Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 9 juin 2014.

Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC).

Chef d’accusation :
•Chef d’accusation 1 : Art. 129 LDN, comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

Verdict :
•Chef d’accusation 1 : Une suspension d’instance.

Contenu de la décision

 

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Paul et Babin, 2014 CM 2013

 

Date : 20140616

Dossier : 201391

 

Cour martiale permanente

 

Salle d’audience Centre Asticou

Centre Asticou, Gatineau (Québec), Canada

 

Entre : 

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Major S.J. Paul et caporal‑chef C.D. Babin, contrevenants

 

 

Devant : Colonel M.R. Gibson, J.M.

 


 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DE LA DÉCISION

 

(Prononcés de vive voix)

 

[1]               Le Major Paul et le Caporal‑chef Babin sont conjointement accusés de l’infraction prévue à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, soit de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline.

 

[2]               Dans l’acte d’accusation, l’allégation est formulée en ces termes : [traduction] « En ce que, entre juillet et octobre 2012, au camp nord de la Force multinationale et Observateurs en Égypte, ou à proximité, ils ont eu une relation personnelle préjudiciable, en contravention de l’ordre permanent 4.00 applicable à la Force opérationnelle à El Gorah ».

 

[3]               L’avocat du Caporal‑chef Babin, qui soutient que son client ne peut être jugé pour cette infraction, a présenté une demande en vertu du sous‑alinéa 112.05(5)e) des ORFC en vue d’obtenir un sursis d’instance pour les trois motifs suivants :

 

a)                  l’ordre qui constitue le fondement de l’accusation est ultra vires car le commandant de la Force opérationnelle à El Gorah n’avait pas le pouvoir de créer l’infraction consistant à avoir une « relation personnelle préjudiciable » ou une « relation préjudiciable », qui est prévue au paragraphe 7 de l’ordre;

 

b)                  l’ordre est si imprécis qu’il viole un principe de justice fondamentale garanti par l’article 7 de la Charte;

 

c)                  l’ordre constitue une violation des droits garantis par l’article 7 et les alinéas 2b) et d) de la Charte et ne peut être sauvegardé en vertu de l’article premier, car il ne constitue ni une limite prescrite « par une règle de droit » ni, en tout état de cause, une limite qui soit raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[4]               Dans ses observations, l’avocat du demandeur n’a pas débattu des questions se rapportant aux alinéas 2b) et d) et s’en est tenu à l’article 7.

 

[5]               L’ordre permanent du théâtre 4.00 de la Force opérationnelle à El Gorah (TFEG) concernant la politique sur les relations personnelles et la fraternisation, qui est en cause ici, a été produit en preuve sous la cote 3. Aux fins de l’analyse requise pour trancher la présente demande, les extraits pertinents de l’ordre sont reproduits ci‑dessous. D’abord, l’alinéa 2b) de l’ordre de la TFEG prévoit ce qui suit :

 

[traduction] Une « relation personnelle » désigne une relation affective, romantique, sexuelle ou familiale, y compris le mariage, l’union de fait et l’union civile entre deux personnes.

 

L’alinéa 2c) prévoit ce qui suit :

 

[traduction] Est préjudiciable la relation personnelle qui nuit à la sécurité, à la cohésion, à la discipline, à l’efficacité opérationnelle ou au moral de la TFEG ou de la FMO. Ce type de relation risque en effet de miner l’autorité des hauts gradés et d’entraîner – ou de donner raisonnablement l’impression d’entraîner – du favoritisme, un abus de pouvoir ou de fonction ou la mise de côté les objectifs de leur organisation au profit d’intérêts personnels.

 

L’alinéa 2d) prévoit ce qui suit :

 

[traduction] La fraternisation désigne toute relation entre un membre de la TFEG et un autre membre de la TFEG, un membre de la FMO, un habitant de la région ou un membre de l’un des États d’accueil faisant partie de la ZO, c’est-à-dire de la zone d’opérations.

 

Le paragraphe 3 de l’ordre prévoit :

 

[traduction] Il est reconnu qu’en plus d’établir des rapports professionnels, les membres de la TFEG tissent des liens d’amitié en prenant part aux activités professionnelles et récréatives. Le commandant de la TFEG reconnaît le droit des militaires de vivre une telle relation personnelle et, donc, n’interviendra pas pour l’empêcher ou la restreindre, sauf lorsque cela s’avère nécessaire pour l’efficacité de l’unité en maintenant la discipline, le moral et la cohésion. La ZO est avant tout un lieu de travail, ce que doit traduire la conduite des personnes qui y œuvrent. Les membres sont tenus d’informer le commandant de toute relation personnelle qui est en train de se tisser ou qui existait déjà.

