Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 5 décembre 2013.

Endroit : BFC Valcartier, édifice 534, l’Académie, Courcelette (QC).

Chefs d’accusation
•Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 129 LDN, acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline.
•Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 124 LDN, a exécuté avec négligence une tâche militaire.

Verdicts
•Chefs d’accusation 1, 2 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Brideau, 2014 CM 1005

 

Date : 20140315

Dossier : 201365

 

Cour martiale permanente

 

Base de soutien de la 2e Division du Canada Valcartier

Courcelette (Québec) Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Adjudant J.R.R.S. Brideau, accusé

 

 

Devant : Colonel M. Dutil, J.M.C.


 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

INTRODUCTION

 

[1]               L'adjudant Brideau fait l'objet de deux accusations. D'une part, il est accusé d'avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline aux termes de l'article 129 de la Loi sur la défense nationale. Les détails du premier chef d'accusation allèguent que le 21 décembre 2012, au Camp Blackhorse, Kaboul, Afghanistan, il aurait manipulé un pistolet 9 mm Browning de façon non conforme à la procédure prescrite contrairement au B-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm, causant ainsi la décharge de cette arme. Subsidiairement, le deuxième chef d'accusation allègue que le 21 décembre 2012, au Camp Blackhorse, Kaboul, Afghanistan, alors qu'il effectuait un exercice de maniement d'arme avec un pistolet 9 mm Browning, sur l'ordre de « clear » (c'est-à-dire « dégagez »), il omit de suivre la procédure prescrite, comme il en avait la tâche, causant ainsi une décharge de cette arme. Cette accusation est portée aux termes de l'article 124 de la Loi sur la défense nationale.

 

 

LA PREUVE

 

[2]               La preuve devant cette cour martiale est constituée des témoignages des personnes suivantes, soit:

 

a.                   le sergent Brault et l'adjudant Chagnon qui furent impliqués dans la planification et la formation des militaires qui allaient faire partie de la Force opérationnelle interarmées (FOI 4-12) à l'automne 2012 à Kaboul, Afghanistan;

 

b.                  le caporal-chef Côté qui a participé à la formation sur le maniement des armes en préparation du déploiement de la FOI 4-12;

 

c.                   le capitaine Desaulniers-Guitard, le sergent Rutkowski, le sergent Marceau, le lieutenant Anhorn, l'adjudant Verreault et le sergent Hogan qui, lui, a fait l'inspection du pistolet peu après l'incident. Ces militaires étaient présents lors de l'incident qui fait l'objet des accusations, sauf le sergent Hogan;

 

d.                  le lieutenant-colonel Pelletier, commandant de la FOI 4-12 à l'entraînement et également son commandant adjoint lorsqu'elle fut déployée en Afghanistan; et

 

e.                   madame Sonia Rioux, administratrice des tests linguistiques à la garnison Valcartier.

 

[3]               À cette preuve, il faut y ajouter les documents suivants :

 

a.                   une série d'admissions (pièces 5, 18 et 20) de la défense;

 

b.                  plusieurs documents relatifs à l'entraînement des militaires de la FOI 4-12, y compris les fiches de présences lors de l'instruction portant sur le maniement des armes (pièces 9 à 13 et 19); et

 

c.                   la déclaration de l'adjudant Brideau à l'égard de son déploiement au sein de la FOI 4-12 (pièce 5), ainsi que sa fiche de prêt de matériel remplie lors de son arrivée en Afghanistan (pièce 6).

 

[4]               Finalement, la cour a pris connaissance judiciaire, aux termes des articles 15 et 16 des Règles militaires de la preuve, de la B-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm (pièce 4), de la DOAD 5039-8 (Test de certification en seconde langue officielle au sein des Forces canadiennes) (pièce 14) et les Normes de qualification, Section 3 (Normes de qualification relatives aux langues officielles) émises par le Conseil du Trésor (pièce 15).

 

LES FAITS

 

[5]               Les faits entourant cette cause sont simples. Le 21 décembre 2012, au Camp Blackhorse, à Kaboul, Afghanistan, plusieurs militaires travaillant dans l'édifice S3, se rendent à l'extérieur de l'édifice pour y tenir une séance de maniement d'armes à sec à l'égard de leurs armes personnelles, soit le fusil C-7 et le pistolet Browning 9 mm. Cette formation s'inscrivait dans le contexte d'un ordre émis par les autorités canadiennes pour tous les militaires de la FOI 4-12 exigeant qu'ils continuent d'effectuer mensuellement des séances de formation à sec ou des champs de tir formels afin de prévenir des décharges non-autorisées ou accidentelles, et ce, à la suite d'une série d'incidents de cette nature. Tant la formation reçue lors de la phase d'entraînement à Valcartier que celle qui se continuait à Kaboul visait à éliminer les décharges accidentelles trop fréquentes qui étaient attribuables, selon le lieutenant-colonel Pelletier, au manque de préparation des militaires dans le maniement du pistolet 9 mm. Ces formations doivent faire en sorte que chaque militaire soit en mesure d'effectuer correctement chacune des étapes requises lors du maniement de leurs armes personnelles, et ce, de manière répétitive. Lors de la formation offerte durant la phase d'entraînement de la FOI 4-12 à Valcartier, l'adjudant Chagnon voulait que les militaires soient en mesure de faire les mesures de sécurité et les mesures immédiates avec des armes munies de chargeurs pleins parce que cela reflétait la réalité qui prévalait en mission. Même si les militaires n'avaient aucun niveau formel à atteindre selon les normes prévues, les personnes à l'entraînement devaient évoluer au meilleur niveau possible en faisant tous les exercices. L'adjudant Chagnon enseignait la procédure relative à l'usage du pistolet quant aux mesures d'inspection – dégagez l'arme, de dégagez, de chargement et de déchargement ainsi que les actions immédiates telles qu'elles apparaissent à l'ordonnance B-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm (pièce 4), et ce, telles qu'on lui avait enseigné. Il enseignait par la suite le tir spécialisé niveau 4.

