canada. Dans les affaires relevant du Code de discipline militaire comme dans celles relevant du droit pénal canadien, toute personne accusée d’une infraction criminelle est présumée innocente tant que la poursuite ne prouve pas sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. L’accusé n’a pas à prouver son innocence. C’est à la poursuite qu’il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments essentiels de l’infraction. L’accusé est présumé innocent tout au long de son procès, jusqu’à ce qu’un verdict soit rendu par le juge des faits.

 

[20]           La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable ne s’applique pas à chacun des éléments de preuve ou aux différentes parties de la preuve présentées par la poursuite, mais plutôt à l’ensemble de la preuve sur laquelle se fonde la poursuite pour établir la culpabilité de l’accusé. Pour obtenir une condamnation, la poursuite doit prouver, selon la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, chacun des éléments essentiels de l’infraction reprochée. Il incombe à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l’accusé, et jamais l’accusé a-t-il à prouver sa propre innocence.

 

[21]           La Cour, après avoir considéré l’ensemble de la preuve, doit déclarer l’accusé non coupable si elle a un doute raisonnable quant à sa culpabilité relativement à tous les éléments essentiels de l’infraction.

 

[22]           L’expression « hors de tout doute raisonnable » est employée depuis très longtemps. Elle fait partie de notre histoire et de nos traditions juridiques.

 

[23]           Dans l’arrêt R c Lifchus [1997] 3 RCS 320, la Cour suprême du Canada a proposé un modèle de directives à l’intention du jury concernant le doute raisonnable. Les principes établis dans cet arrêt ont été appliqués dans plusieurs autres arrêts de la Cour suprême et des cours d’appel. Essentiellement, un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas se fonder sur la sympathie ou les préjugés, mais sur la raison et le bon sens. C’est un doute qui survient à la fin du procès et qui est fondé non seulement sur ce que la preuve révèle à la Cour, mais également sur ce qu’elle ne lui révèle pas. Le fait qu’une personne ait été accusée n’est absolument pas une indication de sa culpabilité.

 

[24]           Au paragraphe 242 de l’arrêt R c Starr [2000] 2 RCS 144, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

 

[…] une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu’elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités.

 

[25]           Par contre, il faut se rappeler qu’il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue. D’ailleurs, la poursuite n’a pas à le faire. La certitude absolue n’est pas une norme de preuve en droit. La poursuite doit seulement prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Pour mettre les choses en perspective, si la Cour est convaincue que l’accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, elle doit l’acquitter, car la preuve d’une culpabilité probable ou vraisemblable ne constitue pas une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[26]           La troisième question de droit a trait à l’appréciation des témoignages. La preuve peut comprendre des témoignages sous serment ou des déclarations solennelles faits devant la Cour par des personnes appelées à témoigner sur ce qu’elles ont vu ou fait. Il peut aussi s’agir de documents, de photographies, de vidéos, de cartes ou d’autres éléments de preuve matérielle présentés par des témoins, de témoignages d’experts, de faits officiellement admis par la poursuite ou par la défense ou de questions dont la Cour a connaissance d’office.

 

[27]           Il n’est pas rare que des éléments de preuve présentés à la Cour soient contradictoires. Les témoins ont souvent des souvenirs différents d’un fait. La Cour doit déterminer quels éléments de preuve elle juge crédibles et fiables.

 

[28]           La crédibilité n’est pas synonyme de vérité et l’absence de crédibilité n’est pas synonyme de mensonge. De nombreux facteurs doivent être pris en compte dans l’évaluation que la Cour fait de la crédibilité d’un témoin. Par exemple, elle évaluera la possibilité qu’a eue le témoin d’observer les événements, et les raisons qu’il a de s’en souvenir. Quelque chose en particulier a-t-il aidé le témoin à se souvenir des détails de l’événement qu’il a décrit? Les événements étaient-ils remarquables, inhabituels et frappants ou plutôt relativement anodins, donc naturellement plus faciles à oublier? Le témoin a-t-il un intérêt dans l’issue du procès; autrement dit, a-t-il une raison de favoriser la poursuite ou la défense, ou est-il impartial? Ce dernier facteur s’applique également à l’accusé, mais d’une manière quelque peu différente. Bien qu’il soit raisonnable de présumer que l’accusé a intérêt à se faire acquitter, la présomption d’innocence ne permet pas de conclure que l’accusé mentira lorsqu’il décide de témoigner.