 

Sur la question de l’intention du commandant, le paragraphe 5 de l’ordre donne ces précisions :

 

[traduction] Veiller à ce qu’aucune relation personnelle préjudiciable ou relation de fraternisation ne puisse nuire à la sécurité, à la discipline, au moral, à la cohésion, à l’efficacité opérationnelle ou à la sûreté de l’ensemble de la TFEG et de la FMO.

 

Qui plus est, le paragraphe 7 énonce :

 

[traduction] Les membres de la TFEG ne doivent pas s’engager dans une relation préjudiciable ou toute relation qui pourrait être ainsi perçue.

 

[6]               L’ordre permanent à la TFEG s’inspire, sans en être la réplique exacte, de la DAOD 5019-1 sur les relations personnelles et la fraternisation, laquelle s’applique à l’ensemble des Forces canadiennes.

 

[7]               Examinons maintenant le premier moyen soulevé dans la demande. La cour ne souscrit pas à l’avis du demandeur lorsque celui‑ci affirme que l’ordre qui constitue le fondement de l’accusation est ultra vires car le commandant n’avait pas le pouvoir de créer l’infraction consistant à avoir une « relation personnelle préjudiciable » ou une « relation préjudiciable », qui est prévue au paragraphe 7 de l’ordre.

 

[8]               Selon le sous‑alinéa 4.02(1)c) des ORFC, le commandant de la TFEG, en sa qualité d’officier des Forces canadiennes, doit « promouvoir le bien‑être, l’efficacité et l’esprit de discipline de tous les subordonnés ». Par ailleurs, en sa qualité de commandant, il devait émettre, conformément à l’alinéa 4.21(1) des ORFC, des ordres permanents comprenant les ordres particuliers à sa base, son unité ou son élément.

 

[9]               De plus, dans les DCOI qu’il a émises, le commandant du COIC avait ordonné au commandant de la TFEG de formuler et d’émettre un ordre permanent sur les relations personnelles et la fraternisation en se référant à la DAOD 5019-1. Par conséquent, la cour conclut que le commandant de la TFEG avait toute l’autorité voulue, et même, le devoir de promulguer l’ordre permanent applicable à la TFEG afin de régir les questions de relations personnelles et de fraternisation. Même si, comme l’affirme le demandeur, le contenu de l’ordre s’écarte de la DOAD ou est incompatible avec elle, cela n’a pas pour autant l’effet de priver le commandant de la TFEG du pouvoir d’émettre cet ordre. Il importe de distinguer la question du contenu de l’ordre de celle du pouvoir de le promulguer. Le pouvoir du commandant de la TFEG d’émettre l’ordre n’était pas uniquement le fruit d’une délégation et il n’était pas tenu de reproduire à la lettre le contenu ou la portée des ordres émis par ses supérieurs.

 

[10]           Le second volet de l’argumentaire du demandeur, qui prétend que l’ordre est tellement imprécis qu’il contrevient à un principe de justice fondamentale et constitue une violation de l’article 7 de la Charte, soulève des questions plus complexes.

 

[11]           L’article 7 de la Charte prévoit ce qui suit : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »

 

[12]           Du fait que l’accusé risque l’emprisonnement s’il est déclaré coupable de l’infraction en cause, il est certain que le droit à la liberté que lui garantit la Charte est en jeu. L’infraction prévue à l’article 129 est passible, au maximum, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté. Dans le cas du Caporal‑chef Babin, cela signifie, selon l’échelle des peines établie à l’article 139 de la Loi sur la défense nationale, qu’il risque un emprisonnement de moins de deux ans ou la détention.

 

[13]           Alors qu’il était juge militaire en chef, le Colonel Brais s’est penché sur des questions semblables dans l’affaire Corporal Montgomery, portée devant la cour martiale permanente en 2001 à Edmonton. Dans ce dossier, l’accusé s’était fondé sur la Charte pour demander l’arrêt des procédures au motif que l’ordre permanent 104, qui s’appliquait au contingent de la Force opérationnelle en Bosnie-Herzégovine et interdisait les relations sexuelles sur le théâtre d’opérations, constituait une violation de l’alinéa 2b) ou de l’article 7 de la Charte en raison de son imprécision ou de sa portée excessive.