 

[6]               Avant de revenir aux évènements entourant les faits de cette affaire, il faut d'abord traiter du contexte. En ce qui a trait au maniement du pistolet 9 mm, la formation des militaires se fonde sur l'ordonnance B-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm (pièce 4) qui expose les grandes lignes de la politique des Forces canadiennes régissant l'usage ou le mauvais usage des armes, des munitions et des explosifs. Le chapitre 1 de ladite publication constitue un manuel de référence axé sur l'instruction dans le maniement des armes légères et il est destiné à servir en classe ainsi qu'en campagne. Elle ne porte pas sur les techniques de tirs spécialisés. Ledit chapitre en est un d'introduction et il s'adresse aux instructeurs qui offrent la formation sur le pistolet 9 mm. Le chapitre 2 traite de la matière qui doit être enseignée aux stagiaires dans le maniement de cette arme et il est présenté sous la forme de divers plans de leçons numérotées. Les mesures de sécurité propre à l'utilisation du pistolet 9 mm apparaissent à la leçon 1. Elles sont clairement rédigées à l'intention des instructeurs qui doivent enseigner le maniement de l'arme selon les étapes dictées dans l'ordonnance. La méthode enseignée aux stagiaires est toujours la même. Comme je l'ai déjà mentionné, l'objectif vise à permettre au militaire d'acquérir des habitudes solidement ancrées pour éviter les incidents liées à la manipulation des armes légères qui comporte un niveau de dangerosité inhérent à ce type d'activités. Cette manœuvre s'effectue avec un chargeur vide dans le contexte de l'instruction donnée en conformité avec l'ordonnance.

 

[7]               En ce qui a trait au contexte entourant les évènements de la présente cause, la preuve indique que les militaires du camp Blackhorse devaient sortir du périmètre plusieurs fois durant la semaine, que ce soit une ou deux fois par semaine, voire même à tous les jours pour certains. Normalement les militaires quittaient avec leurs armes personnelles, soit la C-7 ou C-8, ainsi que le pistolet 9 mm. Une fois sorti du camp, le fusil devenait normalement l'arme primaire. La procédure qui avait été mise en place lorsqu'un militaire revenait au camp était toujours la même. Chacun devait effectuer les mesures de sécurité de ses armes dans une baie de déchargement sous l'œil d'un collègue. À l'égard du pistolet 9 mm, cette mesure comprend la manœuvre « Inspection-dégager l'arme », enseigné selon les exigences prévues aux paragraphes 14 à 16 de la leçon 1 du chapitre 2 de l'ordonnance précitée, en pointant de façon sécuritaire dans un baril situé dans la baie de déchargement. Brièvement, cette manœuvre exige que la personne doit d'abord retirer le chargeur, ramener la glissière vers l'arrière, placer le levier de verrouillage dans le cran de la glissière pour l'inspection visuelle par l'instructeur pour voir que le pistolet est vide et vérifier que les chargeurs sont vides. Une fois l'inspection complétée, l'instructeur donne l'ordre « Dégagez ». Cela doit entraîner les actions suivantes : le militaire tient un chargeur dans sa main gauche, il abaisse le levier de verrouillage de la glissière pour qu'elle retourne à l'avant du pistolet, il remet le chargeur dans la crosse de l'arme et il appuie sur la détente tout en pointant celle-ci vers la cible. Ces mesures complétées, le militaire remet l'arme dans son étui, et ce sont les manœuvres de sécurité.

 

[8]               Que ce soit sur le Camp Blackhorse ou à l'extérieur, les militaires étaient munis de chargeurs pleins ou garnis pour des raisons de sécurité en raison de la menace. Même si cette mesure peut paraître évidente lorsque des sorties étaient effectuées à l'extérieur du camp, la preuve indique qu'il fallait être prêt à faire face à toute menace qui aurait pu émerger de l'intérieur du camp, en raison de la présence sur le camp d'un grand nombre de personnes qui ne faisaient pas partie de la Coalition. Bref, les militaires portaient leurs armes personnelles, y compris le pistolet 9 mm, lors de leurs déplacements sur le Camp Blackhorse avec un chargeur garni de balles réelles et inséré dans la crosse du pistolet, mais sans qu'il y ait une balle dans la chambre. Cette pratique permettait une réaction adéquate et immédiate, le cas échéant. Il ressort de la preuve que les mesures de sécurité à l'égard des armes devaient donc être respectées à la lettre pour prévenir, d'une part, que des incidents tragiques se produisent lorsque les militaires étaient sur le camp, mais aussi pour maintenir la réputation des troupes canadiennes en ce qui concerne le maniement de leurs propres armes dans le contexte de la mission qui en était une de mentorat à l'égard des troupes afghanes. Le respect de ces mesures était tout aussi important lorsque les troupes quittaient le Camp Blackhorse parce qu'une décharge accidentelle pouvait alors être perçue de manière à accroître la menace de manière exponentielle et mettre en danger les militaires de la coalition.

 

[9]               C'est donc dans ce contexte que l'adjudant Verreault avait instigué la planification de l'entraînement à sec qui a eu lieu le 21 décembre 2012 au Camp Blackhorse. Le sergent Rutkowski était  responsable de la conduite de l'exercice avec le fusil C-7, alors qu'un autre militaire devait s'occuper de l'exercice portant sur le pistolet 9 mm. Les personnes responsables de l'exercice avaient choisi de le faire dans un stationnement devant le bunker 9, l'endroit considéré le plus sécuritaire dans les circonstances. Les participants devaient se mettre en ligne en faisant face au bunker protégé par des sacs de sable et un mur muni d'une membrane protectrice. Même si les participants ne relevaient pas tous de la même chaîne de commandement, il était convenu qu'ils faisaient l'exercice ensemble puisqu'ils travaillaient tous au même endroit. La preuve révèle que six à huit personnes se sont rendues à l'extérieur avec leurs armes C-7 et 9 mm et elles se sont alignées face au bunker, tel qu'indiqué par le sergent Rutkowski. Les témoins Rutkowski, Verreault, Marceau, Desaulniers-Guitard et Anhorn étaient du nombre. Une discussion a eu lieu entre les individus au sujet de l'utilisation de chargeurs garnis au lieu de chargeurs vides. Malgré l'inconfort de plusieurs d'utiliser des chargeurs garnis durant cet exercice qui se déroule à l'intérieur du camp, ils acceptent de le faire avec de tels chargeurs. La preuve indique que l'adjudant Brideau prenait place soit à l'extrême gauche de la ligne ou près de cette extrémité. L'exercice se déroula dans la langue anglaise. Une fois les gens en place, le sergent Rutkowski s'apprêta à faire les manœuvres relativement à la C-7 et il constata que le militaire responsable de donner la formation sur le pistolet 9 mm était en retard. Il décida alors de faire les mesures de sécurité pour les deux armes au même moment. Le sergent Rutkowski était à l'extrémité droite de la ligne, en retrait. Il donna alors l'ordre « Pour inspection-Dégagez l'arme » ou « For inspection-Clear weapon ». Les personnes présentes s'exécutèrent individuellement en commençant par la C-7. Le sergent Rutkowski procéda à l'inspection des C-7 et les personnes s'affairaient au même moment à faire de même avec leur pistolet. C'est à ce moment qu'un coup de feu est parti provenant de l'arme de l'adjudant Brideau. Les témoins constatèrent la réaction de surprise de l'adjudant Brideau. Les témoins constatèrent la réaction de surprise de l'adjudant Brideau et même son expression verbale manifestant ladite surprise. Même si personne n'a vu l'adjudant Brideau tirer le coup de feu, la preuve indique qu'il pointait alors son arme en direction sécuritaire, soit directement devant lui en direction des sacs de sable situé devant le bunker, selon les directives reçues. Le sergent Rutkowski se dirigea alors vers l'adjudant Brideau. Il lui demanda de retirer le chargeur de son arme et de la lui donner. Aussitôt fait, le sergent Rutkowski a ramené la glissière du pistolet de l'adjudant Brideau vers l'arrière, ramené les parties vers l'avant, replacé le chargeur et appuyé sur la détente. La décision est alors prise de confier l'arme à l'armurier, le sergent Hogan, pour qu'il procède à l'examen de l'arme. Il appert que l'incident a provoqué une réaction de nervosité chez certaines des personnes qui participaient à l'exercice et qu'elle a aussi causé l'émoi chez certains, dont le lieutenant Anhorn. Le sergent Marceau a témoigné d'ailleurs qu'il a continué ses manœuvres un peu nerveusement lorsqu'il dégageait son arme personnelle. Il appert également que des démarches furent également entreprises immédiatement pour alerter les autorités du Camp Blackhorse de l'incident pour éviter que le coup de feu soit interprété comme un évènement hostile. Une fois que tous les participants eurent complété leurs manœuvres « Dégagez », ils ont cessé l'exercice de maniement à sec prévu et ils sont retournés à leurs postes respectifs. Bref, cet exercice mensuel n'a pas eu lieu. L'ensemble de la preuve relativement à la capacité de l'adjudant Brideau de comprendre et d'effectuer les mesures de sécurité sur le pistolet 9 mm dans la langue anglaise permet à la cour de conclure que cela ne posait aucune difficulté pour lui.

