Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 3 juillet 2013.

Endroit : 8e Escadre Trenton, édifice 22, 74 avenue Polaris, Astra (ON).

Chef d’accusation
•Chef d’accusation 1 : Art. 85 LDN, a insulté verbalement un supérieur.

Résultats

VERDICT : Chef d’accusation 1 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Rainville, 2013 CM 3017

 

Date : 20130705

Dossier : 201302

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Trenton

Trenton (Ontario) Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Adjudant-maître J.C.B. Rainville, accusé

 

Devant : Lieutenant-colonel L.-V. d'Auteuil


 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

[1]               L'adjudant-maître Rainville est accusé d'une seule infraction pour avoir insulté verbalement un supérieur contrairement à l'article 85 de la Loi sur la défense nationale.

 

[2]               Il s'agit d'une accusation qui réfère à la relation et au respect exigés entre un subordonné et un supérieur dans un cadre militaire et qui découlent d'un incident qui se serait produit dans le cadre d'une conversation téléphonique le 19 juillet 2012 sur la base des Forces canadiennes (BFC) Trenton, en Ontario.

 

[3]               Essentiellement, il s'agit pour cette cour martiale permanente de déterminer si la poursuite a démontré hors de tout doute raisonnable que l'adjudant-maître Rainville a commis l'infraction d'ordre militaire qui lui est reprochée. Ce dernier a décidé de présenter une défense, et de témoigner lui-même dans le cadre de la présentation de sa preuve.

 

[4]               La présente cour martiale a débuté le 3 juillet 2013. La présentation de la preuve par les parties et de leur plaidoirie n'a duré qu'une seule journée. En ce qui concerne la preuve, elle est constituée des éléments suivants :

 

a)                  Du témoignage, dans l'ordre de présentation à la cour, du lieutenant Yokom, du capitaine Walker et de l'adjudant-maître Rainville, l'accusé dans cette affaire;

 

b)                  Une admission verbale faite par l'adjudant-maître Rainville par l'intermédiaire de son avocat, à l'effet qu'il est bien l'auteur de l'infraction dont il est accusé, qu'il savait que la personne à l'égard de laquelle il a commis l'infraction était un supérieur et que les paroles et mots qu'il a utilisés s'adressait à un supérieur; et

 

c)                  La connaissance judiciaire prise par la cour des faits et questions énumérés à l'article 15 des Règles militaires de la preuve, incluant la teneur du chapitre 5019-1 des directives et ordonnances administratives de la Défense (DOAD) intitulé Relations personnelles et fraternisation.

 

[5]               Le 19 juillet 2012, l'adjudant-maître Rainville était employé à l'escadron de génie électrique et mécanique et de transport (Transportation & Electrical and Mechanical Engineering (TEME) Squadron) à la 8e escadre à titre de contrôleur du matériel mobile de soutien (mobile support equipment controller).

 

[6]               Durant l'avant-midi de cette journée, il a reçu un appel de sa conjointe, la caporale-chef Rainville, qui travaillait à la section financière de l'administration de la 8e escadre comme adjointe au responsable de cette section. Elle voulait avoir son opinion sur un courriel qui avait été envoyé par son supérieur immédiat, le lieutenant Yokom, et qui avait pour but de souhaiter la bienvenue à la personne qui allait la remplacer, soit le caporal-chef Ouellet.

 

[7]               En raison de certaines restrictions imposées par son état de santé suite à son retour de son déploiement en Afghanistan en octobre 2011, la caporale-chef Rainville ne travaillait pas toujours à temps plein dans le cadre de ses fonctions. En juillet 2012, la caporale-chef Rainville travaillait la moitié d'une journée de travail au lieu d'une journée complète, et ce, depuis un certain temps déjà.

 

[8]               Dans son courriel adressé au caporal-chef Ouellet, et sur lequel il avait mis en copie conforme la caporale-chef Rainville et ainsi qu'un certain nombre d'officiers supérieurs, le lieutenant Yokom exprimait, entre autres chose, le fait qu'il allait pouvoir bénéficier finalement d'un caporal-chef à temps plein. En effet, de son point de vue, considérant le travail à faire, il a voulu mentionner au caporal-chef Ouellet qu'elle était la bienvenue, particulièrement considérant qu'elle travaillerait à plein temps.