 

[14]           La cour n’a pas accordé l’arrêt des procédures, mais elle a fait plusieurs observations qui sont pertinentes en l’espèce. D’abord, à la page 170 de ses motifs, la cour déclare ce qui suit :

 

                [traduction] Par ailleurs, la cour est convaincue que l’accusé a le droit de contester la constitutionnalité de l’OPC 104 dans le cadre des moyens de défense qu’il fait valoir devant la cour martiale. Si elle devait conclure qu’il y a en effet violation des droits que la Charte garantis à l’accusé et que l’ordre ne peut ni recevoir une interprétation atténuante ni être sauvegardé en vertu de l’article premier de la Charte, la cour serait en mesure d’accorder la réparation demandée, soit l’arrêt des procédures.

 

Puis, à la ligne 38 de la page 174, elle ajoute :

 

                [traduction] Avant de procéder à l’analyse, il convient de régler la question de savoir si l’OPC 104 peut être considéré comme une règle de droit restreignant les droits et libertés garantis par la Charte. Il existe de nombreux arguments permettant d’affirmer que les règlements, les directives et les ordres pris en vertu de la Loi sur la défense nationale sont des règles de droit servant à circonscrire, et parfois à assujettir à des restrictions, la conduite des membres des Forces canadiennes.

 

                L’argument le plus important tire son origine du texte même de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, dont les paragraphes 1 et 2 sont ainsi libellés :

 

129.  (1) Tout acte, comportement ou négligence préjudiciable au bon ordre et à la discipline constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, de destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

(2)           Est préjudiciable au bon ordre et à la discipline tout acte ou omission constituant une des infractions prévues à l’article 72, ou le fait de contrevenir à :

 

a)            une disposition de la présente loi;

 

b)            des règlements, ordres ou directives publiés pour la gouverne générale de tout ou partie des Forces canadiennes;

 

c)             des ordres généraux, de garnison, d’unité, de station, permanents, locaux ou autres.

 

                En édictant ce texte, le législateur a jugé bon de permettre aux autorités militaires de faire des manquements aux règlements, aux directives et aux ordres tels que l’OPS 104, des infractions militaires pouvant être jugées par une cour martiale et rendant les membres des Forces canadiennes passibles des sanctions pénales habituelles. Le paragraphe 139(1) de la Loi sur la défense nationale dresse la liste de ces sanctions pénales en énumérant les peines que peut imposer la cour martiale. Par conséquent, la cour est d’avis que lorsqu’ils ont pour objet d’interdire certains actes ou comportements, ces règlements et ordres ont essentiellement le même effet sur les vies des militaires que les dispositions des autres lois du Parlement, par exemple le Code criminel du Canada, sur la population canadienne en général. En ce sens, la cour estime que l’OPC 104 renferme des restrictions aux droits et libertés qui sont imposées par une règle de droit et que le principe énoncé à l’article premier de la Charte trouve application.

 

Je souscris, dans l’ensemble, aux propositions avancées par la cour dans l’affaire Montgomery.

 

[15]           L’avocat du demandeur a fait valoir qu’une distinction s’imposait quant au résultat entre les faits de l’affaire Montgomery et ceux de l’espèce en raison de la nature de l’ordre en jeu et de l’accusation portée. Dans l’affaire Montgomery, le prévenu était accusé d’avoir eu des rapports sexuels en contravention de l’ordre auquel il était assujetti, alors qu’ici, on reproche aux deux accusés d’avoir eu une relation personnelle préjudiciable au sens de l’ordre applicable à la TFEG, une notion beaucoup plus large (et possiblement vague). Je souscris à cette analyse.

 

[16]           La Cour suprême du Canada s’est récemment penchée sur la théorie de l’imprécision dans l’affaire R. c. Levkovic, 2013 CSC 25. Au premier paragraphe des motifs, le juge Fish écrit ceci au nom de la Cour :

 

                Les lois d’une imprécision inacceptable bafouent la primauté du droit et violent un principe ancien et bien établi de justice fondamentale : nul ne peut être condamné ou puni pour un acte ou une omission qui n’est pas clairement interdit par une loi valide. Ce principe est maintenant consacré par la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour reconnaît ce principe depuis ses tout premiers arrêts sur l’imprécision inconstitutionnelle rendus à l’ère de la Charte.

