Cour martiale

Informations sur la décision

Résumé :

Date de l’ouverture du procès : 28 octobre 2013.

Endroit : BFC Valcartier, édifice 534, l’Académie, Courcelette (QC).

Chefs d’accusation
•Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 130 LDN, manque de précautions (art. 80 C. cr.).
•Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 127 LDN, par négligence, a accompli un acte relatif à un objet susceptible de constituer une menace pour la vie, acte qui a causé des blessures corporelles à une personne.

Résultats
•VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2 : Non coupable.

Contenu de la décision

COUR MARTIALE

 

Référence : R c Gagné, 2013 CM 4030

 

Date : 20131108

Dossier : 201329

 

Cour martiale permanente

 

Base des Forces canadiennes Valcartier

Courcelette, Québec, Canada

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

 

- et -

 

Caporal S. P. Gagné, accusé

 

 

Devant : Lieutenant-colonel J-G Perron, J.M.

 


 

MOTIFS DU VERDICT

 

(Oralement)

 

[1]        Le caporal Gagné est accusé d'un chef d'accusation déposé en vertu de l'article 130 de la Loi sur la défense nationale, soit d'avoir manqué de précautions contrairement à l'article 80 du Code criminel du Canada, et d'un chef d'accusation déposé en vertu de l'article 127 de la Loi sur la défense nationale, soit, par négligence d'avoir accompli un acte relatif à un objet susceptible de constituer une menace pour la vie, acte qui a causé des blessures corporelles à une personne.

 

[2]        La preuve produite devant la présente cour se compose des faits et questions dont la cour a pris judiciairement connaissance selon la règle 15 des Règles militaires de la preuve, de 33 pièces et des témoignages du soldat Michaud, caporal-chef Landry, caporal-chef Bernard, sergent Bard, l'adjudant-maître Lamoureux, l'adjudant Trudeau, le major Lévesque, le sergent Côté, caporal Séguin, caporal-chef Rhéaume, le sergent Simard, sergent Evans, des trois témoins experts : le docteur Martineau, monsieur Bourget et monsieur Brassard et de l'adjudant-maître Daigle qui fut appelé à témoigner pour la défense. La cour a aussi pris connaissance judiciaire sous la règle 16 d'une publication des Forces canadiennes. Deux entrevues menées par le Service national des enquêtes des Forces canadiennes avec le caporal Gagné, dont un enregistrement audio pour celle du 29 mars 2011 et un enregistrement vidéo pour celle du 20 mars 2012 ainsi que les transcriptions de ces entrevues furent aussi déposées en preuve (les pièces 23, 26, 29 et 30).

 

[3]        Avant que la cour ne procède à l'analyse juridique des chefs d'accusation, il convient de traiter de la présomption d'innocence et de la preuve hors de tout doute raisonnable, une norme de preuve qui est inextricablement liée aux principes fondamentaux applicables à tous les procès criminels. Si ces principes sont évidemment bien connus des avocats, ils ne le sont peut-être pas des autres personnes qui se trouvent dans la salle d'audience.

 

[4]        Il est juste de dire que la présomption d'innocence est le principe le plus fondamental de notre droit pénal, et que le principe de la preuve hors de tout doute raisonnable est un élément essentiel de la présomption d'innocence. Dans les affaires qui relèvent du Code de discipline militaire comme dans celles qui relèvent du droit pénal, toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente tant que la poursuite ne prouve sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Un accusé n'a pas à prouver qu'il est innocent. C'est à la poursuite qu'il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments de l'infraction. L'accusé est présumé innocent tout au long de son procès jusqu'à ce que le juge des faits rende verdict.

 

[5]        La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas à chacun des éléments de preuve ou aux différentes parties de la preuve présentés par la poursuite, mais plutôt à l'ensemble de la preuve sur laquelle se fonde la poursuite pour établir la culpabilité de l'accusé. Il incombe à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l'accusé, mais jamais à l'accusé de prouver son innocence. Un tribunal doit déclarer un accusé non coupable s'il a un doute raisonnable quant à sa culpabilité, après avoir examiné l'ensemble de la preuve. L'expression « hors de tout doute raisonnable » est employée depuis longtemps. Elle fait partie de notre histoire et de nos traditions juridiques. Essentiellement, un doute raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé. Il repose sur la raison et le bon sens. C'est un doute qui surgit à la fin du procès et qui est fondé non seulement sur ce que la preuve révèle au tribunal mais également ce qu'elle ne lui révèle pas. L'accusation portée contre un individu ne préjuge en rien de sa culpabilité.

 

[6]        Dans l'arrêt R c Starr [2000] 2 RCS 144, la Cour suprême du Canada a statué que :

 

[...] une manière efficace de définir la norme du doute raisonnable à un jury consiste à expliquer qu'elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités...

 

[7]        Par contre, il faut se rappeler qu'il est pratiquement impossible de prouver quoi que ce soit avec une certitude absolue. La poursuite n'est pas tenue de le faire. La certitude absolue est une norme de preuve qui n'existe pas en droit. La poursuite doit seulement prouver la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. Pour placer les choses en perspective, si le tribunal est convaincu que l'accusé est probablement ou vraisemblablement coupable, il doit l'acquitter car la preuve d'une culpabilité probable ou vraisemblable ne constitue pas une preuve de culpabilité hors de tout doute raisonnable.

 

[8]        Qu'entend-t-on par preuve? La preuve peut comprendre des témoignages sous serment ou de déclarations solennelles de personnes appelées à témoigner sur ce qu'elles ont vu ou fait. Il peut s'agir de documents, de photographies, de cartes ou autres éléments de preuve matérielle présentés par les témoins, de témoignages d'experts, de faits admis devant le tribunal par la poursuite ou la défense ou de questions dont le tribunal a pris connaissance d'office. Il n'est pas rare que des éléments de preuve présentés au tribunal soient contradictoires. Les témoins ont souvent des souvenirs différents d'un fait et le tribunal doit déterminer quels sont les éléments qu'il juge crédibles. La crédibilité n'est pas synonyme de vérité et l'absence de crédibilité n'est pas synonyme de mensonge. De nombreux facteurs doivent être pris en compte dans l'évaluation que le tribunal fait de la crédibilité d'un témoin. Par exemple, le tribunal évaluera la possibilité qu'a eue le témoin d'observer ou les raisons qu'il a de se souvenir. Il se demandera, par exemple, si une chose en particulier a aidé le témoin à se souvenir des détails d'un événement qu'il a décrit, si les faits étaient remarquables, inhabituels et frappants ou au contraire, insignifiants et, par conséquent, tout naturellement plus difficiles à se remémorer. Le témoin a-t-il un intérêt dans l'issue du procès; en d'autres termes, a-t-il une raison de favoriser la poursuite ou la défense, ou est-il impartial? Ce dernier facteur s'applique d'une manière quelque peu différente à l'accusé. Bien qu'il soit raisonnable de présumer que l'accusé a intérêt de se faire acquitter, la présomption d'innocence ne permet pas de conclure que l'accusé mentira s'il décide de témoigner.