 

[29]           L’attitude du témoin pendant son témoignage est un facteur dont on peut se servir pour évaluer sa crédibilité : le témoin était-il réceptif aux questions, honnête et franc dans ses réponses, ou évasif, hésitant? Argumentait-il sans cesse? Il faut toutefois évaluer le comportement du témoin avec prudence et évaluer dans un même temps si son témoignage était cohérent en soi et compatible avec les faits non contestés ou admis en preuve. La Cour d’appel de l’Ontario et la Cour d’appel de la cour martiale ont signalé qu’il ne faut pas trop se fier au comportement à titre de facteur dans l’appréciation de la crédibilité des témoins et de la fiabilité de la preuve. 

 

[30]           De légères contradictions peuvent se produire, et cela arrive en toute innocence; elles ne signifient pas nécessairement que le témoignage devrait être écarté. Il en va tout autrement, par contre, dans le cas d’un mensonge délibéré. Un tel mensonge est toujours grave et susceptible de vicier l’ensemble du témoignage.

 

[31]           La Cour n’est pas tenue d’accepter le témoignage d’une personne à moins que celui-ci ne lui paraisse crédible. Elle peut accepter en entier ou en partie le témoignage d’une personne ou l’écarter. Dans l’arrêt Captain Clark c La Reine, 2012 CACM 3, la Cour d’appel de la cour martiale a formulé des lignes directrices très claires pour l’évaluation de la crédibilité des témoins. Le juge Watt a élaboré, au nom de la Cour d’appel, les principes directeurs suivants :

 

Premièrement, les témoins ne sont pas « présumés dire la vérité ». Le juge des faits doit apprécier le témoignage de chaque témoin en tenant compte de tous les éléments de preuve produits durant l’instance, sans s’appuyer sur aucune présomption, sauf peut-être la présomption d’innocence [dont jouit l’accusé].

 

Deuxièmement, le juge des faits n’est pas nécessairement tenu d’admettre le témoignage d’un témoin simplement parce qu’il n’a pas été contredit par le témoignage d’un autre témoin ou par un autre élément de preuve. Le juge des faits peut se fonder sur la raison, le sens commun et la rationalité pour rejeter tout élément de preuve non contredit. [Il peut accepter ou rejeter tout ou partie d’un témoignage versé au dossier.]

 

[32]           L’appréciation de la crédibilité n’est pas dépourvue de nuances. On ne peut non plus déduire de la conclusion selon laquelle un témoin est crédible que son témoignage est fiable. Une conclusion selon laquelle un témoin est crédible n’oblige pas le juge des faits à accepter sans réserve le témoignage d’un témoin. Il n’y a aucun parallèle entre la crédibilité et la preuve. 

 

[33]           Voici ce que fait remarquer le juge Watt au paragraphe 48 de l’arrêt Clark :

 

                Un témoignage peut soulever des problèmes de véracité et d’exactitude. Les problèmes de véracité renvoient à la sincérité du témoin, à sa volonté de dire la vérité telle qu’il la perçoit, bref, à sa crédibilité. Les problèmes d’exactitude concernent l’exactitude du récit du témoin, à savoir, son caractère fiable. Le témoignage d’un témoin crédible, honnête personne au demeurant, peut néanmoins ne pas être fiable.

 

[34]           L’accusé, le major Yurczyszyn, a témoigné à son procès et son témoignage était essentiellement la dénégation de plusieurs éléments essentiels de l’infraction en cause. Cela étant, la Cour doit s’attarder au critère établi par le juge Cory de la Cour suprême du Canada dans les motifs qu’il a prononcés dans l’arrêt R c W. (D.) [1991] 1 RCS 742, à l’égard d’affaires comme celle-ci où l’accusé a livré un témoignage et que celui-ci constitue essentiellement une dénégation de l’un des éléments essentiels de l’accusation. Les directives de la Cour suprême à cet égard sont les suivantes :

 

a.                   premièrement, si je crois le témoignage de l’accusé, je dois alors prononcer l’acquittement;

 

b.                  deuxièmement, si je ne crois pas le témoignage de l’accusé, mais que j’ai un doute raisonnable, je dois prononcer l’acquittement;

 

c.                   troisièmement, même si je n’ai pas de doute à la suite du témoignage de l’accusé, je dois me demander si, en vertu de la preuve que j’accepte, je suis convaincu hors de tout doute raisonnable de la preuve de la culpabilité de l’accusé.

