Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l'ouverture du procès : 15 septembre 2009

Endroit : 17e Escadre, Édifice 61, Winnipeg (MB)

Chefs d'accusation
•Chef d'accusation 1 : Art. 130 LDN, agression sexuelle (art. 271 C. cr.).

Résultats
•VERDICT : Chef d'accusation 1 : Non coupable.

Contenu de la décision

Référence : R. c. Le soldat S.C. Cross, 2009 CM 3016

 

Dossier : 200902

 

 

 

COUR MARTIALE PERMANENTE

CANADA

MANITOBA

BFC WINNIPEG

 

Date : 22 septembre 2009

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DU LIEUTENANT-COLONEL L-V.  D'AUTEUIL, J.M.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

c.

LE SOLDAT S.C. CROSS

(Accusé)

 

 

Avertissement

 

La présente décision a été formatée de manière à respecter l'ordonnance émise par la Cour martiale permanente interdisant de publier ou de diffuser, de quelque façon que ce soit, tout renseignement permettant d'établir l'identité de la plaignante.

 

DÉCISION

(Prononcée de vive voix)

 

 

TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

 

Introduction

 

[1]        Le soldat Cross est inculpé d'une infraction punissable en vertu de l'article130 de la Loi sur la défense nationale au titre d'une agression sexuelle en contravention de l'article 271 du Code criminel. La plaignante en l'espèce est C.S. Je la désignerai par ses seules initiales.

 


[2]        Les faits sur lesquels la cour se fonde sont reliés à des événements qui sont survenus dans la nuit du 6 au 7 juin 2008 dans la ville de Winnipeg et dans la chambre du soldat Cross à la Base des Forces canadiennes (BFC) Winnipeg, dans la province du Manitoba. Au moment de l'incident allégué, l'accusé travaillait à la BFC Winnipeg, tandis que C.S. y suivait une formation en cours d'emploi aux fins de l'obtention d'une qualification professionnelle.

 

La preuve

 

[3]        La preuve dont dispose cette cour martiale se compose essentiellement des faits suivants :

 

a.         Les témoignages que la cour a entendus, par ordre de comparution : le témoignage de C.S., la plaignante en l'espèce; le commissionnaire Visca; et le soldat Cross, l'accusé en l'espèce. Aussi, le témoignage du caporal Concha, livré pendant le voir-dire, et entendu sous réserve d'une décision quant à son admissibilité en vertu de l'article276 du Code criminel, a été versé au dossier lors du procès sur consentement des avocats des deux parties.

 

b.         La preuve suivante de l'activité sexuelle de la plaignante, que j'ai déclarée admissible à la suite d'une demande formulée par l'accusé en vertu de l'article276 du Code criminel :

 

i.          Le 16 mai 2008, alors qu'ils se trouvaient dans la boîte de nuit Palomino à Winnipeg, le demandeur et la plaignante se sont livrés à une activité sexuelle, à savoir qu'au cours de la dernière demi-heure qu'ils ont passée dans cet établissement, alors qu'ils dansaient sur la piste de danse, ils se sont embrassés sur les lèvres et dans le cou, et ils ont frotté leurs corps ensemble;

 

ii.         Le 6 juin 2008, alors qu'ils se trouvaient dans la boîte de nuit Coyotes à Winnipeg, le demandeur et la plaignante se sont livrés à une activité sexuelle vers la fin de la période qu'ils ont passée dans cet établissement, à savoir qu'alors qu'ils dansaient sur la piste de danse, ils se sont embrassés sur les lèvres pendant environ 15 minutes.

 

c.         La pièce3, soit des photos prises au moyen du téléphone cellulaire du soldat Cross le 24 juin 2008. Ce document a été produit en preuve sur consentement;

 


d.         La pièce4, soit deux pages de la feuille de contrôle des taxis de l'aile17 pour les 6 et 7 juin 2008;

 

e.         La pièce5, soit un DVD contenant une copie de l'enregistrement magnétoscopique de l'entrevue du soldat Cross réalisée par l'enquêteur du Service national des enquêtes (SNE) le 24 juin 2008. Ce document a aussi été produit en preuve sur consentement;

 

f.          Les faits en litige dont la cour a pris judiciairement connaissance en vertu de l'article15 des Règles militaires de la preuve.

 

[4]        À ce stade-ci, il conviendrait que la cour rende compte de la preuve testimoniale présentée par les deux parties en l'espèce.

 

Le témoignage de C.S.

 

[5]        Selon C.S., la plaignante en l'espèce, les faits qui ont mené à la perpétration par l'accusé de l'infraction alléguée auraient commencé quelques semaines auparavant, lorsque l'accusé et la plaignante se sont rencontrés par hasard tôt un vendredi soir dans le mess des caporaux et des soldats de la BFC Winnipeg.

 

[6]        C.S. a dit qu'elle et l'accusé s'étaient vus dans le mess, mais qu'ils avaient mis un certain temps avant de se reconnaître. En fait, ils ne se s'étaient pas vus depuis quatre ans, et ils ne savaient pas qu'ils s'étaient tous deux enrôlés dans les Forces canadiennes. La plaignante était l'amie de la soeur du soldat Cross, et elle avait l'habitude de se rendre chez les parents de ce dernier à l'époque où ils vivaient tous les deux dans la même ville.

 

[7]        C.S. a reconnu le soldat Cross dans le mess, et elle l'a abordé. Ils ont échangé au sujet de ce qui s'était passé dans leurs vies, et ils ont décidé de se rendre dans la boîte de nuit Palomino avec d'autres membres des Forces canadiennes. C.S. a dit que sa mère l'y avait reconduit avec l'accusé et quelques autres membres des Forces canadiennes. La plaignante a affirmé qu'elle avait passé le plus clair de sa soirée avec le soldat Cross, à boire et danser avec lui. À la fermeture du bar, elle avait faim, et ils ont tous deux cherché ensemble un endroit où manger. Ils ont marché pendant un moment, mais ils n'ont trouvé aucun restaurant ouvert. Ils ont pris un taxi ensemble, qui a d'abord déposé la plaignante chez elle, puis l'accusé à sa chambre à la base.

 


[8]        Au cours des deux semaines précédant l'incident, C.S. a affirmé qu'elle avait été en congé de maladie parce qu'elle était malade. Elle avait mal à la gorge et avait une vilaine toux, et elle avait pris des médicaments pour soigner ces symptômes. Elle avait pris certaines mesures pour s'isoler au sous-sol de la maison de ses parents afin d'éviter de transmettre sa maladie à d'autres. Elle ne mangeait pas beaucoup, et elle avait essentiellement bu des liquides pendant cette période. Lorsqu'elle a commencé à se sentir mieux, soit environ deux jours avant l'incident, elle a eu envie de sortir avec des connaissances, et elle a alors envoyé des invitations à cette fin pour le vendredi par message texte à deux personnes, soit à une personne du nom de Matt et au soldat Cross. Matt a décliné l'invitation, et C.S. a dit qu'elle n'avait pas eu de nouvelles du soldat Cross. Elle a expliqué que l'accusé n'avait probablement jamais reçu son invitation pour des motifs d'ordre technologique, et elle l'a donc renouvelée le jour même. Cette fois, l'accusé l'a reçue, et il l'a acceptée.

 

[9]        La plaignante a dit qu'elle avait cessé de prendre des médicaments et qu'elle avait commencé à manger normalement, bien qu'elle ne prit que de petites portions, deux jours avant l'incident. Elle avait perdu entre cinq et dix livres au cours de ces deux semaines de maladie.

 

[10]      Elle a affirmé que, tôt le vendredi soir en question, elle avait eu un échange de messages texte avec le soldat Cross pour déterminer où ils sortiraient ce soir-là. Ils ont fini par arrêter leur choix sur la boîte de nuit Coyotes, mais, avant de s'y rendre, étant donné que l'accusé avait l'intention de boire de l'alcool, ils ont décidé que ce dernier laisserait sa voiture chez les parents de la plaignante, et qu'ils prendraient quelques verres avant de se rendre dans la boîte de nuit.

 

[11]      La plaignante a dit que l'accusé était arrivé chez elle vers 20 h. Ils ont discuté de différentes choses. Elle lui a montré des photos de son copain et d'autres amis, ils ont écouté de la musique, et ils ont regardé des vidéos. Elle lui a parlé du fait qu'elle entretenait une relation à distance. Le soldat Cross lui a fait part de ses expériences semblables. Pendant qu'ils étaient à la maison, C.S. a dit qu'elle avait bu trois panachés, et que l'accusé était arrivé chez elle avec une bouteille de spiritueux et du jus. Selon elle, l'accusé avait laissé entre un pouce et un pouce et demi d'alcool dans la bouteille lorsqu'ils ont quitté la maison. Elle a mentionné qu'avant de se diriger vers la boîte de nuit, le soldat Cross avait parlé à un ami au téléphone. Elle a appelé un taxi, et ils ont quitté la maison vers 22 h 30.