 

[10]           Le sergent Hogan, un armurier qualifié et témoin expert dans cette cause, a effectué les tests de fonctionnement sur le pistolet de l'adjudant Brideau après l'incident. Il a conclu que l'arme était en bon état de fonctionnement. Selon lui, il ne peut y avoir de balle dans la chambre du pistolet 9 mm que dans les cas suivants : soit une personne y introduit manuellement un projectile; soit un chargeur comportant des munitions est inséré dans la crosse de l'arme avant que sa glissière ne soit ramenée vers l'avant et que ladite glissière est par la suite ramenée vers l'avant. Le cas échéant, un appui sur la détente causera la décharge de l'arme parce que ces étapes auront causé l'insertion d'une balle dans la chambre. Or si la procédure correcte est suivie, soit ramener la glissière vers l'avant en premier lieu et ensuite insérer le chargeur dans l'arme après coup, il est impossible d'insérer malencontreusement un projectile dans la chambre. La preuve devant la cour ne permet pas de conclure à l'insertion manuelle d'un projectile dans la chambre du pistolet de l'adjudant Brideau. La seule conclusion rationnelle fondée sur l'ensemble de la preuve permet de conclure que l'adjudant Brideau s'est trompé dans la séquence de la procédure de dégagement de son pistolet.

 

ANALYSE ET DÉCISION

 

La présomption d'innocence et la norme de preuve hors de tout doute raisonnable.

 

[11]           Avant d'appliquer le droit aux faits de la cause, il est opportun de traiter de la présomption d'innocence et de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable qui est une composante essentielle de la présomption d'innocence.

 

[12]           La présomption d'innocence est le premier et le plus important des principes de droit applicables à toutes les causes criminelles ou celles poursuivies et jugées aux termes du Code de discipline militaire. À l'ouverture de son procès, l'adjudant Brideau est présumé innocent et cette présomption ne cesse de s'appliquer que si la poursuite a présenté une preuve qui convainc le tribunal de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[13]           Deux règles découlent de la présomption d'innocence. La première est que la poursuite a le fardeau de prouver la culpabilité. La deuxième est que la culpabilité doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Ces règles sont liées à la présomption d'innocence et visent à assurer qu'aucune personne innocente n'est condamnée.

 

[14]           Le fardeau de la preuve appartient à la poursuite et n'est jamais renversé. L'adjudant Brideau n'a pas le fardeau de prouver qu'il est innocent. Il n'a pas à prouver quoi que ce soit.

 

[15]           Un doute raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole. Il n'est pas fondé sur un élan de sympathie ou un préjugé à l'égard d'une personne visée par les procédures. Au contraire, il est fondé sur la raison et le bon sens. Il découle logiquement de la preuve ou d'une absence de preuve.

 

[16]           Il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue, et la poursuite n'est pas tenue de le faire. Une telle norme serait impossible à satisfaire. Cependant, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable s'apparente beaucoup à la certitude absolue qu'à la culpabilité probable. L'adjudant Brideau ne peut être déclaré coupable à moins que le tribunal ne soit sûr qu'il est coupable. Même si le tribunal croit que l'accusé est probablement coupable ou vraisemblablement coupable, cela n'est pas suffisant. Dans ces circonstances, le tribunal doit lui accorder le bénéfice du doute et le déclarer non coupable parce que la poursuite n'a pas réussi à convaincre le tribunal de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[17]           L'exigence de preuve hors de tout doute raisonnable s'applique à chacun des éléments essentiels de chaque accusation. Elle ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels. La norme de preuve hors de tout doute raisonnable s'applique également aux questions de crédibilité, et la cour n'a pas à décider d'une manière définitive de la crédibilité d'un témoin ou d'un groupe de témoins. Les témoignages entendus devant la cour sont considérés généralement fiables et crédibles. Les contradictions mineures qui apparaissent dans la preuve, notamment sur le positionnement exacte des personnes sur la ligne de tir le 21 décembre 2012, ne sont pas significatives.