 

[35]           Dans R c J.H.S., 2008 CSC 30, au paragraphe 12, la Cour suprême du Canada a cité, en l’approuvant, le passage suivant de l’arrêt R c H.(C.W.) (1991) 68 C.C.C. (3d) 146 (C.A.C.-B.), où le juge Wood, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, a formulé une directive supplémentaire :

 

                [traduction] Dans ces cas, j’ajouterais la directive supplémentaire suivante qui, logiquement, devrait être la deuxième : « Si, après un examen minutieux de tous les éléments de preuve, vous êtes incapable de décider qui croire, vous devez prononcer l’acquittement. »

 

[36]           Je vais maintenant passer à une appréciation de la preuve en l’espèce et à la question de savoir si la poursuite s’est acquittée de son fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé relativement à chaque élément essentiel de l’infraction, suivant la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. 

 

[37]           Mettant en application le cadre analytique de l’arrêt W. (D.), j’examinerai d’abord le témoignage de l’accusé, le major Yurczyszyn. Concernant la question centrale de savoir s’il a touché le sein de Y.J. et quelle était l’intention de son geste, je trouve son témoignage foncièrement improbable, aucunement persuasif et trop commode. Bien que je sois conscient qu’il me faut faire preuve de prudence en me référant à l’attitude du témoin, je retiens cependant, au nombre des facteurs entrant dans l’appréciation de sa crédibilité, que l’attitude qu’il a affichée pendant son témoignage n’était pas convaincante. Qui plus est, ce témoignage était incompatible, sur des aspects cruciaux, avec les dires des trois autres personnes qui ont témoigné sur cette question. Ces derniers ont tous indiqué qu’il avait tenu des propos laissant croire qu’il y avait une intention sexuelle derrière le toucher. Je remarque, notamment, que son récit des faits ne contient aucune allusion au fait qu’il aurait présenté des excuses à Y.J. pour avoir touché son sein d’une manière qu’il prétend être accidentelle; or, on s’attendrait de la part de celui qui touche accidentellement une personne sur une partie intime qu’il lui présente ses excuses. Je remarque aussi qu’aucun des trois autres témoins n’a indiqué que des excuses avaient été faites. En outre, je note que le courriel produit sous la pièce no 3, dans lequel le major Yurczyszyn a indiqué avoir [traduction] « oublié de larges pans de ce qui s’est passé pendant la soirée », influe défavorablement sur l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité de son témoignage au sujet des événements. Je ne prête pas foi à ses explications concernant la façon dont il s’était trouvé à toucher le sein de Y.J. et à son intention, et son témoignage ne sème dans mon esprit aucun doute raisonnable.

 

[38]           Par conséquent, je dois maintenant examiner si, en vertu de la preuve que j’accepte, je suis convaincu hors de tout doute raisonnable de la preuve de la culpabilité de l’accusé.

 

[39]           Je vais commencer en examinant la crédibilité et la fiabilité de la preuve présentée par les trois témoins de la poursuite, en gardant à l’esprit les lignes directrices de la Cour d’appel de la cour martiale, lesquelles ont été exposées ci-dessus. 

 

[40]           J’ai trouvé que Y.J. était crédible. Elle s’est exprimée de façon honnête et franche, sans donner dans l’exagération. En fait, elle a pris soin d’indiquer qu’à l’époque des faits, elle n’avait pas estimé qu’il s’agissait d’un incident particulièrement grave et n’avait donc pas déposé de plainte formelle relativement au toucher. Elle n’a pas cherché à minimiser ou à éviter certains aspects gênants qui se sont produits plus tard dans la soirée, comme son ivresse et sa nudité. J’ajoute foi à son témoignage lorsqu’elle affirme qu’elle n’était pas ivre au moment du toucher et qu’elle était pleinement en mesure de discerner ce qui s’était passé.

 

[41]           Il y a bien un aspect de son témoignage qui diffère de ceux des autres témoins. Cela concerne l’uniforme que portait le major Yurczyszyn le soir du 11 novembre. Elle a indiqué qu’il s’agissait d’un uniforme rouge et d’un gilet (ce qui correspond à la tenue de rigueur au mess), plutôt que de l’UDE vert décrit pas tous les autres témoins, y compris le major Yurczyszyn. La preuve a révélé que Y.J. avait antérieurement assisté à une autre soirée à la Base, en septembre ou en octobre 2012 (le bal des pompiers), soirée lors de laquelle les invités portaient l’uniforme du mess, et elle y avait rencontré le major Yurczyszyn. De l’avis de la Cour, il semble probable que dans sa mémoire, elle ait confondu les uniformes portés par le major Yurczyszyn en ces deux occasions. Une telle défaillance de la mémoire de la part d’un témoin civil sur un aspect mineur de faits remontant à 17 mois ne mine pas de manière appréciable, selon moi, la crédibilité ou la fiabilité de son témoignage concernant l’incident du toucher, qui constitue l’objet même des accusations et sur lequel il est naturel qu’elle ait focalisé son attention.