 

[9]        Un autre élément permet de déterminer la crédibilité : la capacité apparente du témoin à se souvenir. On peut observer l'attitude du témoin pendant sa déposition pour évaluer sa crédibilité : il faut se demander si le témoin a répondu aux questions avec naturel; si ses réponses étaient précises ou évasives, ou encore hésitantes; s'il argumentait; et enfin, si son témoignage était cohérent et compatible avec les faits non contestés. Un témoignage peut comporter, et en fait comporte toujours, des contradictions mineurs et involontaires, mais cela ne doit pas nécessairement conduire à l'écarter. Il en va autrement d'un mensonge, qui constitue toujours un acte grave et peut entacher le témoignage en tout ou en partie. Le tribunal n'est pas tenu d'accepter le témoignage d'une personne à moins que celui-ci ne lui paraisse crédible. Cependant, il jugera un témoignage digne de foi à moins d'avoir une raison de ne pas le croire.

 

[10]      La question que la cour doit maintenant se poser est à savoir si la preuve acceptée par la cour lui occasionne un doute raisonnable quant à la culpabilité du caporal Gagné. Pour ce faire, la cour va en tout premier lieu examiner la preuve présentée au cours du procès.

 

[11]      La preuve indique clairement que le caporal Gagné se trouvait au poste d'observation Sherlock dans la République Islamique d'Afghanistan le 18 février 2011. Le caporal Gagné partageait une pièce avec le soldat Michaud et les cavaliers Paradis et Ménard située dans le secteur occupé par sa troupe au poste d'observation Sherlock. Le cavalier Ménard fut évacué au cours du 17 février pour raison médicale. Le caporal Gagné avait sous ses soins ou sous son contrôle une substance explosive, soit une grenade C-13. La grenade C-13 est un objet susceptible de constituer une menace pour la vie ou les biens. Cette grenade a explosé le 18 février 2011 dans la chambre occupée par le caporal Gagné vers 02 h 55 le 18 février 2011. Cette grenade a causé des blessures corporelles au soldat Michaud et au caporal Gagné (voir la pièce 4).

 

[12]      La cour est d'accord avec les avocats que les témoins sont crédibles. Vers 02 h 45 le 18 février 2011, le caporal-chef Landry entra dans la chambre et réveilla le caporal Gagné. Celui-ci sortit de sa chambre habillé de sa chemise de combat, ses pantalons de combat et de ses bottes et se rendit à la cuisine; le caporal-chef Landry parla brièvement avec le caporal Gagné. Le caporal Gagné entra de nouveau dans sa chambre pour aller prendre son équipement de combat pour effectuer son tour de garde. Approximativement 30 à 60 secondes après qu'il soit entré dans sa chambre, la grenade explosa. Seuls le caporal Gagné et le soldat Michaud se trouvaient dans la pièce au moment de l'explosion car le cavalier Paradis occupait un poste de garde.

 

[13]      Le soldat Michaud dormait dans la pièce au moment de l'explosion. Elle s'était réveillée quelques moments avant l'explosion mais ne sait pas pourquoi. Elle s'était assise sur son lit de camp en demeurant dans son sac de couchage et avait dit « Simon », le prénom du caporal Gagné, et ne voyant rien dans la pièce et n'ayant aucune réponse, elle se recoucha. Elle avait vu le caporal-chef Landry à l'extérieur de la pièce avant de se recoucher. Suite à l'explosion, elle tenta d'aller aider le caporal Gagné mais réalisa qu'elle était trop blessée et elle sortit de la pièce. Elle marcha quelques pas et on lui donna les premiers soins immédiatement. Elle fut évacuée par hélicoptère approximativement une heure plus tard.

 

[14]      Le caporal-chef Bernard arriva rapidement sur les lieux et il entendit le caporal Gagné dire « Qui est-ce qui a fait ça? » alors que le caporal Gagné était encore dans la pièce. Le sergent Bard pouvait entendre le caporal Gagné râler et gémir. Il trouva la veste tactique du caporal Gagné au seuil de la porte et la déplaça immédiatement dans un autre endroit sécuritaire car il craignait que les munitions dans la veste pourraient exploser. Il vit que les dommages à la veste étaient du côté gauche. Le sergent Evans fut le premier à entrer dans la pièce et il trouva le caporal Gagné couché sur le sol sur le dos ou sur le côté car il pouvait voir son visage. Il sortit le caporal Gagné de la pièce.

 

[15]      Le caporal Bernier-Drolet et deux autres personnes donnèrent les premiers soins au caporal Gagné. Il décrit le caporal Gagné comme conscient mais qu'il ne comprenait pas ce qu'il s'était passé. Le caporal Gagné a dit qu'il « s'en allait à son shift et que ça sauté ». Le caporal Gagné pouvait aussi indiquer que ses pansements étaient trop serrés. Caporal Bernier-Drolet informa le caporal Gagné qu'il s'agissait de sa grenade. Le caporal Gagné parlait tout au long des traitements mais son état se détériorait avec le passage du temps. Le caporal Gagné était pratiquement inconscient lors de l'évacuation par hélicoptère (voir la pièce P4). Le caporal-chef Rhéaume tenta de réconforter le caporal Gagné alors que celui-ci recevait les premiers soins. Il décrit le caporal Gagné comme étant calme mais confus. Il témoigna que le caporal Gagné ne semblait pas être conscient de ce qui s'était passé.