 

L'infraction de négligence dans l'exécution d'une tâche ou mission militaire au terme de l'article 124 de la Loi sur la défense nationale

 

[18]           Puisque la contravention à une disposition de la Loi sur la défense nationale est en soi préjudiciable au bon ordre et à la discipline, il m'apparaît opportun d'aborder d'entrée de jeu l'analyse du deuxième chef d'accusation, soit d'avoir exécuté avec négligence une tâche militaire aux termes de l'article 124 de la Loi sur la défense nationale. Cet article se lit comme suit :

 

                L’exécution négligente d’une tâche ou mission militaire constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

Outre l'identité de l'adjudant Brideau à titre de contrevenant, ainsi que de la date et l'endroit où l'infraction alléguée est censée avoir été commise, la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :

 

a)                  l'existence d'une tâche ou mission militaire imposée à l'adjudant Brideau; et

 

b)                  la négligence dans l'exécution de cette tâche ou mission par l'adjudant Brideau.

 

Dans l'affaire R c Brocklebank, 1996 CACM-383, la cour d'appel de la cour martiale a situé l'infraction dans son contexte et elle a émis les commentaires suivants, notamment aux pp. 18-19 :

 

Plusieurs infractions énoncées à la partie V [...] prescrivent la norme de conduite attendue des membres des Forces canadiennes au cours de l'exécution de tâches ou d'engagements très précis. La mauvaise conduite en présence de l'ennemi, l'insubordination ou le fait de frapper un officier, qui exigent la mens rea complète, sont des exemples courants de conduite qui est tout simplement intolérable dans le domaine militaire. La Loi prévoit également que les personnes qui, volontairement ou par négligence, adoptent une conduite qui menace de troubler l'équilibre découlant de la discipline, de l'obéissance et de l'exécution efficace des tâches de nature militaire, ou encore une conduite abusive dans le cadre de l'utilisation du matériel des forces armées, sont passibles de sanctions pénales (Note 14 : Voir, par exemple, les articles 104, 107, 125 et 127).

 

Contrairement aux infractions susmentionnées, l'infraction de négligence [...] d'une tâche ou mission militaire [concernant] l'exécution de toute tâche militaire. Elle porte explicitement sur la façon d'exécuter une tâche ou mission militaire imposée à un membre des Forces canadiennes. Il ne s'agit pas d'un manquement délictuel à l'obligation de diligence dans le milieu militaire et je ne suis pas d'accord avec le juge-avocat lorsqu'il dit que la disposition fait du délit de négligence reconnu en droit civil une infraction militaire. L'acte ou l'omission reproché à l'accusé doit constituer un écart marqué par rapport à la norme de conduite attendue dans le cadre de l'exécution d'une tâche ou mission militaire plutôt que par rapport à un devoir de diligence général. L'infraction établit une norme de conduite compatible avec l'objectif qui consiste à veiller à ce que les membres des forces armées exécutent leurs fonctions militaires d'une façon disciplinée et efficace.

 

bb) «tâche ou mission militair

 

La portée de l'infraction de négligence dans l'exécution d'une tâche ou mission militaire se limite aux activités qui peuvent être considérées comme des tâches ou missions militaires au sens de l'article 124 de la Loi. Une simple lecture de la disposition indique qu'il faut appliquer celle-ci de façon restrictive. Le fait qu'elle crée une infraction liée à une tâche ou mission militaire plutôt qu'au devoir militaire en général a une importance particulière en ce qui a trait à la portée de l'infraction. Si la disposition avait créé une infraction à l'égard de «l'exécution négligente du devoir militaire», il aurait peut-être été permis de dire qu'il s'agissait d'une infraction militaire de négligence générale dans le contexte restreint du service militaire. De plus, selon la version anglaise de l'article 124, la conduite négligente d'une personne ne peut être censurée qu'à l'égard d'une tâche militaire «imposed on that person». Selon The Concise Oxford Dictionary, le mot «impose» signifie [TRADUCTION] «exiger l'attention ou l'engagement d'une personne». En précisant que la conduite d'une personne ne peut être reprochée qu'à l'égard «d'une» tâche ou mission militaire «imposed on that person», le Parlement a explicitement restreint la portée de [cette] disposition.

 

Par ailleurs, cette interprétation est renforcée par la version française de l'article 124, dont le libellé est le suivant :

 

124. L'exécution négligente d'une tâche ou mission militaire constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

Selon le Petit Robert, le mot «tâche» signifie un «travail déterminé qu'on doit exécuter» et, de la même façon, le mot «mission» signifie «charge donnée à quelqu'un d'aller accomplir quelque chose, de faire quelque chose ». Les deux mots renvoient à un travail ou à une charge spécifique qu'une personne est tenue de faire.

 

                                                                                                [souligné dans l'original]

 

Après avoir fait notamment la revue de la jurisprudence de la cour d'appel de la cour martiale relative à l'article 124 de la Loi ainsi que la comparaison de celle-ci avec la disposition britannique correspondante, Décary j.c.a. affirme, à la p. 25 :

 

À mon avis, la conclusion est inévitable : une tâche ou mission militaire aux fins de l'article 124 n'existera pas en l'absence d'une obligation créée par une loi, un règlement, un ordre d'un supérieur ou une règle émanant [...] du chef d'état-major de la défense.[...]

 

Une tâche militaire

 

[19]           La cour doit donc déterminer en premier lieu si l'exécution des mesures de sécurité propres au pistolet 9 mm dans le contexte de l'exercice de maniement à sec effectué par l'adjudant Brideau et ses collègues devant le bunker 9, le 21 décembre 2012, au Camp Blackhorse, Kaboul, Afghanistan, constituait une tâche qui lui était imposée. La preuve indique que la chaîne de commandement prenait les décharges accidentelles d'armes personnelles très au sérieux. Tant la formation pré-déploiement que l'exigence de formation continue mensuelle imposée dans les ordres permanents applicables à la FOI 4-12 en théâtre opérationnel démontrent l'importance de la situation aux yeux de la chaîne de commandement, et ce, avec raison.

 

[20]           La poursuite soumet que la tâche imposée à l'accusé était de suivre l'entraînement mensuel et d'accomplir certaines manœuvres spécifiques avec l'arme lors de la procédure « Dégagez ». La défense soumet que la tâche imposée à l'accusé découle d'un devoir militaire général plutôt qu'une tâche imposée spécifique à l'accusé.

 

[21]           Dans l'affaire Brocklebank, la Cour d'appel de la cour martiale a clairement exprimé que la Loi sur la défense nationale prévoit que les personnes qui, volontairement ou par négligence, adoptent une conduite qui menace de troubler l'équilibre découlant de la discipline, de l'obéissance et de l'exécution efficace des tâches de nature militaire, ou encore une conduite abusive dans le cadre de l'utilisation du matériel des Forces armées, sont passibles de sanctions pénales. La cour distinguait ces tâches de nature militaire avec celle visée à l'article 124 de la Loi. Elle y citait pour illustrer son propos l'exemple de l'article 127 de la Loi qui se lit comme suit :

 

Tout fait — acte ou omission volontaire ou dû à la négligence ou à l’oubli ou la violation des règlements, ordres ou directives — relatif à un objet ou une substance susceptible de constituer une menace pour la vie ou les biens et causant ou de nature à causer la mort ou des blessures corporelles à une personne, ou l’endommagement ou la destruction de biens, constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de l’emprisonnement à perpétuité, s’il est volontaire, et d’un emprisonnement de moins de deux ans, dans tout autre cas.