 

Au paragraphe 2 des motifs, le juge Fish enchaîne :

 

                Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, la Cour a cité et approuvé deux arrêts de la Cour suprême des États-Unis statuant que « les lois d’une imprécision inacceptable » violent « l’élément fondamental de l’application régulière de la loi » (p. 1151) et a poursuivi en ces termes :

 

Les principes formulés dans ces deux citations ne sont pas nouveaux dans notre droit. En fait, ils sont fondés sur l’ancienne maxime latine nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege ― il n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive. La raison d’être de ce principe est claire. Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter et pour que le pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi soit limité par des normes législatives claires et explicites […] Cela est particulièrement important en droit criminel parce que les citoyens peuvent être privés de leur liberté si leur conduite est contraire à la loi.

 

Puis, au paragraphe 3, le juge Fish ajoute ceci :

 

                Très récemment, la juge en chef McLachlin, qui s’exprimait au nom de la Cour dans l’arrêt R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, a réaffirmé le principe directeur en ces termes :

 

L’une des exigences fondamentales de la règle de droit veut qu’une personne puisse savoir qu’un acte est criminel avant de l’accomplir. La règle de droit exige que les lois délimitent à l’avance ce qui est permis et ce qui est interdit […] Condamner une personne pour un acte dont elle ne pouvait raisonnablement savoir qu’il était criminel est digne de l’univers kafkaïen et va à l’encontre de notre conception de la justice. La condamnation d’un acte après coup est contraire au concept de liberté consacré à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et elle répugne au système de justice canadien.

 

Au paragraphe 32 de l’arrêt Levkovic, le juge Fish poursuit en ces termes :

 

                La règle de la nullité pour cause d’imprécision est fondée sur deux principes : une loi doit donner aux citoyens un avertissement raisonnable et elle doit limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application. Comprise à la lumière de ses fondements théoriques, la règle de la nullité pour cause d’imprécision est un élément essentiel d’une société fondée sur la primauté du droit : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society.

 

Au paragraphe 33, il ajoute :

 

                Depuis fort longtemps avant la Charte, le principe de certitude fait partie du droit criminel canadien : le comportement prohibé doit être fixé et susceptible d’être connu d’avance.

 

Ayant cité d’autres sources faisant autorité, il tire, au paragraphe 34, la conclusion suivante :

 

                Cela ne veut pas dire qu’une personne doive savoir avec certitude si un comportement particulier donnera lieu en définitive à une déclaration de culpabilité pour le crime qui prohibe ce comportement. Toutefois, il faut qu’elle soit en mesure de connaître préalablement les éléments essentiels du crime. Si un accusé doit attendre [traduction] « qu’un tribunal décide de l’étendue d’une infraction, il est alors traité de façon injuste et contraire aux principes de justice fondamentale ».

 

Au paragraphe 37, le juge Fish ajoute :

 

                La règle de l’imprécision constitutionnelle a pour principal objectif d’assurer l’intelligibilité du droit criminel pour ceux qui sont assujettis à ses sanctions et ceux qui sont chargés de son application. Comme la Cour l’a affirmé au par. 82 de l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031 :

 

                Dans le contexte de l’imprécision, le facteur de la proportionnalité n’a aucun rôle à jouer dans l’analyse. Il n’est pas nécessaire de comparer l’objet de la loi à ses effets (comme ce serait le cas pour la portée excessive) […] Le tribunal doit s’acquitter de sa fonction d’interprétation afin de déterminer si la disposition attaquée fournit un fondement pour un débat judiciaire.

 

Aux paragraphes 47 et 48 de l’affaire Levkovic, il déclare :

 

                Un tribunal ne peut conclure qu’une loi est d’une imprécision inconstitutionnelle qu’après avoir épuisé les possibilités rattachées à sa fonction d’interprétation. Le tribunal « doit d’abord circonscrire tout le contexte interprétatif entourant la disposition attaquée » […]

 

Enfin, au paragraphe 48, en guise de conclusion et pour appuyer ce précepte, il cite l’arrêt Canadien Pacifique :

 

                Dans le passé, pour circonscrire « tout le contexte interprétatif » d’une disposition, la Cour a considéré : (i) les interprétations judiciaires antérieures; (ii) l’objectif législatif; (iii) le contenu et la nature de la disposition attaquée; (iv) les valeurs sociales en jeu; (v) les dispositions législatives connexes…