 

[9]               Cependant, la caporale-chef Rainville y a vu une forme de commentaire négatif à son égard et elle a été affectée par le contenu du courriel. C'est pourquoi elle a voulu discuter du contenu avec son conjoint, l'adjudant-maître Rainville.

 

[10]           L'adjudant-maître Rainville a pris connaissance du contenu du courriel et il en a par la suite discuté avec sa conjointe. Durant la conversation, il a réalisé à quel point sa conjointe était perturbée par le contenu du courriel, particulièrement considérant son état de santé fragile. Il partageait la même opinion qu'elle, à savoir qu'elle avait raison de se sentir dénigré et de percevoir cela comme une attaque personnelle sur sa performance au travail.

 

[11]           Après avoir terminé sa conversation avec sa conjointe, l'adjudant-maître Rainville a décidé, immédiatement, et sans aucune hésitation, et de son propre chef, de téléphoner au supérieur immédiat de sa conjointe et auteur du courriel, le lieutenant Yokom, afin de lui laisser savoir comment sa conjointe se sentait par rapport au contenu du courriel.

 

[12]           L’adjudant-maître Rainville et le lieutenant Yokom ne se connaissait pas. Lorsqu’il lui a parlé, l’adjudant-maître Rainville lui a mentionné qu’il avait pris connaissance du courriel qu’il avait envoyé au caporal-chef Ouellet, que la caporale-chef Rainville avait été affectée par le contenu du courriel, qu’elle se sentait blessée, dénigrée et pas à la hauteur, considérant particulièrement la liste de distribution du courriel, et considérant l’état de santé fragile de sa conjointe, cela ne lui avait pas fait du bien dans les circonstances et lui nuisait dans son estime de soi. Il a profité de l’occasion pour réitérer au lieutenant Yokom qu’il était très important de prendre soin de ses troupes. Il a affirmé qu’il n’a jamais référé aux habiletés de superviseur du lieutenant Yokom et il nie catégoriquement avoir tenu des propos à cet effet lors de sa conversation téléphonique qu’il a eue avec ce dernier.

 

[13]           L’adjudant-maître Rainville a affirmé qu’il a dirigé la conversation et qu’il a mentionné au lieutenant Yokom qu’il avait remarqué que son supérieur immédiat n’apparaissait pas comme destinataire sur le courriel en question et qu’il transfèrerait le courriel à son supérieur immédiat pour que ce dernier puisse discuter avec le lieutenant Yokom du contenu du courriel. Il lui est apparu que le lieutenant Yokom était plutôt mal à l’aise concernant cette dernière affirmation.

 

[14]           Le lieutenant Yokom se serait excusé pour le courriel et l’adjudant-maître Rainville aurait mentionné qu’il ne devait pas s’excuser à lui mais plutôt à la caporale-chef Rainville. L’adjudant-maître Rainville a mis fin à la conversation en disant qu’il serait mieux pour lui de raccrocher avant de dire quelque chose qu’il regretterait. Il ne voulait pas que ses sentiments par rapport à la situation prennent le dessus, ce qui aurait pu lui faire dire quelque chose d’inapproprié.

 

[15]           Il a volontairement gardé la durée de la conversation courte, soit environ une minute, et il voulait être précis dans ce qu’il avait à dire. Selon lui, il a utilisé un ton normal tout au long de la conversation. Le but de son appel était que le lieutenant Yokom prenne conscience de l’impact de son courriel sur la caporale-chef Rainville, compte tenu du contenu, du choix des mots qu’il a fait et des personnes identifiées comme destinataire.

 

[16]           Le lieutenant Yokom a confirmé qu’il a bel et bien envoyé le courriel en question mais qu’il n’avait aucune intention de manquer de respect à l’égard de la caporale-chef Rainville. Il a confirmé avoir reçu l’appel de l’adjudant-maître Rainville le 19 juillet 2012.