 

[16]      Le caporal-chef Rhéaume fut le premier à entrer dans la chambre pour trouver la source de l'explosion; il vit la veste pare-éclats et les plaques balistiques éclatées. La veste pare-éclats et la plaque étaient près du cratère. Le sergent Simard entra dans la pièce après le caporal-chef Rhéaume et il trouva un petit ressort de la grenade encastré dans un carton sur le lit de camp en entrant à gauche mais il ne trouva pas le levier de déclanchement ou « la cuillère » en jargon militaire. L'adjudant Trudeau entra aussi dans la pièce à ce moment et il trouva le ressort du percuteur à gauche dans un carton. Il ne sait pas ce qui fut fait avec ce ressort.

 

[17]      Le major Lévesque inspecta la veste tactique et vit que le côté gauche était ouvert. Il vit des déchirures dans les deux plaques balistiques. Il testa une poche à grenade et pensait qu'elle n'avait pas été utilisée souvent. Le sergent Côté reçu l'ordre de nettoyer la pièce et il fit ceci avec le caporal-chef Bernard. L'adjudant-maître Lamoureux était responsable d'une équipe de Counter IED et il se rendit à l'OP Sherlock vers 10h00, le 18 février. Il ne pu faire une enquête complète car la chambre avait été nettoyée. Il prit des photos et enregistra les déclarations des sergents Côté et Evans. Il prépara le rapport se trouvant à la pièce 27.

 

[18]      Le caporal Gagné fut questionné par les enquêteurs du Service national des enquêtes des Forces canadiennes à deux reprises, soit le 29 mars 2011 et le 20 mars 2012. Au cours de la première entrevue, il indiqua qu'il n'avait aucun souvenir de l'incident puisqu'il se souvenait se coucher vers 22h00 et ensuite se réveiller en Allemagne. Il indiqua aussi qu'il se souvient d'avoir entendu « Sortez de là, sortez de là » mais comme s'il s'agissait d'un rêve (pièce 23, pages 26 et 27). Il ne se souvient pas qu'on l'ait réveillé (pièce 23, page 75). Il ne se souvient pas de s'être levé et indique qu'on lui a mentionné ceci (pièce 26, page 40).

 

[19]      Il fut questionné à maintes reprises au cours de ces entrevues au sujet de l'emplacement de son équipement au moment où il s'est couché (pièce 23, pages 33, 60, 61, 62; pièce 26, pages 69, 70, 71 et 110). Bien qu'il indique qu'il ne se souvient pas exactement où il aurait placé son équipement avant de se coucher, il répondit qu'il accrochait habituellement sa veste tactique sur un crochet placé au mur entre ses tours de garde (pièce 23, page 61).

 

[20]      Il fut aussi questionné à maintes reprises au sujet de sa grenade. Il indiqua qu'il avait pris une grenade qui se trouvait dans le véhicule de combat qu'il occupa au début de son tour (pièce 26, pages 59 à 61). Il indiqua qu'il s'agissait d'une grenade « qui commençait à être vieille » (pièce 23, pages 29 et 30). Il indique aussi que sa grenade était normale (pièce 26, page 60). Il avait inspecté sa grenade avant de la déplacer de sa poche à grenade à une poche sur le côté droit de sa veste tactique qui se trouvait un plus haut que sa taille. Cette poche était vide. Il indiqua qu'il referma la poche (pièce 23, pages 38 à 40). Il n'était pas certain s'il portait une ou deux grenades et une poche à grenade ou deux poches à grenade sur sa veste tactique (pièce 26, pages 63 et 64).

 

[21]      Il indiqua qu'il inspectait la goupille et l'autre affaire. Il expliqua que l'autre affaire était « l'affaire accrochée sur le top, là, comme un crochet » (pièce 23, page 43). Il indiqua ensuite qu'il avait inspecté sa grenade environ une semaine et demie avant l'explosion (pièce 23, page 44). Mais aux pages 57 et 58, il indique qu'il a aussi inspecté sa grenade avant de la placer dans la poche droite. Il indiqua à maintes reprises au cours des deux entrevues que la goupille était en place à chaque fois qu'il inspectait la grenade. Il décrit les pièces d'une grenade aux pages 33 et 34 de la pièce 26. Il ne peut dire s'il y avait des signes de détérioration sur sa grenade mais peut confirmer que la goupille était présente. Il indique aussi que « tout est là » mais n'est pas questionné à savoir exactement ce qu'il veut dire par ceci (page 65, pièce 26).

 

[22]      Il déplaça sa grenade de sa poche à grenade à sa poche droite avant d'aller sécuriser le site d'atterrissage d'hélicoptère au cours de la soirée du 17 février. Il observa que toutes les goupilles étaient présentes et indique qu'il n'a pas « remarqué si elle était maganée où les dents, juste checké le principal » (pièce 26, pages 71 à 72). Il indique aussi qu'il n'y avait aucune norme ou standard quant à la fréquence d'inspection de la grenade (pièce 23, page 68).

 

[23]      Le caporal Gagné n'est pas un témoin fiable. Il dit n'avoir aucune mémoire des évènements suite à s'être couché vers 22h00. Il indique aussi qu'il n'avait aucune mémoire des évènements de la soirée du 17 février au cours du premier mois suivant l'explosion (pièce 26, page 88).

 

[24]      Le caporal Gagné explique pourquoi il a déplacé sa grenade de sa poche à grenade à sa poche droite et il décrit comment il l'a fait mais ses explications laissent la cour perplexe. Il décide après pratiquement trois mois en Afghanistan que sa grenade qui se trouve dans sa poche à grenade lui occasionne trop d'inconfort et qu'il va donc la changer de poche avant de sécuriser le site d'atterrissage et ensuite la placer dans son véhicule de combat. Il se dit très soucieux de la manutention de la grenade et dit avoir peur de la grenade mais il ne se souvient pas s'il avait une ou deux poches à grenades sur sa veste tactique et s'il gardait une ou deux grenades sur lui-même. Sa grenade est inconfortable au point où il la place dans une autre poche mais il oublie de la laisser dans son véhicule quand il s'y trouve et il ne la place pas dans son véhicule quand il doit passer tout près de celui-ci pour se rendre au site d'atterrissage (voir pièces 23 et 25). Il indique que le cavalier Ménard ne dormait pas dans sa chambre (pièce 26, page 42) alors que la preuve lors du procès indique clairement le contraire. Il indique qu'il y a de la lumière blanche pour vérifier sa grenade près des véhicules de combat mais indique aussi qu'ils sont black out la nuit (pièce 26, page 86). Ces déclarations et contradictions causent la cour à se poser des questions sur la crédibilité du caporal Gagné.