 

[22]           La manipulation sécuritaire des armes personnelles est intrinsèquement liée à l'exécution des tâches militaires en fonction du rôle des Forces armées. L'entraînement que doivent suivre les militaires tout au long de leur carrière dans le maniement des armes à feu qu'ils sont susceptibles d'utiliser dans l'exercice de leurs fonctions est profondément encré dans le curriculum imposé à l'ensemble des militaires. La preuve met à l'avant-plan que l'entraînement continu dans le maniement des armes personnelles visent à non seulement inculquer, mais aussi à maintenir des aptitudes dans le maniement des armes personnelles au plus haut niveau possible pour éviter des conséquences qui peuvent s'avérer néfastes en fonction de la nature même de l'activité. L'ordre général de la chaîne de commandement d'imposer de l'entraînement à sec ou des champs de tir mensuels pour tous les militaires déployés au moment de la commission des infractions alléguées vise le maintien et l'amélioration des compétences déjà acquises. Il ne s'agit pas d'une tâche spécifique au sens de l'article 124 de la Loi. Or, est-ce que l'exercice à sec élaboré par l'adjudant Verreault qui a été supervisé par le sergent Rutkowski, le 21 décembre 2012, peut être considérée comme une tâche militaire spécifique ou, comme le prétend la poursuite, est-ce que l'omission de l'adjudant Brideau de suivre la procédure prescrite lorsque ledit sergent a donné l'ordre « Clear » est une tâche militaire spécifique? Pour les motifs exprimés par la Cour d'appel de la cour martiale dans l'affaire Brocklebank et l'infraction spécifique prévue à l'article 127 de la Loi, j'en arrive à la conclusion que les circonstances de cette affaire ne soulèvent pas l'application de l'article 124 de la Loi, mais bien celle de l'article 127. Il est donc inutile de traiter de l'élément essentiel de négligence applicable à cet article dans les circonstances.

 

L'infraction d'avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline au terme de l'article 129 de la Loi sur la défense nationale

 

[23]           L'adjudant Brideau est aussi accusé au premier chef d'accusation d'avoir commis un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline aux termes de l'article 129 de la Loi sur la défense nationale qui édicte en partie ce qui suit :

 

(1)           Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(2)           Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l’article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

a)            une disposition de la présente loi;

b)                   des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

c)                   des ordres généraux, de garnison, d’unité, de station, permanents, locaux ou autres.

 

[24]           Les détails de l'accusation allèguent que le 21 décembre 2012, au Camp Blackhorse, Kaboul, Afghanistan, il a manipulé un pistolet 9 mm Browning de façon non conforme à la procédure prescrite contrairement au B-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm, causant ainsi la décharge de cette arme. Il n'est pas contesté que cette ordonnance est publiée pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes. Elle tombe sous l'application de l'alinéa 129(2)b).

 

[25]           La poursuite a affirmé lors de sa plaidoirie qu'elle a sciemment choisi de caractériser les faits reprochés à l'accusé comme un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline plutôt qu'à une négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline pour éviter d'avoir à prouver les sous-éléments essentiels des infractions de négligence en matière pénale. La cour en a pris acte. Elle a également choisi de s'appuyer sur la présomption du paragraphe 129(2) de la Loi sur la défense nationale pour faire la preuve que l'acte reproché est préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Pour ce faire, la poursuite a allégué que la manipulation de l'accusé était non conforme à l'ordonnance G-GL-385-003/PT-002, Volume 3 – Pistolet 9 mm.

 

[26]           Le libellé du premier chef d'accusation soulève des questions importantes à la lumière des propos tenus par le procureur de la poursuite lors de sa plaidoirie. Selon lui, le fait de ne pas suivre les étapes prescrites lors du « Pour inspection, dégagez l'arme » et du « Dégagez » énoncées aux paragraphes 14 à 16 de la leçon 1 de la publication constitue en soi un acte préjudiciable à la discipline. Autrement dit, il s'agirait d'une infraction de responsabilité absolue, y compris si l'acte d'une personne cause une décharge accidentelle lors d'un exercice de formation ou lors d'une manœuvre de déchargement effectuée dans un baril prévue à cet effet dans une baie de déchargement. Conséquemment toute décharge accidentelle constituerait en soi une infraction en vertu de l'article 129 de la Loi sur la défense nationale. Au surplus, la logique argumentaire de la poursuite ferait en sorte que le résultat serait identique même si la présomption du paragraphe 129(2) de la Loi n'entre pas en jeu, lorsque l'accusation s'appuie sur l'ordonnance précitée.

 

[27]           Cette approche est lourde de conséquences et elle mérite que l'on s'y attarde parce qu'il est de connaissance générale que la très grande majorité de ce type d'incidents est traitée lors de procès sommaires présidés par des commandants supérieurs, des commandants et des officiers délégués. Ces procès sommaires constituent sans nul doute un outil disciplinaire essentiel dans le contexte des Forces armées, mais il faut garder à l'esprit que les exigences relatives à la présomption d'innocence et de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable s'y appliquent de la même manière qu'en cour martiale, même si les officiers qui les président ne possèdent pas les mêmes caractéristiques que les juges militaires.