 

[17]           Il a affirmé que l’adjudant-maître Rainville lui a dit qu’il faisait un mauvais travail à titre de superviseur, qu’il ne s’occupait pas bien de son personnel, et qu’il faisait son travail d’une très mauvaise manière. Il lui a répondu que c’était une question d’interprétation mais il a été brutalement interrompu par l’adjudant-maître. Il a essayé de s’excuser de dire qu’il n’avait aucune intention que cela soit interprété ainsi mais il a été à nouveau interrompu en se faisant dire cette fois que ce n’était pas à l’adjudant-maître qu’il devait s’excuser et qu’il appellerait son superviseur immédiat concernant cette situation. Le lieutenant Yokom s’est senti dénigré et offensé par ce dernier commentaire. Il a mentionné que c’est l’adjudant-maître Rainville qui a mis fin à la conversation en lui disant qu’il valait mieux qu’il agisse ainsi avant d’être trop en colère.

 

[18]           Essentiellement, le lieutenant Yokom était sous le choc, surpris et offensé par cette conversation. Une fois cette conversation téléphonique terminée, il en a discuté immédiatement avec des personnes dans sa chaîne de commandement et il lui a été conseillé de référer le tout à la chaîne de commandement de l’adjudant-maître Rainville.

 

[19]           Le lieutenant Yokom a écrit par la suite un courriel au caporal-chef Rainville afin de s’excuser sur l’interprétation donnée à son courriel et aussi afin de lui mentionner qu’il était très chanceux de l’avoir au sein de sa section.

 

[20]           En rétrospective, le lieutenant Yokom a admis qu’il aurait pu agir différemment en combinant le contenu du premier courriel et celui envoyé au caporal-chef Rainville pour s’excuser.

 

[21]           Il affirme qu’il a perçu l’adjudant-maître Rainville comme étant agressif, utilisant une voix forte, utilisant un ton irrespectueux. Il retient que le but de la conversation était de lui dire avec colère et de manière irrespectueuse qu’il faisait un mauvais travail à titre de superviseur.

 

[22]           L’article 85 de la Loi sur la défense nationale se lit comme suit :

 

Quiconque menace ou insulte verbalement un supérieur, ou se conduit de façon méprisante à son endroit, commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.

 

[23]           Le but de cette infraction d’ordre militaire qui se trouve dans le Code de discipline militaire est d’assurer le respect minimal qui doit exister, dans un contexte militaire, entre un subordonné et un supérieur, que ce soit en présence ou non d’autres militaires, ayant comme idée d’éviter tout comportement qui pourrait ultimement conduire ce subordonné à un état de désobéissance tel que cela pourrait affecter la cohésion et le moral des membres des Forces canadiennes à n’importe quel niveau, mettant ainsi en danger ainsi l’accomplissement de la mission et le respect des lois.

 

[24]           En plus d’établir l’identité de l’accusé ainsi que la date et le lieu de l’infraction reprochée dans l’acte d’accusation, la poursuite devait également prouver hors de tout doute raisonnable les éléments additionnels suivants : que l’adjudant-maître Rainville a prononcé les paroles allégués dans les détails du chef d’accusation, que les paroles utilisées étaient insultantes, qu’il savait que la personne à qui il les adressait était un supérieur et qu’elles étaient dirigées à l’égard de ce supérieur.

 

[25]           En ce qui a trait au fait de prouver que l’adjudant-maître Rainville a utilisé des paroles insultantes, il est important de mentionner que pour arriver à déterminer cette question, la cour doit adopter la signification qu’une personne raisonnable donnerait en toute circonstance aux paroles utilisées. En d’autre mot, la cour doit procéder à une analyse d’un point de vue objectif concernant cette question.

 

[26]           De plus, en ce qui a trait à l’intention de l’accusé relative à la commission de cette infraction, la cour doit en venir à la conclusion que les paroles qu’il a utilisées étaient irrespectueuses, abusives dans le contexte, démontrant ainsi son intention d’insubordination.

