Cour martiale
Informations sur la décision
Date de l’ouverture du procès : 7 septembre 2005.
Endroit : BFC Shilo, édifice C-106, aménagements multiples pour lectures d’entraînement, Shilo (MB).
Chef d’accusation:
• Chef d’accusation 1 : Art. 130 LDN, agression causant des lésions corporelles (art. 267 C. cr.).
Résultats:
• VERDICT : Chef d’accusation 1 : Non coupable.
Contenu de la décision
Référence : R. c. L’ex-Soldat C.W.A. Gorrell, 2005 CM 39
Dossier : F200539
COUR MARTIALE PERMANENTE
CANADA
MANITOBA
BASE DES FORCES CANADIENNES SHILO
Date : le 10 février 2006
______________________________________________________________________
SOUS LA PRÉSIDENCE DU CAPITAINE DE FRÉGATE P.J. LAMONT, J.M.
SA MAJESTÉ LA REINE
c.
L’EX-SOLDAT C.W.A. GORRELL
(Accusé)
VERDICT
(Prononcé de vive voix)
TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE
[1] M. Gorrell, la cour vous déclare non coupable. Vous pouvez vous asseoir.
[2] L’ex-Soldat Gorrell fait l’objet d’une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles, contrairement à l’article 267 du Code criminel, infraction constitue également une infraction d’ordre militaire selon l’article 130 de la Loi sur la défense nationale. L’accusation découle d’une altercation survenue entre l’accusé, deux de ses amis et le plaignant, le Caporal Claveau, dans des circonstances que la cour décrira plus en détail plus loin.
[3] Ce qui avait commencé en dispute dans la caserne à propos de bruit excessif a dégénéré en pugilat. M. Gorrell reconnaît avoir frappé le caporal Claveau et il n’est pas contesté que les coups qu’il lui a assenés ont causé des lésions corporelles à ce dernier, mais il prétend avoir agit en légitime défense.
[4] Le 11 mai 2004, M. Gorrell et deux de ses amis, le Caporal Ward et le Caporal Hefferan, ont célébré la fin d’un cours à la BFC Gagetown en consommant une grande quantité de bière dans un endroit du nom de Griffins. Ils sont rentrés à la caserne vers minuit, d’humeur plutôt bruyante. Le tapage a dérangé le Caporal Claveau, qui s’est levé et est sorti de sa chambre pour affronter les fauteurs de trouble. Les témoignages divergent sur la façon dont le débat s’est enflammé, mais la cour conclut, d’après l’ensemble des témoignages, que le caporal Claveau a mis au défi l’accusé et ses amis de le suivre à l’extérieur de la caserne, ce qu’ils ont fait. Après une bousculade en règle, l’accusé aurait frappé le Caporal Claveau d’un coup qui l’aurait envoyé à terre.
[5] La cour conclut que le coup a bel et bien été porté par l’accusé et elle accepte le témoignage du Caporal Claveau selon lequel ce coup lui a fait perdre connaissance. Le Caporal Claveau a été blessé au menton et à la mâchoire gauche, au haut du front, à l’arrière de la tête, en plus d’avoir eu des écorchures au côté droit du torse et au haut du bras droit.
[6] La cour a un peu de difficultés à accepter le témoignage de l’accusé et de ses deux amis et à s’y fier. Il est évident qu’ils étaient ivres tous les trois lorsqu’ils sont rentrés à la caserne. Leurs témoignages étaient truffés de contradictions sur des questions de plus ou moins d’importance pour l’affaire dont la cour est saisie, mais dans une mesure suffisante pour inciter celle-ci à les accueillir avec la plus grande circonspection, sauf lorsqu’ils sont corroborés par les dires d’autres témoins.
[7] La cour a aussi des réticences face au témoignage de Mme Matheson qui prétend avoir vu le Caporal Claveau se faire frapper à coups de pied à cinq reprises, sans pour autant être capable de reconnaître l’accusé comme l’auteur des coups qu’elle prétend avoir vus.