 

[17]           On peut résumer la règle de droit relative à l’imprécision qu’a élaborée la Cour suprême du Canada de la façon suivante. Dans R c Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 RCS 606, que je me propose de paraphraser par souci de concision, la Cour suprême a indiqué que la théorie de l’imprécision peut être invoquée en tant que principe de justice fondamentale selon cet article ou en tant qu’élément de l’analyse de l’article premier en ce sens qu’une loi peut être si imprécise qu’elle ne satisfait pas à l’exigence voulant que la restriction qu’elle prévoit soit prescrite par une règle de droit. La règle de l’imprécision en tant que principe de justice fondamentale repose sur l’exigence d’un avertissement raisonnable aux citoyens et la limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi. La notion d’avertissement raisonnable aux citoyens comporte un aspect formel, soit la connaissance du texte même de la loi, et un aspect de fond, c’est-à-dire la conscience qu’une conduite est assujettie à des restrictions légales. La notion de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi repose quant à elle sur le principe voulant qu’une loi ne doive pas être dénuée de précision au point d’entraîner automatiquement la déclaration de culpabilité dès lors que la décision de poursuivre a été prise. Les règles juridiques n’atteignent ce degré de certitude que dans des cas donnés, lorsque la loi est actualisée par des autorités compétentes. Entre temps, la conduite est guidée par l’approximation. Les dispositions législatives délimitent donc une sphère de risque et ne peuvent pas espérer faire plus, sauf si elles visent des cas individuels. Ainsi, une disposition sera jugée d’une imprécision inacceptable au regard de la Constitution si elle ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire, ou autrement dit, pour statuer quant à sa signification à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Une telle disposition ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc offrir ni avertissement raisonnable aux citoyens ni limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi. Cela dit, les tribunaux doivent se garder de recourir à la théorie de l’imprécision pour empêcher ou gêner l’action de l’État qui tend à la réalisation d’objectifs sociaux légitimes en exigeant de la loi qu’elle atteigne un degré de précision auquel son objet ne se prête pas.

 

[18]           Cette interprétation a été étoffée dans l’arrêt R. c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 RCS 1028, où la Cour suprême a statué – ici encore, je paraphrase – que la question de l’imprécision ne doit pas être examinée dans l’abstrait, mais plutôt être appréciée dans un contexte interprétatif plus large élaboré dans le cadre d’une analyse de certains aspects tels que l’objectif, le contenu et la nature de la disposition attaquée, les valeurs sociales en jeu, les dispositions législatives connexes et les interprétations judiciaires antérieures de la disposition. C’est uniquement après s’être acquitté intégralement de son rôle d’interprétation qu’un tribunal est en mesure de déterminer si la disposition attaquée fournit un guide suffisant pour un débat judiciaire.

 

[19]           Ayant fait les observations nécessaires et relevé les principes directeurs qui s’imposent à moi, j’entreprendrai maintenant l’analyse commandée par les faits de l’espèce. L’objectif, le contenu et la nature de la disposition attaquée sont énoncés dans les divers paragraphes de l’ordre applicable à la TFEG que j’ai cités précédemment, ainsi que dans les dispositions de la DOAD 5019-1.

 

[20]           Le cœur du litige a trait à l’interprétation et à l’effet du paragraphe 7 de l’ordre, lequel prévoit ce qui suit : [traduction] « Les membres de la TFEG ne doivent pas s’engager dans une relation préjudiciable ou toute relation qui pourrait être ainsi perçue ». C’est la deuxième moitié de cette disposition qui s’avère particulièrement problématique, c’est‑à‑dire les mots [traduction] « qui pourrait être ainsi perçue ». La difficulté tient au caractère illimité et conjectural de l’interdiction (à savoir, « pourrait ») et à la question de savoir de quelle façon il faut l’apprécier (« perçu »). Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne ces éléments de la définition de la « relation personnelle préjudiciable », à l’alinéa 2c) de l’ordre, qui sont intrinsèquement subjectifs : le moral et la cohésion. En fait, selon les témoignages entendus en l’espèce, le principal préjudice invoqué a trait à l’effet délétère qu'aurait eu la situation sur le moral des autres membres du contingent en raison de leur perception quant au genre de relation entretenue par le caporal‑chef Babin et le Major Paul. Or, le problème est que, pris dans ce sens, à peu près n’importe quoi est susceptible d’être perçu comme préjudiciable. Par ailleurs, se pose aussi la question suivante : perçue par qui, et selon quel critère? Comment doit-on, au final, apprécier la notion de moral avec suffisamment de précision dans le présent contexte? La jalousie ou la désapprobation d’autres membres du contingent constitue-t-elle un fondement suffisant pour conclure à la responsabilité pénale?