 

[27]           Finalement, concernant le fait que l’adjudant-maître Rainville savait qu’il s’adressait à un supérieur, il est important de rappeler qu’un supérieur signifie tout officier ou militaire du rang qui, relativement à tout autre officier ou militaire du rang, est autorisé par la Loi sur la défense nationale, les règlements ou les traditions du service, à lui donner un ordre légitime.

 

[28]           Avant d'appliquer le droit aux faits de la cause, il est important de traiter de la présomption d'innocence et de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable qui est une composante essentielle de la présomption d'innocence.

 

[29]           Qu'il s'agisse d'accusations d’ordre militaire aux termes du Code de discipline militaire et traitées devant un tribunal militaire ou de procédures qui se déroulent devant un tribunal civil possédant une juridiction pénale concernant des accusations criminelles, une personne accusée est présumée innocente jusqu'à ce que la poursuite ait prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Ce fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès.

 

[30]           Une personne accusée n'a pas à prouver son innocence. La poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments essentiels d'une accusation. Un doute raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé. Il repose plutôt sur la raison et le bon sens. Il peut être fondé non seulement sur la preuve mais aussi sur l'absence de preuve. La preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels ou aux différentes parties de la preuve, elle s'applique à l'ensemble de la preuve sur laquelle s'appuie la poursuite pour prouver la culpabilité. Le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et ne se déplace jamais sur les épaules de l'accusé. Un tribunal devra trouver l'accusé non coupable s'il a un doute raisonnable à l'égard de sa culpabilité après avoir évalué l'ensemble de la preuve.

 

[31]           Dans l'arrêt R c Starr [2000] 2 RCS 144 au paragraphe 242, le juge Iacobucci pour la majorité a indiqué :

 

[...] qu'une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu'elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités.

 

[32]           Il est toutefois opportun de rappeler qu'il est virtuellement impossible de prouver quelque chose avec une certitude absolue et que la poursuite n'est pas tenue de le faire. Une telle norme de preuve n'existe pas en droit. En d'autres mots, si la cour martiale est convaincue que l’adjudant-maître Rainville est probablement ou vraisemblablement coupable, elle doit l'acquitter car la preuve d'une culpabilité probable ou vraisemblable ne constitue pas une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable. La norme de preuve hors de tout doute raisonnable s'applique également aux questions de crédibilité. La cour n'a pas à décider d'une manière définitive de la crédibilité d'un témoin ou d'un groupe de témoins. Au surplus, la cour n'a pas à croire en la totalité du témoignage d'une personne ou d'un groupe de personnes. Si la cour a un doute raisonnable relativement à la culpabilité de l’adjudant-maître Rainville qui découle de la crédibilité des témoins, elle doit l'acquitter.

 

[33]           Qu'entend-on par la preuve? La preuve peut comprendre des affirmations solennelles ou des témoignages sous serment de personnes appelées à témoigner sur ce qu'elles ont vu ou fait, elle peut aussi être constituée de documents, de photos, de cartes et d'autres éléments déposés par des témoins, de témoignages d'experts, de faits aussi officiellement admis par la poursuite ou la défense et de matière dont le tribunal a connaissance judiciaire d'office en vertu des Règles militaires de la preuve. Il n'est pas rare que des éléments de preuve présentés au tribunal soient contradictoires. Les témoins ont souvent des souvenirs différents des événements et le tribunal doit déterminer quels sont les éléments qu'il juge crédibles.

 

[34]           La crédibilité n'est pas synonyme de vérité et l'absence de crédibilité ne signifie pas mensonge. Le tribunal doit tenir compte de nombreux facteurs pour évaluer la crédibilité d'un témoignage. Par exemple, il doit évaluer la possibilité d'observer qu'a eu le témoin ce qui l'incite à se souvenir, par exemple, si les événements étaient remarquables, inhabituels et frappants ou au contraire insignifiants et par conséquent tout naturellement plus difficiles à se remémorer. Il doit aussi se demander si le témoin a un intérêt dans l'issue du procès, en d'autres termes, s'il a une raison de favoriser la poursuite ou la défense ou s'il est impartial. Ce dernier facteur s'applique aussi mais de façon différente à l'accusé. Bien qu'il soit raisonnable de présumer que l'accusé ait intérêt à se faire acquitter, la présomption d'innocence ne permet pas de conclure que l'accusé mentira lorsqu'il décide de témoigner.