 

[12]      C.S. a confirmé qu'ils étaient arrivés à la boîte de nuit Coyotes tout juste avant 23 h. Elle a socialisé, fumé, bu et dansé, le plus clair du temps en compagnie du soldat Cross. Elle a pris trois ou quatre verres de rhum avec du Coca-Cola. Selon elle, rien d'important ne s'est produit ce soir-là dans la boîte de nuit.

 


[13]      À la fermeture du bar, lorsque les lumières se sont allumées et que la musique s'est arrêtée, ils ont quitté les lieux. Elle marchait par elle-même. Elle a pris un taxi avec le soldat Cross. Elle est montée à bord du taxi par elle-même et s'est assise derrière le chauffeur. Elle a mentionné qu'elle était en mesure de donner son adresse domiciliaire au chauffeur, mais qu'elle ne l'avait pas fait. Elle a affirmé que lorsqu'elle avait quitté le bar, elle se sentait épuisée et somnolente. Elle s'est allongée dans le taxi. Elle se souvient s'être endormie ou avoir perdu connaissance très rapidement après être montée à bord, soit après une ou deux minutes. Au moment où elle s'endormait ou perdait connaissance, elle se souvient d'avoir entendu le mot « base ». Elle a affirmé qu'ils n'avaient jamais discuté du fait qu'ils retournaient à la base. Elle ne se souvient pas qui a indiqué le chemin au chauffeur, mais ce n'était pas elle. Elle a dit qu'elle se souvenait que le soldat Cross s'était assis à côté d'elle et que sa tête était près de sa cuisse, mais elle ne se souvient pas d'y avoir touché. Elle a cependant concédé, lors de son contre-interrogatoire, que cela avait pu se produire.

 

[14]      C.S. a affirmé qu'elle ne se souvenait pas du trajet en taxi jusqu'à la base ni d'avoir franchi la guérite. Elle ne se souvient pas non plus d'avoir parlé au commissionnaire à la guérite, mais elle a mentionné que cela avait pu se produire. Elle a affirmé qu'elle avait été réveillée par le chauffeur du taxi qui leur criait après. Elle s'est redressée et s'est rendu compte qu'elle était aux baraquements à la base.

 

[15]      Selon la plaignante, le soldat Cross voulait payer la course, mais il n'avait pas assez d'argent. Elle lui a alors donné son dernier billet de vingt dollars pour l'aider à payer la course. Après qu'il eut payé, l'accusé lui a dit de descendre du taxi, ce à quoi elle a répondu par la négative parce qu'elle voulait retourner chez ses parents, où elle vivait à cette époque. Il lui a fait remarquer qu'elle n'avait pas assez d'argent pour payer la course, et il lui a offert de venir à sa chambre, où elle pourrait boire un verre d'eau et il pourrait lui appeler un autre taxi. Elle a reconnu le fait que lorsqu'elle avait donné son dernier billet de vingt dollars, elle savait qu'il ne lui resterait pas assez d'argent pour prendre un taxi jusque chez ses parents. Elle a aussi confirmé lors de son contre-interrogatoire qu'elle savait, à ce moment-là, qu'elle avait sa carte de débit.

 

[16]      Ce que le soldat Cross lui a dit lui a paru sensé, et elle a décidé, volontairement, de son propre chef, de descendre du taxi, et elle s'est assise sur la bordure du trottoir. Elle a clairement indiqué, avec émotion, dans son témoignage devant la cour qu'il s'agissait là d'une décision qu'elle regrettait profondément aujourd'hui. À ce stade, elle a dit qu'elle était très somnolente, étourdie et épuisée. Elle a affirmé que le soldat Cross l'avait aidée à marcher et à monter les trois volées de marches pour arriver à sa chambre. Elle a indiqué que l'accusé avait dû glisser le bras sous son aisselle pour la soutenir de l'épaule. Il l'avait accotée contre le mur dans le couloir afin de déverrouiller sa porte.

 


[17]      C.S. a affirmé que le soldat Cross avait dû l'aider à entrer. Au moment où ils entraient dans la chambre, elle a remarqué qu'une de ses boucles d'oreille était tombée. Elle s'est penchée toute seule, sans aide, et a ramassé la boucle d'oreille en argent qu'elle avait portée, puis elle a enlevé l'autre et les a toutes deux glissées dans sa poche. Le soldat Cross l'a ensuite aidée à entrer dans la chambre et l'a placée en position assise sur le bord du lit, face à ce qu'elle croyait être la salle de bain. Elle a dit qu'elle l'avait vu lui tourner le dos et se diriger vers la salle de bain afin, avait-elle pensé, de lui verser un verre d'eau. Elle a dit à la cour qu'elle était tombée sur le dos sur le lit tandis que le bas de ses jambes pendait au bord du lit, et qu'elle avait perdu connaissance.

 

[18]      Quelque temps plus tard, la plaignante a affirmé qu'elle avait été réveillée par la sensation d'être pénétrée. Lorsqu'elle a ouvert les yeux, le soldat Cross semblait complètement nu, par-dessus elle, et elle a senti que son pénis pénétrait son vagin. Elle l'a repoussé des mains, et elle lui a dit d'arrêter et qu'elle devait partir. Il s'est tout de suite levé. Elle a dit qu'à ce moment, elle avait eu l'impression que le soldat Cross avait été choqué. Elle a dit que sa réaction l'avait renversé. Il lui a redonné ses vêtements. Elle s'est rendu compte qu'elle ne portait que ses sous-vêtements. Elle a affirmé que le soldat Cross n'avait jamais résisté ni insisté. Il a offert de lui appeler un taxi. Elle a pris sa robe, a ramassé des choses qui étaient tombées des poches de son pantalon sur le sol, et elle a, essentiellement, quitté la chambre en courant.

 

[19]      Selon C.S., lorsqu'elle s'est endormie, elle a complètement perdu connaissance, et elle ne se souvenait de rien de ce qui s'était passé pendant un certain moment après cela. Elle a dit qu'elle reprenait puis reperdait connaissance, qu'elle sentait qu'il se passait des choses, mais que c'était comme si elle n'était pas éveillée. Elle se sentait comme si elle reprenait puis reperdait connaissance. Elle a affirmé qu'elle n'avait jamais rien vécu de semblable auparavant. Elle a dit qu'elle ne se souvenait pas d'avoir ouvert les yeux ni d'avoir vu quoi que ce soit pendant cette période. Elle avait pu visualiser et se représenter ce qui s'était passé d'après ce qu'elle avait senti. Elle se sentait comme si elle était en dehors de son corps, qu'elle se regardait d'en haut, quelque chose comme une expérience extra-corporelle.

 

[20]      La plaignante a affirmé qu'elle avait surtout senti des choses. Elle avait senti qu'elle était embrassée, et aussi que son chandail avait été tiré, là où il y avait un cordon au milieu, attaché en boucle à des fins décoratives. Elle a senti les lèvres de quelqu'un d'autre sur ses lèvres. Elle parvenait à sentir ce qui se passait, mais elle était incapable de faire quoi que ce soit. Elle se sentait paralysée. Elle ne pouvait pas bouger ni réagir à ce qui se passait. Elle ne se souvenait de rien d'autre, comme de ses vêtements en train d'être enlevés, jusqu'à ce qu'elle se soit réveillée. Cependant, elle a affirmé avec fermeté à la cour que malgré le fait qu'elle n'avait aucun souvenir de ce que ses vêtements aient été enlevés, elle n'avait jamais aidé à enlever ses vêtements, qu'elle n'avait rien fait de tel à aucun moment. Elle a expliqué que, selon elle, si une personne est dans un état d'inconscience, comme elle l'était, cette personne ne peut pas aider, de quelque façon que ce soit, à enlever ses vêtements.

 

[21]      Lorsqu'elle s'est réveillée, elle a dit qu'elle s'était alors rendu compte qu'elle se trouvait au même endroit et dans la même position que lorsqu'elle avait perdu connaissance, et que son chandail, ses pantalons et ses chaussures avaient été enlevés. Ses vêtements n'étaient pas endommagés, mais la boucle de son chandail était défaite.