 

[25]      Par ailleurs, l'avocat de la défense suggère que les déclarations spontanées du caporal Gagné immédiatement après l'explosion, soit celles rapportées par le caporal-chef Bernard et le caporal Bernier-Drolet, ont une valeur probante importante et indiquent que le caporal Gagné n'avait aucune idée de la cause de l'explosion et corroborent ses déclarations lors des entrevues.

 

[26]      Une déclaration relative à un fait surprenant peut être admise, pour prouver la véracité de son contenue, si elle a été faite pendant que le déclarant est sous le coup de l'excitation causée par le fait en question. Une déclaration décrivant ou expliquant un fait ou une situation, qui est faite pendant que la personne percevait le fait ou la situation en question, ou juste après, peut être admise pour établir la véracité. Le principe sous-jacent ordinaire est que la fiabilité est fondée sur le fait que la déclaration soit faite spontanément avant d'avoir eu le temps de fabriquer quelque chose.

 

[27]      Dans l'arrêt R c Shea, 2011 NSCA 107, au paragraphe 64, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a résumé le droit en ces termes :

 

[64] Il ressort d'une revue de la jurisprudence que les éléments clés de ce critère sont une déclaration faite spontanément à la suite d'un choc ou d'une pression qui sont suffisants pour garantir la fiabilité de la déclaration et éliminer tout soupçon d'invention ou de fabrication, et qui est faite dans des circonstances relativement contemporaines à l'incident traumatisant.

 

[28]      La cour est en accord avec l'avocat de la défense que ces déclarations spontanées ont une valeur probante importante compte tenu des circonstances entourant ces déclarations.

 

[29]      La cour a entendu de la preuve au sujet de la réputation du caporal Gagné. Le caporal-chef Landry témoigna lors de son contre-interrogatoire que bien qu'il ne puisse parler de la réputation du caporal Gagné, il n'avait jamais vu le caporal Gagné commettre des actions qui placeraient la vie d'autres personnes en danger. Le caporal Séguin témoigna que le caporal Gagné était apprécié de ses pairs, qu'il avait beaucoup d'expérience et qu'il irait en mission avec lui. L'adjudant-maître Daigle témoigna qu'il considérait que le caporal Gagné se trouvait au même niveau que ses autres soldats de son escadron quant à la sécurité et le travail accompli.

 

[30]      La bonne réputation ne constitue pas, en soi, un moyen de défense contre une accusation, mais la cour peut inférer qu'une personne ayant une bonne réputation serait moins susceptible qu'une autre de commettre l'infraction reprochée. La cour doit décider de la crédibilité et de la valeur probante à accorder à cette preuve. La cour doit examiner la preuve de bonne réputation avec tous les autres éléments de preuve pour décider si le procureur de la poursuite a prouvé la culpabilité du caporal Gagné hors de tout doute raisonnable.

 

[31]      Pour en arriver à un verdict, la cour doit déterminer si la poursuite a prouvé tous les éléments essentiels de chaque infraction au-delà de tout doute raisonnable. Les détails du premier chef d'accusation sont les suivants :

 

« En ce que, le ou vers le 18 février 2011, au poste d'observation Sherlock, République Islamique d'Afghanistan, ayant en sa possession une substance explosive, il a, sans excuses légitimes, manqué à son obligation légale au sens de l'article 79 du Code criminel entraînant ainsi une explosion qui a causé des blessures corporelles. »

 

Les éléments essentiels de ce chef d'accusation sont les suivants :

 

a)                  l'identité du contrevenant;

 

b)                  la date et le lieu de l'infraction;

 

c)                  que la grenade C-13 est une substance explosive;

 

d)                 que le caporal Gagné avait une grenade C-13 sous ses soins ou sous son contrôle;

 

e)                  que le caporal Gagné a manqué de s'acquitter de l'obligation légale au sens de l'article 79 du Code criminel;

 

f)                   qu'il n'avait pas d'excuse légitime pour ce manquement;

 

g)                  qu'une explosion de la grenade C-13 eut lieu suite à ce manquement; et

 

h)                  que cette explosion a causé des blessures corporelles.

 

[32]      La preuve acceptée par la cour et non contestée par l'accusé prouve hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels suivants pour les deux accusations : l'identité du contrevenant; les dates et le lieu des infractions; que la grenade C-13 est une substance explosive; que le caporal Gagné avait une grenade C-13 sous ses soins ou son contrôle; et que l'explosion de la grenade a causé des blessures corporelles à des personnes.

 

[33]      Tel qu'indiqué par le procureur de la poursuite, la preuve de la poursuite est presque totalement circonstancielle. Un juge des faits peut se fonder sur la preuve directe et sur la preuve circonstancielle pour arriver à son verdict. Habituellement, les témoins racontent ce qu'ils ont eux-mêmes vu ou entendu. Il s'agit d'une preuve directe. Cependant, les témoins relatent parfois des choses dont on demande la cour de tirer certaines inférences. La preuve indirecte est parfois appelée preuve circonstancielle. Les pièces produites peuvent aussi fournir une preuve directe ou circonstancielle.

 

[34]      Pour arriver à un verdict, la cour peut tenir compte de ces deux types de preuve. Dans chaque cas, la cour doit décider quelles conclusions en tirer, en se fondant sur l'ensemble de la preuve, tant directe que circonstancielle. Cependant, la cour ne peut arriver à un verdict de culpabilité fondé sur une preuve circonstancielle, à moins d'être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité du caporal Gagné. Une inférence est une opinion bien plus solide qu'une conjecture ou qu'une supposition. Si aucun fait établi ne permet de tirer une inférence logique, il est impossible d'inférer quoi que ce soit. La cour se mettrait, au mieux à spéculer et à deviner, et la cour ne peut faire ceci car il ne s'agirait plus d'un verdict prouvé au-delà du doute raisonnable.