 

[35]           Un autre élément permettant de déterminer la crédibilité est la capacité apparente du témoin à se souvenir. Il est possible d'observer l'attitude du témoin pendant sa déposition pour évaluer sa crédibilité. Il faut se demander si le témoin a répondu aux questions avec naturel, si ses réponses étaient précises ou évasives ou encore hésitantes, s'il argumentait et en fait si son témoignage était cohérent et compatible avec les faits non contestés. Un témoignage peut comporter et en fait comporte toujours des contradictions mineures et involontaires mais cela ne doit pas nécessairement conduire à l'écarter. Il en va autrement de mensonges qui constituent toujours un acte grave et risque d'entacher l'ensemble d'un témoignage. Le tribunal n'est pas tenu d'accepter le témoignage d'une personne à moins que celui-ci ne lui paraisse crédible. Cependant il jugera un témoignage digne de foi à moins d'avoir une raison de ne pas le croire.

 

[36]           Puisque la notion de doute raisonnable s'applique à la question de crédibilité, la cour doit d'abord rendre une décision sur la crédibilité de l'accusé, considérant que ce dernier a témoigné pour sa défense. En d’autres mots, elle doit déterminer si elle croit ou non la preuve soumise par l’accusé dans le cadre de son propre témoignage.

 

[37]           Il s'agit de l'un des cas où l'approche à suivre concernant l'évaluation de l’effet de la crédibilité et de la fiabilité du témoignage d’un accusé devant la cour en fonction de la notion de doute raisonnable a été exprimée par la Cour suprême du Canada dans la décision R c W(D) [1991] 1 RCS 742. Cette décision doit être appliquée parce que l'accusé, l’adjudant-maître Rainville, a témoigné.

 

[38]           Tel qu'établi dans R c W(D) à la page 758, le test s'énonce de la manière suivante :

 

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

 

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

 

Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.

 

[39]           Ce test a été énoncé principalement pour éviter au juge des faits de procéder en faisant un choix quant à la preuve qu'il doit croire, soit celle présentée par l'accusé ou celle présentée par la poursuite. Cependant, il est aussi clair que la Cour suprême a réitéré à plusieurs reprises que cette formulation n'a pas besoin d'être suivie mot à mot comme une sorte d'incantation. À ce sujet, voir R c S (W D) [1994] 3 RCS 521 à la page 533. Le piège que cette cour doit éviter est d'apparaître ou d'être dans une situation où elle choisit entre deux versions dans le cadre de son analyse, soit entre celle présentée par la poursuite et celle mise de l'avant par l'accusé.

 

[40]           Ainsi, après avoir procédé à cet exposé sur la présomption d'innocence et sur la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, j'examinerai maintenant les questions en litige.

 

[41]           D’entrée de jeu, la cour constate qu’en raison des admissions faites par l’adjudant-maître Rainville, la poursuite s’est donc déchargée de son fardeau de preuve de démontrer hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction d’insubordination en ce qui a trait au fait que ce dernier est l’auteur de l’infraction, qu’il savait que la personne à qui il adressait les paroles était un supérieur et qu’elles étaient dirigées à l’égard de ce supérieur.

 

[42]           Maintenant, en ce qui concerne la date et le lieu de l’infraction, la preuve démontre hors de tout doute raisonnable que l’infraction alléguée s’est produite le 19 juillet 2012 à la BFC Trenton, Ontario. En conséquence, la cour considère que la poursuite s’est aussi déchargée de son fardeau de preuve concernant ces deux éléments essentiels de l’infraction d’insubordination.

 

[43]           Il reste donc à la cour à déterminer si la poursuite s’est déchargée de son fardeau de preuve démontrant hors de tout doute raisonnable que l’accusé a prononcé les paroles alléguées dans l’acte d’accusation, que ces paroles étaient insultantes et qu’il avait l’intention requise de commettre cette infraction.