 

[28]           Il est acquis qu'il existe trois catégories d'infractions criminelles ou pénales : l'infraction criminelle réelle, l'infraction de responsabilité stricte et l'infraction de responsabilité absolue. L'infraction criminelle nécessite la preuve soit la preuve de l'acte prohibé, soit la preuve de l'insouciance téméraire pour les conséquences de cet acte prohibé. L'infraction de responsabilité stricte est quand même une infraction de mens rea, mais l'accusé peut se soustraire à toute responsabilité pénale en démontrant qu'il a fait preuve de diligence raisonnable en prenant toutes les mesures raisonnables pour éviter d'accomplir l'acte prohibé. Finalement, l'infraction de responsabilité absolue ne permet aucune explication de l'accusé. L'examen de la disposition législative qui crée l'infraction permet en autres de déterminer si une infraction pénale statutaire ou réglementaire en est une de responsabilité stricte ou absolue. Dans l'affaire Gauthier c Sa Majesté la Reine, 1998 CACM 414, la Cour d'appel de la cour martiale s'est penchée sur la question de déterminer si l'infraction d'absence sans permission prévue à l'article 90 de la Loi sur la défense nationale en était une de responsabilité stricte ou absolue. Après analyses des termes de cette infraction, de l'importance de la discipline au sein des Forces armées ainsi que des objectifs poursuivis par la création de ladite infraction, elle a conclu qu'il s'agissait d'une infraction de responsabilité stricte. L'infraction prévue à l'article 129 de la Loi sur la défense nationale, qu'elle découle ou non d'une infraction sous-jacente aux termes du paragraphe 129(2) qui en fait une infraction réputée, est passible comme peine maximale de la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté. L'échelle des peines prévues à l'article 139 de la Loi situe cette peine entre l'emprisonnement de deux ans ou plus et l'emprisonnement de deux ans et moins. Une telle peine maximale signifie clairement que l'infraction prévue à l'article 129 de la Loi ne peut en aucun cas être catégorisée d'infraction de responsabilité absolue, et ce, peu importe si la poursuite bénéficie de l'infraction réputée. En conséquence, l'affirmation de la poursuite à l'effet qu'il s'agit en l'espèce d'une infraction de responsabilité absolue est sans mérite.

 

[29]           Dans l'arrêt Sa Majesté la Reine c Winters, 2011 CACM 1, le juge Létourneau a traité des éléments essentiels de l'infraction prévue à l'article 129 de la Loi sur la défense nationale et de la preuve de préjudice au bon ordre et à la discipline, aux paragraphes 24 à 27 :

 

[24]         Lorsqu'une accusation est portée en vertu de l'article 129, outre l'état d'esprit blâmable de l'accusé, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable l'existence d'un geste ou d'une omission dont la conséquence a été de porter préjudice au bon ordre et à la discipline. La preuve du préjudice peut être évidente, directe, mais l'existence du préjudice et sa relation causale peuvent aussi s'inférer des éléments de preuve établis : voir Bradt c. R., 2010 CACM 2, aux paragraphes 39 à 42.

 

[25]         Dans certains cas, la preuve d'un préjudice ou de la relation causale peut s'avérer difficile à faire. Le législateur peut vouloir créer une présomption pour atténuer cette difficulté ou même y obvier. Ou, comme dans le cas de l'alinéa 129(2)b) de la Loi, assurer l'obéissance aux règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne des Forces canadiennes et, par le fait même, simplifier la preuve du préjudice résultant d'un manquement à ces dispositions.

 

[26]         Ainsi, le paragraphe 129(2), et conséquemment l'alinéa (2)b), font présumer, à partir du geste posé, l'existence d'un préjudice au bon ordre et à la discipline ainsi que l'existence d'une relation de cause à effet entre le geste et le préjudice. Lorsque les conditions du paragraphe (2) et, plus spécifiquement de l'alinéa (2)b) en l'espèce, sont satisfaites, la poursuite est dispensée de faire la preuve de cet élément essentiel de l'infraction. Mais l'infraction dont on parle ici, c'est celle du paragraphe 129(1). Il n'y en a pas d'autre.

 

[27]         Ainsi, le fait que les conditions du paragraphe 129(2) relatives à la preuve ne soient pas rencontrées ne signifie pas qu'il n'y a pas d'infraction sous le paragraphe (1), que la poursuite ne peut faire la preuve de cette infraction ou que l'accusé ne peut plaider coupable à cette infraction. En d'autres termes, la perte par la poursuite du bénéfice d'une présomption quant à la preuve d'un préjudice ne met pas un terme à la poursuite et à la possibilité pour l'accusé de plaider coupable.

 

[30]           La poursuite semble s'en remettre à l'application du paragraphe 129(2) de la Loi pour la preuve de préjudice au bon ordre et à la discipline. Quant à la question qui traite du lien entre l'acte reproché et une possible contravention de l'ordonnance alléguée, soit la publication B-GL-385-003/PT-002, Vol 3 – Pistolet 9 mm. Cette ordonnance ne contient aucune directive ou prohibition à l'égard des personnes qui reçoivent de l'instruction sur le maniement du pistolet 9 mm. Les devoirs et les obligations imposées au chapitre 2 du volume 3 visent directement les instructeurs. Le maniement contraire aux normes d'enseignement peut certes faire l'objet d'une accusation aux termes de l'article 129 de la Loi, mais l'infraction réputée pour la contravention d'une norme d'enseignement prévue au chapitre 2 ne peut être applicable que si l'accusé est l'instructeur qui omet d'enseigner les manœuvres expressément prévues dans l'ordonnance. Dans ces circonstances, la poursuite pourra bénéficier de la présomption et sera dispensée de prouver l'existence d'un préjudice au bon ordre et à la discipline. Or, ce ne peut être le cas dans cette affaire puisque l'accusé n'était pas celui qui prodiguait la formation sur le pistolet 9 mm le 21 décembre 2012.

 

[31]           L'analyse du libellé des détails du premier chef d'accusation permet toutefois de considérer l'acte reproché à la lumière du contenu de ladite publication relativement aux étapes à suivre dans la procédure qui traite des mesures de sécurité applicables lors du maniement du pistolet 9 mm.

 

[32]           Dans les circonstances la poursuite doit prouver, outre les éléments relatifs aux éléments essentiels portant sur l'identité, de la date et du lieu qui sont tous admis par la défense, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :

 

a.                   l'acte de l'accusé;

 

b.                  le préjudice au bon ordre et à la discipline qui a résulté de l'acte; et

 

c.                   l'état d'esprit blâmable de l'accusé où l'infraction est alléguée avoir été commise.