[8] Deux autres personnes ont également été témoins des faits. Le Caporal Vail a témoigné pour la poursuite. À l’époque, il partageait la chambre du Caporal Claveau et il a corroboré le témoignage de celui-ci selon lequel ils essayaient de dormir quand ils ont entendu du bruit dans le corridor de la caserne. Selon lui, il y aurait eu une bousculade entre le Caporal Claveau et un des amis de l’accusé. Ensuite, le caporal Claveau est venu mettre quelques vêtements pour sortir de la caserne. Le caporal Vail aurait suivi la scène de la fenêtre de la chambre, et il aurait vu, à une cinquantaine de pieds, les protagonistes en train de crier et de se bousculer. Les amis de l’accusé ont essayé de calmer et de retenir les deux adversaires, le Caporal Claveau et l’accusé. Le Caporal Vail a vu l’accusé se dégager et donner un coup de poing au visage du Caporal Claveau, avant que la bagarre ne s’engage entre les deux. Le Caporal Claveau est tombé à terre et l’accusé lui a sauté dessus pendant qu’il gisait au sol, lui a administré trois autres coups de poing au visage en plus de lui envoyer un coup de pied dans le flanc droit pendant que ses amis le tiraient vers l’arrière pour le séparer du Caporal Claveau. Le Caporal Claveau ne bougeait plus et il lui a fallu quelques minutes pour revenir à lui et se lever.
[9] Le caporal Mantik a témoigné pour la défense. Il prétend avoir été dans sa chambre quand il a entendu du bruit dans le couloir. Il a entendu le Caporal Claveau dire aux autres d’aller dehors, et, de sa fenêtre, il a vu les protagonistes dehors, tout à côté de sa fenêtre. Il a vu le Caporal Claveau décocher un coup de poing à l’accusé, qui est tombé par terre. Il s’est alors précipité à l’extérieur. Il a vu l’accusé se relever et donner un coup de poing au Caporal Claveau. Selon le Caporal Mantik, ce coup aurait assommé le Caporal Claveau et les deux belligérants sont alors tombés l’un sur l’autre. Pendant la chute, l’accusé a assené un deuxième coup de poing au Caporal Claveau. D’après ce témoin, l’accusé n’a pas continué à frapper le Caporal Claveau quand celui-ci était au sol, contrairement à ce que prétend le Caporal Vail, et le Caporal Claveau n’aurait pas non plus été frappé à coups de pied.
[10] Dans une poursuite devant la cour martiale, comme dans toute poursuite pénale devant un tribunal canadien, il incombe au poursuivant de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Dans un contexte juridique, il s’agit d’une expression au sens consacré. Si la preuve ne permet pas de conclure à la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, celui-ci ne peut être déclaré coupable de l’infraction reprochée. Ce fardeau incombe toujours au poursuivant, et il ne se déplace jamais. L’accusé n’a jamais le fardeau de prouver son innocence. En fait, l’accusé est présumé innocent à toutes les étapes d’une poursuite jusqu’à ce que le poursuivant ait prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable au moyen d’une preuve acceptée par la cour.
[11] Doute raisonnable n’est pas certitude absolue, mais il ne suffit pas que la preuve établisse une probabilité de culpabilité. Si la cour est seulement convaincue que l’accusé est plus vraisemblablement coupable que non coupable, cela ne suffit pas pour le déclarer coupable hors de tout doute raisonnable, et l’accusé doit en conséquence être acquitté. En effet, la norme de preuve hors de tout doute raisonnable se rapproche bien plus de la certitude absolue que de la norme de la culpabilité probable.
[12] Cependant, le doute raisonnable n’est pas un doute futile ou imaginaire. Il ne se fonde pas sur la sympathie ou les préjugés. C’est un doute fondé sur la raison et le bon sens, qui découle de la preuve présentée ou de l’absence de preuve. La preuve hors de tout doute raisonnable s’applique à chacun des éléments de l’infraction reprochée. En d’autres termes, si la preuve ne permet pas de prouver chacun des éléments de l’infraction hors de tout doute raisonnable, l’accusé doit être acquitté.
[13] La règle du doute raisonnable s’applique à la crédibilité des témoins dans une affaire, comme la présente, où la preuve révèle différentes versions des faits essentiels qui ont une incidence directe sur les questions en cause. Parvenir à une conclusion sur les faits ne se résume pas à préférer la version d’un témoin à celle d’un autre. La cour peut accepter pour vrai tout ce que dit un témoin, ou ne rien accepter du tout. Il peut aussi en tenir seulement une partie pour vraie et exacte. Si la cour accepte le témoignage d’un accusé sur les aspects les plus essentiels d’une affaire, ce dernier ne peut être déclaré coupable de l’accusation qui pèse contre lui. De même, si son témoignage n’est pas accepté, mais qu’il demeure un doute raisonnable, il doit être déclaré non coupable. Et si la preuve de l’accusé ne laisse aucun doute raisonnable à la cour, celle-ci doit quand même examiner toute la preuve qu’elle tient pour crédible et fiable afin de décider si la culpabilité de l’accusé est établie hors de tout doute raisonnable.