 

[44]           La cour se doit d’analyser chacun de ces éléments essentiels de manière séparée et à la lumière du test énoncé dans R c W(D). En ce qui a trait au fait que l’adjudant-maître Rainville a prononcé les paroles alléguées dans l’acte d’accusation, la cour doit d’abord se prononcer sur la crédibilité et la fiabilité du témoignage de ce dernier sur cet aspect.

 

[45]           Le témoignage de l’adjudant-maître Rainville était franc, direct, cohérent et a il démontré une excellente mémoire des événements sur lesquels on l'a interrogé, et particulièrement en ce qui a trait aux propos échangés lors de sa conversation téléphonique du 19 juillet avec le lieutenant Yokom. Il était précis dans ses réponses et il n’hésitait pas à demander qu’on répète la question s’il n’avait pas bien compris.

 

[46]           Au surplus, la preuve présentée par la poursuite corrobore plusieurs éléments présentés par l’adjudant-maître Rainville dans le cadre de son témoignage :

 

a)                  Le fait qu’il ne connaissait pas personnellement le lieutenant Yokom avant de lui parler au téléphone;

 

b)                  Le moment de la conversation, soit le matin du 19 juillet 2012;

 

c)                  La durée de la conversation, environ une minute;

 

d)                 L’élément déclencheur de l’appel fait par l’adjudant-maître Rainville au lieutenant Yokom, soit le contenu du courriel du 19 juillet 2012 envoyé par ce dernier au caporal-chef Ouellet sur lequel se retrouvait comme destinataire en copie conforme la caporale-chef Rainville;

 

e)                  La manière dont s’est déroulée la conversation, et plus particulièrement le fait qu’elle s’est déroulée à sens unique, soit que l’adjudant-maître Rainville affirmait des choses au lieutenant Yokom sans vraiment avoir l’intention de discuter avec ce dernier ou de lui permettre de faire une telle chose;

 

f)                   Le fait que l’adjudant-maître Rainville a mentionné la question de l’importance de s’occuper de son personnel;

 

g)                  Le fait que l’adjudant-maître Rainville avait l’intention de référer le sujet de leur conversation au supérieur immédiat du lieutenant Yokom;

 

h)                  Le fait que le lieutenant Yokom s’est excusé auprès de l’adjudant-maître Rainville et que ce dernier lui a dit que ce n’était pas auprès de lui qu’il fallait qu’il présente des excuses; et

 

i)                    Le fait que l’adjudant-maître Rainville a mis fin à la conversation parce qu’il voulait éviter que la situation prenne une mauvaise tournure ou s’aggrave en raison des émotions qu’il ressentait concernant cette situation.

 

[47]           Le procureur de la poursuite a soulevé le fait que le témoignage de l’adjudant-maître Rainville ne pouvait être fiable et crédible en raison du ton qu’il dit avoir utilisé dans les circonstances qu’il a lui-même décrites. Selon la poursuite, l’adjudant-maître Rainville a affirmé avoir utilisé un ton normal lorsqu’il a parlé au lieutenant Yokom, alors que ses faits et gestes qu’il a mentionnés correspondaient beaucoup plus a quelqu’un qui agissait plus sur le coup de l’émotion que de la raison et qui était habité par un sentiment d’injustice et de colère.

 

[48]           L’adjudant-maître Rainville est une personne d’une bonne corpulence, assez costaud et qui a une voix plutôt grave et monocorde. Il s’exprime généralement de manière directe et la cour a pu constater l’ensemble de ces faits durant son témoignage. La cour n’a aucun problème à croire que l’accusé a utilisé un ton normal comme il l’affirme. Cela n’exclut pas le fait qu’en raison du fait qu’il s’agissait d’une conversation à sens unique, il a utilisé un ton ferme et peut-être même un peu fort pour bien se faire comprendre, ce qui en soit ne constitue pas une divergence particulière et significative quant au témoignage qu’il a rendu.