 

[42]           De manière générale, j’ai trouvé que K.H. était un témoin crédible et fiable. Pendant son témoignage, elle a eu par moments une attitude renfrognée et son animosité envers le major Yurczyszyn était parfois manifeste, peut-être en raison des autres événements qui se sont produits ce soir-là et qui font l’objet d’une accusation en vertu de l’article 97, mais j’estime que son récit de l’incident du toucher, en particulier, est à la fois crédible et fiable. Elle se trouvait à proximité et a pu voir clairement ce qui est arrivé. Je n’ai accordé aucun poids aux remarques formulées par les témoins de la défense, D.L. et G.C., laissant entendre que K.H. était une [traduction] « salope » ou qu’[traduction] « il fallait toujours être sur ses gardes avec K.H. ». La question de savoir, comme l’a demandé la défense, si G.C. était présente à la fête en question, ou encore si elle confondait cette soirée avec une autre, me semble accessoire par rapport à la question centrale du toucher et ne change rien à mon appréciation de la crédibilité et de la fiabilité de son témoignage sur ce point.

 

[43]           J’ai également trouvé crédible le troisième témoin de la poursuite, W.D. Le fait que son témoignage était un peu confus est vraisemblablement attribuable au fait que l’anglais, comme il l’a rappelé, est sa deuxième langue et qu’il ne la maîtrise pas encore parfaitement. Je retiens son témoignage selon lequel il n’était pas ivre au moment de l’incident et avait été en mesure de percevoir puis de relater l’incident avec netteté. Je rejette les témoignages de D.L. et celui du major Yurczyszyn, qui ont affirmé que W.D. avait ultérieurement fait des commentaires permettant de mettre en doute son récit des faits qui s’étaient produits dans la cuisine de sa résidence 11 novembre 2012. J’estime tout particulièrement que D.L. n’est pas un témoin crédible à cet égard.

 

[44]           Il me faut préciser que je reconnais, à l’instar de la défense, qu’il y a ambigüité en ce qui concerne l’objet des excuses que le major Yurczyszyn a présentées à K.H. dans le courriel produit en preuve sous la pièce no 3 pour les événements qui avaient eu lieu lors de la soirée; par conséquent, je ne lui ai accordé aucune valeur en tant que possible aveu de culpabilité pour me prononcer sur l’accusation d’agression sexuelle. En revanche, j’estime pertinent le fait que le major Yurczyszyn ait avoué avoir [traduction] « oublié de larges pans de ce qui s’est passé pendant la soirée » dans l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité de son témoignage au sujet des événements en question.

 

[45]           La Cour est saisie de sept éléments essentiels de l’infraction. L’identité de l’accusé et la date, l’heure et le lieu de l’incident ne sont pas contestés. Les cinq autres éléments se rapportent aux exigences liées à l’actus reus et à la mens rea, exigences qui sont énoncées dans l’arrêt Ewanchuk et auxquelles j’ai fait allusion plus tôt. Or, les témoignages de Y.J., K.H. et W.D. permettent amplement de conclure que le major Yurczyszyn a intentionnellement touché le corps de Y.J.

 

[46]           Conformément à ce qui a été dit dans l’arrêt Chase, il convient de déterminer si un geste est de nature sexuelle de façon objective. Or, la partie du corps qui a été touchée (le sein de Y.J.) et les commentaires rapportés par les témoins de l’incident (concernant le port d’un soutien‑gorge rembourré et la [traduction] « jolie poitrine ») sont des preuves manifestes que le geste était animé d’une intention à caractère sexuel.

 

[47]           Le troisième élément de l’actus reus, soit l’absence de consentement de la part de la plaignante, en l’occurrence Y.J., doit être évalué en fonction de ce que cette dernière croyait subjectivement. Or, elle a clairement indiqué, par son témoignage, qu’elle ne voulait pas que le major Yurczyszyn lui touche le sein et qu’elle avait perçu ce geste comme une violation de son intimité corporelle ou de sa [traduction] « bulle ».

 

[48]           Par conséquent, je conclus que les éléments de l’actus reus qui sont requis dans le cas de l’agression sexuelle ont été prouvés hors de tout doute raisonnable.