 

L'acte de l'accusé

 

[33]           La poursuite a indiqué qu'elle avait sciemment choisi de particulariser les gestes reprochés à l'accusé comme un « acte » plutôt qu'une « négligence » pour ainsi éviter l'application du concept de négligence pénale. La cour est satisfaite que la preuve démontre hors de tout doute raisonnable que l'adjudant Brideau n'a pas suivi la procédure adéquate lors du « Dégagez l'arme ». Le témoignage de l'expert, sergent Hogan, et les faits entourant la décharge accidentelle démontrent que la seule conclusion rationnelle implique que l'adjudant Brideau s'est trompé dans la séquence de la procédure de dégagement de son pistolet. Or, la procédure reprochée à l'accusé vise essentiellement celle d'avoir inversé des étapes dans l'exécution de la manœuvre « Dégagez ». Selon le Petit Robert, le mot « acte » signifie « action humaine considérée dans son aspect objectif plutôt que subjectif ». En d'autres mots, il s'agit d'un geste. Le comportement reproché à l'accusé est celui d'avoir inversé une procédure et non la commission d'un geste. Sinon, quelle geste lui reprocherait-on? Celui d'avoir inséré le chargeur, celui d'avoir ramené la glissière vers l'avant ou celui d'avoir appuyé sur la gâchette causant ainsi une décharge accidentelle ou tous ces gestes? La manipulation reprochée implique une série d'actes successifs dans un ordre précis. Il ne s'agit donc pas d'un acte, mais le comportement reproché à l'accusé est proprement du domaine de la négligence visée à l'article 129 de la Loi. En conséquence, le choix de la poursuite d'utiliser le mot « acte » pour traiter d'un manquement dans le déroulement d'une procédure ne lui est d'aucun secours. La cour abordera ce chef d'accusation sous l'angle d'une négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline, l'actus reus de l'infraction qui renvoie aux actes intentionnels ou au comportement de l'accusé sont réputés constituer la négligence.

 

[34]           Je souscris à l'approche exprimée par le juge militaire d'Auteuil dans l'arrêt R c Nauss, 2013 CM 3008, aux paragraphes 34 à 36 :

 

[34]         Les éléments essentiels de l’infraction de négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline aux termes de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale sont :

 

a.             l’identité de l’accusé en tant que contrevenant;

 

b.             la date et lieu de l’infraction;

 

c.             le fait que l’omission alléguée dans l’acte d’accusation a réellement eu lieu;

 

d.             le fait que l’omission constituait une négligence blâmable; la preuve devant ainsi être faite que :

 

i.                     l’accusé devait respecter une norme de diligence;

 

ii.                    l’omission reprochée à l’accusé concernait la norme de diligence à respecter;

 

iii.                  l’omission reprochée à l’accusée constituait un manquement à la norme de diligence;

 

iv.                  l’omission reprochée à l’accusé constituait une négligence, ce qui signifie que les actes ou omissions reprochés à l’accusé ont constitué un écart marqué par rapport à la norme de diligence attendue;

 

e.             le préjudice causé au bon ordre et à la discipline, ce qui exige de prouver :

 

i.                     la norme de comportement exigée;

 

ii.                    le fait que l’accusé savait ou aurait dû savoir quel était le comportement attendu de lui; [et]

 

iii.                  le fait que l’omission reprochée à l’accusé constituait une contravention à la norme de comportement.

 

[35]         En ce qui a trait à l’élément essentiel de la négligence, la cour doit décider si la poursuite a présenté des éléments de preuve au sujet du comportement de l’accusé en soi, qui constitue l’actus reus, et au sujet de l’élément mental requis, soit la mens rea.

 

[36]         D’abord, le concept de négligence visé à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale doit être considéré comme un concept pénal comme je l’ai déjà formulé dans la décision R c Gardiner, 2008 CM 3021. En général, un comportement constituant un écart par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer une personne raisonnablement prudente forme la base tant de la négligence civile que de la négligence pénale. Cependant, contrairement à la négligence civile, qui s’intéresse à la répartition de la perte, la négligence pénale vise à sanctionner un comportement blâmable. Suivant les principes fondamentaux de la justice militaire, les règles relatives à la négligence pénale doivent tenir compte non seulement du comportement dérogeant à la norme, mais également de l’état mental de l’auteur de l’infraction. Selon les commentaires formulés au paragraphe 7 de l’arrêt R. c. Beatty, 2008 CSC 5, le critère objectif modifié établi dans R. c. Hundal, [1993] 1 R.C.S. 867, reste le critère approprié pour déterminer la mens rea requise dans le cas des infractions militaires fondées sur la négligence qui sont prévues au Code de discipline militaire. L’actus reus doit être défini en fonction de la norme applicable et du fait que le comportement de l’accusé dérogeait à cette norme.

 

[35]           L'analyse du juge militaire d'Auteuil dans l'arrêt Nauss aux paragraphes 56, 58 et 59 est convaincante. Il y fait les remarques suivantes :

 

[56]         Le maniement de façon appropriée une arme lors de son déchargement apparaît à la présente cour non pas comme une norme de diligence, mais bien comme une norme de conduite sur laquelle la cour ne peut se fonder pour déterminer s’il y a eu négligence en l’espèce. Comme je l’ai déjà souligné, la notion de négligence renvoie au concept de la norme de diligence qui est différente de la norme de conduite. Telle qu’établie par la poursuite dans les détails concernant les accusations, la norme de diligence en l’instance est fondée sur le maniement d’un fusil C7 fait de façon sécuritaire, et non sur celui exécuté de façon correcte ou appropriée. Il est cependant vrai qu’en certaines circonstances le maniement d’une arme exécuté de façon incorrecte ou inappropriée peut mener au maniement non sécuritaire de cette arme, ce qui n’est pas le cas en l’instance.

 

[58]         Au vu de la preuve considérée dans son ensemble au regard de cet élément essentiel de l’infraction, la cour conclut que la poursuite n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable, pour les deux chefs d’accusation, que le manquement constituait une négligence blâmable.

                         

[59]         J’aimerais ajouter que du point de vue de la cour, l’exécution inappropriée d’un exercice portant sur les armes et occasionnant un coup de feu imprévu ou non autorisé ne constitue pas de façon automatique une infraction de négligence pénale au sens de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale.

 

Cette cour n'est toutefois pas tout aussi catégorique. Le respect des mesures de sécurité dans le maniement des armes peut chevaucher tant la norme de diligence que la norme de la conduite en fonction de l'ensemble des circonstances d'une affaire.

 

[36]           La formation imposée aux militaires tout au long de leur carrière relativement au maniement des armes personnelles qui leur sont confiées et l'accroissement de cette formation, le cas échéant, lorsque les situations opérationnelles l'exigent, visent à créer que les gestes associées aux procédures relatives aux mesures de sécurité élémentaires dans le maniement de ces armes soient profondément ancrées chez ces personnes, afin que des accidents malheureux soient évités considérant le caractère intrinsèquement dangereux des activités liées à leur maniement. Il ne s'agit pas d'un énoncé théorique, mais bien d'un constat qui se dégage clairement de la preuve entendue devant la cour, soit la création d'une habitude et d'une aisance de haut niveau dans le maniement des armes personnelles. La décharge d'une arme à feu ne peut être évacuée de son propre contexte.