 

[49]           À notre avis, ce petit écart qui pourrait exister dans la manière de qualifier le ton utilisé durant la conversation téléphonique, élément qui n’a jamais été réfuté de quelque manière que ce soit par l’accusé sauf pour affirmer qu’il utilisait un ton normal qui ne laissait aucune place à la réplique, ne constitue pas en soi un élément suffisant pour permettre à la cour, considérant ses autres constatations quant à la manière dont l’adjudant-maître Rainville a témoigné devant la cour et à l’existence de nombreux éléments corroboratifs concernant son témoignage, pour conclure que ce seul et unique élément à lui seul ferait en sorte que son témoignage ne serait pas fiable et crédible.

 

[50]           Dans ces circonstances, la cour considère que le témoignage de l’adjudant-maître Rainville est fiable et crédible quant aux mots qui ont été utilisés durant la conversation avec le lieutenant Yokom. La cour croit l’accusé quand il dit qu’il n’a jamais commenté la performance du lieutenant Yokom durant la conversation qu’il a eue avec ce dernier parce qu’il ne le connaissait pas et qu’il ne lui aurait pas dit des paroles telles que « you should be very upset with yourself for not taking care of your people » et « you are doing a poor job as a supervisor » ou encore « I will be discussing this with your chain of command ».

 

[51]           Par contre, la cour est d’avis que l’accusé a prononcé des paroles qui s’apparentent à « I will be discussing this with your chain of command » lorsqu’il a dit qu’il avait l’intention de référer le sujet de leur conversation au supérieur immédiat du lieutenant Yokom. Sur ce sujet, la cour en vient à la conclusion que la poursuite a démontré hors de tout doute raisonnable que l’accusé à prononcer des paroles du genre à celles qui sont identifiées dans les détails du chef d’accusation. En fait, c’est l’accusé lui-même qui a avoué avoir prononcé ces paroles.

 

[52]           Maintenant, est-ce que ces paroles sont insultantes? À notre avis, une personne raisonnable mis au fait de l’ensemble des circonstances et bien informée ne donnerait pas une telle signification à ces paroles.

 

[53]           Tout d’abord, la cour se doit de clarifier un élément qui a été soulevé par l’adjudant-maître Rainville dans le cadre de sa défense. Tel que décrit par le capitaine Walker, un témoin présenté par la poursuite, et l’adjudant-maître Rainville, les sous-officiers supérieurs portant le grade d’adjudant, d’adjudant-maître et d’adjudant-chef au sein des Forces canadiennes jouent généralement un rôle auprès des jeunes officiers et ces derniers n’hésitent pas à les consulter en raison de leur connaissance et expérience lorsqu’il s’agit d’exercer leur leadership. Cependant, il est clair pour la cour qu’au moment de la conversation téléphonique entre le lieutenant Yokom et l’adjudant-maître Rainville, ce dernier n’était pas dans l’exercice d’une telle fonction. Il agissait plutôt en fonction de la relation personnelle qu’il avait avec la caporale-chef Rainville et c’était là, la seule perspective qui doit être donnée à son intervention sur la base des faits soumis à cette cour.

 

[54]           Ceci dit, il a été établi que le supérieur immédiat du lieutenant Yokom n’apparaissait pas comme destinataire dans le courriel qui a été l’élément déclencheur de cette affaire. En mentionnant qu’il avait l’intention que le contenu du courriel soit porté à l’attention de ce supérieur en raison de son contenu et des destinataires qui s’y trouvaient, et compte tenu de l’impact de ce courriel sur sa conjointe, l’adjudant-maître Rainville ne faisait qu’affirmer qu’il avait l’intention que le contenu du courriel soit porté à l’attention du supérieur immédiat du lieutenant Yokom sans autre formalité. La cour est d’avis qu’une personne raisonnable ne verrait pas ces paroles comme un affront ou une insulte à l’égard du lieutenant Yokom mais une affirmation simple qu’en raison de l’impact d’un tel courriel et des destinataires qui s’y trouvent, le supérieur immédiat du lieutenant Yokom devrait être informé de la situation.