[14] En l’espèce, l’avocat de la défense concède que la preuve démontre que les éléments constitutifs de l’infraction de voies de fait causant des lésions corporelles sont bien réunis. Il ne fait aucun doute que l’accusé a frappé le Caporal Claveau, et la cour y voit là une application intentionnelle de la force par l’accusé. L’infraction de voies de fait exige aussi que la poursuite prouve l’absence de consentement de la victime. La cour conclut qu’en fait, le caporal Claveau a consenti à s’engager dans une bagarre à coups de poing avec l’accusé. Mais, malgré ce consentement apparent du Caporal Claveau, le droit limite la capacité de donner son consentement à des voies de fait. Lorsque l’assaillant a l’intention d’infliger et inflige effectivement des lésions corporelles, le consentement apparent de la victime est vicié : voir l’arrêt R. c. Jobidon [1991] 2 R.C.S. 714.
[15] En l’espèce, la cour conclut sans hésitation que l’accusé a bel et bien infligé des lésions corporelles au Caporal Claveau. La cour tire également une conclusion de fait selon laquelle l’accusé avait l’intention d’infliger des lésions corporelles au Caporal Claveau lorsqu’il l’a frappé au menton, lui faisant perdre connaissance et causant une blessure nécessitant des points de suture. Ainsi, l’élément absence de consentement, dans l’infraction de voies de fait, est établi en l’espèce. À défaut d’opposer un moyen de défense positif, l’accusé serait donc coupable de voies de fait causant des lésions corporelles.
[16] L’avocat de la défense fait valoir que la preuve au dossier permet à l’accusé d’invoquer la légitime défense, ce qui justifie sa conduite. Lorsque certains éléments de preuve du moyen de défense sont présents, comme le moyen de défense invoqué, de sorte qu’il soit possible de dire que ce moyen de défense entre « en jeu », il incombe à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable que le moyen de défense ne s’applique pas avant que l’accusé puisse être déclaré coupable. Dans de telles circonstances, la poursuite doit réfuter au moins un élément du moyen de défense positif avant que l’accusé puisse être déclaré coupable : voir l’arrêt R. c. Cinous [2002] 2 R.C.S. 3.
[17] L’avocat de l’accusé soutient que le moyen de défense de légitime défense prévue au paragraphe 34(1) du Code criminel s’applique pour justifier les actes de l’accusé. Le paragraphe 34(1) est ainsi conçu :
Toute personne illégalement attaquée sans provocation de sa part est fondée à employer la force qui est nécessaire pour repousser l’attaque si, en ce faisant, elle n’a pas l’intention de causer la mort ni des lésions corporelles graves.
[18] La cour estime que les faits considérés comme avérés en l’espèce empêchent l’accusé d’invoquer ce moyen de défense. La cour conclut que le Caporal Claveau et M. Gorrell avaient tous les deux consentis à s’engager dans un pugilat. Dans ces circonstances, on ne peut dire que l’attaque du Caporal Claveau contre M.Gorrell ne répondait pas à une provocation de la part de ce dernier. La cour est convaincue hors de tout doute raisonnable qu’en s’engageant tous deux de consentement dans leur empoignade, M. Gorrell et le Caporal Claveau répondaient à leur provocations réciproques. Par conséquent, M. Gorrell ne peut invoquer la légitime défense prévue à l’article 34(1) pour justifier les coups qu’il a infligés au Caporal Claveau (R. c. Paice [2005] 1 R.C.S. 339).
[19] La légitime défense est également évoquée à l’article 37 du Code criminel Code qui dispose :
(1) Toute personne est fondée à employer la force pour se défendre d’une attaque, ou pour en défendre toute personne placée sous sa protection, si elle n’a recours qu’à la force nécessaire pour prévenir l’attaque ou sa répétition.
Et, qui ajoute, au paragraphe 2 :
Le présent article n’a pas pour effet de justifier le fait d’infliger volontairement un mal ou dommage qui est excessif, eu égard à la nature de l’attaque que la force employée avait pour but de prévenir.