[22]      Dès que C.S. est sortie de la chambre, elle a affirmé qu'elle était sortie du bâtiment, et qu'une fois sortie, elle s'était rendue à pied jusqu'à la guérite. En chemin, elle a appelé son copain, qui était en Ontario, mais son appel a été transféré à une boîte vocale, et elle a laissé un message pour faire savoir à son copain ce qui venait tout juste de se produire. Elle a dit à la cour qu'elle avait appelé son copain parce qu'elle était amoureuse de lui et qu'il s'agissait de la première personne à qui elle avait pensé, à ce moment-là, qui pourrait le mieux la soutenir pour l'aider à traverser cette épreuve, bien que les choses n'aient pas tourné comme elle l'avait espéré à cet égard. Elle éprouvait de l'embarras du fait de ce qui s'était passé dans la chambre du soldat Cross. Elle a demandé au commissionnaire à la guérite d'appeler un taxi, et elle a attendu dans la guérite. Elle a pris le taxi, et, pendant qu'elle était à bord du taxi, elle a envoyé un message texte au soldat Cross pour savoir pourquoi il lui avait fait une telle chose, et pour lui dire ce qu'elle pensait de lui. Elle a dit qu'il avait répondu par message texte que c'était parce qu'il avait trop bu. Elle s'est arrêtée à un guichet automatique afin de retirer de l'argent pour payer le chauffeur de taxi, qui l'a ensuite reconduite chez elle.

 

[23]      La plaignante a affirmé qu'elle avait parlé à son copain, qui ne lui avait pas offert beaucoup de soutien. Il l'a pointée du doigt, et elle s'est sentie blâmée et embarrassée. Le lundi, elle a parlé à un collègue de travail de ce qui s'était passé, puis, environ une semaine plus tard, elle a décidé de signaler l'incident à la police militaire. Avant de signaler l'incident à la police militaire, elle a envoyé un courriel, par l'intermédiaire de son profil Facebook, au soldat Cross, lui demandant ce qu'elle allait dire à son copain. La relation avec son copain a pris fin avant le moment où elle a déposé sa plainte auprès de la police militaire.

 

Le témoignage du commissionnaire Visca

 

[24]      Le commissionnaire Visca a été appelé par la poursuite. Il a dit qu'il était membre du Corps canadien des commissionnaires depuis environ deux ans. La nuit du 6 au 7 juin 2008, il était de faction seul à la guérite de l'aile17, l'entrée principale de la BFC Winnipeg. Il a affirmé qu'il procédait à des contrôles à la guérite, vérifiait des identités, et consignait des renseignements relatifs aux taxis.

 

[25]      Le commissionnaire Visca a affirmé qu'il avait inscrit sur la feuille de contrôle des taxis de l'aile17 (pièce 4) le passager d'un taxi qu'il avait identifié comme étant un membre des Forces armées de sexe masculin du nom de Cross. Il a dit que celui-ci lui avait semblé être en bonne forme. Il a affirmé qu'il y avait aussi une passagère à l'arrière du taxi. Il a dit que le taxi conduisait les passagers au bâtiment64. Il a affirmé qu'il avait parlé à la passagère et lui avait demandé une pièce d'identité, mais qu'elle n'en avait aucune. Il a affirmé que Cross lui avait alors dit que la passagère était son invitée.

 


[26]      Le commissionnaire Visca a affirmé que la passagère ne semblait pas être en pleine possession de ses moyens, et qu'elle semblait confuse. Elle avait été un peu lente a répondre, et sa parole était un peu empâtée. Le taxi s'est rendu au bâtiment64.

 

[27]      Le commissionnaire Visca a affirmé qu'environ 30 ou 40 minutes plus tard, la passagère, qu'il avait vue plus tôt en compagnie de Cross à bord du taxi, était venue à sa guérite et lui avait demandé d'appeler un taxi. Il a trouvé la situation bizarre parce que personne ne lui avait jamais demandé auparavant d'appeler un taxi si tôt le matin. Il a dit que la jeune femme semblait différente par rapport à la première fois qu'il l'avait vue. Il a dit qu'elle semblait bouleversée, mais qu'elle était demeurée silencieuse pendant qu'elle avait attendu le taxi. Il a mentionné à la cour que le taxi était arrivé 10 ou 15 minutes plus tard, et qu'elle était montée à bord et était partie.

 

Le témoignage du caporal Concha

 

[28]      Le caporal Concha a été appelé comme témoin par l'avocat de la défense lors de l'audition relative à l'admissibilité d'éléments de preuve en vertu de l'article276 du Code criminel. Son témoignage a été versé au dossier lors du procès sur consentement des deux parties.

 

[29]      Le caporal Concha a affirmé qu'il connaissait le soldat Cross depuis sa formation professionnelle à la BFC Borden. Il a dit qu'à l'époque de l'incident, tous deux travaillaient ensemble à l'Escadron435, au sein du même équipage. Le caporal Concha considère le soldat Cross comme un ami.

 

[30]      Le soir où un groupe s'est rendu dans la boîte de nuit Palomino en mai 2008, le caporal Concha était assis aux côtés du soldat Cross dans le mess des caporaux et des soldats. Il a vu une jeune femme qu'il n'avait jamais vue auparavant aborder l'accusé. Il les a vus discuter, et après qu'elle fut partie, il a appris du soldat Cross qu'elle était une amie de sa ville d'origine. Ils ont convenu de se rendre dans la boîte de nuit Palomino, et le caporal Concha est rentré chez lui pour se changer. Il s'est ensuite rendu dans la boîte de nuit Palomino, où il a retrouvé un groupe de gens. Il a affirmé qu'il avait vu le soldat Cross au bar avec la même jeune femme qu'il avait vue plus tôt, en train de verser un verre, et il a noté que le soldat Cross tenait la jeune femme par la taille. Plus tard dans la soirée, il a dit qu'il les avait vu tous deux danser collés. À la fin de la soirée, il a dit qu'il était passé près de la piste de danse et avait vu le soldat Cross et la même jeune femme en train de danser ensemble et de s'embrasser sur la bouche. Il a affirmé qu'il était ensuite rentré chez lui. Il a affirmé que chaque fois qu'il les avait vus, il n'était pas très loin d'eux. En outre, il a mentionné qu'il avait une vue non obstruée lorsqu'il les avait vus, et qu'il était très facile de remarquer la présence du soldat Cross dans la boîte de nuit parce que celui-ci est très grand.

 


[31]      Le caporal Concha a affirmé que, quelque temps plus tard, il avait appris du soldat Cross que celui-ci était accusé d'agression sexuelle. Il a demandé si cela avait quelque chose à voir avec la jeune femme qu'il avait vue en sa compagnie ce soir-là. Lorsque le soldat Cross a confirmé que tel était le cas, le caporal Concha lui a dit qu'il les avait vus ensemble dans la boîte de nuit Palomino, et que s'il avait besoin de son aide, il était prêt à témoigner au sujet de ce qu'il y avait vu ce soir-là.

 

[32]      Le soldat Cross et lui n'ont jamais discuté des détails de l'accusation. Ils n'ont pas parlé ni discuté de l'affaire depuis.

 

Le témoignage du soldat Cross

 

[33]      Le soldat Cross, l'accusé au procès, a témoigné pour son propre compte. Il a dit à la cour qu'il avait 23 ans et qu'il était originaire de Middleton, en Nouvelle-Écosse, près de Greenwood. Il connaît C.S. comme une amie de sa soeur depuis l'époque où tous deux fréquentaient l'école primaire. Il a dit qu'il s'était enrôlé dans les Forces canadiennes en janvier 2005, et qu'il avait été affecté à la BFC Winnipeg à la fin d'avril 2007. Il y travaille depuis.

 

[34]      Selon le soldat Cross, c'est le vendredi 16 mai 2008 qu'il a vu la plaignante dans le mess des caporaux et des soldats. À l'époque, ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps, et lorsqu'il l'a vue, son visage lui était familier, mais il a mis un certain temps avant de la reconnaître. Il a affirmé qu'elle l'avait abordée et s'était identifiée. Ils ont eu une conversation générale portant sur divers sujets.

 

[35]      Le soldat Cross a affirmé qu'à un certain moment au cours de la soirée, quelques personnes du mess avaient décidé de se rendre dans la boîte de nuit Palomino. C.S. et lui s'étaient joints au groupe. Il a dit que la mère de la plaignante les avait conduits du mess à la boîte de nuit.