 

[21]           Compte tenu du critère énoncé par la Cour suprême du Canada pour juger de l’imprécision, je conclus que cette disposition ne donne pas suffisamment d’indications pour alimenter un débat judiciaire. 

 

[22]           Au bout du compte, ce qui retient particulièrement l’attention de la cour, c’est que le choix des mots [traduction] « pourrait être ainsi perçue » laisse « une large place à l’arbitraire »; or, c’est justement ce que la règle relative à l’imprécision est destinée à prévenir. La formule choisie ne délimite pas adéquatement la sphère des risques auxquels s’exposent les personnes qui envisagent de s’engager dans une relation personnelle. Pour employer une métaphore propre à la langue militaire, la formule ne définit pas clairement les limites du « champ de tir » à l’intérieur duquel le personnel du contingent ne doit pas s’aventurer.

 

[23]           Bref, cette formule ne satisfait pas aux exigences voulant qu’un avertissement raisonnable aux citoyens et que des limites soient fixées au pouvoir discrétionnaire des autorités militaires dans l’application de la loi.

 

[24]           La cour a interrogé l’avocat de la partie intimée dans la présente demande lors de la présentation de ses arguments. Celui‑ci a répondu qu’en définitive, la sphère de risque consistait à avoir une relation personnelle, quelle qu’elle soit. Étant donné que, selon la définition qui en est donnée à l’alinéa 2b) de l’ordre, la « relation personnelle » vise notamment la « relation affective », la cour ne peut convenir qu’il s’agit là d’une interprétation acceptable du droit sur le plan constitutionnel. Au contraire, si on devait l’accepter, nous serions projetés dans un univers orwellien. On ne peut certainement pas demander aux membres des Forces canadiennes en déploiement d’agir essentiellement comme des robots et les prévenir du fait qu’ils courent un risque s’ils tissent des liens amicaux ou affectifs. Ce genre d’interprétation serait fort probablement contraire à l’alinéa 2d) de la Charte. De fait, elle serait incompatible avec la teneur du paragraphe 3 de l’ordre de la TFEG, qui énonce que [traduction] « [l]e commandant de la TFEG reconnaît le droit des militaires de vivre une telle relation personnelle et, donc, n’interviendra pas pour l’empêcher ou la restreindre, sauf lorsque cela s’avère nécessaire pour l’efficacité de l’unité en maintenant la discipline, le moral et la cohésion ». Elle ne saurait non plus être conciliable avec le « droit inhérent des militaires à établir les relations personnelles qu’ils souhaitent avoir », droit que reconnaît la DOAD 5019‑1.

 

[25]           Pour ces motifs, la cour conclut que le paragraphe clé de l’ordre permanent du théâtre 4.00 de la TFEG, c’est-à-dire le paragraphe 7, est d’une imprécision inadmissible et que le fait de déclarer coupable le Caporal‑chef Babin ou le Major Paul sur le fondement de cette disposition porterait atteinte aux droits qui leur sont garantis par l’article 7 de la Charte.

 

[26]           Je me propose maintenant d’examiner la question de savoir si la violation de l’article 7 de la Charte attribuable à l’imprécision de la disposition contestée peut se justifier au regard de l’article premier, qui prévoit ce qui suit :

 

                La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

[27]           Les tribunaux l’ont souvent fait remarquer : rares sont les cas où une violation de l’article 7 de la Charte pourra se justifier au regard de son article premier. On peut citer, à titre d’exemple, le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), à la page 518 des motifs.

 

[28]           La Cour suprême du Canada a récemment eu l’occasion de procéder à un examen plus approfondi de cette question dans Procureur général du Canada c Bedford, 2013 CSC 72. Au paragraphe 124 des motifs qu’elle a rédigés au nom d’une cour unanime, la juge en chef McLachlin avait ceci à dire sur la question de la relation entre l’article 7 et l’article premier :

 

                Notre Cour a déjà établi des parallèles entre les règles qui interdisent le caractère arbitraire, la portée excessive ou la disproportion totale au regard de l’art. 7 et les éléments de l’analyse, fondée sur l’article premier, de la justification d’une disposition qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte. Ces parallèles ne doivent pas permettre d’occulter les différences cruciales entre ces deux articles.