 

[35]      La poursuite se fonde en grande partie sur le rapport et les témoignages des témoins experts pour prouver sa cause. Les témoins experts ont fourni des opinions au sujet de certaines questions dont la cour doit tenir compte pour décider de la présente affaire. Comme pour tout autre témoin, la cour peut croire le témoignage d'un expert en totalité ou en partie ou l'écarter entièrement. La cour n'est pas tenue de l'accepter du seul fait qu'il a été présenté par un expert. Pour décider jusqu'à quel point la cour peut accorder foi ou non à l'opinion et jusqu'à quel point elle peut se fonder sur elle, la cour doit tenir compte de la scolarité, la formation et l'expérience de l'expert, des fondements de son opinion, de la pertinence des méthodes utilisées et des autres éléments de preuve de la présente affaire. Lorsque l'opinion de l'expert n'est pas contestée et que les faits primaires sur lesquels elle est fondée ne sont pas en litige, il est commun que la cour accepte cette opinion car il y a absence de motif valable permettant de tirer une conclusion contraire à l'opinion.

 

[36]      Les faits qu'un expert tient pour acquis ou sur lesquels il se fonde pour fournir son opinion peuvent être les mêmes ou ne pas être les mêmes que les faits que la cour retient de la preuve présentée au cours du procès. Si un témoin expert se fonde sur des faits qui n'ont pas été mis en preuve, la déclaration de ces faits par l'expert ne constitue pas une preuve de l'existence de ces faits.

 

[37]      Plus les faits que l'expert tient pour acquis ou sur lesquels il fonde son opinion ressemblent aux faits que la cour retient de la preuve, plus les opinions d'expert peuvent être utiles à la cour. À l'inverse, moins les faits que l'expert tient pour acquis ressemblent aux faits que la cour retient de la preuve, moins les opinions d'expert peuvent lui être utiles.

 

[38]      Est-ce que le caporal Gagné a manqué de s'acquitter de l'obligation légale au sens de l'article 79 du Code criminel? L'article 79 du Code criminel impose une obligation légale à toute personne ayant une substance explosive en sa possession ou sous ses soins ou sous son contrôle de prendre des précautions raisonnables pour que cette substance explosive ne cause ni blessures corporelles, ni dommages à la propriété, ni la mort de personnes. Alors, la question devant la cour est à savoir si le caporal Gagné a pris les précautions raisonnables pour que sa grenade C-13 ne cause ni blessures corporelles, ni dommages à la propriété, ni la mort de personnes. Il s'agit ici d'une infraction de négligence pénale; donc, la poursuite doit prouver un écart marqué par rapport à la norme de diligence attendue d'une personne raisonnablement prudente. Tel que mentionné au paragraphe 23 de ma décision R c Salmond, 2012 CM 4016

 

[...] L'accusé doit être acquitté s'il existe un doute raisonnable quant à la question de savoir si [la] conduite ne constituait pas un écart marqué par rapport à la norme en question, ou si des précautions raisonnables ont été prises pour répondre à cette obligation [...] La Cour suprême du Canada a également reconnu que certaines activités peuvent appeler une norme de facto plus stricte que d'autres. Cette norme découle des circonstances entourant la conduite et non de traits caractéristiques de l'accusé (voir R c Day, 2011 CACM 3, au paragraphe 12).

 

La poursuite doit en premier lieu faire la preuve de la conduite de l'accusé.

 

[39]      Aussi, tel que j'ai mentionné au paragraphe 22 de ma décision dans Salmond, la Cour suprême du Canada spécifiait au paragraphe 46 de l'arrêt R c Creighton, 83 CCC (3d) 346 : « En droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel. » Comme le déclarait aussi cette Cour dans l'arrêt R c Beatty, 2008 CSC 5, au paragraphe 6 :

 

[...] un comportement constituant un écart par rapport à la norme à laquelle on s'attendrait à voir se conformer une personne raisonnablement prudente forme la base tant de la négligence civile que de la négligence pénale. Il importe toutefois de ne pas amalgamer la norme de la négligence civile et le critère utilisé pour statuer sur la négligence pénale. Contrairement à la négligence civile, qui s'intéresse à la répartition de la perte, la négligence pénale vise à sanctionner un comportement blâmable. Suivant les principes fondamentaux de la justice pénale, les règles relatives à la négligence pénale doivent tenir compte non seulement du comportement dérogeant à la norme, lequel établit l'actus reus de l'infraction, mais aussi de l'état mental de l'auteur de l'infraction. Le ministère public est tenu de prouver à la fois l'actus reus et mens rea.

 

[40]      Alors, quel fut la conduite du caporal Gagné? Le caporal Gagné dit n'avoir aucun souvenir des évènements qui ont suivi son sommeil. La cour n'a aucune preuve directe sur les actions du caporal Gagné dans les secondes qui ont précédées l'explosion.

 

[41]      Voici ce que la cour comprend des représentations du procureur de la poursuite. Il indique que la norme de conduite se retrouve à la Note (A) de l'article 103.59 des ORFC. Cette note se lit comme suit :

(A) L'article 127 de la Loi sur la défense nationale a pour objet d'établir des dispositions convenant aux infractions relatives au matériel de guerre actuel qui, de par sa nature, est si dangereux qu'il faut apporter un soin extrême à sa manipulation. La responsabilité n'est pas étudiée en fonction de savoir si l'accusé avait l'intention de produire les conséquences que son méfait a produites en réalité.

Il argumente que la norme est d'apporter un soin extrême à la manipulation du matériel de guerre dangereux. Il soumet que ne pas avoir changé sa poche à grenade d'endroit sur sa veste tactique et d'avoir placé sa grenade dans sa poche du côté droit n'est pas suffisant pour une condamnation. Il suggère que le caporal Gagné doit avoir manipulé sa grenade à l'intérieur de sa chambre dans le noir car il avait déclaré avoir fermé sa poche du côté droit quand il plaça la grenade dans cette poche. Le procureur insiste qu'il doit avoir manipulé la grenade car il est le seul qui pouvait le faire car le caporal Gagné avait déclaré aux policiers que personne n'avait touché son équipement. Il présente l'arrêt R c Yebes [1987] 2 RCS 168 pour ainsi argumenter que cette preuve prouve hors de tout doute raisonnable que le caporal Gagné a manipulé la grenade avant qu'elle explose et il était le seul avec l'opportunité exclusive de le faire et que cette manipulation ne rencontre pas la norme du soin extrême. Le procureur de la poursuite fait ensuite référence à la Note (C) de l'article 103.59 des ORFC pour établir le droit qui doit être considéré pour déterminer la mens rea de cette infraction. La Note (C) se lit comme suit :

(C) L'expression «par négligence», à l'article 127 de la Loi sur la défense nationale, signifie que l'inculpé a soit fait soit omis de faire quelque chose d'une façon qui n'aurait pas été employée par une personne raisonnablement compétente et prudente dans sa position au sein du service [...] dans les mêmes circonstances.