 

[36]      L'accusé a affirmé qu'une fois rendu dans la boîte de nuit Palomino, il avait pris quelques verres. Il avait dansé avec la plaignante. Il a dit qu'il connaissait certaines des personnes du mess qui étaient venues dans la boîte de nuit, mais qu'il ne parvenait à se souvenir que du nom de l'un d'entre eux qui était là ce soir-là, soit le caporal Concha. Il a mentionné que, plus tard ce soir-là, il avait dansé plus près de la plaignante, leurs corps se touchant, tandis que des chansons jouaient, dont des slows. À un certain moment, ils ont commencé à s'embrasser sur les lèvres et dans le cou, et ce, pendant un petit moment, selon le soldat Cross. Ensuite, à la fermeture de la boîte de nuit, ils ont quitté le bar et ont déambulé à la recherche d'un endroit où manger, étant donné que C.S. avait faim. Cependant, tout était fermé ce soir-là. Après avoir parcouru environ un kilomètre à pied, ils ont décidé de continuer afin de trouver un taxi. le soldat Cross a dit qu'ils en avaient trouvé un après un petit moment devant un hôtel sur Portage Avenue. Ils sont tous deux montés à bord du taxi, qui a d'abord reconduit la plaignante chez elle, puis l'accusé à la base.

 


[37]      Selon l'accusé, après cette soirée, C.S. et lui ont eu de nombreuses conversations par messages texte et par courriel sur MSN et sur Facebook au cours des trois semaines suivantes. Il a dit qu'à la suite d'une invitation expresse à sortir le vendredi 6 juin 2008 qu'il avait reçue de la plaignante, il lui avait envoyé un message texte pour savoir si elle était toujours intéressée à sortir. Il a proposé d'aller au TGIF au mess des caporaux et des soldats. Cependant, il a découvert qu'il n'y avait pas de nourriture et qu'il y avait peu de gens à cet endroit ce soir-là, et il a informé la plaignante que ce n'était pas une très bonne idée. Il a dit à la cour qu'après avoir échangé plusieurs messages textes, il avaient finalement décidé que le soldat Cross viendrait d'abord chez la plaignante, où il pourrait laisser sa voiture, comme elle le lui avait offert, étant donné qu'il allait boire ce soir-là, et qu'ils se rendraient ensuite dans la boîte de nuit Coyotes.

 

[38]      Le soldat Cross a dit à la cour qu'il avait acheté une bouteille de 26 onces de rhum ainsi qu'une bouteille de jus avant d'arriver chez la plaignante. Il est arrivé chez les parents de la plaignante vers 20 h. Ils sont descendus au sous-sol, et il a commencé à boire. Il a dit qu'ils avaient parlé du copain de la plaignante et de la formation de base, et qu'ils avaient regardé des photos et des vidéos d'amis tout en écoutant de la musique. Il a bu presque tout le contenu de la bouteille, n'en laissant qu'environ un pouce au moment où ils ont quitté pour le Coyotes. Il a mentionné qu'il avait appelé un ami pour savoir si celui-ci pourrait venir avec eux à la boîte de nuit Coyotes, mais que cet ami ne pouvait pas y aller. Il a affirmé que c'était C.S. qui avait appelé le taxi, et qu'ils avaient quitté la maison quelque temps plus tard ce soir-là pour se rendre dans la boîte de nuit.

 

[39]      L'accusé a affirmé qu'ils étaient arrivés à la boîte de nuit à une heure décente parce qu'ils n'avaient pas eu à faire la file pour entrer. Il a pris quelques verres à cet endroit et a acheté une ronde de pousse-café (shooters) à un certain moment au cours de la soirée. Il a dit qu'il avait dansé, et qu'il était sorti dehors quelques fois avec C.S., qui fumait. Vers la fin de la soirée, ils ont commencé à s'embrasser un peu. Les lumières se sont allumées, et ils ont quitté la boîte de nuit.

 

[40]      Il a dit qu'une fois rendus dehors, ils avaient tout de suite trouvé un taxi. Il est allé du côté du chauffeur et lui a dit qu'il allait à l'aile17 de la base sur Whytewold. Sa parole était un peu empâtée, et il a dû répéter. Il a dit que la plaignante avait marché et était montée à bord du taxi derrière le siège du chauffeur par elle-même. Le soldat Cross est monté à bord du taxi sur la banquette arrière du côté du passager. Il a penché la tête vers l'arrière, C.S. a posé la tête sur sa cuisse, et il a dormi pendant tout le trajet en taxi.

 


[41]      Le soldat Cross a affirmé qu'il avait été réveillé par le chauffeur de taxi tout juste avant d'arriver à l'entrée de la base. Le chauffeur s'est arrêté à la guérite et s'est identifié au commissionnaire. L'accusé a ensuite présenté sa pièce d'identité militaire au commissionnaire. Entre-temps, la plaignante fouillait dans son sac à main pour trouver sa propre pièce d'identité, mais elle ne l'avait pas. Le soldat Cross a dit au commissionnaire qu'elle était avec lui. Il a dit que le taxi avait poursuivi son chemin jusqu'au bâtiment64 à la base.

 

[42]      L'accusé a mentionné que lorsqu'ils étaient arrivés au bâtiment, il n'avait pas assez d'argent pour payer la course. La plaignante lui a alors donné son dernier billet de vingt dollars pour contribuer au paiement de la course. Après que l'accusé eut payé le chauffeur, il s'est rendu compte que C.S. n'aurait pas suffisamment d'argent pour rentrer chez elle à bord du taxi, et il lui a offert d'aller à sa chambre, de boire un verre d'eau et de réfléchir à ce qu'ils allaient faire. Ils sont descendus du taxi et se sont assis sur le bord du trottoir pendant un moment. Il lui a offert de monter. C.S. s'est levée, il a mis le bras autour de son épaule et ils ont marché jusqu'à sa chambre. Il a dit qu'elle était capable de marcher toute seule sans aucun problème.

 

[43]      Il a dit que lorsqu'ils étaient arrivés à sa chambre, il avait déverrouillé la porte et ils étaient entrés. Il lui a offert de s'asseoir sur le lit, ce qu'elle a fait, et il est allé lui verser un verre d'eau dans la salle de bain. Il s'est assis à côté d'elle, il lui a passé le verre d'eau, et elle a pris quelques gorgées. Il a dit qu'elle était en position assise à ce moment‑là.

 

[44]      Selon le soldat Cross, la plaignante lui a redonné le verre d'eau, et il l'a posé sur la table à côté du lit. Il a dit qu'il y a avait eu une sorte de courte pause, qu'ils s'étaient regardés, puis qu'ils avaient commencé à s'embrasser brièvement. Il s'est levé et a enlevé son jean. Il s'est assis, elle avait la main dans son caleçon boxeur, et elle a saisi son pénis. Ils se sont allongés sur le lit, et il a déboutonné ses jeans et baissé sa fermeture éclair. Il a glissé la main dans son jean, en haut de ses sous-vêtements, et a glissé la main dans sa petite culotte. Il a ensuite commencé à enlever le chandail de la plaignante, qui s'est bloqué aux aisselles, et elle a alors pris les choses en main et a enlevé elle-même son chandail. Il a enlevé le pantalon de la plaignante, mais il s'est bloqué aux genoux. Sans se redresser, elle l'a aidé à les enlever. Il s'est levé pour finir d'enlever son propre jean. Il a enlevé son chandail et son caleçon boxeur.

 

[45]      L'accusé a indiqué que C.S. ne portait plus que ses sous-vêtements. Il s'est alors placé au-dessus d'elle, utilisant ses mains et ses genoux pour rester au-dessus d'elle sans peser sur elle, et a placé ses jambes entre les siennes. Il a poussé sa petite culotte de côté et a commencé à insérer son pénis dans son vagin. Avant qu'il l'ait complètement pénétrée, elle lui a dit d'arrêter et de s'enlever de sur elle. Il a affirmé qu'il avait été très choqué parce que, jusqu'à ce stade, tout avait semblé normal. Il s'est immédiatement écarté. Il a pris ses vêtements, et elle a pris les siens. Avant même qu'il ne se soit rhabillé, elle était déjà sortie de la chambre.

 


[46]      Il a dit qu'il était sorti du bâtiment à sa recherche. Il a crié son nom, sans parvenir à la voir, et il a dit qu'il pouvait lui appeler un taxi. Il est allé voir si le guichet automatique au mess de caporaux et des soldats était accessible, sachant qu'elle n'avait pas assez d'argent pour payer un taxi, mais il a constaté que le guichet était fermé. Il a jeté un coup d'oeil du côté de l'entrée principale, mais il n'a pas vu la plaignante. Il a commencé à déambuler à sa recherche, mais il ne l'a pas retrouvée. Il est ensuite retourné à sa chambre. Quelque temps plus tard, il a reçu un message texte auquel il a répondu.