 

Au paragraphe 125, elle donne ces précisions :

 

                L’article 7 et l’article premier appellent des questions différentes. Pour les besoins de l’art. 7, l’effet préjudiciable sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est‑il conforme aux principes de justice fondamentale? En ce qui concerne le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, il faut se demander si, de prime d’abord, l’objet de la disposition présente un lien avec ses effets et si l’effet préjudiciable est proportionné à cet objet. Pour les besoins de l’article premier, il faut plutôt se demander si l’effet préjudiciable sur les droits des personnes est proportionné à l’objectif urgent et réel de défense de l’intérêt public. La justification fondée sur l’objectif public prédominant constitue l’axe central de l’application de l’article premier, mais elle ne joue aucun rôle dans l’analyse fondée sur l’art. 7, qui se soucie seulement de savoir si la disposition contestée porte atteinte à un droit individuel.

 

Puis, au paragraphe 126, elle ajoute :

 

                En raison des considérations différentes qui président à leur application, l’art. 7 et l’article premier opèrent différemment. Suivant l’article premier, il incombe à l’État de démontrer que la disposition attentatoire peut être justifiée par l’objectif du législateur. Parce que la question est celle de savoir si l’intérêt public général justifie l’atteinte aux droits individuels, l’objectif doit être urgent et réel. Le volet de l’analyse fondée sur l’article premier qui porte sur l’existence d’un « lien rationnel » consiste à déterminer si, pour le législateur, la disposition représente un moyen rationnel d’atteindre son objectif. Le volet relatif à l’« atteinte minimale » établit si le législateur aurait pu concevoir une disposition moins attentatoire; il s’intéresse aux solutions de rechange raisonnables qui s’offrent au législateur. À l’étape finale de l’analyse fondée sur l’article premier, le tribunal soupèse l’effet préjudiciable de la disposition sur les droits des personnes et son effet bénéfique sur la réalisation de son objectif dans l’intérêt public supérieur. L’effet est apprécié sur les plans qualitatif et quantitatif. À la différence d’un demandeur individuel, l’État est bien placé pour présenter une preuve relevant des sciences humaines ainsi que le témoignage d’experts qui justifient les répercussions d’une disposition sur l’ensemble de la société.

 

[127]      En revanche, l’art. 7 oblige le demandeur à démontrer que la disposition porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne d’une manière qui est sans lien avec l’objet de la disposition ou qui est totalement disproportionnée à celui‑ci. La détermination de l’objet s’attache à sa nature et non à son efficacité. La détermination de l’effet sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n’est pas quantitative, mais qualitative. On ne se demande donc pas combien de personnes subissent un effet préjudiciable. Il suffit d’un effet arbitraire, excessif ou totalement disproportionné sur une seule personne pour établir l’atteinte à un droit garanti à l’art. 7. Obliger la personne qui invoque l’art. 7 à démontrer l’efficacité de la loi par opposition à ses conséquences néfastes sur l’ensemble de la société revient à lui imposer le même fardeau que celui qui incombe à l’État pour l’application de l’article premier, ce qui ne saurait être acceptable.

 

[128]      En résumé, bien que l’art. 7 et l’article premier fassent intervenir des notions qui s’originent de préoccupations semblables, ils commandent des analyses distinctes.

 

Au paragraphe 129, elle en vient finalement à la conclusion suivante :

 

                On a affirmé que la disposition qui violait un droit garanti à l’art. 7 avait peu de chances d’être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte (Renvoi sur la MVA, p. 518). L’importance des droits fondamentaux protégés par l’art. 7 appuie cette remarque. Néanmoins, la jurisprudence reconnaît par ailleurs qu’il peut se présenter des situations dans lesquelles l’article premier a un rôle à jouer […]. On ne peut écarter la possibilité que l’État soit en mesure de démontrer que l’atteinte à un droit garanti à l’art. 7 est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, selon l’importance de l’objectif législatif et la nature de l’atteinte à un droit garanti par l’art. 7.