 

[37]           Dans cette affaire, la cour est d'avis que la norme exigée veuille qu'un militaire doit pouvoir effectuer les mesures de sécurité propres à l'arme qui lui est confiée à condition d'avoir reçu une formation adéquate et périodique à cet effet. Tant les notions de diligence que de conduite s'appliquent en l'espèce. Cette norme a été satisfaite dans les circonstances que ce soit par l'examen de la preuve documentaire relative à la carrière de l'adjudant Brideau ou les témoignages et la preuve documentaire liés à la formation reçue par l'adjudant Brideau dans la phase de pré-déploiement pour la FOI 4-12.

 

[38]           Même si l'arrêt Beatty traitait du contexte de négligence pénale dans le contexte de l'infraction de conduite dangereuse aux termes de l'article 249 du Code criminel, elle est pertinente à plusieurs égards. Ce n'est pas sans raison que la juge Charron y exprimait ce qui suit aux paragraphes 34-35 :

 

[34]         Par conséquent, comme le signale le juge Cory, la difficulté d’exiger la preuve positive d’un état d’esprit subjectif donné vient renforcer l’idée qu’on devrait apprécier la mens rea en mesurant objectivement le comportement du conducteur par rapport à la norme à laquelle on s’attendrait à voir se conformer un conducteur raisonnablement prudent.  J’ajouterais que la nature automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile donne lieu à la considération suivante.  Puisque la conduite d’un véhicule est, en grande partie, une activité de nature automatique et réactive, certains écarts par rapport à la norme qu’observerait une personne raisonnablement prudente résulteront inévitablement du fait que, pour reprendre les termes du juge Cory, on conduit « sans beaucoup y penser ».  Même le conducteur le plus compétent et le plus prudent a des moments d’inattention, qui peuvent très bien donner lieu à un comportement qui, considéré objectivement, ne satisfait pas à la norme à laquelle se conformerait un conducteur raisonnablement prudent.  Un tel comportement de nature automatique et réactive peut même présenter un danger pour les autres personnes qui circulent sur la route.  Les faits de la présente affaire en sont d’ailleurs une triste illustration.  Le fait que le danger puisse résulter d’un faible degré de réflexion consciente devient préoccupant parce que, comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a dit avec justesse dans R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 59 : « En droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel. »  En plus de la nature largement automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile, nous devons aussi prendre en compte le fait que conduire, même si cette activité comporte des risques inhérents, n’en est pas moins une activité légale dotée d’une valeur sociale.  S’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables.  Une telle approche risque de porter atteinte au principe de justice fondamentale voulant qu’une personne moralement innocente ne doive pas être privée de sa liberté.

 

[35]         Dans le cadre du droit civil, il importe peu de savoir dans quelle mesure le conducteur n’a pas respecté la norme de diligence [...] exigée par la loi.  En effet, l’étendue de sa responsabilité ne dépend pas du degré de négligence, mais de l’étendue des dommages causés.  Par ailleurs, l’état mental (ou l’absence d’état mental) de l’auteur du délit est sans importance, sauf à l’égard des dommages punitifs.  Dans le cadre du droit criminel, en revanche, il faut tenir compte de l’état mental du conducteur, parce qu’il est contraire aux principes fondamentaux de justice pénale de punir une personne innocente. Le degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni.

 

[39]           Dans les circonstances de cette affaire, la cour n'est pas convaincue hors de tout doute raisonnable que les faits prouvés à l'égard des manquements de l'adjudant Brideau sont de la nature de la négligence pénale.

 

[40]           Si j'ai tort sur la question de négligence, j'examinerai brièvement les éléments relatifs au préjudice au bon ordre et à la discipline. Dans cette affaire, la preuve indique que la conduite de cet exercice ne s'est pas déroulé correctement et tel que prévu. Dès le départ, certains des participants étaient réfractaires à l'idée d'utiliser des chargeurs garnis plutôt que d'utiliser des chargeurs vides parce que l'exercice se déroulait dans le stationnement du Camp Blackhorse devant le bunker 9. De plus, l'exercice devait se dérouler par étapes, soit d'une part les manœuvres portant sur le fusil C-7 supervisé par le sergent Rutkowski, et d'autre part, les manœuvres portant sur le pistolet 9 mm supervisé par un autre militaire. En raison du retard de ce dernier, le sergent Rutkowski a choisi délibérément de demander aux participants d'effectuer les mesures de sécurité des deux armes en même temps, sans préavis, même si les participants avaient déjà exprimé leur inconfort au début. Lors de l'exécution erronée de l'adjudant Brideau, celui-ci pointait son arme dans la direction indiquée pour que ce soit sécuritaire à l'endroit choisi et identifié comme étant le plus sécuritaire. Il n'y a aucune preuve que l'exécution erronée de l'adjudant Brideau n'ait mis la vie ou la sécurité de quiconque ou du matériel en danger. La décharge de l'arme, en soi, ne suffit pas. La réaction normale des autres participants a sûrement élevé le niveau de stress, mais la preuve n'est pas concluante pour affirmer que leur niveau de nervosité a nui de quelque manière que ce soit à l'exécution de leurs propres manœuvres, bien au contraire.

 

[41]           La poursuite a souligné que le préjudice au bon ordre et à la discipline peut s'inférer également du fait que l'activité mensuelle d'entraînement a été annulée et que les militaires avaient eu à attendre à la prochaine session pour s'entraîner sur les armes tel qu'exigé par les autorités en place. Cet énoncé n'est pas fondé. Il s'agissait d'un exercice planifié par l'adjudant Verreault au bénéfice des participants eux-mêmes qui partageaient tous le même lieu de travail. Cette séance de formation aurait pu être reprise rapidement. Finalement, le simple fait que cette décharge accidentelle ait pu être embarrassante pour les autorités canadiennes dans les circonstances n'est toutefois pas suffisant là aussi, en soi, pour inférer un préjudice au bon ordre et à la discipline. Est-ce que l'ensemble de tous ces éléments suffisent à établir un préjudice au bon ordre et à la discipline, la cour croit que la poursuite a effectivement démontré que cela est probable.

 

[42]           Malheureusement, cela ne lui suffit pas puisqu'elle est astreinte à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable.

 

Pour ces raisons, la cour

 

[43]           PRONONCE un verdict de non-culpabilité à l'égard de tous les chefs d'accusation.

 


Avocats :

 

Major G. Roy, Service canadien des poursuites militaires

Avocat de la poursuivante

 

Capitaine de corvette P. Desbiens, Service d'avocats de la défense

Avocat pour l'adjudant J.R.R.S. Brideau

 

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