 


Le droit applicable et les éléments essentiels de l'infraction

 

Les éléments essentiels de l'infraction

 

[47]      L'article271 du Code criminel dispose notamment :

 

Agression sexuelle

 

271.(1) Quiconque commet une agression sexuelle est coupable :

 

a) soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de dix ans;

 

b) soit d'une infraction punissable, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, d'un emprisonnement maximal de dix-huit mois.

 

[48]      Dans l'arrêt R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, à la page 302, le juge McIntyre a défini l'agression sexuelle comme suit :

 

L'agression sexuelle est une agression, au sens de l'une ou l'autre des définitions de ce concept au par. 244(1) [maintenant le paragraphe265(1)] du Code criminel, qui est commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l'intégrité sexuelle de la victime.

 

[49]      Le paragraphe265(1) du Code criminel dispose notamment :

 

Voies de fait

 

265. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas :

 

a) d'une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;

 

[50]      Dans l'arrêt R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, la Cour suprême du Canada a affirmé :

 

Pour qu'un accusé soit déclaré coupable d'agression sexuelle, deux éléments fondamentaux doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable: qu'il a commis l'actus reus et qu'il avait la mens rea requise. L'actus reus de l'agression consiste en des attouchements sexuels non souhaités. La mens rea est l'intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout ne sachant que celle-ci n'y consent pas, en raison de ses paroles ou de ses actes, ou encore en faisant montre d'insouciance ou d'aveuglement volontaire à l'égard de cette absence de consentement.

 

L'actus reus de l'agression sexuelle est établi par la preuve de trois éléments : (I) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts, (iii) l'absence de consentement.

 


La mens rea de l'agression sexuelle comporte deux éléments : l'intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l'insouciance ou l'aveuglement volontaire à cet égard.

 

[51]      Ainsi, la poursuite devait prouver les éléments essentiels suivants hors de tout doute raisonnable : la poursuite devait prouver l'identité de l'accusé et la date et le lieu allégués dans l'acte d'accusation. La poursuite devait également prouver les éléments additionnels suivants : le fait que le soldat Cross avait employé la force, directement ou indirectement, contre la plaignante; le fait que le soldat Cross avait employé la force de manière intentionnelle contre la plaignante; le fait que la plaignante n'avait pas consenti à l'emploi de la force; le fait que le soldat Cross avait connaissance de l'absence de consentement de la plaignante ou qu'il a fait preuve d'insouciance ou d'aveuglement volontaire à cet égard; et le fait que les contacts du soldat Cross à l'endroit de la plaignante étaient de nature sexuelle.

 

La présomption d'innocence et le doute raisonnable

 

[52]      Avant que la cour expose son analyse juridique, il convient de traiter de la présomption d'innocence et de la preuve hors de tout doute raisonnable, une norme de preuve qui est inextricablement liée aux principes fondamentaux de justice applicables à tous les procès criminels. Ces principes sont bien connus des avocats, mais peut-être pas des autres personnes qui se trouvent dans la salle d'audience.

 

[53]      Il est juste de dire que la présomption d'innocence est fort probablement le principe le plus fondamental de notre droit pénal, et le principe de la preuve hors de tout doute raisonnable est un élément essentiel de la présomption d'innocence. Dans les affaires qui relèvent du Code de discipline militaire comme dans celles qui relèvent du droit pénal, toute personne accusée d'une infraction criminelle est présumée innocente tant que la poursuite ne prouve pas sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Un accusé n'a pas à prouver qu'il est innocent. C'est à la poursuite qu'il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments de l'infraction.

 

[54]      La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas à chacun des éléments de preuve ou aux différentes parties de la preuve présentés par la poursuite, mais plutôt à l'ensemble de la preuve sur laquelle cette dernière s'appuie pour établir la culpabilité de l'accusé. Le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité d'un accusé incombe à la poursuite, jamais à l'accusé.

 


[55]      Un tribunal doit déclarer un accusé non coupable s'il a un doute raisonnable quant à sa culpabilité après avoir considéré l'ensemble de la preuve. L'expression « hors de tout doute raisonnable » est employée depuis très longtemps. Elle fait partie de notre histoire et de nos traditions juridiques. Dans l'arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S., la Cour suprême du Canada a proposé un modèle de directives au sujet du doute raisonnable. Les principes établis dans l'arrêt Lifchus ont été appliqués dans plusieurs arrêts de la Cour suprême et des cours d'appel. Essentiellement, un doute raisonnable n'est pas un doute farfelu ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé; il repose sur la raison ou le sens commun. C'est un doute qui survient à la fin du procès et qui est fondé non seulement sur ce que la preuve révèle mais également sur ce que la preuve ne révèle pas. Le fait qu'une personne ait été accusée ne constitue nullement une indication de sa culpabilité, et j'ajouterai que les seules accusations auxquelles un accusé doit répondre sont celles qui figurent dans l'acte d'accusation présenté à la cour.

 

[56]      Dans l'arrêt R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, la Cour suprême a statué, au paragraphe242, que :

 

« [...] une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu'elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités [...] »

 

[57]      Par contre, il faut se rappeler qu'il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec un certitude absolue. La poursuite n'a pas à le faire. La certitude absolue est une norme de preuve qui n'existe pas en droit. La poursuite doit seulement prouver la culpabilité de l'accusé, en l'espèce le soldat Cross, hors de tout doute raisonnable. Si la cour est convaincue ou aurait été convaincue que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, elle aurait dû l'acquitter car la preuve d'une culpabilité probable ou raisonnable ne constitue pas une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[58]      Qu'entend-on par preuve? La preuve peut comprendre des témoignages sous serment ou des déclarations solennelles faits devant la cour par des personnes appelées à témoigner sur ce qu'elles ont vu ou fait. Elle peut consister en des documents, des photographies, des cartes ou d'autres éléments présentés par les témoins, en des témoignages d'experts, des aveux judiciaires quant aux faits par la poursuite ou la défense ou des éléments dont la cour prend judiciairement connaissance.

 

[59]      Il n'est pas rare que des éléments de preuve présentés à la cour soient contradictoires. Les témoins ont souvent des souvenirs différents des événements. La cour doit déterminer quels éléments de preuve elle juge crédibles et fiables.

 


[60]      La crédibilité n'est pas synonyme de dire la vérité et l'absence de crédibilité n'est pas synonyme de mentir. De nombreux facteurs doivent être pris en compte dans l'évaluation que la cour fait de la crédibilité d'un témoin. Par exemple, la cour évaluera la possibilité qu'a eue le témoin d'observer, les raisons d'un témoin de se souvenir. Elle se demandera, par exemple, si les faits valaient la peine d'être notés, s'ils étaient inhabituels ou frappants, ou relativement sans importance et, par conséquent, à juste titre plus faciles à oublier. Le témoin a-t-il un intérêt dans l'issue du procès; en d'autres termes, a-t-il une raison de favoriser la poursuite ou la défense, ou est-il impartial? Ce dernier facteur s'applique d'une manière quelque peu différente à l'accusé. Bien qu'il soit raisonnable de présumer que l'accusé a intérêt à se faire acquitter, la présomption d'innocence ne permet pas de conclure que l'accusé mentira lorsqu'il décide de témoigner.

 

[61]      Un autre facteur qui doit être pris en compte dans la détermination de la crédibilité d'un témoin est son apparente capacité à se souvenir. L'attitude du témoin quand il témoigne est un facteur dont on peut se servir pour évaluer sa crédibilité : le témoin était-il réceptif aux questions, honnête et franc dans ses réponses, ou évasif, hésitant? Argumentait-il sans cesse? Finalement, son témoignage était-il cohérent en lui‑même et compatible avec les faits qui n'ont pas été contestés?

 

[62]      De légères contradictions peuvent se produire, et cela arrive en toute innocence; elles ne signifient pas nécessairement que le témoignage devrait être écarté. Cependant, il en est autrement dans le cas d'un mensonge délibéré : cela est toujours grave et peut vicier le témoignage en entier.

 

[63]      La cour n'est pas tenue d'accepter le témoignage d'une personne à moins que celui-ci ne lui paraisse crédible. Cependant, elle jugera un témoignage digne de foi à moins d'avoir une raison de ne pas le croire.

 

[64]      Comme la règle du doute raisonnable s'applique à la question de la crédibilité, la cour doit d'abord se prononcer de manière définitive sur la crédibilité de l'accusé en l'espèce et décider si elle ajoute foi ou non à ce qu'il dit. Il est vrai que la présente affaire soulève des questions importantes de crédibilité, et il s'agit d'un cas où la méthode d'évaluation de la crédibilité décrite par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, peut être appliquée de façon stricte vu que l'accusé, le Matelot de 1re classe Rochat, a témoigné. La Cour suprême a établi ce qui suit à la page 758 de cet arrêt :

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

 

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

 

Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.