 

[29]           La cour estime qu’en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une analyse fondée sur l’article premier, puisqu’il est très difficile d’entrevoir un cas où une disposition d’une imprécision inacceptable pourrait être sauvegardée en vertu de l’article premier de la Charte du fait de la nature de la violation constitutionnelle en cause.

 

[30]           Cela dit, même si je devais avoir tort sur ce point, je suis d’avis que l’atteinte aux droits garantis au demandeur par l’article 7 ne pourrait, en l’espèce, être justifiée au regard de l’article premier. Cet aspect doit être examiné selon le critère énoncé pour la première fois dans l’arrêt R c Oakes [1986] 1 RCS 103, à la page 138, et étoffé dans la jurisprudence qui a suivi. Dans R c Hislop [2007] 1 RCS 429, on trouve une description utile du critère modifié de l’arrêt Oakes, à partir duquel la Cour suprême en dégage quatre questions, qu’elle énumère à la page 453 des motifs :

 

(1)                 L’objectif de la loi est-il urgent et réel?

 

(2)                 Existe-t-il un lien rationnel entre la loi et son objectif?

 

(3)                 La loi constitue-t-elle une atteinte minimale au droit ou à la liberté en cause que garantit la Charte?

 

(4)                 Les effets préjudiciables de la violation de la Charte l’emportent-ils sur les effets bénéfiques de la loi?

 

[31]           Pour ce qui est de l’affaire qui nous occupe, il me semble évident que l’ordre contesté ne pourrait satisfaire au critère de l’atteinte minimale. En effet, l’ordre poursuit un objectif qu’il est possible d’atteindre sans recourir aux formules vagues et extrêmes de la seconde partie du paragraphe 7.

 

[32]           Par ailleurs, je crois que l’analyse effectuée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, auquel l’avocat de la partie intimée fait allusion dans ses observations, ne peut être appliquée en l’espèce. En effet, l’affaire Dore portait sur la décision rendue par un décideur administratif dans le cadre du droit administratif, alors qu’il s’agit ici de rendre un jugement au sujet d’une infraction au Code de discipline militaire, ce qui peut emporter de véritables conséquences pénales pour l’accusé qui est déclaré coupable. La cour doit donc entreprendre son analyse fondée sur la Charte de la même façon que le ferait un tribunal civil de juridiction pénale appelé à juger une infraction au Code criminel.

 

[33]           Je ne voudrais pas que l’on pense que je juge illégitime l’objectif ou la finalité de l’ordre permanent 4.00 de la TFEG. Au contraire, cet ordre aborde un important problème, très concret, avec lequel il faut composer lors du déploiement des Forces canadiennes sur des théâtres opérationnels à l’étranger, soit celui de l’impact que peuvent avoir des relations personnelles inappropriées sur l’efficacité opérationnelle des troupes et du maintien de la discipline, de la cohésion et du moral. Toutefois, la difficulté qui se pose ici tient au fait que le paragraphe 7 de l’ordre de la TFEG va trop loin, il s’aventure dans un langage d’une imprécision inacceptable qui ne peut, sur le plan constitutionnel, servir de fondement à un verdict de culpabilité vis-à-vis d’une infraction susceptible d’emporter de véritables conséquences pénales.

 

[34]           À l’instar de ce qu’elle a déjà dit dans l’affaire Montgomery sur la question de la réparation à accorder si la preuve d’une violation de la Charte était faite, la cour estime que la réparation appropriée au regard du paragraphe 24(1) de la Charte serait l’arrêt des procédures.

 

[35]           Bien que l’argument ait été avancé par le demandeur, le caporal‑chef Babin, la cour se doit, compte tenu de ses conclusions, d’accorder la réparation aux deux accusés en cause.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[36]           ORDONNE l’arrêt des poursuites engagées contre le Caporal‑chef Babin pour le premier et unique chef d’accusation énoncé dans l’acte d’accusation.

 

[37]           ORDONNE l’arrêt des poursuites engagées contre le Major Paul pour le premier et unique chef d’accusation énoncé dans l’acte d’accusation.

 


 

Avocats :

 

Major E. Carrier, Service canadien des poursuites militaires

Procureur de Sa Majesté la Reine

 

Major L. Boutin, Direction du service d’avocats de la défense

Avocat du Major Paul

 

Maître Denis Couture, Direction du service d’avocats de la défense

Avocat du Caporal‑chef Babin

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