[20] Contrairement à la légitime défense prévue au paragraphe 34(1), aux termes de cette disposition, il n’est pas nécessaire que l’accusé n’ait pas été provoqué. Même s’il a provoqué l’attaque dont il a été victime et a employé la force pour se défendre, l’accusé peut invoquer l’article 37 comme moyen de défense, à la condition, bien sûr, qu’il n’ait eu recours qu’à la force nécessaire pour se défendre. La cour estime que certains éléments de preuve en l’espèce suffisent à faire entrer en jeu cet aspect du moyen de défense de légitime défense et, par conséquent, le fardeau incombe à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable que le moyen de défense prévu à l’article 37 ne s’applique pas.
[21] Il ne fait aucun doute que l’accusé a été victime d’une attaque de la part du Caporal Claveau. Les autres éléments du moyen de défense prévu à l’article 37 et que la poursuite doit réfuter sont :
1. L’accusé doit avoir agi pour se défendre d’une attaque;
2. La force employée ne doit pas dépasser la force nécessaire pour prévenir l’attaque ou sa répétition;
3. La force ne peut consister à infliger volontairement un mal ou dommage excessif.
[22] Le poursuivant souligne, entre autre, les blessures subies par le Caporal Claveau, comme en témoignent les photos soumises en preuve, et prétend que la cour devrait écarter le témoignage du Caporal Mantik sur le déroulement des événements pendant la bagarre. Il fait valoir que le témoignage du Caporal Vail et de Mme Matheson affirmant que l’accusé aurait donné des coups de pied au Caporal Claveau après qu’il est tombé sur le sol et qu’il a perdu connaissance ainsi que le témoignage du Caporal Vail portant que l’accusé aurait frappé le Caporal Claveau au visage à plusieurs reprises lorsque ce dernier était inconscient devraient être acceptés parce qu’ils expliquent l’ampleur des blessures qu’on voit sur ces photos.
[23] Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il serait imprudent que la cour en arrive à des conclusions sur le déroulement de la bagarre en se fiant aux blessures du Caporal Claveau telles qu’elles apparaissent sur ces photos.
[24] Si les événements de l’attaque se sont déroulés comme l’a raconté le Caporal Vail, la cour n’aurait aucun mal à conclure que la force employée par l’accusé dépassait largement ce qui était nécessaire pour empêcher la répétition de l’attaque du Caporal Claveau et qu’en fait, la force employée par l’accusé était excessive. Toutefois, la cour accepte le témoignage du Caporal Mantik sur la manière dont la bagarre a dégénéré et s’est déroulée. C’est lui qui était le mieux placé pour observer ce qui se passait. Ses perceptions à l’époque n’étaient pas embrumées par l’alcool, et sa mémoire ne l’est pas davantage aujourd’hui. De plus, il n’a aucune raison d’embellir ou de noirci son témoignage à l’avantage ou à l’encontre de M. Gorrell ou du Caporal Claveau. Sur la foi du témoignage rendu par le caporal Mantik, la cour conclut que le Caporal Claveau a jeté l’accusé au sol. Ce dernier s’est relevé et a riposté en donnant au Caporal Claveau un coup de poing qui l’a mis K.-O. La cour n’est pas convaincue qu’une fois à terre, le Caporal Claveau a été frappé à plusieurs reprises à coups de poing ou qu’il a reçu des coups de pied.
[25] L’avocat de la poursuite prétend, sur la foi du témoignage rendu par le Caporal Mantik, que la chicane s’est poursuivie pendant une dizaine de secondes après que l’accusé a été projeté au sol, et avant que l’accusé ne lance son coup de poing au Caporal Claveau. Selon lui, ce délai a pour effet d’annuler le consentement à la bagarre qu’a pu donner le Caporal Claveau dans le couloir de la caserne quelques minutes plus tôt. La cour estime plutôt que ces événements doivent être pris comme un continuum au cours duquel les tensions entre les parties se sont tour à tour exacerbées et apaisées. La cour est néanmoins convaincue que M. Gorrell et le Caporal Claveau étaient en tout temps consentants à se battre.
[26] La cour conclut que la poursuite n’est pas parvenue à la convaincre hors de tout doute raisonnable que la force employée par M. Gorrell ne dépassait pas celle qui était nécessaire pour empêcher l’attaque du Caporal Claveau ou la répétition d’une telle attaque. Par conséquent, le moyen de défense de légitime défense prévu à l’article 37 est établi et l’accusé n’est pas coupable.
LE CAPITAINE DE FRÉGATE P.J. LAMONT, J.M
Avocats :
Le Major K.A. Reichert, Direction des poursuites militaires, Région de l’Ouest
Procureur de Sa Majesté la Reine
Le Major C.E. Thomas, Direction du service d’avocats de la défense
Avocat de l’ex-Soldat Gorrell