 


[65]      Ce critère a été énoncé principalement pour éviter que le juge des faits ne procède en déterminant quelle preuve il croit : celle produite par l'accusé ou celle présentée par la poursuite. Cependant, il est également clair que la Cour suprême du Canada a réitéré de nombreuses fois que cette formule n'avait pas à être suivie mot à mot comme une sorte d'incantation (voir R. c. S. (W. D.), [1994] 3 R.C.S. 521 à la page 533).

 

[66]      Comme l'a souligné la juge Abella, s'exprimant au nom de la majorité dans l'arrêt R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, au paragraphe10, je tiens à confirmer que je suis conscient du critère précité énoncé dans l'arrêt W. (D.) et des arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires C.L.Y., précitée, et R. c. J.H.S., 2008 CSC 30 au sujet de l'application de ce critère au moment d'évaluer la crédibilité. Le piège que la cour doit éviter, c'est de se placer dans une situation ou elle semble avoir choisi, ou a effectivement choisi, entre deux versions dans son analyse.

 

[67]      En plus d'avoir pris connaissance du droit relatif à la charge de la preuve et au fardeau de preuve, j'ai aussi pris note que la règle relative à la plainte immédiate avait récemment été abrogée au Canada, bien que le défaut de porter plainte puisse constituer un facteur à prendre en compte pour le juge des faits. J'ai aussi noté qu'il n'y a aucune exigence légale de corroboration du récit de la plaignante. Enfin, j'ai noté que le consenteme­nt est entièrement subjectif et qu'il exige « l'accord volontaire du plaignant à l'activité sexuelle » en vertu de l'article273.1 du Code criminel.

 

[68]      Ayant procédé à cet exposé sur la charge de la preuve et sur la norme de preuve, j'examinerai maintenant les questions en litige et je traiterai des principes juridiques.

 

Positions des parties

 

[69]      À ce stade, il conviendrait de résumer les positions des parties.

 

Position de la poursuite

 

[70]      La poursuite soutient que, compte tenu des aveux faits par l'accusé dans son témoignage, la question principale, et d'ailleurs la seule question que la cour doit trancher en l'espèce, est celle du consentement de la plaignante en rapport avec l'actus reus et la mens rea de l'infraction d'agression sexuelle.

 

[71]      Pour ce qui concerne le consentement en rapport avec l'actus reus, la théorie de la poursuite au sujet de l'absence de consentement comporte deux volets : premièrement, la plaignante était incapable de consentir à l'activité sexuelle puisqu'elle avait perdu connaissance ou était endormie; et deuxièmement, sa conduite révèle à tout le moins qu'elle n'était pas d'accord pour se livrer à l'activité.

 


[72]      La poursuite soutient que la version des événements exposée par la plaignante est crédible et fiable, étant donné la manière dont elle l'a exposée à la cour et parce que cette version est étayée par d'autres éléments de preuve produits par la poursuite, comme le témoignage indépendant du commissionnaire Visca.

 

[73]      La poursuite a affirmé que l'incapacité de la plaignante à témoigner était le résultat de l'effet combiné de l'alcool, de sa maladie et de son épuisement. La poursuite a aussi soutenu que si l'absence de consentement n'avait pas résulté de cette incapacité, le témoignage de la plaignante révélait à tout le moins que celle-ci n'avait pas du tout été d'accord pour participer à quelque activité sexuelle que ce fut avec l'accusé. La poursuite a invité la cour a prendre en compte toutes les preuves des circonstances entourant l'incident afin de tirer des inférences qui étayent une telle conclusion.

 

[74]      Pour ce qui concerne la mens rea, qui consiste pour le soldat Cross a avoir su que C.S. ne consentait pas à la force qu'il avait employée, la poursuite soutient que la preuve qu'elle a produite étaye, hors de tout doute raisonnable, cet élément essentiel de l'infraction, et que la défense de croyance sincère mais erronée soulevée par l'accusé dans son témoignage ne saurait prospérer.

 

[75]      La poursuite affirme que la cour ne doit pas croire le témoignage du soldat Cross, malgré le fait que celui-ci a corroboré la plupart des éléments de preuve de la plaignante, pour les motifs suivants :

 

a.         L'accusé semblait avoir été préparé à témoigner;

 

b.         L'accusé a eu fortement tendance à minimiser, tout au long de son témoignage, son degré d'intoxication le jour de l'incident;

 

c.         Les explications que l'accusé a fournies pour avoir donné au chauffeur de taxi l'adresse de la base plutôt que l'adresse de la plaignante le soir de l'incident sont problématiques;

 

d.         L'accusé n'a pas enlevé la petite culotte ni le soutien-gorge de la plaignante avant d'avoir un rapport sexuel avec elle;

 

e.         L'accusé n'a pas utilisé un condom, et cette question n'a fait l'objet d'aucune discussion entre lui et la plaignante;

 

f.          La position dans laquelle l'accusé a dit s'être placé sur le lit pendant qu'il avait un rapport sexuel avec la plaignante est impossible;

 


g.         L'explication de l'accusé selon laquelle il a accepté le blâme parce que c'était plus facile après l'échange de messages textes qui a eu lieu à la suite de l'incident avec la plaignante est étrange;

 

h.         L'accusé a été incapable de répondre à des questions difficiles pendant sont témoignage; et

 

i.          L'accusé a affirmé que les différences entre sa version et celle de la plaignante étaient mineures.

 

[76]      La poursuite a ensuite conclu qu'au terme de l'analyse de la cour suivant l'arrêt R. c. W. (D.), précité, la cour conclurait que la poursuite s'était acquittée du fardeau qui lui incombait de faire sa preuve hors de tout doute raisonnable en l'espèce, et que la cour devait déclarer l'accusé coupable.

 

Position de l'accusé

 

[77]      L'avocat de l'accusé convient que la seule question en litige en l'espèce se rapporte au consentement, et il soutient que le témoignage de la plaignante étaye la théorie selon laquelle la plaignante a consenti au rapport sexuel qu'elle a eu avec le soldat Cross.

 

[78]      L'avocat de la défense invoque certains éléments de preuve que la poursuite a produits au cours du procès au soutien de sa théorie selon laquelle la conduite de la plaignante a révélé sa capacité à consentir et à se livrer de plein gré à une activité sexuelle avec l'accusé :

 

a.         La plaignante n'a jamais mentionné à son copain, à l'époque de l'incident, les rapports amicaux qu'elle était en train de nouer avec l'accusé, malgré le fait qu'elle a affirmé qu'elle était sincère et transparente avec son copain;

 

b.         La plaignante a dit à la cour qu'elle était capable de donner son adresse domiciliaire au chauffeur de taxi lorsqu'elle et l'accusé avaient quitté la boîte de nuit Coyotes pour la base;

 

c.         La plaignante a affirmé qu'elle n'était pas éveillée lorsqu'elle avait franchi la guérite à la BFC Winnipeg, contrairement à la preuve produite par la poursuite au moyen du témoignage du commissionnaire Visca;

 

d.         La plaignante a sciemment accepté, de son propre gré, et sans y être forcée, de descendre du taxi pour se rendre à la chambre de l'accusé;

 


e.         Il est difficile de réconcilier l'affirmation de la plaignante selon laquelle elle ne se souvient pas du tout d'avoir enlevé son chandail et ses pantalons dans la chambre de l'accusé avec le fait qu'elle a fermement démenti avoir jamais aidé l'accusé à faire une telle chose;

 

f.          La plaignante a pu réagir rapidement, mentalement et physiquement, après qu'elle ait dit à l'accusé qu'elle devait partir, alors qu'elle se trouvait dans un état d'inconscience à peine quelques instants auparavant;

 

g.         La plaignante a pu se pencher sans aide lorsqu'elle a ramassé sa boucle d'oreille, qui était tombée dans la chambre de l'accusé.

 

[79]      L'avocat de l'accusé soutient que le « blackout » que la plaignante a eu n'est pas suffisant pour prouver l'incapacité de C.S. à consentir, et que des éléments de preuve additionnels, comme le témoignage d'un expert, auraient peut-être aidé la cour à tirer une telle conclusion.

 

[80]      En outre, l'avocat de l'accusé soutient que le témoignage du soldat Cross, étayé en partie par celui qu'a livré le caporal Concha, est suffisant pour établir la défense d'erreur sincère mais erronée que l'accusé a soulevée quant au consentement, et que, par conséquent, l'accusé doit être déclaré non coupable de l'infraction.