Le procureur suggère donc que les actions du caporal Gagné ont causé que la pince de sécurité et la goupille de sécurité soient retirées pour ensuite laisser tomber la grenade par terre.

 

[42]      Il est nettement établi par la preuve que chaque soldat devait garder son équipement de protection et de combat à la portée de la main (voir les témoignages du caporal-chef Landry, sergent Bard et adjudant-maître Daigle). Bien que la majorité des témoins indiquent qu'ils gardaient leurs grenades dans leur poche à grenade car elle fait pour cela (caporal-chef Landry, caporal Séguin, caporal-chef Rhéaume), il n'y a aucune preuve devant la cour indiquant qu'un ordre ou une directive spécifique fut émise à ce sujet. L'adjudant-maître Daigle, le sergent-major d'escadron, et le caporal-chef Bernard mentionnèrent qu'il n'y avait aucune directive de garder les grenades dans les poches à grenade lors des NIAC (norme individuelle d'aptitude au combat) de pré-déploiement ou sur les champs de tirs de grenade. L'adjudant-maître Daigle indiqua qu'il n'y eut aucune directive spécifique quant à l'emplacement de la grenade avant l'incident. Il indiqua que chaque soldat devait déterminer ce qui semblait le plus opérationnel pour lui ou elle.

 

[43]      Bien qu'il ne se souvienne pas de l'emplacement exact de son équipement au moment de l'explosion, le caporal Gagné a indiqué qu'il accrochait habituellement sa veste tactique sur un crochet sur le mur de la pièce près de son équipement. La cour, ayant examiné les pièces 11, 12, 13, 14, 18, 19, 20 et la pièce 31, le rapport d'expert en date du 18 juillet 2011, et ayant pris en considération les témoignages du docteur Martineau, de monsieur Bourget et de monsieur Brassard, en conclut que la preuve prouve hors de tout doute raisonnable que la grenade se trouvait sur ou très près du sol lorsqu'elle explosa et qu'elle ne se trouvait pas dans une poche de la veste tactique. Les dommages à la veste pare-éclats ainsi qu'aux plaques balistiques comparés aux dommages à la veste tactique du caporal Gagné indiquent clairement que la veste pare-éclats se situait entre la grenade et la veste tactique.

 

[44]      La preuve d'expertise indique que les deux mesures de sécurité de la grenade, la goupille de sécurité (safety pin) et la pince de sécurité (safety clip) empêchent le levier de déclenchement (fly off lever) de s'enlever et ainsi activer le processus de déclenchement de la grenade. (voir la pièce 31, page 12 de 13 et la pièce 3, Figure 1-2). Selon la pièce 31 et monsieur Brassard, une grenade ne peut exploser si une des mesures de sécurité est présente sur la grenade. Il indique qu'il n'a jamais reçu d'information de ses sources au sein de Forces canadiennes, de l'OTAN et des Etats-Unis, qu'une grenade C-13 ou M-67, la version américaine de la grenade C-13, aurait explosée alors que les mesures de sécurité étaient présentes sur la grenade.

 

[45]      Mais où est la preuve de manipulation dans la chambre? Quel élément de la preuve présentée au procès peut permettre à la cour de tirer l'inférence logique que le caporal Gagné a manipulé sa grenade dans sa chambre immédiatement avant qu'elle n'explose? La preuve d'expert, soit le rapport à la pièce 31 et les témoignages des experts, suggèrent à la cour de conclure que la grenade se trouvait sur ou tout près du sol sous la veste pare-éclats et que la veste tactique se trouvait sur la veste pare-éclats. Cette preuve indique aussi que le soldat Gagné se trouvait debout devant son équipement lors de l'explosion. Ils fondent cette conclusion sur l'hypothèse suivante : alors qu'il se préparait à mettre son équipement de combat, il entendit le clic de la grenade et il le prit et renversa l'ordre de son équipement pour le placer sur la grenade, c'est-à-dire placer la veste pare-éclats en premier sur la grenade suivi de la veste tactique. Les experts fondent cette hypothèse sur les types de dommages à l'équipement, aux blessures du caporal Gagné et du soldat Michaud et le court temps ainsi que sur les prémisses suivantes : l'équipement du caporal Gagné était placé par terre; la veste tactique sur le sol et la veste pare-éclats sur la veste tactique car c'est ainsi l'ordre logique de placer son équipement sur le sol et qu'une grenade fait un clic avant qu'elle explose.

 

[46]      Cette preuve n'a rien à voir avec les actions du caporal Gagné immédiatement avant l'explosion. Le docteur Martineau parle d'un clic de grenade mais la cour n'a entendu aucune preuve indiquant qu'une grenade fait un bruit avant d'exploser. Docteur Martineau témoigna qu'elle n'a jamais lancé de grenade. Elle indique qu'elle ne peut penser à aucun autre scénario que celui qu'elle décrit compte tenu de la nature des dommages et des blessures. Les témoignages des experts ne font aucune mention de la manipulation de la grenade par le caporal Gagné.

 

[47]      Le sergent Côté visionna son entrevue avec les enquêteurs du Service national des enquêtes pour se rafraîchir la mémoire. Il avait personnellement participé à la vérification des grenades de sa troupe et il se souvenait avoir vu des grenades usées, des grenades avec du ruban gommé et des brides endommagées et une bride manquante. L'adjudant-maître Daigle témoigna qu'environ deux heures après l'explosion tous dans l'escadron reçurent l'ordre de vérifier leurs grenades et de les apporter à l'escadron s'ils avaient des doutes. Bien qu'il s'agisse de ouï-dire car l'adjudant-maître Daigle indiqua lors de son contre-interrogatoire qu'il n'avait pas vu les grenades mais avait reçu l'information de son adjudant des opérations, il indiqua lors de son interrogatoire que 53 grenades furent ramassées et que certaines avaient des cuillères croches, du ruban gommé, qu'il manquait une bride de sécurité, une pince de sécurité, et que la tige d'une goupille de sécurité était « plus courte que d'habitude ». Bien qu'il s'agisse de ouï-dire, cette description ressemble au témoignage du sergent Côté.