 

[49]           Avant de procéder à l’analyse de la mens rea, précisons que l’agression sexuelle est un crime d’intention générale. Il s’ensuit que l’état d’ivresse dans lequel se trouvait apparemment le major Yurczyszyn pendant l’incident ne permet pas d’en faire abstraction. La Cour n’a été saisie d’aucun élément de preuve indiquant que le degré d’intoxication du major Yurczyszyn, ce soir‑là, était tel qu’il se trouvait dans l’impossibilité de former une intention et du reste, l’intoxication volontaire ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation d’agression sexuelle par rapport au consentement en tant qu’élément de la mens rea. Quoi qu’il en soit, la défense n’a jamais prétendu qu’il y avait eu croyance sincère, mais erronée eu égard au consentement en l’espèce. Elle a plutôt fait valoir qu’il était possible qu’en raison de son degré d’intoxication, le major Yurczyszyn ait pu trébucher. Sur la question de l’effet de l’intoxication, le moyen de défense invoqué en l’occurrence est donc l’accident et non l’erreur quant au consentement. Or, comme cela a été mentionné, la Cour ne prête pas foi à l’affirmation du major Yurczyszyn voulant qu’il ait touché le sein de Y.J. parce qu’il avait trébuché en raison de son ivresse.

 

[50]           Tel que le précise l’arrêt Ewanchuk, la mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments : l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard.

 

[51]           Si l’on se réfère à la preuve produite en l’espèce, l’intention de toucher est démontrée par les remarques faites par le major Yurczyszyn et rapportées par les témoins au sujet du [traduction] « soutien-gorge rembourré » et de la [traduction] « jolie poitrine ». Pour ce qui est du deuxième élément, soit celui de l’insouciance ou de l’aveuglement volontaire, il n’y a dans la preuve absolument rien qui permette de penser que les propos tenus ou les gestes faits par Y.J. dans la cuisine au moment de l’incident aient pu amené le major Yurczyszyn à croire, raisonnablement, qu’elle voulait qu’il la touche ou y avait consenti; or, le fait de toucher les seins d’une femme que l’on connaît à peine dans un tel cadre social ne peut être considéré comme autre chose que de l’insouciance ou de l’aveuglement volontaire à l’égard du fait qu’elle y consente ou non. 

 

[52]           Je conclus que le soir du 11 novembre 2012, le major Yurczyszyn a intentionnellement touché le sein gauche de Y.J. dans un but d’ordre sexuel en ne se souciant pas de savoir si elle y consentait ou en faisant délibérément abstraction de l’absence de consentement et que par conséquent, l’élément de la mens rea de l’infraction a été prouvé hors de tout doute raisonnable

 

[53]           La défense a souligné le fait que les trois témoins de la poursuite avaient donné des versions de l’incident du toucher qui n’étaient pas parfaitement compatibles, notamment en ce qui concerne les mots qu’aurait dits le major Yurczyszyn. Il est normal de trouver de légères contradictions dans les témoignages de témoins oculaires. Cela dit, les témoignages établissent clairement les éléments essentiels du toucher et les fins sexuelles perceptibles dans les mots prononcés par le major Yurczyszyn. J’estime que les contradictions relevées ne sont pas à ce point importantes qu’elles soulèvent un doute raisonnable quant aux aspects centraux des témoignages. 

 

[54]           Le moyen de défense invoqué par le major Yurczyszyn n’était pas fondé sur la croyance sincère mais erronée à l’existence d’un consentement, mais sur le caractère accidentel du geste. Or, j’estime que cet argument est dépourvu de toute vraisemblance compte tenu des circonstances de l’affaire.

 

[55]           Enfin, la défense m’a invité à conclure que même s’il y avait eu attouchement, il s’agissait d’un acte si banal ou négligeable qu’il y avait lieu d’appliquer la maxime juridique de minimis non curat lex. Elle a d’ailleurs porté à ma connaissance un certain nombre d’affaires où le juge des faits avait appliqué ce principe. Que je sache, aucune cour d’appel n’a jamais statué que le moyen de défense de minimis s’appliquait en droit criminel canadien et on ne m’a pas non plus soumis de jugements de la cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale à cet effet. Quoi qu’il en soit, même si le droit canadien permettait un tel moyen de défense, je m’abstiendrais de l’appliquer en l’espèce compte tenu des faits constatés. Qu’un officier supérieur des Forces canadiennes et commandant de base en uniforme touche intentionnellement le sein d’une civile dans un but sexuel tout en faisant des commentaires d’ordre sexuel n’est indéniablement pas un simple geste mineur.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[56]      CONCLUT que la poursuite s’est acquittée de son fardeau de prouver tous les éléments essentiels de l’infraction hors de tout doute raisonnable. Major Yurczyszyn, la Cour vous déclare coupable du premier chef d’accusation figurant dans l’acte d’accusation.

 


 

Avocats :

 

Capitaine de corvette S. Torani, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de sa Majesté la Reine

 

Major S. Collins, Direction du Service d’avocats de la défense

Avocat du major D. Yurczyszyn

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