 

Analyse

 

[81]      La cour convient avec les avocats que la question à trancher ici touche le consentement. Compte tenu du témoignage du soldat Cross, qui a admis avoir eu le rapport sexuel de la manière décrite dans l'acte d'accusation, sauf quant au consentement. La cour considère que tous les autres éléments essentiels de l'infraction ont été prouvés hors de tout doute raisonnable, et par conséquent, il ne reste plus à la cour qu'à tirer une conclusion au sujet des deux éléments essentiels restants de l'infraction, à savoir :

 

a.        que C.S. n'a pas consenti à la force employée par le soldat Cross;

 

b.         que le soldat Cross savait que C.S. n'avait pas consenti à la force qu'il a employée.

 

[82]      La cour doit d'abord déterminer si elle doit croire ou non le témoignage de l'accusé. La nature de la preuve en l'espèce oblige la cour à tirer certaines conclusions quant à la crédibilité des témoins afin d'évaluer convenablement la crédibilité et la fiabilité du témoignage de l'accusé à la lumière de tous les éléments de preuve présentés par la poursuite pour prouver ces deux éléments essentiels de l'infraction.

 


[83]      La pierre angulaire de la cause de la poursuite en l'espèce est le témoignage de la plaignante, C.S. Étant donné que la poursuite s'appuie essentiellement sur ce témoignage, la cour se prononcera tout d'abord sur la crédibilité et la fiabilité de ce témoignage en rapport avec l'incident. Cela permettra ensuite à la cour, à l'instar du juge de première instance dans l'affaire C.L.Y., précitée, que la Cour suprême a approuvé à cet égard, d'appliquer le critère énoncé dans l'arrêt W. (D.) dans le contexte des éléments de preuve qu'elle aura admis.

 

Les éléments de preuve acceptables

 

Le témoignage de la plaignante

 

[84]      C.S., la plaignante en l'espèce, a témoigné d'une manière claire, honnête et franche. Elle a répondu aux questions sans détours. Elle a réagi avec émotion à certains sujets précis, mais la cour trouve un tel comportement normal dans une affaire comme celle-ci. Elle a clairement témoigné à partir de ses propres souvenirs et selon ses souvenirs les plus précis des événements. La cour croit qu'en raison de l'effet combiné de l'alcool qu'elle avait consommé ce soir-là, de sa maladie, qui avait fait qu'elle n'avait pas beaucoup mangé depuis quelque temps, et de l'épuisement dû au fait qu'il était tard, la plaignante est tombée dans un état d'inconscience qui a eu une incidence sur sa capacité à se souvenir de tout entre le moment où elle a quitté la boîte de nuit Coyotes et le moment où elle s'est réveillée en train d'avoir un rapport sexuel avec l'accusé.

 

[85]      À titre d'exemple, la plaignante était incapable de se souvenir qu'elle avait franchi la guérite à la base, alors que des éléments de preuve indépendants produits par la poursuite ont établi qu'elle était éveillée lorsque le taxi avait franchi la guérite.

 

[86]      La plaignante a affirmé qu'elle avait eu un « blackout » tout juste après être entrée dans la chambre de l'accusé, jusqu'au moment où elle s'était réveillée dans la même chambre, vêtue de ses seuls sous-vêtements et alors que l'accusé se trouvait par-dessus elle. Elle a dit qu'elle avait éprouvé des sensations, qu'elle avait vécu ce qui lui avait semblé être une expérience extra-corporelle, et qu'elle avait visualisé et s'était représentée des choses dans sa tête à partir des sensations qu'elle avait éprouvées. Elle se sentait paralysée et incapable de bouger ou de faire des choses. Elle n'a rien vu ni vu personne. Il est clair que les effets combinés de l'alcool, du peu de nourriture et de l'épuisement ont grandement influé sur l'évaluation que la cour a faite de la fiabilité du témoignage de la plaignante au regard de la question du consentement.

 


[87]      Est plus problématique aux yeux de la cour l'affirmation de la plaignante concernant le fait qu'elle ne se souvenait pas du tout comment ses vêtements avaient été enlevés, mais qu'elle a affirmé avec fermeté qu'elle n'avait pas aidé l'accusé à le faire. Elle a expliqué à la cour qu'elle en était arrivée à cette conclusion parce qu'il serait logique d'inférer que si elle était incapable de bouger d'après ses souvenirs, il lui aurait été impossible de bouger pour aider l'accusé à enlever ses vêtements.

 

[88]      Il est clair que la plaignante avait des souvenirs fragmentaires de ce qui s'était produit, comme la boucle d'oreille qu'elle a ramassée dans la chambre de l'accusé, mais elle était incapable de se souvenir de tout.

 

[89]      Chose intéressante, sans que cela ne soit déterminant quant à la question de sa crédibilité et de sa fiabilité, la plaignante n'a jamais directement et expressément nié avoir consenti à une activité sexuelle dans la chambre de l'accusé.

 

[90]      Je suis réellement convaincu que la plaignante n'a jamais essayé de mentir ni de faire paraître ses souvenirs des événements meilleurs qu'ils l'étaient, mais la fiabilité de sa version des événements entourant la perpétration de l'infraction alléguée est problématique à différents égards au regard de la question du consentement.

 

Le témoignage du commissionnaire Visca

 

[91]      Le commissionnaire Visca a témoigné d'une manière calme et franche. Il ne semble avoir aucun intérêt particulier dans l'issue du présent procès. Son témoignage était cohérent et respectueux, et il se rappelait fort bien des événements dont il avait été témoin. Il a clairement expliqué pourquoi le fait qu'une femme vienne à sa guérite tôt le matin avait constitué un événement marquant pour lui. Il n'a exagéré aucun événement, et il s'en est tenu à ce qu'il avait vu et à ce qu'il avait entendu. Des divergences mineures, comme une bicyclette dans le coffre du taxi, n'ont pas d'incidence sur la fiabilité de son témoignage. La cour conclut que son témoignage est crédible et fiable.

 

L'analyse suivant l'arrêt W. (D.)

 

[92]      Après avoir tiré une conclusion quant aux éléments de preuve acceptables parmi ceux que la poursuite a produits au soutien de l'accusation, je procéderai maintenant à l'application du critère énoncé par la Cour suprême dans l'arrêt W. (D.). J'analyserai tout d'abord les éléments de preuve produits par l'accusé. Dans ce contexte, je devrai tirer une conclusion quant à la fiabilité et la crédibilité du témoignage de l'accusé ainsi qu'au sujet des témoins présentés à la cour, soit, en l'espèce, le caporal Concha.

 

Le témoignage du soldat Cross

 


[93]      Le soldat Cross, l'accusé en l'espèce, a témoigné d"une manière franche. La cour a trouvé qu'il semblait un peu nerveux au début de son témoignage, mais ses réponses étaient claires. Il a bien expliqué comment la relation avait évolué entre lui et la plaignante. Il considérait cette relation comme quelque chose de plus qu'une relation platonique, mais loin d'être quelque chose de stable, et cela a été confirmé par un des témoins qui ont comparu devant la cour. La cour ne pense pas que l'accusé a tenté de minimiser son degré d'intoxication le soir de l'incident. Sans qu'on le lui suggère, il a indiqué à la cour qu'à un certain point dans le courant de la soirée, il avait eu la parole empâtée. Il a aussi dit à la cour que l'alcool avait certains effets désinhibiteurs sur lui, par exemple que l'alcool le rendait plus enclin à danser. Cependant, il est clairement ressorti de son témoignage qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait ce soir-là avec la plaignante malgré tout l'alcool qu'il avait ingéré.

 

[94]      Comme la poursuite l'a souligné, le soldat Cross a corroboré la plupart des éléments de preuve de la plaignante jusqu'au moment où ils sont allés à sa chambre. Le soldat Cross a affirmé que la plaignante était suffisamment consciente pour savoir ce qu'elle faisait. Le témoin indépendant appelé par la poursuite a confirmé qu'elle était éveillée lorsqu'ils étaient à la guérite, comme l'accusé l'a indiqué dans son témoignage.

 

[95]      Le soldat Cross a été confronté sur certains points avec la déclaration qu'il avait faite à l'enquêteur du SNE. Ses réponses et ses explications étaient claires et logiques. Comme il l'a dit à la cour, il est vrai que l'accusé a passé le plus clair de l'entrevue à acquiescer à ce que l'enquêteur disait sans rien admettre.