 

[48]      Les témoins indiquent clairement que les grenades n'étaient pas des grenades telles que celles qui sortent de leur emballage original lors d'un champ de tir à la grenade au Canada. Les grenades se situaient dans les véhicules de combat que l'on héritait du contingent précédent et on s'empressait de faire un changement d'équipement et d'armes. On prenait ce que l'on nous donnait et dans la condition dans laquelle elle se présentait.

 

[49]      Le caporal Gagné mentionne souvent dans ses entrevues qu'il accrochait souvent la goupille de sa grenade quand elle était dans sa poche à grenade (pièce 23, page 38, pièce 26, page 62), et que ceci lui causait du stress. Le caporal Gagné indique qu'il inspectait sa grenade et que, malgré qu'il ne s'agissait pas d'une grenade qui sortait d'un carton de manufacture car il l'avait prise dans son véhicule de combat au début du tour, elle aurait été en bonne condition et que les mesures de sécurité étaient présentes. Il affirme ne pas avoir modifié sa grenade. Il indique qu'il n'avait pas entouré sa grenade de ruban gommé.

 

[50]      Il est évident que le caporal Gagné, comme bien d'autres soldats qui ne s'entraînent pas régulièrement avec la grenade, était nerveux face à sa grenade. Il se sentait beaucoup plus à l'aise avec sa carabine C-8. Il fait surtout mention de la goupille de sécurité quand il décrit les vérifications de sa grenade. Aucune preuve n'indique que le caporal Gagné avait complété le NIAC sur la grenade avant le déploiement. L'adjudant-maître Daigle témoigna qu'il ne pouvait garantir que tous lancent une vraie grenade lors des NIAC annuel du 12e RBC. Le caporal Gagné indiqua lors de son entrevue qu'il ne lançait pas de vraie grenade lors du NIAC (pièce 26, pages 97 à 99).

 

[51]      La preuve indique que de nombreuses grenades furent détruites après l'explosion à cause de l'usure et car certaines pinces de sécurité étaient endommagées et une était manquante. La preuve d'expert indique que la grenade C-13 ne peut exploser si les deux mesures de sécurité sont présentes et ne sont pas endommagées (pièce 31 pages 12 de 13). La preuve indique qu'il est probable que la veste tactique du caporal Gagné était accrochée sur le mur et que sa veste pare-éclats était sur le sol quand il s'est couché. Le soldat Michaud croyait qu'il avait placé son équipement sur le sol mais elle ne pouvait le dire avec certitude. Le caporal Gagné a dit qu'il a fermé sa poche droite mais n'indique pas clairement comment. Cette poche a du velcro et un clip pour la sécuriser. La poche ne contenait que la grenade. Aucune preuve ne fut présentée à la cour au sujet de l'état de cette poche au moment où la veste tactique fut transportée hors de la pièce.

 

[52]      On doit exercer entre 10 et 30 livres de force pour retirer une goupille de sécurité non endommagée. Personne n'a demandé à l'expert d'expliquer clairement en quoi consiste 10 livres de force, soit la force minimale pour retirer la goupille. L'adjudant Trudeau indiqua durant son contre-interrogatoire que la veste tactique d'un soldat pouvait peser plus que 10 livres. Monsieur Brassard a expliqué qu'il fallait beaucoup plus de force pour tirer une goupille qui avait été modifiées pour la rendre plus difficile à être retirée et il a dit qu'il n'était pas au courant des grenades qui avaient été modifiées pour être plus facile à lancer. Il a témoigné qu'il n'avait jamais lancé de grenade. Par ailleurs, la preuve de monsieur Brassard et des témoins ordinaires indiquent que plusieurs grenades avaient été enrobées de ruban gommé pour garder le levier de déclenchement en place comme troisième mesure de sécurité.

 

[53]      Monsieur Brassard fit une étude de 875 grenades C-13 en 2008, dont 468 utilisées en Afghanistan et le restant provenant du Canada (la pièce 35). Monsieur Brassard indique que 25 pour cent des grenades d'un certain lot et 8 pour cent d'un autre lot provenant de l'Afghanistan démontraient des dommages à une partie du levier de déclenchement (fly off lever ears). Il recommande que les grenades qui sont très endommagées de cette façon soient détruites car il serait possible que la pince de sécurité n'empêche pas l'activation de la fusée en cas de retrait accidentel de la goupille de sécurité (voir page 3 de 7 de la pièce 35). Il mentionne aussi dans ses recommandations que les soldats doivent porter soins à la manutention des grenades pour s'assurer que l'anneau de la goupille ne soit pas exposée de façon à être tirée accidentellement qui pourrait ainsi causer que la goupille de sécurité ou la pince de sécurité soit retirée par inadvertance.

 

[54]      Est-il possible que la veste ait tombé sur la veste pare-éclats au cours de la nuit et que la grenade ait sortie de la poche et roulée sous la veste pare-éclats? Est-il possible que le caporal Gagné échappa sa veste sur la veste pare-éclats quand il l'a pris du mur? Est-ce possible que la pince de sécurité était endommagée sans que le caporal Gagné en soit conscient? Est-ce possible que la veste tomba et quand la grenade sortit de la poche que la pince de sécurité fut détachée? Est-ce possible que la goupille de sécurité fut aussi détachée en accrochant quelque chose? Est-ce possible que le levier de déclenchement fut ensuite activé quand le caporal Gagné commença à prendre son équipement du sol?

 

[55]      Voici beaucoup de questions qui découlent de la preuve. Ces questions ne furent pas posées aux experts au cours du procès et ceux-ci n'ont entrevu qu'un scénario fondé sur l'information qu'ils avaient au moment de leur étude. La preuve acceptée par la cour prouve hors de tout doute raisonnable que la grenade C-13 ne peut exploser que si les deux mesures de sécurité sont retirées et que le levier de déclenchement s'active. La preuve acceptée par la cour prouve hors de tout doute raisonnable que la grenade C-13 du caporal Gagné se trouvait sur le sol et que la veste pare-éclats et la veste tactique du caporal Gagné se trouvaient sur la grenade.

 

[56]      Une preuve circonstancielle exige que l'on tire des inférences de la preuve dans sa totalité. L'accusé ne peut être déclaré coupable que si ces inférences ne laissent planer aucun doute raisonnable quant à sa culpabilité. Pour prononcer un verdict de culpabilité, la cour doit être convaincue hors de tout doute raisonnable que la seule conclusion rationnelle pouvant être tirée de la preuve circonstancielle est que l'accusé est coupable.