 

[55]           Ainsi, à la lumière du témoignage de l’adjudant-maître Rainville, qu’elle juge fiable et crédible sur cette question, et suite à sa conclusion sur la signification qu’une personne raisonnable donnerait en toute circonstances aux paroles utilisées, la cour en vient à la conclusion que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve à l’effet de démontrer hors de tout doute raisonnable que les paroles considérées par cette cour comme ayant été utilisées par l’accusé étaient insultantes.

 

[56]           En ce qui a trait à l’existence d’une intention d’insubordination, la cour conclut que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve à cet égard. Les circonstances de cette affaire et les paroles que la cour considère comme ayant été utilisées ne soutiennent pas une telle chose. La cour est d’avis que le témoignage de l’adjudant-maître Rainville est crédible et fiable sur cette question. Le but de son appel était de faire prendre conscience au lieutenant Yokom des conséquences qu’avait un tel courriel sur sa conjointe, la caporale-chef Rainville. Il n’y avait rien d’irrespectueux ou d’abusif dans cette manière et il s’est assuré de ne pas exprimé ce qu’il pensait personnellement de la situation. Il n’a pas fait connaître, de manière expresse ou implicite, une intention quelconque de sa part ou de la part de sa conjointe, de refuser de se soumettre ou d’obéir à un ordre ou une autorité quelconque en raison des circonstances de cette affaire.

 

[57]           Par contre, la cour est d’avis que les circonstances de la présente affaire révèlent qu’il s’agit d’une façon plutôt inhabituel et probablement inappropriée d’agir, compte tenu de l’absence d’une relation hiérarchique entre l’adjudant-maître Rainville et le lieutenant Yokom, particulièrement dans une perspective de chaîne de commandement.

 

[58]           Les Forces canadiennes ont énoncé dans leur politique sur les relations personnelles qu’afin de prévenir l’érosion de l’autorité légitime en préservant l’intégrité du commandement et de l’exercice d’une telle autorité au sein de la chaîne de commandement, et aussi dans le but de voir au maintien de l’efficacité opérationnelle en assurant une grande cohésion de ses unités par l’exigence d’une discipline et d’un moral élevé de la part de chaque militaire, qu’il n’est pas permis qu’un militaire qui a une relation personnelle avec un autre militaire intervienne dans la vie professionnelle de ce dernier, particulièrement en s’immisçant dans la relation professionnelle de cette personne avec son supérieur immédiat.

 

[59]           La cour comprend de l’application de cette politique concernant ce sujet, et plus particulièrement concernant la DOAD 5019-1, que si une telle situation se présentait, elle pourrait ultimement résulter par la prise de mesures disciplinaires, incluant le fait de porter une accusation en vertu du Code de discipline militaire pour ne pas avoir respecter cette politique.

 

[60]           Être un militaire comporte des exigences particulières, dont celle de servir son pays avant soi-même, et dans le cadre d’une relation personnelle impliquant deux militaires, cela devient encore parfois plus complexe et exige des militaires impliqués de prêcher encore plus par l’exemple.

 

[61]           Considérant le témoignage de l'accusé comme étant fiable et crédible autant dans son ensemble que sur les aspects particuliers relatifs au fait que l’adjudant-maître Rainville a utilisé des paroles insultantes et qu’il a démontré une intention d’insubordination, la cour en vient à la conclusion que la poursuite ne s'est pas déchargée de son fardeau de preuve qui consistait à prouver hors de tout doute raisonnable que l’adjudant-maître Rainville a insulté verbalement un supérieur. Essentiellement votre témoignage, adjudant-maître Rainville, sur le chef d'accusation et plus particulièrement sur ces deux éléments essentiels de l'accusation soulève un doute raisonnable.

 

POUR TOUTESCES RAISONS, LA COUR :

 

[62]           DÉCLARE l’adjudant-maître Rainville non coupable du premier et seul chef d’accusation apparaissant à l’acte d’accusation.


 

Avocats :

 

Major K. Lacharité, Service canadien des poursuites militaires

Avocat de la poursuivante

 

Major E. Thomas et Capitaine de corvette D. Liang, Service d'avocats de la défense

Avocats pour l’adjudant-maître Rainville

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