 

[96]      Concernant l'explication qu'il a donnée à la cour et son hésitation lorsqu'il a été interrogé au sujet de l'adresse qu'il avait donnée au chauffeur de taxi, la cour considère qu'en soi, cela ne veut rien dire. En fait, les éléments de preuve de la poursuite étayent l'idée selon laquelle il avait pu avoir des préoccupations quant à la capacité de la plaignante à donner son adresse, mais aussi que celle-ci aurait été en mesure de le faire si cela avait été nécessaire. Cet aspect du témoignage, apprécié dans le contexte de la preuve prise dans son ensemble, ne pourrait pas non plus justifier de conclure que le témoignage de l'accusé n'est pas crédible ni fiable.

 

[97]      Concernant le fait que le soldat Cross n'a pas enlevé les sous-vêtements de la plaignante pendant le rapport sexuel et qu'il n'a pas utilisé un condom, ces faits sont sans importance parce que la cour ne dispose d'aucun point de référence dans la preuve pour apprécier l'incidence de pareilles choses sur le témoignage de l'accusé. Qu'est-ce qui aurait été normal dans les circonstances, ou à tout le moins pour la plaignante, à ces égards? La cour ne le sait toujours pas.

 


[98]      Enfin, la position du soldat Cross sur le lit pendant le rapport sexuel, telle qu'il l'a décrite, est bel et bien plausible. Prise dans son ensemble, la preuve produite par la poursuite et admise par la cour étaye bien les explications données par l'accusé sur ce point. Étant donné que les genoux de la plaignante, et non ses fesses, étaient au bout du lit, il était possible pour l'accusé de placer ses genoux sur le lit comme il l'a dit à la cour. Je conclus donc que le témoignage du soldat Cross est crédible et fiable.

 

Le témoignage du caporal Concha

 

[99]      Le caporal Concha a témoigné d'une manière très calme et franche. Il a expliqué sa relation avec l'accusé et ce qu'il avait vu le soir du 16 mai 2008. Il ne semble avoir aucun intérêt particulier dans l'issue du présent procès. Ses réponses étaient cohérentes et logiques. Il s'en est tenu à ce qu'il avait vu et à ce qu'il avait entendu. Il est clair qu'il se souvenait bien des événements de ce jour-là parce qu'il a clairement remarqué la présence inhabituelle de la plaignante, qu'il ne connaissait pas, au mess des caporaux et des soldats, et il l'a vue quelque temps plus tard dans la boîte de nuit avec l'accusé alors que ceux-ci étaient engagés dans un rapport plus que platonique. Son témoignage est crédible et fiable.

 

Conclusion

 

[100]    En appliquant le critère énoncé par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. W. (D.), précité, la cour n'a trouvé aucun motif, à la lumière de la preuve prise dans son ensemble, de ne pas croire le témoignage de l'accusé, et plus précisément sur la question de l'absence de consentement de la part de la plaignante concernant les contacts sexuels. Par conséquent, la cour croit les éléments de preuve produits par l'accusé.

 

[101]    Quant à l'élément essentiel que constitue la connaissance qu'avait l'accusé de l'absence de consentement de la plaignante lorsqu'il a employé la force, la cour tire exactement la même conclusion. Par conséquent, la cour croit les éléments de preuve produits par l'accusé sur ce point.

 

[102]    Si la cour n'avait pas tiré une telle conclusion, elle est d'avis, compte tenu de la preuve prise dans son ensemble, qu'il aurait pu subsister dans son esprit un doute raisonnable sur ces deux points précis, compte tenu du témoignage de l'accusé, malgré le fait qu'elle ne l'aurait pas cru.

 

[103]    Enfin, si la cour s'était rendue à la troisième étape de l'analyse suivant l'arrêt W. (D.), elle aurait conclu, comme l'ont fait le juge Bennett de la Cour d'appel de la cour martiale dans l'arrêt R. c. Brooks, [1999] A.C.A.C. no 8, au paragraphe50, et le juge militaire en chef dans R. c. Weir, 2009 CM 1008, au paragraphe55, qu'en raison de l'incapacité de la plaignante à se souvenir, suite à la consommation d'alcool combinée ou non à d'autres facteurs, ces éléments de preuve n'étaient pas fiables.

 

[104]    Aussi, j'aurais conclu à la nécessité d'une preuve d'expert exactement pour les mêmes motifs que ceux que le juge militaire en chef a exposés dans Weir, lorsqu'il a dit, au paragraphe55 :


La cour n'est pas d'accord avec la prétention de la poursuite selon laquelle le degré élevé d'intoxication et la perte de mémoire qui s'est ensuivie de la consommation excessive d'alcool de B.V. constituent une preuve d'absence de consentement. En l'absence d'une preuve d'expert, je suis d'avis qu'une perte de mémoire ou un « blackout » attribuable à une consommation excessive d'alcool ne constitue une preuve directe de rien, à l'exception du fait que le témoin ne peut pas témoigner quant à ce qui s'est produit pendant une certaine période. En soi, cette preuve signifie seulement que la plaignante ne peut pas livrer de témoignage direct quant à savoir si elle a consenti ou non au contact sexuel ou si elle avait ou non la capacité d'y consentir. Cela n'est pas à dire que la preuve de perte de mémoire ou d'un « blackout » n'a aucune valeur probante. Elle peut permettre de tirer des inférences quant à savoir si la plaignante a consenti ou non, ou quant à savoir si elle était capable ou non de consentir au moment pertinent. Mais une preuve d'expert sera requise. Bien qu'une preuve d'expert ne soit pas admissible pour étayer la crédibilité d'une plaignante, elle peut fort bien aider le juge des faits à comprendre l'effet d'une intoxication avancée et le comportement humain. Dans R. c. Marquard[1], la juge McLachlin, alors juge puînée, a affirmé :

 

[...] [I]l est de plus en plus largement reconnu que, si le témoignage d'expert sur la crédibilité d'un témoin n'est pas admissible, le témoignage d'expert sur le comportement humain et les facteurs psychologiques et physiques qui peuvent provoquer un certain comportement pertinent quant à la crédibilité est admissible, pourvu qu'il aille au-delà de l'expérience ordinaire du juge des faits.

 

[105]    L'absence d'une telle preuve, combinée à la conclusion de la cour au sujet de la fiabilité des éléments de preuve produits par la poursuite sur la question du consentement, aurait amené la cour à conclure à l'existence d'un doute raisonnable concernant l'élément essentiel de l'absence de consentement.

 

[106]    Enfin, la poursuite a invité la cour à tenir compte d'éléments de preuve indirecte en rapport avec le rapport sexuel qui avait eu lieu dans la chambre, pour conclure hors de tout doute raisonnable à l'absence de consentement de la part de la plaignante. Or, après avoir analysé les éléments de preuve, la cour n'a relevé aucune indication de l'existence de tels éléments de preuve.

 

[107]    Compte tenu de la conclusion de la cour au sujet de la crédibilité et de la fiabilité du témoignage de l'accusé, je conclus que la poursuite n'a pas établi hors de tout doute raisonnable que la plaignante n'avait pas consenti à une activité sexuelle avec le soldat Cross. Cette conclusion est suffisante pour trancher la présente affaire. Cependant, la cour aurait aussi encore eu un doute raisonnable quant à savoir si le soldat Cross savait que la plaignante n'avait pas consenti à la force qu'il a employée.

 


[108]    De plus, compte tenu de la conclusion de la cour concernant les éléments essentiels de l'article271 du Code criminel, et de l'application de ces éléments aux faits de la présente espèce, la cour n'est pas convaincue que la poursuite s'est acquittée du fardeau qui lui incombait d'établir hors de tout doute raisonnable le fait que l'accusé avait effectivement agressé sexuellement ou agressé C.S.

 

Décision

 

[109]    Soldat Cross, levez-vous. Soldat Cross, la cour vous déclare non coupable de la première et de la seule accusation formulée dans l'acte d'accusation.

 

 

                                                            LIEUTENANT-COLONEL L-V.  D'AUTEUIL, J.M.

 

AVOCATS

 

Capitaine de corvette S.C. Leonard, Service canadien des poursuites militaires

Co-procureur de Sa Majesté la Reine

Capitaine S.L. Collins, Direction juridique du Droit administratif

Co-procureur de Sa Majesté la Reine

 

Lieutenant de vaisseau M.P. Létourneau, Direction du service des avocats de la défense

Co-procureur du soldat S.C. Cross

Capitaine de corvette B.G. Walden, Direction du service de avocats de la défense

Co-procureur du soldat S.C. Cross



[1][1993] 4 R.C.S. 223 à la page 249.

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