 

[57]      Il faisait très noir dans la pièce, à un tel point que la soldat Michaud n'y voyait rien. Selon l'hypothèse des experts, le caporal Gagné aurait entendu le clic de sa grenade et aurait ensuite renversé son équipement de combat, veste pare-éclats et veste tactique sur la grenade dans une réaction décrite de « fight or flight  »

 

[58]      La cour a déjà mentionné de nombreuses questions, qu'elle considère raisonnables qui découlent de la preuve et qui ne sont pas répondu par la preuve présentée au cours du procès. La cour ne sait tout simplement pas ce qui s'est passé dans la pièce avant l'explosion. La cour sait que de nombreuses grenades étaient usées. Le caporal Gagné était nettement surpris immédiatement après l'explosion.

 

[59]      La cour en conclut que la preuve ne démontre pas hors de tout doute raisonnable comment l'équipement du caporal Gagné s'est retrouvé sur la grenade. La cour n'est pas convaincue hors de tout doute raisonnable que, tel que suggéré par le procureur de la poursuite, la seule inférence logique fondée sur les faits est que le caporal Gagné a manipulé sa grenade dans les secondes qui ont précédées l'explosion. La preuve soumise à la cour ne prouve pas hors de tout doute raisonnable la conduite du caporal Gagné.

 

[60]      Il est évident que chaque soldat devait s'assurer que ses deux mesures de sécurité étaient présentes sur la grenade et en bon état. Chacun devait aussi transporter sa grenade d'une façon sécuritaire. Chacun devait manipuler sa grenade de façon sécuritaire. Aucune preuve directe ne démontre que le caporal Gagné a manqué à ces obligations. La cour n'est pas convaincue hors de tout doute raisonnable que la seule inférence logique fondée sur les faits est que le caporal Gagné n'a pas effectué les bonnes mesures de sécurité et de manutention de sa grenade avant qu'elle explose. La cour n'est pas convaincue hors de tout doute raisonnable que la seule inférence logique fondée sur les faits est que le caporal Gagné a manqué à ces obligations. La preuve soumise à la cour ne prouve pas hors de tout doute raisonnable que le caporal Gagné a manqué de s'acquitter de son obligation légale au sens de l'article 79 du Code criminel.

 

[61]      La cour s'avoue des plus surprise que le procureur de la poursuite cite une note des ORFC pour prouver la norme de conduite spécifique à notre procès. Tel qu'indiqué à l'article 1.095 des ORFC :

[Les] notes sont ajoutées aux articles des ORFC pour la gouverne des militaires. Il ne faut pas considérer qu'elles ont force de loi, mais on ne doit pas s'en écarter sans bonne raison.

Qu'une personne apporte un soin extrême à la manutention de matériel de guerre dangereux ne relève que du bon sens. Le bon sens a sa place dans tout procès. Le bon sens est habituellement la norme qui s'applique aux actions de la personne raisonnable. Mais le procureur doit aussi fournir la preuve qui démontre à la cour quelle est la norme spécifique de l'affaire. Le procureur n'a pas fait ceci.

 

[62]      Les détails du deuxième chef d'accusation sont les suivants :

 

« En ce que, le ou vers le 18 février 2011, au poste d'observation Sherlock, République Islamique d'Afghanistan, il a manipulé négligemment une grenade, entraînant ainsi une explosion qui a blessé deux personnes »

 

Les éléments essentiels de cette infraction sont :

 

a)                  l'identité du contrevenant;

 

b)                  la date et le lieu de l'infraction;

 

c)                  que la grenade C-13 est un objet susceptible de constituer une menace pour la vie;

 

d)                 que le caporal Gagné a accomplit un acte relatif à la grenade C-13;

 

e)                  que cet acte a causé des blessures corporelles à une personne;

 

f)                   que sa conduite s'écartait de façon marquée du comportement qu'une autre personne raisonnable aurait eu dans les circonstances; et

 

g)                  que le caporal Gagné avait la capacité requise pour apprécier le risque lié à sa conduite.

 

[63]      Est-ce que le caporal Gagné a accomplit un acte relatif à la grenade C-13? Selon le procureur de la poursuite, le caporal Gagné aurait manipulé la grenade dans sa chambre dans le noir avant qu'elle n'explose. Tel qu'indiqué précédemment, la cour n'est pas convaincue hors de doute raisonnable que, tel que suggéré par le procureur de la poursuite, la seule inférence logique fondée sur les faits est que le caporal Gagné a manipulé sa grenade dans les secondes qui ont précédées l'explosion. La preuve soumise à la cour ne prouve pas hors de tout doute raisonnable que le caporal Gagné a accomplit un acte relatif à la grenade C-13.

 

[64]      Est-ce que cet acte a causé des blessures corporelles à une personne? Bien que la grenade a causé des blessures corporelles à deux personnes, la cour a déjà conclu que la preuve soumise ne prouve pas hors de tout doute raisonnable que le caporal Gagné avait accomplit un acte relatif à la grenade.

 

[65]      Est-ce que sa cette conduite s'écartait de façon marquée du comportement qu'une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances? La cour croit comprendre que le procureur de la poursuite se réfère à la manutention habituelle d'une grenade lors de NIAC pour établir la norme qu'aurait respectée une personne raisonnable. La cour a déjà conclu que la preuve ne prouve pas hors de tout doute raisonnable que le caporal Gagné a manipulé sa grenade dans les secondes qui ont précédées l'explosion. Tel qu'indiqué précédemment, la cour n'est pas convaincue hors de tout doute raisonnable que la seule inférence logique fondée sur les faits est que le caporal Gagné n'a pas effectué les bonnes mesures de sécurité et de manutention de sa grenade avant qu'elle explose et que sa manipulation représente un écart marqué du comportement d'une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

 

[66]      PRONONCE un verdict de non culpabilité pour les chefs d'accusation un et deux.

 


Avocats :

 

Major J.S.P.Doucet et Major G. Roy, Service canadien des poursuites militaires

Avocat de la poursuivante

 

Capitaine A. Désaulniers, Stagiaire du Service canadien des poursuites militaires

Avocat de la poursuivante

 

Major C.E. Thomas et Capitaine H. Bernatchez Service d'avocat de la défense

Avocat pour le caporal S.P. Gagné

 

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